La Femme au collier de velours

Chapitre 4Maître Gottlieb Murr.

Ce fut le chef d’orchestre qui vint ouvrir enpersonne à Hoffmann.

Hoffmann n’avait jamais vu maître Gottlieb, etcependant il le reconnut.

Cet homme, tout grotesque qu’il était, nepouvait être qu’un artiste, et même un grand artiste.

C’était un petit vieillard de cinquante-cinq àsoixante ans, ayant une jambe tordue, et cependant ne boitant pastrop de cette jambe, qui ressemblait à un tire-bouchon. Tout enmarchant, ou plutôt tout en sautillant, et son sautillementressemblait fort à celui d’un hochequeue, tout en sautillant et endevançant les gens qu’il introduisait chez lui, il s’arrêtait,faisant une pirouette sur sa jambe torse, ce qui lui donnait l’aird’enfoncer une vrille dans la terre, et continuait son chemin.

Tout en le suivant, Hoffmann l’examinait etgravait dans son esprit un de ces fantastiques et merveilleuxportraits dont il nous a donné, dans ses œuvres, une si complètegalerie.

Le visage du vieillard était enthousiaste, finet spirituel à la fois, recouvert d’une peau parcheminée, mouchetéede rouge et de noir comme une page de plain-chant. Au milieu de cetétrange faciès brillaient deux yeux vifs dont on pouvait d’autantmieux apprécier le regard aigu, que les lunettes qu’il portait etqu’il n’abandonnait jamais, même dans son sommeil, étaientconstamment relevées sur son front ou abaissées sur le bout de sonnez. C’était seulement quand il jouait du violon en redressant latête et en regardant à distance, qu’il finissait par utiliser cepetit meuble qui paraissait être chez lui plutôt un objet de luxeque de nécessité.

Sa tête était chauve et constamment abritéesous une calotte noire, qui était devenue une partie inhérente à sapersonne. Jour et nuit maître Gottlieb apparaissait aux visiteursavec sa calotte. Seulement, lorsqu’il sortait, il se contentait dela surmonter d’une petite perruque à la Jean-Jacques. De sorte quela calotte se trouvait prise entre le crâne et la perruque. Il vasans dire que jamais maître Gottlieb ne s’inquiétait le moins dumonde de la portion de velours qui apparaissait sous ses fauxcheveux, lesquels ayant plus d’affinité avec le chapeau qu’avec latête, accompagnaient le chapeau dans son excursion aérienne, toutesles fois que maître Gottlieb saluait.

Hoffmann regarda tout autour de lui, mais nevit personne.

Il suivit donc maître Gottlieb où maîtreGottlieb, qui, comme nous l’avons dit, marchait devant lui, voulutle mener.

Maître Gottlieb s’arrêta dans un grand cabinetplein de partitions empilées et de feuilles de musiquevolantes : sur une table étaient dix ou douze boîtes plus oumoins ornées, ayant toutes cette forme à laquelle un musicien ne setrompe pas, c’est-à-dire la forme d’un étui de violon.

Pour le moment, maître Gottlieb était en trainde disposer pour le théâtre de Mannheim, sur lequel il voulaitfaire un essai de musique italienne, le Matrimonio segretode Cimarosa.

Un archet, comme la batte d’Arlequin, étaitpassé dans sa ceinture, ou plutôt maintenu par le gousset boutonnéde sa culotte, une plume se dressait fièrement derrière sonoreille, et ses doigts étaient tachés d’encre.

De ces doigts tachés d’encre il prit la lettreque lui présentait Hoffmann, puis, jetant un coup d’œil surl’adresse, et reconnaissant l’écriture :

– Ah ! Zacharias Werner, dit-il,poète, poète celui-là, mais joueur. Puis, comme si la qualitécorrigeait un peu le défaut, il ajouta : Joueur, joueur, maispoète.

Puis, décachetant la lettre :

– Parti, n’est-ce pas ?parti !

– Il part, monsieur, en ce momentmême.

– Dieu le conduise ! ajouta Gottlieben levant les yeux au ciel comme pour recommander son ami à Dieu.Mais il a bien fait de partir. Les voyages forment la jeunesse, et,si je n’avais pas voyagé, je ne connaîtrais pas, moi, l’immortelPasiello, le divin Cimarosa.

– Mais, dit Hoffmann, vous n’enconnaîtriez pas moins bien leurs œuvres, maître Gottlieb.

– Oui, leurs œuvres, certainement :mais qu’est-ce que connaître l’œuvre sans l’artiste ? C’estconnaître l’âme sans le corps ; l’œuvre, c’est le spectre,c’est l’apparition ; l’œuvre, c’est ce qui reste de nous aprèsnotre mort. Mais le corps, voyez-vous, c’est ce qui a vécu :vous ne comprendrez jamais entièrement l’œuvre d’un homme si vousn’avez pas connu l’homme lui-même.

Hoffmann fit un signe de la tête.

– C’est vrai, dit-il, et je n’ai jamaisapprécié complètement Mozart qu’après avoir vu Mozart.

– Oui, oui, dit Gottlieb, Mozart a dubon ; mais pourquoi a-t-il du bon ? parce qu’il a voyagéen Italie. La musique allemande, jeune homme, c’est la musique deshommes ; mais retenez bien ceci, la musique italienne, c’estla musique des dieux.

– Ce n’est pourtant pas, reprit Hoffmannen souriant, ce n’est pourtant pas en Italie que Mozart a faitle Mariage de Figaro et Don Juan, puisqu’il afait l’un à Vienne pour l’empereur, et l’autre à Prague pour lethéâtre italien.

– C’est vrai, jeune homme, c’est vrai, etj’aime à voir en vous cet esprit national qui vous fait défendreMozart. Oui, certainement, si le pauvre diable eût vécu, et s’ileût fait encore un ou deux voyages en Italie, c’eût été un maître,un très grand maître. Mais ce Don Juan, dont vous parlez,ce Mariage de Figaro, dont vous parlez, sur quoi lesa-t-il faits ? Sur des libretti italiens, sur des parolesitaliennes, sous un reflet du soleil de Bologne, de Rome ou deNaples. Croyez-moi, jeune homme, ce soleil, il faut l’avoir vu,l’avoir senti, pour l’apprécier à sa valeur. Tenez, moi, j’aiquitté l’Italie depuis quatre ans ; depuis quatre ans jegrelotte, excepté quand je pense à l’Italie ; la pensée seuleme réchauffe ; je n’ai plus besoin de manteau quand je pense àl’Italie ; je n’ai plus besoin d’habit, je n’ai plus besoin decalotte même. Le souvenir me ravive : ô musique deBologne ! ô soleil de Naples ! oh !…

Et la figure du vieillard exprima un momentune béatitude suprême, et tout son corps parut frissonner d’unejouissance infinie, comme si les torrents du soleil méridional,inondant encore sa tête ruisselaient de son front chauve sur sesépaules, et de ses épaules sur toute sa personne.

Hoffmann se garda bien de le tirer de sonextase, seulement il en profita pour regarder tout autour de lui,espérant toujours voir Antonia. Mais les portes étaient fermées etl’on n’entendait aucun bruit derrière aucune de ces portes qui ydécelât la présence d’un être vivant.

Il lui fallut donc revenir à maître Gottlieb,dont l’extase se calmait peu à peu, et qui finit par en sortir avecune espèce de frissonnement.

– Brrrou ! jeune homme, dit-il, etvous dites donc ? Hoffmann tressaillit.

– Je dis, maître Gottlieb, que je viensde la part de mon ami Zacharias Werner, lequel m’a parlé de votrebonté pour les jeunes gens, et comme je suis musicien !

– Ah ! vous êtes musicien !

Et Gottlieb se redressa, releva la tête, larenversa en arrière, et, à travers ses lunettes, momentanémentposées sur les derniers confins de son nez, il regardaHoffmann.

– Oui, oui, ajouta-t-il, tête demusicien, front de musicien, œil de musicien ; etqu’êtes-vous ? compositeur ou instrumentiste ?

– L’un et l’autre, maître Gottlieb.

– L’un et l’autre ! dit maîtreGottlieb, l’un et l’autre ! cela ne doute de rien, ces jeunesgens ! Il faudrait toute la vie d’un homme, de deux hommes, detrois hommes pour être seulement l’un ou l’autre ! et ils sontl’un et l’autre !

Et il fit un tour sur lui-même, levant lesbras au ciel et ayant l’air d’enfoncer dans le parquet letire-bouchon de sa jambe droite.

Puis, après la pirouette achevée s’arrêtantdevant Hoffmann :

– Voyons, jeune présomptueux, dit-il,qu’as-tu fait en composition ?

– Mais des sonates, des chants sacrés,des quintetti.

– Des sonates après Jean-SébastienBach ! des chants sacrés après Pergolèse ! des quintettiaprès François-Joseph Haydn ! Ah ! jeunesse !jeunesse !

Puis, avec un sentiment de profondepiété :

– Et comme instrumentiste, continua-t-il,comme instrumentiste, de quel instrument jouez-vous ?

– De tous à peu près, depuis le rebecjusqu’au clavecin, depuis la viole d’amour jusqu’au théorbe ;mais l’instrument dont je me suis particulièrement occupé, c’est leviolon.

– En vérité, dit maître Gottlieb d’un airrailleur, en vérité tu lui as fait cet honneur-là, au violon !C’est, ma foi ! bien heureux pour lui, pauvre violon !Mais, malheureux ! ajouta-t-il en revenant vers Hoffmann ensautillant sur une seule jambe pour aller plus vite, sais-tu ce quec’est que le violon ? Le violon ! et maître Gottliebbalança son corps sur cette seule jambe dont nous avons parlé,l’autre restant en l’air comme celle d’une grue ; leviolon ! mais c’est le plus difficile de tous les instruments.Le violon a été inventé par Satan lui-même pour damner l’homme,quand Satan a perdu plus d’âmes qu’avec les sept péchés capitauxréunis. Il n’y a que l’immortel Tartini, Tartini, mon maître, monhéros, mon dieu ! il n’y a que lui qui ait jamais atteint laperfection sur le violon ; mais lui seul sait ce qu’il lui acoûté dans ce monde et dans l’autre pour avoir joué toute une nuitavec le violon du diable lui-même, et pour avoir gardé son archet.Oh ! le violon ! sais-tu, malheureux profanateur !que cet instrument cache sous sa simplicité presque misérable lesplus inépuisables trésors d’harmonie qu’il soit possible à l’hommede boire à la coupe des dieux ? As-tu étudié ce bois, cescordes, cet archet, ce crin, ce crin surtout ? espères-turéunir, assembler, dompter sous tes doigts ce tout merveilleux, quidepuis deux siècles résiste aux efforts des plus savants, qui seplaint, qui gémit, qui se lamente sous leurs doigts, et qui n’ajamais chanté que sous les doigts de l’immortel Tartini, monmaître ? Quand tu as pris un violon pour la première fois,as-tu bien pensé à ce que tu faisais, jeune homme ! Mais tun’es pas le premier, ajouta maître Gottlieb avec un soupir tiré duplus profond de ses entrailles, et tu ne seras pas le dernier quele violon aura perdu ; violon, tentateur éternel !d’autres que toi aussi ont cru à leur vocation, et ont perdu leurvie à racler le boyau, et tu vas augmenter le nombre de cesmalheureux, si nombreux, si inutiles à la société, siinsupportables à leurs semblables.

Puis, tout à coup, et sans transition aucune,saisissant un violon et un archet comme un maître d’escrime prenddeux fleurets, et les présentant à Hoffmann :

– Eh bien ! dit-il d’un air de défi,joue-moi quelque chose : voyons, joue, et je te dirai où tu enes, et, s’il est encore temps de te retirer du précipice, je t’entirerai, comme j’en ai tiré le pauvre Zacharias Werner. Il enjouait aussi, lui, du violon ; il en jouait avec fureur, avecrage. Il rêvait des miracles, mais je lui ai ouvert l’intelligence.Il brisa son violon en morceaux, et il en fit un feu. Puis je luimis une basse entre les mains, et cela acheva de le calmer. Là, ily avait de la place pour ses longs doigts maigres. Au commencement,il leur faisait faire dix heures à l’heure, et maintenant,maintenant, il joue suffisamment de la basse pour souhaiter la fêteà son oncle, tandis qu’il n’eût jamais joué du violon que poursouhaiter la fête au diable. Allons, allons, jeune homme, voici unviolon, montre-moi ce que tu sais faire.

Hoffmann prit le violon et l’examina.

– Oui, oui, dit maître Gottlieb, tuexamines de qui il est, comme le gourmet flaire le vin qu’il vaboire. Pince une corde, une seule, et si ton oreille ne te dit pasle nom de celui qui a fait le violon, tu n’es pas digne de letoucher.

Hoffmann pinça une corde, qui rendit un sonvibrant, prolongé, frémissant.

– C’est un AntonioStradivarius.

– Allons, pas mal ; mais de quelleépoque de la vie de Stradivarius ? Voyons un peu ; il ena fait beaucoup de violons de 1698 à 1728.

– Ah ! quant à cela, dit Hoffmann,j’avoue mon ignorance, et il me semble impossible…

– Impossible, blasphémateur !impossible ! c’est comme si tu me disais, malheureux, qu’ilest impossible de reconnaître l’âge du vin en le goûtant. Écoutebien : aussi vrai que nous sommes aujourd’hui le 10 mai 1793,ce violon a été fait pendant le voyage que l’immortel Antonio fitde Crémone à Mantoue en 1705, et où il laissa son atelier à sonpremier élève. Aussi, vois-tu, ce Stradivarius-là, je suis bienaise de te le dire, n’est que de troisième ordre ; mais j’aibien peur que ce ne soit encore trop bon pour un pauvre écoliercomme toi. Ça va, va !

Hoffmann épaula le violon, et, non sans un vifbattement de cœur, commença les variations sur le thème de DonJuan

« La ci darem’ la mano ».

Maître Gottlieb était debout près d’Hoffmann,battant à la fois la mesure avec sa tête et avec le bout du pied desa jambe torse. À mesure qu’Hoffmann jouait, sa figure s’animait,ses yeux brillaient, sa mâchoire supérieure mordait la lèvreinférieure, et, aux deux côtés de cette lèvre aplatie, sortaientdeux dents, que dans la position ordinaire elle était destinée àcacher, mais qui en ce moment se dressaient comme deux défenses desanglier. Enfin, un allégro, dont Hoffmann triompha assezvigoureusement, lui attira de la part de maître Gottlieb unmouvement de tête qui ressemblait à un signe d’approbation.

Hoffmann finit par un démanché qu’il croyaitdes plus brillants, mais qui, loin de satisfaire le vieux musicien,lui fit faire une affreuse grimace.

Cependant sa figure se rasséréna peu à peu, etfrappant sur l’épaule du jeune homme :

– Allons, allons, dit-il, c’est moins malque je ne croyais ; quand tu auras oublié tout ce que tu asappris, quand tu ne feras plus de ces bonds à la mode, quand tuménageras ces traits sautillants et ces démanchés criards, on feraquelque chose de toi.

Cet éloge, de la part d’un homme aussidifficile que le vieux musicien, ravit Hoffmann, puis il n’oubliaitpas, tout noyé qu’il était dans l’océan musical, que maîtreGottlieb était le père de la belle Antonia.

Aussi, prenant au bond les paroles quivenaient de tomber de la bouche du vieillard :

– Et qui se chargera de faire quelquechose de moi ? demanda-t-il, est-ce vous, maîtreGottlieb ?

– Pourquoi pas, jeune homme ?pourquoi pas, si tu veux écouter le vieux Murr ?

– Je vous écouterai, maître, et tant quevous voudrez.

– Oh ! murmura le vieillard avecmélancolie, car son regard se rejetait dans le passé, car samémoire remontait les ans révolus, c’est que j’en ai bien connu desvirtuoses ! J’ai connu Corelli, par tradition, c’estvrai ; c’est lui qui a ouvert la route, qui a frayé lechemin ; il faut jouer à la manière de Tartini ou y renoncer.Lui, le premier, il a deviné que le violon était, sinon un dieu, dumoins le temple d’où un dieu pouvait sortir. Après lui vientPugnani, violon passable, intelligent, mais mou, trop mou, surtoutdans certains appoggiamenti ; puis Germiniani,vigoureux celui-là, mais vigoureux par boutades, sanstransition ; j’ai été à Paris exprès pour le voir, comme tuveux, toi, aller à Paris pour voir l’Opéra : un maniaque, monami, un somnambule, mon ami, un homme qui gesticulait en rêvant,entendant assez bien le tempo rubato, fatal temporubato, qui tue plus d’instrumentistes que la petite vérole,que la fièvre jaune, que la peste ! Alors je lui jouai messonates à la manière de l’immortel Tartini, mon maître, et alors ilavoua son erreur. Malheureusement l’élève était enfoncé jusqu’aucou dans sa méthode. Il avait soixante et onze ans, le pauvreenfant ! Quarante ans plus tôt, je l’eusse sauvé, commeGiardini ; celui-là je l’avais pris à temps, maismalheureusement il était incorrigible ; le diable en personnes’était emparé de sa main gauche, et alors il allait, il allait, ilallait un tel train, que sa main droite ne pouvait pas le suivre.C’étaient des extravagances, des sautillements, des démanchés àdonner la danse de Saint-Guy à un Hollandais. Aussi, un jour qu’enprésence de Jomelli il gâtait un morceau magnifique, le bonJomelli, qui était le plus brave homme du monde, lui allongea-t-ilun rude soufflet, que Giardini en eut la joue enflée pendant unmois, Jomelli le poignet luxé pendant trois semaines. C’est commeLulli, un fou, un véritable fou, un danseur de corde, un faiseur desauts périlleux, un équilibriste sans balancier et auquel ondevrait mettre dans la main un balancier au lieu d’un archet.Hélas ! hélas ! hélas ! s’écria douloureusement levieillard, je le dis avec un profond désespoir, avec Nardini etavec moi s’éteindra le bel art de jouer du violon : cet artavec lequel notre maître à tous, Orpheus, attirait les animaux,remuait les pierres et bâtissait les villes. Au lieu de bâtir commele violon divin, nous démolissons comme les trompettes maudites. Siles Français entrent jamais en Allemagne, ils n’auront pour fairetomber les murailles de Philippsbourg, qu’ils ont assiégé tant defois, ils n’auront qu’à faire exécuter, par quatre violons de maconnaissance, un concert devant ses portes.

Le vieillard reprit haleine et ajouta d’un tonplus doux :

– Je sais bien qu’il y a Viotti, un demes élèves, un enfant plein de bonnes dispositions, mais impatient,mais dévergondé, mais sans règle. Quant à Giarnowicki, c’est un fatet un ignorant, et la première chose que j’ai dite à ma vieilleLisbeth, c’était, si elle entendait jamais ce nom-là prononcé à maporte, de fermer ma porte avec acharnement. Il y a trente ans queLisbeth est avec moi, eh bien, je vous le dis, jeune homme, jechasse Lisbeth si elle laisse entrer chez moi Giarnowicki ; unSarmate, un Welche, qui s’est permis de dire du mal du maître desmaîtres, de l’immortel Tartini. Oh ! à celui qui m’apporterala tête de Giarnowicki, je promets des leçons et des conseils tantqu’il en voudra. Quant à toi, mon garçon, continua le vieillard enrevenant à Hoffmann, quant à toi, tu n’es pas fort ; c’estvrai ; mais Rode et Kreutzer, mes élèves, n’étaient pas plusforts que toi ; quant à toi je disais donc qu’en venantchercher maître Gottlieb, qu’en t’adressant à maître Gottlieb,qu’en te faisant recommander à lui par un homme qui le connaît etqui l’apprécie, par ce fou de Zacharie Werner, tu prouves qu’il y adans cette poitrine là un cœur d’artiste. Aussi maintenant, jeunehomme, voyons, ce n’est plus un Antonio Stradivarius queje veux mettre entre tes mains ; non, ce n’est même plus unGramulo, ce vieux maître que l’immortel Tartini estimaitsi fort qu’il ne jouait jamais que sur des Gramulo ;non, c’est sur un Antonio Amati, c’est sur l’aïeul, c’estsur l’ancêtre, c’est sur la tige première de tous les violons quiont été faits, c’est sur l’instrument qui sera la dot de ma filleAntonia, que je veux t’entendre. C’est l’arc d’Ulysse, vois-tu, etqui pourra bander l’arc d’Ulysse est digne de Pénélope.

Et alors le vieillard ouvrit la boîte develours toute galonnée d’or, et en tira un violon comme il semblaitqu’il ne dût jamais avoir existé de violons, et comme Hoffmann seulpeut-être se rappelait en avoir vu dans les concerts fantastiquesde ses grands-oncles et de ses grandes-tantes.

Puis il s’inclina sur l’instrument vénérable,et le présentant à Hoffmann :

– Prends, dit-il, et tâche de ne pas êtretrop indigne de lui.

Hoffmann s’inclina, prit l’instrument avecrespect, et commença une vieille étude de Jean-Sébastien Bach.

– Bach, Bach, murmura Gottlieb ;passe encore pour l’orgue, mais il n’entendait rien au violon.N’importe.

Au premier son qu’Hoffmann avait tiré del’instrument, il avait tressailli, car lui, l’éminent musicien, ilcomprenait quel trésor d’harmonie on venait de mettre entre sesmains.

L’archet, semblable à un arc, tant il étaitcourbé, permettait à l’instrumentiste d’embrasser les quatre cordesà la fois, et la dernière de ces cordes s’élevait à des tonscélestes si merveilleux, que jamais Hoffmann n’avait pu songerqu’un son si divin s’éveillât sous une main humaine.

Pendant ce temps, le vieillard se tenait prèsde lui, la tête renversée en arrière, les yeux clignotants, disantpour tout encouragement :

– Pas mal, pas mal, jeune homme ; lamain droite, la main droite ! la main gauche n’est que lemouvement, la main droite c’est l’âme. Allons, de l’âme ! del’âme ! de l’âme ! ! !

Hoffmann sentait bien que le vieux Gottlieb avait raison, et ilcomprenait, comme il lui avait dit à la première épreuve, qu’ilfallait désapprendre tout ce qu’il avait appris ; et, par unetransition insensible, mais soutenue, mais croissante, il passaitdu pianissimo au fortissimo, de la caresse à la menace, de l’éclairà la foudre, et il se perdait dans un torrent d’harmonie qu’ilsoulevait comme un nuage, et qu’il laissait retomber en cascadesmurmurantes, en perles liquides, en poussière humide, et il étaitsous l’influence d’une situation nouvelle, d’un état touchant àl’extase, quand tout à coup sa main gauche s’affaissa sur lescordes, l’archet mourut dans sa main, le violon glissa de sapoitrine, ses yeux devinrent fixes et ardents.

La porte venait de s’ouvrir, et dans la glacedevant laquelle il jouait, Hoffmann avait vu apparaître, pareille àune ombre évoquée par une harmonie céleste, la belle Antonia, labouche entrouverte, la poitrine oppressée, les yeux humides.

Hoffmann jeta un cri de plaisir, et maîtreGottlieb n’eut que le temps de retenir le vénérable AntonioAmati, qui s’échappait de la main du jeune instrumentiste.

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