La Femme au collier de velours

Chapitre 2La famille d’Hoffmann.

Au nombre de ces ravissantes cités quis’éparpillent au bord du Rhin, comme les grains d’un chapelet dontle fleuve serait le fil, il faut compter Mannheim, la secondecapitale du grand-duché de Bade, Mannheim, la seconde résidence dugrand-duc.

Aujourd’hui que les bateaux à vapeur quimontent et descendent le Rhin passent à Mannheim, aujourd’hui qu’unchemin de fer conduit à Mannheim, aujourd’hui que Mannheim, aumilieu du pétillement de la fusillade, a secoué, les cheveux éparset la robe teinte de sang, l’étendard de la rébellion contre songrand-duc, je ne sais plus ce qu’est Mannheim ; mais, àl’époque où commence cette histoire, c’est-à-dire il y a bientôtcinquante-six ans, je vais vous dire ce qu’elle était.

C’était la ville allemande par excellence,calme et politique à la fois, un peu triste, ou plutôt un peurêveuse : c’était la ville des romans d’Auguste Lafontaine etdes poèmes de Gœthe, d’Henriette Belmann et de Werther.

En effet, il ne s’agit que de jeter un coupd’œil sur Mannheim pour juger à l’instant, en voyant ses maisonshonnêtement alignées, sa division en quatre quartiers, ses rueslarges et belles où pointe l’herbe, sa fontaine mythologique, sapromenade ombragée d’un double rang d’acacias qui la traverse d’unbout à l’autre ; pour juger, dis-je, combien la vie seraitdouce et facile dans un semblable paradis, si parfois les passionsamoureuses ou politiques n’y venaient mettre un pistolet à la mainde Werther[2] ou un poignard à la main de Sand[3].

Il y a surtout une place qui a un caractèretout particulier, c’est celle où s’élèvent à la fois l’église et lethéâtre.

Église et théâtre ont dû être bâtis en mêmetemps, probablement par le même architecte ; probablementencore vers le milieu de l’autre siècle, quand les caprices d’unefavorite influaient sur l’art à ce point que tout un côté de l’artprenait son nom, depuis l’église jusqu’à la petite maison, depuisla statue de bronze de dix coudées jusqu’à la figurine enporcelaine de Saxe.

L’église et le théâtre de Mannheim sont doncdans le style Pompadour.

L’église a deux niches extérieures : dansl’une de ces deux niches est une Minerve, et dans l’autre est uneHébé.

La porte du théâtre est surmontée de deuxsphinx. Ces deux sphinx représentent, l’un la Comédie, l’autre laTragédie.

Le premier de ces deux sphinx tient sous sapatte un masque, le second un poignard. Tous deux sont coiffés enracine droite avec un chignon poudré ce qui ajoute merveilleusementà leur caractère égyptien.

Au reste, toute la place, maisons contournées,arbres frisés, murailles festonnées, est dans le même caractère, etforme un ensemble des plus réjouissants.

Eh bien ! C’est dans une chambre situéeau premier étage d’une maison dont les fenêtres donnent de biaissur le portail de l’église des Jésuites, que nous allons conduirenos lecteurs, en leur faisant seulement observer que nous lesrajeunissons de plus d’un demi-siècle, et que nous en sommes, commemillésime, à l’an de grâce ou de disgrâce 1793, et comme quantièmeau dimanche 10 du mois de mai. Tout est donc en train defleurir : les algues au bord du fleuve, les marguerites dansla prairie, l’aubépine dans les haies, la rose dans les jardins,l’amour dans les cœurs.

Maintenant ajoutons ceci : c’est qu’undes cœurs qui battaient le plus violemment dans la ville deMannheim et dans les environs était celui du jeune homme quihabitait cette petite chambre dont nous venons de parler, et dontles fenêtres donnaient de biais sur le portail de l’église desJésuites.

Chambre et jeune homme méritent chacun unedescription particulière.

La chambre, à coup sûr, était celle d’unesprit capricieux et pittoresque tout ensemble, car elle avait à lafois l’aspect d’un atelier, d’un magasin de musique et d’un cabinetde travail.

Il y avait une palette, des pinceaux et unchevalet, et sur ce chevalet une esquisse commencée.

Il y avait une guitare, une viole d’amour etun piano, et sur ce piano une sonate ouverte.

Il y avait une plume, de l’encre et du papier,et sur ce papier un commencement de ballade griffonné.

Puis, le long des murailles, des arcs, desflèches, des arbalètes du quinzième, des instruments de musique dudix-septième, des bahuts de tous les temps, des pots à boire detoutes les formes, des aiguières de toutes les espèces, enfin descolliers de verre, des éventails de plumes, des lézards empaillés,des fleurs sèches, tout un monde enfin ; mais tout un monde nevalant pas vingt cinq thalers de bon argent.

Celui qui habitait cette chambre était-il unpeintre, un musicien ou un poète ? Nous l’ignorons.

Mais, à coup sûr, c’était un fumeur ;car, au milieu de toutes ces collections, la collection la pluscomplète, la plus en vue, la collection occupant la place d’honneuret s’épanouissant au soleil au-dessus d’un vieux canapé, à laportée de la main, était une collection de pipes.

Mais, quel qu’il fût, poète, musicien, peintreou fumeur, pour le moment, il ne fumait, ni ne peignait, ni nenotait, ni ne composait.

Non, il regardait.

Il regardait, immobile, debout, appuyé contrela muraille, retenant son souffle ; il regardait par safenêtre ouverte, après s’être fait un rempart du rideau, pour voirsans être vu ; il regardait comme on regarde quand les yeux nesont que la lunette du cœur !

Que regardait-il ?

Un endroit parfaitement solitaire pour lemoment, le portail de l’église des Jésuites.

Il est vrai que ce portail était solitaireparce que l’église était pleine.

Maintenant quel aspect avait celui quihabitait cette chambre, celui qui regardait derrière ce rideau,celui dont le cœur battait ainsi en regardant ?

C’était un jeune homme de dix-huit ans tout auplus, petit de taille, maigre de corps, sauvage d’aspect. Ses longscheveux noirs tombaient de son front jusqu’au-dessous de ses yeux,qu’ils voilaient quand il ne les écartait pas de la main, et, àtravers le voile de ses cheveux, son regard brillait fixe et fauve,comme le regard d’un homme dont les facultés mentales ne doiventpas toujours demeurer dans un parfait équilibre.

Ce jeune homme, ce n’était ni un poète, ni unpeintre, ni un musicien : c’était un composé de toutcela ; c’était la peinture, la musique et la poésieréunies ; c’était un tout bizarre, fantasque, bon et mauvais,brave et timide, actif et paresseux : ce jeune homme, enfin,c’était Ernest-Théodore-Guillaume Hoffmann.

Il était né par une rigoureuse nuit d’hiver,en 1776, tandis que le vent sifflait, tandis que la neige tombait,tandis que tout ce qui n’est pas riche souffrait : il était néà Kœnigsberg, au fond de la Vieille-Prusse ; né si faible, sigrêle, si pauvrement bâti, que l’exiguïté de sa personne fit croireà tout le monde qu’il était bien plus pressant de lui commander unetombe que de lui acheter un berceau ; il était né la mêmeannée où Schiller, écrivant son drame des Brigands,signait Schiller, esclave de Klopstock ; né au milieud’une de ces vieilles familles bourgeoises comme nous en avions enFrance du temps de la Fronde, comme il y en a encore en Allemagne,mais comme il n’y en aura bientôt plus nulle part ; né d’unemère au tempérament maladif, mais d’une résignation profonde, cequi donnait à toute sa personne souffrante l’aspect d’une adorablemélancolie ; né d’un père à la démarche et à l’esprit sévères,car ce père était conseiller criminel et commissaire de justiceprès le tribunal supérieur provincial. Autour de cette mère et dece père, il y avait des oncles juges, des oncles baillis, desoncles bourgmestres, des tantes jeunes encore, belles encore,coquettes encore ; oncles et tantes, tous musiciens, tousartistes, tous pleins de sève, tous allègres. Hoffmann disait lesavoir vus ; il se les rappelait exécutant autour de lui,enfant de six, de huit, de dix ans, des concerts étranges où chacunjouait d’un de ces vieux instruments dont on ne sait même plus lesnoms aujourd’hui : tympanons, rebecs, cithares, cistres,violes d’amour, violes de gambe. Il est vrai que personne autrequ’Hoffmann n’avait jamais vu ces oncles musiciens, ces tantesmusiciennes, et qu’oncles et tantes s’étaient retirés les uns aprèsles autres comme des spectres, après avoir éteint, en se retirant,la lumière qui brûlait sur leurs pupitres.

De tous ces oncles, cependant, il en restaitun. De toutes ces tantes, cependant, il en restait une.

Cette tante, c’était un des souvenirscharmants d’Hoffmann.

Dans la maison où Hoffmann avait passé sajeunesse, vivait une sœur de sa mère, une jeune femme aux regardssuaves et pénétrant au plus profond de l’âme ; une jeune femmedouce, spirituelle, pleine de finesse, qui, dans l’enfant quechacun tenait pour un fou, pour un maniaque, pour un enragé, voyaitun esprit éminent ; qui plaidait seule pour lui, avec sa mère,bien entendu ; qui lui prédisait le génie, la gloire ;prédiction qui plus d’une fois fit venir les larmes aux yeux de lamère d’Hoffmann ; car elle savait que le compagnon inséparabledu génie et de la gloire, c’est le malheur.

Cette tante, c’était la tante Sophie.

Cette tante était musicienne comme toute lafamille, elle jouait du luth. Quand Hoffmann s’éveillait dans sonberceau, il s’éveillait inondé d’une vibrante harmonie ; quandil ouvrait les yeux, il voyait la forme gracieuse de la jeune femmemariée à son instrument. Elle était ordinairement vêtue d’une robevert d’eau avec nœuds roses, elle était ordinairement accompagnéed’un vieux musicien à jambes torses et à perruque blanche quijouait d’une basse plus grande que lui, à laquelle il secramponnait, montant et descendant comme fait un lézard le longd’une courge. C’est à ce torrent d’harmonie tombant comme unecascade de perles des doigts de la belle Euterpe qu’Hoffmann avaitbu le philtre enchanté qui l’avait lui-même fait musicien.

Aussi la tante Sophie, avons-nous dit, étaitun des charmants souvenirs d’Hoffmann.

Il n’en était pas de même de son oncle.

La mort du père d’Hoffmann, la maladie de samère, l’avaient laissé aux mains de cet oncle.

C’était un homme aussi exact que le pauvreHoffmann était décousu, aussi bien ordonné que le pauvre Hoffmannétait bizarrement fantasque, et dont l’esprit d’ordre etd’exactitude s’était éternellement exercé sur son neveu, maistoujours aussi inutilement que s’était exercé sur ses pendulesl’esprit de l’empereur Charles Quint : l’oncle avait beaufaire, l’heure sonnait à la fantaisie du neveu, jamais à lasienne.

Au fond, ce n’était point cependant, malgréson exactitude et sa régularité, un trop grand ennemi des arts etde l’imagination que cet oncle d’Hoffmann ; il tolérait mêmela musique, la poésie et la peinture ; mais il prétendaitqu’un homme sensé ne devait recourir à de pareils délassementsqu’après son dîner, pour faciliter la digestion. C’était sur cethème qu’il avait réglé la vie d’Hoffmann : tant d’heures pourle sommeil, tant d’heures pour l’étude du barreau, tant d’heurespour le repas, tant de minutes pour la musique, tant de minutespour la peinture, tant de minutes pour la poésie.

Hoffmann eût voulu retourner tout cela, lui,et dire : tant de minutes pour le barreau, et tant d’heurespour la poésie, la peinture et la musique ; mais Hoffmannn’était pas le maître ; il en était résulté qu’Hoffmann avaitpris en horreur le barreau et son oncle, et qu’un beau jour ils’était sauvé de Kœnigsberg avec quelques thalers en poche, avaitgagné Heidelberg, où il avait fait une halte de quelques instants,mais où il n’avait pu rester, vu la mauvaise musique que l’onfaisait au théâtre.

En conséquence, de Heidelberg il avait gagné Mannheim, dont lethéâtre, près duquel, comme on le voit, il s’était logé, passaitpour être le rival des scènes lyriques de France et d’Italie ;nous disons de France et d’Italie, parce qu’on n’oubliera point quec’est cinq ou six ans seulement avant l’époque à laquelle noussommes arrivés qu’avait eu lieu, à l’Académie royale de musique, lagrande lutte contre Gluck et Piccinni.

Hoffmann était donc à Mannheim, où il logeaitprès du théâtre, et où il vivait du produit de sa peinture, de samusique et de sa poésie, joint à quelques frédérics d’or que sabonne mère lui faisait passer de temps en temps, au moment où, nousarrogeant le privilège du Diable boiteux, nous venons de lever leplafond de sa chambre et de le montrer à nos lecteurs debout,appuyé à la muraille, immobile derrière son rideau, haletant, lesyeux fixés sur le portail de l’église des Jésuites.

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