La Femme au collier de velours

Chapitre 16Le médaillon.

Le croupier prit le médaillon d’or etl’examina :

– Monsieur, dit-il à Hoffmann, car au n°113 on s’appelait encore monsieur ; monsieur, allez vendrecela si vous voulez, et jouez-en l’argent ; mais, je vous lerépète, nous ne prenons que l’or ou l’argent monnayé.

Hoffmann saisit son médaillon, et, sans direune syllabe, il quitta la salle de jeu.

Pendant le temps qu’il lui fallut pourdescendre l’escalier, bien des pensées, bien des conseils, bien despressentiments bourdonnaient autour de lui ; mais il se fitsourd à toutes ces rumeurs vagues, et entra brusquement chez lechangeur qui venait, un instant auparavant, de lui donner des louispour ses thalers.

Le brave homme lisait, appuyé nonchalammentsur son large fauteuil de cuir, ses lunettes posées sur le bout deson nez éclairé par une lampe basse aux rayons ternes, auxquelsvenait se joindre le fauve reflet des pièces d’or couchées dansleurs cuvettes de cuivre, et encadrées par un fin treillage de filde fer, garni de petits rideaux de soie verte, et orné d’une petiteporte à hauteur de la table, laquelle porte ne laissait passer quela main.

Jamais Hoffmann n’avait tant admiré l’or.

Il ouvrait des yeux émerveillés, comme s’ilfût entré dans un rayon de soleil, et cependant il venait de voirau jeu plus d’or qu’il n’en voyait là ; mais ce n’était pas lemême or, philosophiquement parlant. Il y avait entre l’or bruyant,rapide, agité du 113, et l’or tranquille, grave, muet du changeur,la différence qu’il y a entre les bavards creux et sans esprit, etles penseurs pleins de méditation. On ne peut rien faire de bonavec l’or de la roulette ou des cartes, il n’appartient pas à celuiqui le possède ; mais celui qui le possède lui appartient.Venu d’une source corrompue, il doit aller à un but impur. Il a lavie en lui, mais la mauvaise vie, et il a hâte de s’en aller commeil est venu. Il ne conseille que le vice et ne fait le bien, quandil le fait, que malgré lui ; il inspire des désirs quatrefois, vingt fois plus grands que ce qu’il vaut, et, une foispossédé, il semble qu’il diminue de valeur ; bref, l’argent dujeu, selon qu’on le gagne ou qu’on l’envie, selon qu’on le perd ouqu’on le ramasse, a une valeur toujours fictive. Tantôt une poignéed’or ne représente rien, tantôt une seule pièce renferme la vied’un homme ; tandis que l’or commercial, l’or du changeur,l’or comme celui que venait chercher Hoffmann chez son compatriote,vaut réellement le prix qu’il porte sur sa face, il ne sort de sonnid de cuivre que contre une valeur égale et même supérieure à lasienne ; il ne se prostitue pas en passant, comme unecourtisane sans pudeur, sans préférence, sans amour, de la main del’un à la main de l’autre ; il a l’estime de lui-même ;une fois sorti de chez le changeur, il peut se corrompre, il peutfréquenter la mauvaise société, ce qu’il faisait peut-être avantd’y venir, mais tant qu’il y est, il est respectable et doit êtreconsidéré. Il est l’image du besoin et non du caprice. Onl’acquiert, on ne le gagne pas ; il n’est pas jeté brusquementcomme de simples jetons par la main du croupier. Il estméthodiquement compté pièce à pièce, lentement par le changeur, etavec tout le respect qui lui est dû. Il est silencieux, et c’est làsa grande éloquence ; aussi Hoffmann, dans l’imaginationduquel une comparaison de ce genre ne mettait qu’une minute àpasser, se mit-il à trembler que le changeur ne voulût jamais luidonner de l’or si réel contre son médaillon. Il se crut donc forcé,quoique ce fût une perte de temps, de prendre des périphrases etdes circonlocutions pour en arriver à ce qu’il voulait, d’autantplus que ce n’était pas une affaire qu’il venait proposer, mais unservice qu’il venait demander à ce changeur.

– Monsieur, lui dit-il, c’est moi qui,tout à l’heure, suis venu changer des thalers pour de l’or.

– Oui, monsieur, je vous reconnais, fitle changeur.

– Vous êtes allemand, monsieur ?

– Je suis d’Heidelberg.

– C’est là que j’ai fait mes études.

– Quelle charmante ville !

– En effet.

Pendant ce temps, le sang d’Hoffmannbouillait. Il lui semblait que chaque minute qu’il donnait à cetteconversation banale était une année de sa vie qu’il perdait.

Il reprit donc en souriant :

– J’ai pensé qu’à titre de compatriotevous voudriez bien me rendre un service.

– Lequel ? demanda le changeur, dontla figure se rembrunit à ce mot.

Le changeur n’est pas plus prêteur que lafourmi.

– C’est de me prêter trois louis sur cemédaillon d’or.

En même temps, Hoffmann passait le médaillonau commerçant, qui, le mettant dans une balance, le pesa :

– N’aimeriez-vous pas mieux levendre ? demanda le changeur.

– Oh ! non, s’écria Hoffmann ;non, c’est déjà bien assez de l’engager ; je vous prieraimême, monsieur, si vous me rendez ce service, de vouloir bien megarder ce médaillon avec le plus grand soin, car j’y tiens plusqu’à ma vie, et je viendrai le reprendre dès demain : il fautune circonstance comme celle où je me trouve pour que jel’engage.

– Alors, je vais vous prêter trois louis,monsieur. Et le changeur, avec toute la gravité qu’il croyaitdevoir à une pareille action, prit trois louis et les aligna devantHoffmann.

– Oh ! merci, monsieur, mille foismerci ! s’écria le poète, et, s’emparant des trois piècesd’or, il disparut.

Le changeur reprit silencieusement sa lectureaprès avoir déposé le médaillon dans un coin de son tiroir.

Ce n’est pas à cet homme que fût venue l’idéed’aller risquer son or contre l’or du 113.

Le joueur est si près d’être sacrilège,qu’Hoffmann, en jetant sa première pièce d’or sur le n° 26, car ilne voulait les risquer qu’une à une, qu’Hoffmann, disons-nous,prononça le nom d’Antonia.

Tant que la bille tourna Hoffmann n’eut pasd’émotions ; quelque chose lui disait qu’il allait gagner.

Le 26 sortit.

Hoffmann, rayonnant, ramassa trente-sixlouis.

La première chose qu’il fit fut d’en mettretrois à part dans le gousset de sa montre pour être sûr de pouvoirreprendre le médaillon de sa fiancée, au nom de laquelle il devaitévidemment ce premier gain. Il laissa trente-trois louis sur lemême numéro, et le même numéro sortit.

C’étaient donc trente-six fois trente-troislouis qu’il gagnait, c’est-à-dire onze cent quatre-vingt-huitlouis, c’est-à-dire plus de vingt-cinq mille francs.

Alors Hoffmann, puisant à pleines mains dansle Pactole solide, et le prenant par poignées, joua au hasard, àtravers un éblouissement sans fin. À chaque coup qu’il jouait, lemonceau de son gain grossissait, semblable à une montagne sortanttout à coup de l’eau.

Il en avait dans ses poches, dans son habit,dans son gilet, dans son chapeau, dans ses mains, sur la table,partout enfin. L’or coulait devant lui de la main des croupierscomme le sang d’une large blessure. Il était devenu le Jupiter detoutes les Danaés présentes, et le caissier de tous les joueursmalheureux.

Il perdit bien ainsi une vingtaine de millefrancs.

Enfin, ramassant tout l’or qu’il avait devantlui, quand il crut en avoir assez, il s’enfuit, laissant pleinsd’admiration et d’envie tous ceux qui se trouvaient là, et courutdans la direction de la maison d’Arsène.

Il était une heure du matin, mais peu luiimportait.

Venant avec une pareille somme, il luisemblait qu’il pouvait venir à toute heure de la nuit, et qu’ilserait toujours le bienvenu.

Il se faisait une joie de couvrir de tout cetor ce beau corps qui s’était dévoilé devant lui, et qui, resté demarbre devant son amour, s’animerait devant sa richesse, comme lastatue de Prométhée quand il eut trouvé son âme véritable.

Il allait entrer chez Arsène, vider ses pochesjusqu’à la dernière pièce, et lui dire : « Maintenant,aimez-moi. » Puis le lendemain, il repartirait, pour échapper,si cela était possible, au souvenir de ce rêve fiévreux etintense.

Il frappa à la porte d’Arsène comme un maîtrequi rentre chez lui.

La porte s’ouvrit.

Hoffmann courut vers le perron del’escalier.

– Qui est là ? cria la voix duportier.

Hoffmann ne répondit pas.

– Où allez-vous, citoyen ? répéta lamême voix, et une ombre, vêtue comme les ombres le sont la nuit,sortit de la loge et courut après Hoffmann.

En ce temps on aimait fort à savoir quisortait et surtout qui entrait.

– Je vais chez Mlle Arsène, réponditHoffmann en jetant au portier trois ou quatre louis pour lesquelsune heure plus tôt il eût donné son âme.

Cette façon de s’exprimer plut àl’officieux.

– Mademoiselle Arsène n’est plus ici,monsieur, répondit-il, pensant avec raison qu’on devait substituerle mot citoyen quand on avait affaire à un homme qui avait la mainsi facile.

Un homme qui demande peut dire : Citoyen,mais un homme qui reçoit ne peut dire que : Monsieur.

– Comment ! s’écria Hoffmann, Arsènen’est plus ici.

– Non, monsieur.

– Vous voulez dire qu’elle n’est pasrentrée ce soir ?

– Je veux dire qu’elle ne rentreraplus.

– Où est-elle, alors ?

– Je n’en sais rien.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! fitHoffmann ; et il prit sa tête dans ses deux mains comme pourcontenir sa raison près de lui échapper.

Tout ce qui lui arrivait depuis quelque tempsétait si étrange qu’à chaque instant il disait :« Allons, voilà le moment où je vais devenirfou ! »

– Vous ne savez donc pas lanouvelle ? reprit le portier.

– Quelle nouvelle ?

– M. Danton a été arrêté.

– Quand ?

– Hier. C’est M. Robespierre qui afait cela. Quel grand homme que le citoyen Robespierre !

– Eh bien !

– Eh bien ! Melle Arsène a étéforcée de se sauver ; car, comme maîtresse de Danton, elleaurait pu être compromise dans toute cette affaire.

– C’est juste. Mais comment s’est-ellesauvée ?

– Comme on se sauve quand on a peurd’avoir le cou coupé : tout droit devant soi.

– Merci, mon ami, merci, fit Hoffmann, etil disparut après avoir encore laissé quelques pièces dans la maindu portier.

Quand il fut dans la rue, Hoffmann se demandace qu’il allait devenir, et à quoi allait maintenant lui servirtout son or ; car, comme on le pense bien, l’idée qu’ilpourrait retrouver Arsène ne lui vint pas à l’esprit, pas plus quel’idée de rentrer chez lui et de prendre du repos.

Il se mit donc, lui aussi, à marcher toutdroit devant lui, faisant résonner le pavé des rues mornes sous letalon de ses bottes, et marchant tout éveillé dans son rêvedouloureux.

La nuit était froide, les arbres étaientdécharnés et tremblaient au vent de la nuit, comme des malades endélire qui ont quitté leur lit et dont la fièvre agite les membresamaigris.

Le givre fouettait le visage des promeneursnocturnes, et à peine si, de temps en temps, dans les maisons quiconfondaient leur masse avec le ciel sombre, une fenêtre éclairéetrouait l’ombre.

Cependant cet air froid lui faisait du bien.Son âme se dépensait peu à peu dans cette course rapide, et, sil’on peut s’exprimer ainsi, son effervescence morale sevolatilisait. Dans une chambre il eût étouffé ; puis, à forced’aller en avant, il rencontrerait peut-être Arsène ; quisait ? En se sauvant, elle avait peut-être pris le même cheminque lui en sortant de chez elle.

Il longea ainsi le boulevard désert, traversala rue Royale comme si, à défaut de ses yeux qui ne regardaientpas, ses pieds eussent reconnu d’eux-mêmes le lieu où ilétait ; il leva la tête, et il s’arrêta en s’apercevant qu’ilmarchait droit vers la place de la Révolution, vers cette place oùil avait juré de ne jamais revenir.

Tout sombre qu’était le ciel, une silhouetteplus sombre encore se détachait sur l’horizon noir comme del’encre. C’était la silhouette de la hideuse machine, dont le ventde la nuit séchait la bouche humide de sang, et qui dormait enattendant sa file quotidienne.

C’était pendant le jour qu’Hoffmann ne voulaitplus revoir cette place ; c’était à cause du sang qui ycoulait qu’il ne voulait plus s’y trouver ; mais, la nuit, cen’était plus la même chose ; il y avait pour le poète, chezqui, malgré tout, l’instinct poétique veillait sans cesse, il yavait de l’intérêt à voir, à toucher du doigt, dans le silence etdans l’ombre, le sinistre échafaudage dont l’image sanglantedevait, à l’heure qu’il était, se présenter à bien des esprits.

Quel plus beau contraste, en sortant de lasalle bruyante du jeu, que cette place déserte, et dont l’échafaudétait l’hôte éternel, après le spectacle de la mort, de l’abandon,de l’insensibilité ?

Hoffmann marchait donc vers la guillotinecomme attiré par une force magnétique.

Tout à coup, et sans presque savoir commentcela s’était fait, il se trouva face à face avec elle.

Le vent sifflait dans les planches.

Hoffmann croisa ses mains sur sa poitrine etregarda.

Que de choses durent naître dans l’esprit decet homme, qui, les poches pleines d’or, et comptant sur une nuitde volupté, passait solitairement cette nuit en face d’unéchafaud !

Il lui sembla, au milieu de ses pensées,qu’une plainte humaine se mêlait aux plaintes du vent.

Il pencha la tête en avant et prêtal’oreille.

La plainte se renouvela, venant non pas deloin, mais de bas.

Hoffmann regarda autour de lui, et ne vitpersonne.

Cependant un troisième gémissement arrivajusqu’à lui.

– On dirait une voix de femme,murmura-t-il, et l’on dirait que cette voix sort de dessous cetéchafaud.

Alors se baissant pour mieux voir, il commençaà faire le tour de la guillotine. Comme il passait devant leterrible escalier, son pied heurta quelque chose ; il étenditles mains et toucha un être accroupi sur les premières marches decet escalier et tout vêtu de noir.

– Qui êtes-vous, demanda Hoffmann, vousqui dormez la nuit auprès d’un échafaud ?

Et en même temps il s’agenouillait pour voirle visage de celle à qui il parlait.

Mais elle ne bougeait pas, et, les coudesappuyés sur les genoux, elle reposait sa tête sur ses mains.

Malgré le froid de la nuit, elle avait lesépaules presque entièrement nues, et Hoffmann put voir une lignenoire qui cerclait son cou blanc.

Cette ligne, c’était un collier develours.

– Arsène, cria-t-il.

– Eh bien ! oui ! Arsène !murmura d’une voix étrange la femme accroupie, en relevant la têteet regardant Hoffmann.

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