La Femme au collier de velours

Chapitre 15Le numéro 113.

Le Palais-Royal, qu’on appelait à cette époquele Palais-Égalité, et qu’on a nommé aussi le Palais-National, car,chez nous, la première chose que font les révolutionnaires, c’estde changer les noms des rues et des places, quitte à leur rendreaux restaurations ; le Palais-Royal, disons-nous, c’est sousce nom qu’il nous est le plus familier, n’était pas à cette époquece qu’il est aujourd’hui ; mais comme pittoresque, commeétrangeté même, il n’y perdait rien, surtout le soir, surtout àl’heure où Hoffmann y arrivait.

Sa disposition différait peu de celle que nousvoyons maintenant, à cette exception que ce qui s’appelleaujourd’hui la galerie d’Orléans était occupé par une doublegalerie de charpente, galerie qui devait faire place plus tard à unpromenoir de six rangs de colonnes doriques ; qu’au lieu detilleuls, il y avait des marronniers dans le jardin, et que là oùest le bassin, se trouvait un cirque, vaste édifice tapissé detreillages, bordé de carreaux, et dont le comble était couronnéd’arbustes et de fleurs.

N’allez pas croire que ce cirque fût ce qu’estle spectacle auquel nous avons donné ce nom. Non, les acrobates etles faiseurs de tours qui s’escrimaient dans celui duPalais-Égalité, étaient d’un autre genre que cet acrobate anglais,M. Price, qui, quelques années auparavant, avait tantémerveillé la France, et qui a enfanté les Mazurier et lesAuriol.

Le cirque était occupé dans ce temps-là parles Amis de la Vérité, qui y donnaient desreprésentations, et que l’on pouvait voir fonctionner pourvu qu’onfût abonné au journal la Bouche de fer. Avec son numéro dumatin, on était admis le soir dans ce lieu de délices, et l’onentendait les discours de tous les fédérés, réunis, disaient-ils,dans le louable but de protéger les gouvernants et les gouvernés,d’impartialiser les lois, et d’aller chercher dans tousles coins du monde un ami de la vérité, de quelque pays, de quelquecouleur, de quelque opinion qu’il fût, puis, la vérité découverte,on l’enseignait aux hommes.

Comme vous le voyez, il y a toujours eu enFrance des gens convaincus que c’était à eux qu’il appartenaitd’éclairer les masses, et que le reste de l’humanité n’était qu’unepeuplade absurde.

Qu’a fait le vent, qui a passé, du nom, desidées et des vanités de ces gens-là ?

Cependant le Cirque faisait son bruit dans lePalais-Égalité, au milieu du bruit général, et mêlait sa partiecriarde au grand concert qui s’éveillait chaque soir dans cejardin.

Car, il faut le dire, en ces temps de misère,d’exil, de terreurs et de proscriptions, le Palais-Royal étaitdevenu le centre où la vie, comprimée tout le jour dans lespassions et dans les luttes, venait, la nuit, chercher le rêve ets’efforcer d’oublier cette vérité à la recherche de laquelles’étaient mis les membres du Cercle Social et les actionnaires duCirque. Tandis que tous les quartiers de Paris étaient sombres etdéserts, tandis que les sinistres patrouilles, faites des geôliersdu jour et des bourreaux du lendemain, rôdaient comme des bêtesfauves cherchant une proie quelconque, tandis qu’autour du foyerprivé d’un ami ou d’un parent mort ou émigré, ceux qui étaientrestés chuchotaient tristement leurs craintes ou leurs douleurs, lePalais-Royal rayonnait, lui, comme le dieu du mal ; ilallumait ses cent quatre-vingts arcades, il étalait ses bijoux auxvitraux des joailliers. Il jetait enfin au milieu des carmagnolespopulaires et à travers la misère générale ses filles perdues,ruisselantes de diamants, couvertes de blanc et de rouge, vêtuesjuste ce qu’il fallait pour l’être, de velours ou de soie, etpromenant sous les arbres et dans les galeries leur splendideimpudeur. Il y avait dans ce luxe de la prostitution une dernièreironie contre le passé, une dernière insulte faite à lamonarchie.

Exhiber ces créatures avec ces costumesroyaux, c’était jeter la boue après le sang au visage de cettecharmante cour de femmes si luxueuses, dont Marie-Antoinette avaitété la reine et que l’ouragan révolutionnaire avait emportées deTrianon à la place de la guillotine, comme un homme ivre qui s’enirait traînant dans la boue la robe blanche de sa fiancée.

Le luxe était abandonné aux filles les plusviles ; la vertu devait marcher couverte de haillons.

C’était là une des vérités trouvées par leCercle Social.

Et cependant ce peuple, qui venait de donnerau monde une impulsion si violente, ce peuple parisien, chezlequel, malheureusement, le raisonnement ne vient qu’aprèsl’enthousiasme, ce qui fait qu’il n’a jamais assez de sang-froidque pour se souvenir des sottises qu’il a faites, le peuple,disons-nous, pauvre, dévêtu, ne se rendait pas parfaitement comptede la philosophie de cette antithèse, et ce n’était pas avecmépris, mais avec envie, qu’il coudoyait ces reines de bouges, ceshideuses majestés du vice. Puis quand, les sens animés par ce qu’ilvoyait, quand, l’œil en feu, il voulait porter la main sur cescorps qui appartenaient à tout le monde, on lui demandait de l’or,et, s’il n’en avait pas, on le repoussait ignominieusement. Ainsise heurtait partout ce grand principe d’égalité proclamé par lahache, écrit avec le sang, et sur lequel avaient le droit decracher en riant ces prostituées du Palais-Royal.

Dans des jours comme ceux-là, la surexcitationmorale était arrivée à un tel degré, qu’il fallait à la réalité cesétranges oppositions. Ce n’était plus sur le volcan, c’était dansle volcan même que l’on dansait, et les poumons, habitués à un airde soufre et de lave, ne se fussent plus contentés des tièdesparfums d’autrefois.

Ainsi le Palais-Royal se dressait tous lessoirs, éclairant tout avec sa couronne de feu. Entremetteur depierre, il hurlait au-dessus de la grande cité morne :

– Voici la nuit, venez ! J’ai touten moi, la fortune et l’amour, le jeu et les femmes ! Je vendsde tout, même le suicide et l’assassinat. Vous qui n’avez pas mangédepuis hier, vous qui souffrez, vous qui pleurez, venez chezmoi ; vous verrez comme nous sommes riches, vous verrez commenous rions. Avez-vous une conscience ou une fille à vendre ?venez ! vous aurez de l’or plein les yeux, des obscénitésplein les oreilles ; vous marcherez à pleins pieds dans levice, dans la corruption et dans l’oubli. Venez ici ce soir, vousserez peut-être morts demain.

C’était là, la grande raison. Il fallait vivrecomme on mourait, vite !

Et l’on venait.

Au milieu de tout cela, le lieu le plusfréquenté était naturellement celui où se tenait le jeu. C’était làqu’on trouvait de quoi avoir le reste.

De tous ces ardents soupiraux, c’était donc len° 113 qui jetait le plus de lumière avec sa lanterne rouge, œilimmense de ce cyclope ivre qu’on appelait le Palais-Égalité.

Si l’enfer a un numéro, ce doit être le n°113.

Oh ! tout y était prévu.

Au rez-de-chaussée, il y avait unrestaurant ; au premier étage, il y avait le jeu : lapoitrine du bâtiment renfermait le cœur, c’était toutnaturel ; au second, il y avait de quoi dépenser la force quele corps avait prise au rez-de-chaussée, l’argent que la pocheavait gagné au-dessus.

Tout était prévu, nous le répétons, pour quel’argent ne sortît pas de la maison.

Et c’était vers cette maison que couraitHoffmann, le poétique amant d’Antonia.

Le 113 était où il est aujourd’hui, à quelquesboutiques de la maison Corcelet.

À peine Hoffmann eut-il sauté à bas de savoiture et mis le pied dans la galerie du palais, qu’il fut accostépar les divinités du lieu, grâce à son costume d’étranger, qui, ence temps comme de nos jours, inspirait plus de confiance que lecostume national.

Un pays n’est jamais tant méprisé que parlui-même.

– Où est le n° 113 ? demandaHoffmann à la fille qui lui avait pris le bras.

– Ah ! c’est là que tu vas, fitl’Aspasie avec dédain. Eh bien ! mon petit, c’est là où estcette lanterne rouge. Mais tâche de garder deux louis, etsouviens-toi du 115.

Hoffmann se plongea dans l’allée indiquéecomme Curtius dans le gouffre, et, une minute après, il était dansle salon de jeu.

Il s’y faisait le même bruit que dans unevente publique.

Il est vrai qu’on y vendait beaucoup dechoses.

Les salons rayonnaient de dorures, de lustres,de fleurs et de femmes plus belles, plus somptueuses, plusdécolletées que celles d’en bas.

Le bruit qui dominait tous les autres était lebruit de l’or. C’était là le battement de ce cœur immonde.

Hoffmann laissa à sa droite la salle où l’ontaillait le trente et quarante, et passa dans le salon de laroulette.

Autour d’une grande table verte étaient rangésles joueurs, tous gens réunis pour le même but et dont pas unn’avait la même physionomie.

Il y en avait de jeunes, il y en avait devieux, il y en avait dont les coudes s’étaient usés sur cettetable. Parmi ces hommes, il y en avait qui avaient perdu leur pèrela veille, ou le matin, ou le soir même, et dont toutes les penséesétaient tendues vers la bille qui tournait. Chez le joueur, un seulsentiment continue à vivre, c’est le désir, et ce sentiment senourrit et s’augmente au détriment de tous les autres.M. de Bassompierre, à qui l’on venait dire, au moment oùil commençait à danser avec Marie de Médicis : « Votremère est morte », et qui répondait : « Ma mère nesera morte que quand j’aurai dansé »,M. de Bassompierre était un fils pieux à côté d’unjoueur. Un joueur en état de jeu, à qui l’on viendrait direpareille chose, ne répondrait même pas le mot du marquis :d’abord parce que ce serait du temps perdu, et ensuite parce qu’unjoueur, s’il n’a jamais de cœur, n’a jamais non plus d’esprit quandil joue.

Quand il ne joue pas, c’est la même chose, ilpense à jouer.

Le joueur a toutes les vertus de son vice. Ilest sobre, il est patient, il est infatigable. Un joueur quipourrait tout à coup détourner au profit d’une passion honnête,d’un grand sentiment, l’énergie incroyable qu’il met au service dujeu, deviendrait instantanément un des plus grands hommes du monde.Jamais César, Annibal ou Napoléon n’ont eu, au milieu même del’exécution de leurs plus grandes choses, une force égale à laforce du joueur le plus obscur. L’ambition, l’amour, les sens, lecœur, l’esprit, l’ouïe, l’odorat, le toucher, tous les ressortsvitaux de l’homme enfin, se réunissent sur un seul mot et sur unseul but : jouer. Et n’allez pas croire que le joueur jouepour gagner ; il commence par là d’abord, mais il finit parjouer pour jouer, pour voir des cartes, pour manipuler de l’or,pour éprouver ces émotions étranges qui n’ont leur comparaison dansaucune des autres passions de la vie, qui font que, devant le gainou la perte, ces deux pôles de l’un à l’autre desquels le joueur vaavec la rapidité du vent, dont l’un brûle comme le feu, dontl’autre gèle comme la glace, qui font, disons-nous, que son cœurbondit dans sa poitrine sous le désir ou la réalité, comme uncheval sous l’éperon, absorbe comme une éponge toutes les facultésde l’âme, les comprime, les retient, et, le coup joué, les rejettebrusquement autour de lui pour les ressaisir avec plus deforce.

Ce qui fait la passion du jeu plus forte quetoutes les autres, c’est que ne pouvant jamais être assouvie, ellene peut jamais être lassée. C’est une maîtresse qui se promettoujours et qui ne se donne jamais. Elle tue, mais ne fatiguepas.

La passion du jeu c’est l’hystérie del’homme.

Pour le joueur tout est mort : famille,amis, patrie. Son horizon, c’est la carte et la bille. Sa patrie,c’est la chaise où il s’assied, c’est le tapis vert où il s’appuie.Qu’on le condamne au gril comme saint Laurent, et qu’on l’y laissejouer, je parie qu’il ne sent pas le feu ! et qu’il ne seretourne même pas.

Le joueur est silencieux. La parole ne peutlui servir à rien. Il joue, il gagne, il perd ; ce n’est plusun homme : c’est une machine. Pourquoi parlerait-il ?

Le bruit qui se faisait dans les salons neprovenait donc pas des joueurs, mais des croupiers qui ramassaientl’or et qui criaient d’une voix nasillarde :

– Faites vos jeux.

En ce moment, Hoffmann n’était plus unobservateur, la passion le dominait trop, sans quoi il eût eu làune série d’études curieuses à faire.

Il se glissa rapidement au milieu des joueurset arriva à la lisière du tapis. Il se trouva là entre un hommedebout, vêtu d’une carmagnole, et un vieillard assis et faisant descalculs avec un crayon sur du papier.

Ce vieillard qui avait usé sa vie à chercherune martingale, usait ses derniers jours à la mettre en œuvre, etses dernières pièces à la voir échouer.

La martingale est introuvable comme l’âme.

Entre les têtes de tous ces hommes, assis etdebout, apparaissaient des têtes de femmes qui s’appuyaient surleurs épaules, qui pataugeaient dans leur or, et qui, avec unehabileté sans pareille et ne jouant pas, trouvaient moyen de gagnersur le gain des uns et sur la perte des autres.

À voir ces gobelets pleins d’or et cespyramides d’argent, on eût eu bien de la peine à croire que lamisère publique était si grande, et que l’or coûtait si cher.

L’homme en carmagnole jeta un paquet depapiers sur un numéro.

– Cinquante livres, dit-il pour annoncerson jeu.

– Qu’est-ce que c’est que cela ?demanda le croupier en amenant ces papiers avec son râteau et enles prenant avec le bout des doigts.

– Ce sont des assignats, réponditl’homme.

– Vous n’avez pas d’autre argent quecelui-là ? fit le croupier.

– Non, citoyen.

– Alors vous pouvez faire place à unautre.

– Pourquoi ?

– Parce que nous ne prenons pas ça.

– C’est la monnaie du gouvernement.

– Tant mieux pour le gouvernement s’ils’en sert ! Nous, nous n’en voulons pas.

– Ah ! bien ! dit l’homme enreprenant ses assignats, en voilà un drôle d’argent, on ne peutmême pas le perdre.

Et il s’éloigna en tortillant ses assignatsdans ses mains.

– Faites vos jeux ! cria lecroupier.

Hoffmann était joueur, nous le savons ;mais cette fois ce n’était pas pour le jeu, c’était pour l’argentqu’il venait.

La fièvre qui le brûlait faisait bouillir sonâme dans son corps comme de l’eau dans un vase.

– Cent thalers au 26 !cria-t-il.

Le croupier examina la monnaie allemande commeil avait examiné les assignats.

– Allez changer, dit-il à Hoffmann ;nous ne prenons que l’argent français.

Hoffmann descendit comme un fou, entra chez unchangeur qui se trouvait justement être un Allemand, et changea sestrois cents thalers contre de l’or, c’est-à-dire contre quarantelouis environ.

La roulette avait tourné trois fois pendant cetemps.

– Quinze louis au 26 ! cria-t-il ense précipitant vers la table, et en s’en tenant, avec cetteincroyable superstition des joueurs, au numéro qu’il avait d’abordchoisi par hasard, et parce que c’était celui sur lequel l’hommeaux assignats avait voulu jouer.

– Rien ne va plus ! cria lecroupier.

La boule tourna.

Le voisin d’Hoffmann ramassa deux poignéesd’or et les jeta dans son chapeau qu’il tenait entre ses jambes,mais le croupier ratissa les quinze louis d’Hoffmann et biend’autres.

C’était le numéro 16 qui avait passé.

Hoffmann sentit une sueur froide lui couvrirle front comme un filet aux mailles d’acier.

– Quinze louis au 26 !répéta-t-il.

D’autres voix dirent d’autres numéros, et labille tourna encore une fois.

Cette fois, tout était à la banque. La billeavait roulé dans le zéro.

– Dix louis au 26 ! murmura Hoffmannd’une voix étranglée ; puis, se reprenant, il dit : Non,neuf seulement ; et il ressaisit une pièce d’or pour selaisser un dernier coup à jouer, une dernière espérance àavoir.

Ce fut le 30 qui sortit.

L’or se retira du tapis, comme la maréesauvage pendant le reflux.

Hoffmann, dont le cœur haletait, et qui, àtravers les battements de son cerveau, entrevoyait la têterailleuse d’Arsène et le visage triste d’Antonia ; Hoffmann,disons-nous, posa d’une main crispée son dernier louis sur le26.

Le jeu fut fait en une minute :

– Rien ne va plus ! cria lecroupier.

Hoffmann suivit d’un œil ardent la bille quitournait, comme si c’eût été sa propre vie qui eût tourné devantlui.

Tout à coup il se rejeta en arrière, cachantsa tête dans ses deux mains.

Non seulement il avait perdu, mais il n’avaitplus un denier, ni sur lui, ni chez lui.

Une femme qui était là, et qu’on eût pu avoirpour vingt francs une minute auparavant, poussa un cri de joiesauvage et ramassa une poignée d’or qu’elle venait de gagner.

Hoffmann eût donné dix ans de sa vie pour undes louis de cette femme.

Par un mouvement plus rapide que la réflexion,il tâta et fouilla ses poches, comme pour n’avoir aucun doute surla réalité.

Les poches étaient bien vides, mais il sentitquelque chose de rond comme un écu sur sa poitrine, et le saisitbrusquement.

C’était le médaillon d’Antonia qu’il avaitoublié.

– Je suis sauvé ! cria-t-il ;et il jeta le médaillon d’or comme enjeu sur le numéro 26.

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