La Femme au collier de velours

Chapitre 17Un hôtel de la rue Saint-Honoré.

Hoffmann recula épouvanté ; malgré lavoix, malgré le visage, il doutait encore. Mais, en relevant latête, Arsène laissa tomber ses mains sur ses genoux, et dégageantson col, ses mains laissèrent voir l’étrange agrafe de diamants quiréunissait les deux bouts du collier de velours et qui étincelaitdans la nuit.

– Arsène ! Arsène ! répétaHoffmann.

Arsène se leva.

– Que faites-vous ici, à cetteheure ? demanda le jeune homme. Comment ! vêtue de cetterobe grise ! Comment ! les épaules nues !

– Il a été arrêté hier, dit Arsène ;on est venu pour m’arrêter moi-même, je me suis sauvée commej’étais et cette nuit, à onze heures, trouvant ma chambre troppetite et mon lit trop froid, j’en suis sortie, et suis venueici.

Ces paroles étaient dites avec un singulieraccent, sans gestes, sans inflexions ; elles sortaient d’unebouche pâlie qui s’ouvrait et se refermait comme par unressort : on eût dit un automate qui parlait.

– Mais, s’écria Hoffmann, vous ne pouvezrester ici !

– Où irais-je ? Je ne veux rentrerd’où je sors que le plus tard possible ; j’ai eu tropfroid.

– Alors, venez avec moi, s’écriaHoffmann.

– Avec vous ! fit Arsène.

Et il sembla au jeune homme que de cet œilmorne tombait sur lui, à la lueur des étoiles, un regarddédaigneux, pareil à celui dont il avait déjà été écrasé dans lecharmant boudoir de la rue de Hanovre.

– Je suis riche, j’ai de l’or, s’écriaHoffmann.

L’œil de la danseuse jeta un éclair.

– Allons, dit-elle, mais où ?

– Où !

En effet, où Hoffmann allait-il conduire cettefemme de luxe et de sensualité qui, une fois sortie des palaismagiques et des jardins enchantés de l’Opéra, était habituée àfouler les tapis de Perse et à se rouler dans les cachemires del’Inde ?

Certes, ce n’était pas dans sa petite chambred’étudiant qu’il pouvait la conduire ; elle eût été là aussi àl’étroit et aussi froidement que dans cette demeure inconnue dontelle parlait tout à l’heure, et où elle paraissait craindre si fortde rentrer.

– Où, en effet ? demanda Hoffmann,je ne connais point Paris.

– Je vais vous conduire, dit Arsène.

– Oh ! oui, oui, s’écriaHoffmann.

– Suivez-moi, dit la jeune femme.

Et de cette même démarche raide et automatiquequi n’avait rien de commun avec cette souplesse ravissantequ’Hoffmann avait admirée dans la danseuse, elle se mit à marcherdevant lui.

Il ne vint pas l’idée au jeune homme de luioffrir le bras ; il la suivit.

Arsène prit la rue Royale, que l’on appelait àcette époque la rue de la Révolution, tourna à droite, dans la rueSaint-Honoré, que l’on appelait rue Honoré tout court, ets’arrêtant devant la façade d’un magnifique hôtel, elle frappa.

La porte s’ouvrit aussitôt.

Le concierge regarda avec étonnementArsène.

– Parlez, dit-elle au jeune homme, ou ilsne me laisseront pas entrer, et je serai obligée de retournerm’asseoir au pied de la guillotine.

– Mon ami, dit vivement Hoffmann enpassant entre la jeune femme et le concierge, comme je traversaisles Champs-Élysées, j’ai entendu crier au secours ; je suisaccouru à temps pour empêcher Madame d’être assassinée, mais troptard pour l’empêcher d’être dépouillée. Donnez-moi vite votremeilleure chambre ; faites-y allumer un grand feu, servir unbon souper. Voici un louis pour vous.

Et il jeta un louis d’or sur la table où étaitposée la lampe, dont tous les rayons semblèrent se concentrer surla face étincelante de Louis XV.

Un louis était une grosse somme à cetteépoque ; il représentait neuf cent vingt-cinq francs enassignats.

Le concierge ôta son bonnet crasseux et sonna.Un garçon accourut à cette sonnette du concierge.

– Vite ! vite ! unechambre ! la plus belle de l’hôtel, pour Monsieur etMadame.

– Pour Monsieur et Madame, reprit legarçon, étonné, en portant alternativement son regard du costumeplus que simple d’Hoffmann, au costume plus que léger d’Arsène.

– Oui, dit Hoffmann, la meilleure, laplus belle ; surtout qu’elle soit bien chauffée et bienéclairée : voici un louis pour vous.

Le garçon parut subir la même influence que leconcierge, se courba devant le louis, et montrant un grandescalier, à moitié éclairé seulement à cause de l’heure avancée dela nuit, mais sur les marches duquel, par un luxe bienextraordinaire à cette époque, était étendu un tapis.

– Montez, dit-il, et attendez à la portedu n° 3.

Puis il disparut tout courant.

À la première marche de l’escalier, Arsènes’arrêta.

Elle semblait, la légère sylphide, éprouverune difficulté invincible à lever le pied.

On eût dit que sa légère chaussure de satinavait des semelles de plomb.

Hoffmann lui offrit lebras.

Arsène appuya sa main sur le bras que luiprésentait le jeune homme, et quoiqu’il ne sentît pas la pressiondu poignet de la danseuse, il sentit le froid qui se communiquaitde ce corps au sien.

Puis, avec un effort violent, Arsène monta lapremière marche et successivement les autres ; mais chaquedegré lui arrachait un soupir.

– Oh ! pauvre femme, murmuraHoffmann, comme vous avez dû souffrir !

– Oui, oui, répondit Arsène, beaucoup…J’ai beaucoup souffert.

Ils arrivèrent à la porte du n° 3.

Mais, presque aussitôt qu’eux arriva le garçonporteur d’un véritable brasier ; il ouvrit la porte de lachambre, et en un instant la cheminée s’enflamma et les bougiess’allumèrent.

– Vous devez avoir faim ? demandaHoffmann.

– Je ne sais pas, répondit Arsène.

– Le meilleur souper que l’on pourra nousdonner, garçon, dit Hoffmann.

– Monsieur, fit observer le garçon, on nedit plus garçon, mais officieux. Après cela, Monsieur paye si bienqu’il peut dire comme il voudra.

Puis, enchanté de la facétie, il sortit endisant :

– Dans cinq minutes le souper !

La porte refermée derrière l’officieux,Hoffmann jeta avidement les yeux sur Arsène.

Elle était si pressée de se rapprocher du feu,qu’elle n’avait pas pris le temps de tirer un fauteuil près de lacheminée ; elle s’était seulement accroupie au coin de l’âtre,dans la même position où Hoffmann l’avait trouvée devant laguillotine, et là, les coudes sur ses genoux, elle semblait occupéeà maintenir de ses deux mains sa tête droite sur ses épaules.

– Arsène ! Arsène ! dit lejeune homme, je t’ai dit que j’étais riche, n’est-ce pas ?Regarde, et tu verras que je ne t’ai pas menti.

Hoffmann commença par retourner son chapeauau-dessus de la table ; le chapeau était plein de louis et dedoubles louis, et ils ruisselèrent du chapeau sur le marbre, avecce bruit d’or si remarquable et si facile à distinguer entre tousles bruits.

Puis, après le chapeau, il vida ses poches, etl’une après l’autre ses poches dégorgèrent l’immense butin qu’ilvenait de faire au jeu.

Un monceau d’or mobile et resplendissants’entassa sur la table.

À ce bruit, Arsène sembla se ranimer ;elle tourna la tête, et la vue parut achever la résurrectioncommencée par l’ouïe.

Elle se leva, toujours raide etimmobile ; mais sa lèvre pâle souriait, mais ses yeux vitreux,s’éclaircissant, lançaient des rayons qui se croisaient avec ceuxde l’or.

– Oh ! dit-elle, c’est à toi toutcela ?

– Non, pas à moi, mais à toi, Arsène.

– À moi ! fit la danseuse.

Et elle plongea dans le monceau de métal sesmains pâles.

Les bras de la jeune fille disparurentjusqu’au coude.

Alors cette femme, dont l’or avait été la vie,sembla reprendre vie au contact de l’or.

– À moi ! disait-elle, à moi !et elle prononçait ces paroles d’un accent vibrant et métalliquequi se mariait d’une incroyable façon avec le cliquetis deslouis.

Deux garçons entrèrent, portant une tabletoute servie, qu’ils faillirent laisser tomber en apercevant cetamas de richesses que pétrissaient les mains crispées de la jeunefille.

– C’est bien, dit Hoffmann, du vin deChampagne, et laissez-nous.

Les garçons apportèrent plusieurs bouteillesde vin de Champagne, et se retirèrent.

Derrière eux, Hoffmann alla pousser la porte,qu’il ferma au verrou.

Puis, les yeux ardents de désir, il revintvers Arsène, qu’il retrouva près de la table, continuant de puiserla vie, non pas à cette fontaine de Jouvence, mais à cette sourcedu Pactole.

– Eh bien ? lui demanda-t-il.

– C’est beau, l’or ! dit-elle ;il y avait longtemps que je n’en avais touché.

– Allons, viens souper, fit Hoffmann, etpuis après, tout à ton aise, Danaé, tu te baigneras dans l’or si tuveux.

Et il l’entraîna vers la table.

– J’ai froid ! dit-elle.

Hoffmann regarda autour de lui ; lesfenêtres et le lit étaient tendus en damas rouge : il arrachaun rideau de la fenêtre et le donna à Arsène.

Arsène s’enveloppa dans le rideau, qui semblase draper de lui-même comme les plis d’un manteau antique, et souscette draperie rouge sa tête pâle redoubla de caractère.

Hoffmann avait presque peur.

Il se mit à table, se versa et but deux outrois verres de vin de Champagne coup sur coup. Alors il lui semblaqu’une légère coloration montait aux yeux d’Arsène.

Il lui versa à son tour, et à son tour ellebut.

Puis il voulut la faire manger ; maiselle refusa.

Et comme Hoffmann insistait :

– Je ne pourrais avaler, dit-elle.

– Buvons, alors.

Elle tendit son verre.

– Oui, buvons.

Hoffmann avait à la fois faim et soif ;il but et mangea.

Il but surtout ; il sentait qu’il avaitbesoin de hardiesse ; non pas qu’Arsène, comme chez elle,parût disposée à lui résister, soit par la force, soit par ledédain, mais parce que quelque chose de glacé émanait du corps dela belle convive.

À mesure qu’il buvait, à ses yeux du moins,Arsène s’animait ; seulement, quand, à son tour, Arsène vidaitson verre, quelques gouttes rosées roulaient de la partieinférieure du collier de velours sur la poitrine de la danseuse.Hoffmann regardait sans comprendre puis, sentant quelque chose deterrible et de mystérieux là-dessous, il combattit ses frissonsintérieurs en multipliant les toasts qu’il portait aux beaux yeux,à la belle bouche, aux belles mains de la danseuse.

Elle lui faisait raison, buvant autant quelui, et paraissant s’animer, non pas du vin qu’elle buvait, mais duvin que buvait Hoffmann.

Tout à coup un tison roula du feu.

Hoffmann suivit des yeux la direction dubrandon de flamme, qui ne s’arrêta qu’en rencontrant le pied nud’Arsène.

Sans doute, pour se réchauffer, Arsène avaittiré ses bas et ses souliers ; son petit pied, blanc comme lemarbre, était posé sur le marbre de l’âtre, blanc aussi comme lepied avec lequel il semblait ne faire qu’un.

Hoffmann jeta un cri.

– Arsène ! Arsène ! dit-il,prenez garde !

– À quoi ? demanda la danseuse.

– Ce tison… ce tison qui touche votrepied…

Et en effet, il couvrait à moitié le piedd’Arsène.

– Ôtez-le, dit-elle tranquillement.

Hoffmann se baissa, enleva le tison, ets’aperçut avec effroi que ce n’était pas la braise qui avait brûléle pied de la jeune fille, mais le pied de la jeune fille qui avaitéteint la braise.

– Buvons ! dit-il.

– Buvons ! dit Arsène.

Et elle tendit son verre.

La seconde bouteille fut vidée.

Cependant Hoffmann sentait que l’ivresse duvin ne lui suffisait pas.

Il aperçut un piano.

– Bon !… s’écria-t-il.

Il avait compris la ressource que lui offraitl’ivresse de la musique.

Il s’élança vers le piano.

Puis sous ses doigts naquit tout naturellementl’air sur lequel Arsène dansait ce pas de trois dans l’opéra dePâris, lorsqu’il l’avait vue pour la première fois.

Seulement, il semblait à Hoffmann que lescordes du piano étaient d’acier. L’instrument à lui seul rendait unbruit pareil à celui de tout un orchestre.

– Ah ! fit Hoffmann, à la bonneheure !

Il venait de trouver dans ce bruitl’enivrement qu’il cherchait ; de son côté, Arsène se leva auxpremiers accords.

Ces accords, comme un réseau de feu, avaientsemblé envelopper toute sa personne.

Elle rejeta loin d’elle le rideau de damasrouge, et, chose étrange, comme un changement magique s’opère authéâtre, sans que l’on sache par quel moyen, un changement s’étaitopéré en elle, et au lieu de sa robe grise, au lieu de ses épaulesveuves d’ornements, elle reparut avec le costume de Flore, toutruisselant de fleurs, tout vaporeux de gaze, tout frissonnant devolupté.

Hoffmann jeta un cri, puis, redoublantd’énergie, il sembla faire jaillir une vigueur infernale de cettepoitrine du clavecin, toute résonnante sous ses fibres d’acier.

Alors le même mirage revint troubler l’espritd’Hoffmann. Cette femme bondissante, qui s’était animée par degrés,opérait sur lui avec une attraction irrésistible. Elle avait prispour théâtre tout l’espace qui séparait le piano de l’alcôve, et,sur le fond rouge du rideau, elle se détachait comme une apparitionde l’enfer. Chaque fois qu’elle revenait du fond vers Hoffmann,Hoffmann se soulevait sur sa chaise ; chaque fois qu’elles’éloignait vers le fond, Hoffmann se sentait entraîné sur ses pas.Enfin, sans qu’Hoffmann comprît comment la chose se faisait, lemouvement changea sous ses doigts ; ce ne fut plus l’air qu’ilavait entendu qu’il joua, ce fut une valse ; cette valsec’était le Désir de Beethoven ; elle était venue,comme une expression de sa pensée, se placer sous ses doigts. Deson côté, Arsène avait changé de mesure ; elle tourna surelle-même d’abord, puis, peu à peu élargissant le rond qu’elletraçait, elle se rapprocha d’Hoffmann. Hoffmann, haletant, lasentait venir, la sentait se rapprocher ; il comprenait qu’audernier cercle elle allait le toucher, et qu’alors force lui seraitde se lever à son tour, et de prendre part à cette valse brûlante.C’était à la fois chez lui du désir et de l’effroi. Enfin Arsène,en passant, étendit la main, et du bout des doigts l’effleura.Hoffmann poussa un cri, bondit comme si l’étincelle électriquel’eût touché, s’élança sur la trace de la danseuse, la joignit,l’enlaça dans ses bras, continuant dans sa pensée l’air interrompuen réalité, pressant contre son cœur ce corps qui avait repris sonélasticité, aspirant les regards de ses yeux, le souffle de sabouche, dévorant de ses aspirations à lui ce cou, ces épaules, cesbras ; tournant non plus dans un air respirable, mais dans uneatmosphère de flamme qui, pénétrant jusqu’au fond de la poitrinedes deux valseurs, finit par les jeter, haletants et dansl’évanouissement du délire, sur le lit qui les attendait.

Quand Hoffmann se réveilla le lendemain, un deces jours blafards des hivers de Paris venait de se lever, etpénétrait jusqu’au lit par le rideau arraché de la fenêtre. Ilregarda autour de lui, ignorant où il était, et sentit qu’une masseinerte pesait à son bras gauche. Il se pencha du côté oùl’engourdissement gagnait son cœur, et reconnut, couchée près delui, non plus la belle danseuse de l’Opéra, mais la pâle jeunefille de la place de la Révolution.

Alors il se rappela tout, tira de dessous cecorps raidi son bras glacé, et voyant que ce corps demeuraitimmobile, il saisit un candélabre où brûlaient encore cinq bougies,et, à la double lueur du jour et des bougies, il s’aperçutqu’Arsène était sans mouvement, pâle et les yeux fermés.

Sa première idée fut que la fatigue avait étéplus forte que l’amour, que le désir, que la volonté, et que lajeune fille s’était évanouie. Il prit sa main, sa main étaitglacée ; il chercha les battements de son cœur, son cœur nebattait plus.

Alors une idée horrible lui traversal’esprit ; il se pendit au cordon d’une sonnette, qui serompit entre ses mains, puis s’élança vers la porte, il ouvrit, etse précipita par les degrés en criant :

– À l’aide ! au secours !

Un petit homme noir montait justement à lamême minute l’escalier que descendait Hoffmann. Il leva latête ; Hoffmann jeta un cri. Il venait de reconnaître lemédecin de l’Opéra.

– Ah ! c’est vous, mon chermonsieur, dit le docteur en reconnaissant Hoffmann à sontour ; qu’y a-t-il donc, et pourquoi tout ce bruit ?

– Oh ! venez, venez, dit Hoffmann neprenant pas la peine d’expliquer au médecin ce qu’il attendait delui, et espérant que la vue d’Arsène inanimée ferait plus sur ledocteur que toutes ses paroles. Venez !

Et il l’entraîna dans la chambre.

Puis, le poussant vers le lit, tandis que del’autre main, il saisissait le candélabre qu’il approcha du visaged’Arsène :

– Tenez, dit-il, voyez.

Mais, loin que le médecin parûteffrayé :

– Ah ! c’est bien à vous, jeunehomme, dit-il, c’est bien à vous d’avoir racheté ce corps afinqu’il ne pourrît pas dans une fosse commune… Très bien ! jeunehomme, très bien !

– Ce corps… murmura Hoffmann, racheté… lafosse commune… Que dites-vous là ? mon Dieu !

– Je dis que notre pauvre Arsène, arrêtéehier à huit heures du matin, a été jugée hier à deux heures del’après-midi, et a été exécutée hier à quatre heures du soir.

Hoffmann crut qu’il allait devenir fou ;il saisit le docteur à la gorge.

– Exécutée hier à quatre heures !cria-t-il en s’étranglant lui-même ; Arsèneexécutée !

Et il éclata de rire, mais d’un rire siétrange, si strident, si en dehors de toutes les modulations durire humain, que le docteur fixa sur lui des yeux presqueeffarés.

– En doutez-vous ? demanda-t-il.

– Comment ! s’écria Hoffmann, sij’en doute ! Je le crois bien. J’ai soupé, j’ai valsé, j’aicouché cette nuit avec elle.

– Alors, c’est un cas étrange et que jeconsignerai dans les annales de la médecine, dit le docteur, etvous signerez au procès-verbal, n’est-ce pas ?

– Mais je ne puis signer, puisque je vousdémens, puisque je dis que cela est impossible, puisque je dis quecela n’est pas.

– Ah ! vous dites que cela n’estpas, reprit le docteur ; vous dites cela à moi, le médecin desprisons ; à moi, qui ai fait tout ce que j’ai pu pour lasauver, et qui n’ai pu y parvenir ; à moi qui lui ai dit adieuau pied de la charrette ! Vous dites que cela n’est pas !Attendez !

Alors le médecin étendit le bras, pressa lepetit ressort en diamant qui servait d’agrafe au collier develours, et tira le velours à lui.

Hoffmann poussa un cri terrible. Cessantd’être maintenue par le seul lien qui la rattachait aux épaules, latête de la suppliciée roula du lit à terre, et ne s’arrêta qu’ausoulier d’Hoffmann, comme le tison ne s’était arrêté qu’au piedd’Arsène.

Le jeune homme fit un bond en arrière, et seprécipita par les escaliers en hurlant :

– Je suis fou !

L’exclamation d’Hoffmann n’avait riend’exagéré : cette faible cloison qui, chez le poète exerçantoutre mesure ses facultés cérébrales, cette faible cloison,disons-nous, qui, séparant l’imagination de la folie, sembleparfois prête à se rompre, craquait dans sa tête avec le bruitd’une muraille qui se lézarde.

Mais, à cette époque, on ne courait paslongtemps dans les rues de Paris sans dire pourquoi l’oncourait ; les Parisiens étaient devenus très curieux en l’ande grâce 1793 ; et, toutes les fois qu’un homme passait encourant, on arrêtait cet homme pour savoir après qui il courait ouqui courait après lui.On arrêta donc Hoffmann en face de l’églisede l’Assomption, dont on avait fait un corps de garde, et on leconduisit devant le chef du poste.

Là, Hoffmann comprit le danger réel qu’ilcourait : les uns le tenaient pour un aristocrate prenant sacourse afin de gagner plus vite la frontière ; les autrescriaient : À l’agent de Pitt et Cobourg !Quelques-uns criaient : À la lanterne ! ce quin’était pas gai ; d’autres criaient : Au tribunalrévolutionnaire !ce qui était moins gai encore. Onrevenait quelquefois de la lanterne, témoin l’abbé Maury ; dutribunal révolutionnaire, jamais.

Alors Hoffmann essaya d’expliquer ce qui luiétait arrivé depuis la veille au soir. Il raconta le jeu, le gain.Comment, de l’or plein ses poches, il avait couru rue deHanovre ; comment la femme qu’il cherchait n’y étaitplus ; comment, sous l’empire de la passion qui le brûlait, ilavait couru les rues de Paris ; comment, en passant sur laplace de la Révolution, il avait trouvé cette femme assise au piedde la guillotine ; comment elle l’avait conduit dans un hôtelde la rue Saint-Honoré, et comment là, après une nuit pendantlaquelle tous les enivrements s’étaient succédé, il avait trouvénon seulement reposant entre ses bras une femme morte, mais encoreune femme décapitée.

Tout cela était bien improbable ; aussile récit d’Hoffmann obtint-il peu de croyance : les plusfanatiques de vérité crièrent au mensonge, les plus modéréscrièrent à la folie.

Sur ces entrefaites, un des assistants ouvritcet avis lumineux :

– Vous avez passé, dites-vous, la nuitdans un hôtel de la rue Saint-Honoré ?

– Oui.

– Vous y avez vidé vos poches pleinesd’or sur une table ?

– Oui.

– Vous y avez couché et soupé avec lafemme dont la tête, roulant à vos pieds, vous a causé ce grandeffroi dont vous étiez atteint quand nous vous avonsarrêté ?

– Oui.

– Eh bien ! cherchons l’hôtel ;on ne trouvera peut-être plus l’or, mais on trouvera la femme.

– Oui, cria tout le monde, cherchons,cherchons !

Hoffmann eût bien voulu ne pas chercher ;mais force lui fut d’obéir à l’immense volonté résumée autour delui par ce mot cherchons.

Il sortit donc de l’église, et continua dedescendre la rue Saint-Honoré en cherchant.

La distance n’était pas longue de l’église del’Assomption à la rue Royale. Et cependant Hoffmann eut beauchercher, négligemment d’abord, puis avec plus d’attention, puisenfin avec volonté de trouver, il ne trouva rien qui lui rappelâtl’hôtel où il était entré la veille, où il avait passé la nuit,d’où il venait de sortir. Comme ces palais féeriques quis’évanouissent quand le machiniste n’a plus besoin d’eux, l’hôtelde la rue Saint-Honoré avait disparu après que la scène infernaleque nous avons essayé de décrire avait été jouée.

Tout cela ne faisait pas l’affaire des badaudsqui avaient accompagné Hoffmann et qui voulaient absolument unesolution quelconque à leur dérangement ; or, cette solution nepouvait être que la découverte du cadavre d’Arsène ou l’arrestationd’Hoffmann comme suspect.

Mais, comme on ne retrouvait pas le corpsd’Arsène, il était fortement question d’arrêter Hoffmann, quandtout à coup celui-ci aperçut dans la rue le petit homme noir etl’appela à son secours, invoquant son témoignage sur la vérité durécit qu’il venait de faire.

La voix du médecin a toujours une grandeautorité sur la foule. Celui-ci déclina sa profession, et on lelaissa s’approcher d’Hoffmann.

– Ah ! pauvre jeune homme !dit-il en lui prenant la main sous prétexte de lui tâter le pouls,mais en réalité, pour lui conseiller, par une pressionparticulière, de ne pas le démentir ; pauvre jeune homme, ils’est donc échappé !

– Échappé d’où ? échappé dequoi ? s’écrièrent vingt voix toutes ensemble.

– Oui, échappé d’où ? demandaHoffmann, qui ne voulait pas accepter la voie de salut que luioffrait le docteur et qu’il regardait comme humiliante.

– Parbleu ! dit le médecin, échappéde l’hospice.

– De l’hospice ! s’écrièrent lesmêmes voix, et quel hospice ?

– De l’hospice des fous !

– Ah ! docteur, docteur, s’écriaHoffmann, pas de plaisanterie !

– Le pauvre diable ! s’écria ledocteur sans paraître écouter Hoffmann, le pauvre diable aura perdusur l’échafaud quelque femme qu’il aimait.

– Oh ! oui, oui, dit Hoffmann, jel’aimais bien, mais pas comme Antonia cependant.

– Pauvre garçon ! dirent plusieursfemmes qui se trouvaient là et qui commençaient à plaindreHoffmann.

– Oui, depuis ce temps, continua ledocteur, il est en proie à une hallucination terrible ; ilcroit jouer… il croit gagner… Quand il a joué et qu’il a gagné, ilcroit pouvoir posséder celle qu’il aime ; puis, avec son or,il court les rues ; puis il rencontre une femme au pied de laguillotine, puis il l’emmène dans quelque magnifique palais, dansquelque splendide hôtellerie, où il passe la nuit à boire, àchanter, à faire de la musique avec elle ; après quoi il latrouve morte. N’est-ce pas cela qu’il vous a raconté ?

– Oui, oui, cria la foule, mot pourmot.

– Eh bien ! eh bien ! ditHoffmann, le regard étincelant, direz-vous que ce n’est pas vrai,vous, docteur ? vous qui avez ouvert l’agrafe de diamants quifermait le collier de velours. Oh ! j’aurais dû me douter dequelque chose quand j’ai vu le vin de Champagne suinter sous lecollier, quand j’ai vu le tison enflammé rouler sur son pied nu, etson pied nu, son pied de morte, au lieu d’être brûlé par le tison,l’éteindre.

– Vous voyez, vous voyez, dit le docteuravec des yeux pleins de pitié et avec une voix lamentable, voilà safolie qui le reprend.

– Comment, ma folie ! s’écriaHoffmann ; comment, vous osez dire que ce n’est pasvrai ! vous osez dire que ce n’est pas vrai ! vous osezdire que je n’ai pas passé la nuit avec Arsène qui a étéguillotinée hier ! Vous osez dire que son collier de veloursn’était pas la seule chose qui maintînt sa tête sur sesépaules ! Vous osez dire que, lorsque vous avez ouvertl’agrafe et enlevé le collier, la tête n’a pas roulé sur letapis ! Allons donc, docteur, allons donc, vous savez bien quece que je dis est vrai, vous.

– Mes amis, dit le docteur, vous êtesbien convaincus maintenant, n’est-ce pas ?

– Oui, oui, crièrent les cent voix de lafoule.

Ceux des assistants qui ne criaient pasremuaient mélancoliquement la tête en signe d’adhésion.

– Eh bien ! alors, dit le docteur,faites avancer un fiacre, afin que je le reconduise.

– Où cela ? cria Hoffmann ; oùvoulez-vous me reconduire ?

– Où ? dit le docteur, à la maisondes fous, dont vous vous êtes échappé, mon bon ami.

Puis, tout bas :

– Laissez-vous faire, morbleu ! ditle docteur, ou je ne réponds pas de vous. Ces gens-là croiront quevous vous êtes moqué d’eux, et ils vous mettront en pièces.

Hoffmann poussa un soupir et laissa tomber sesbras.

– Tenez, vous voyez bien, dit le docteur,maintenant le voilà doux comme un agneau. La crise est passée…Là ! mon ami, là !…

Et le docteur parut calmer Hoffmann de lamain, comme on calme un cheval emporté ou un chien rageur.

Pendant ce temps, on avait arrêté un fiacre eton l’avait amené.

– Montez vite, dit le médecin àHoffmann.

Hoffmann obéit ; toutes ses forcess’étaient usées dans cette lutte.

– À Bicêtre ! dit tout haut ledocteur en montant derrière Hoffmann.

Puis, tout bas au jeune homme :

– Où voulez-vous qu’on vousdescende ? demanda-t-il.

– Au Palais-Égalité, articula péniblementHoffmann.

– En route, cocher, cria le docteur.

Puis il salua la foule.

– Vive le docteur ! cria lafoule.

Il faut toujours que la foule, lorsqu’elle estsous l’empire d’une passion, crie vive quelqu’un ou meurequelqu’un.

Au Palais-Égalité le docteur fit arrêter lefiacre.

– Adieu, jeune homme, dit le docteur àHoffmann, et si vous m’en croyez, partez pour l’Allemagne le plusvite possible ; il ne fait pas bon en France pour les hommesqui ont une imagination comme la vôtre.

Et il poussa hors du fiacre Hoffmann, qui,tout abasourdi encore de ce qui venait de lui arriver, s’en allaittout droit sous une charrette qui faisait chemin en sens inverse dufiacre, si un jeune homme qui passait ne se fût précipité et n’eûtretenu Hoffmann dans ses bras au moment où, de son côté, lecharretier faisait un effort pour arrêter ses chevaux.

Le fiacre continua son chemin.

Les deux jeunes gens, celui qui avait faillitomber et celui qui l’avait retenu, poussèrent ensemble un seul etmême cri :

– Hoffmann !

– Werner !

Puis, voyant l’état d’atonie dans lequel setrouvait son ami, Werner l’entraîna dans le jardin duPalais-Royal.

Alors la pensée de tout ce qui s’était passérevint plus vive au souvenir d’Hoffmann, et il se rappela lemédaillon d’Antonia mis en gage chez le changeur allemand.

Aussitôt il poussa un cri en songeant qu’ilavait vidé toutes ses poches sur la table de marbre de l’hôtel.Mais en même temps il se souvint qu’il avait mis, pour le dégager,trois louis à part dans le gousset de sa montre.

Le gousset avait fidèlement gardé sondépôt ; les trois louis y étaient toujours.

Hoffmann s’échappa des bras de Werner en luicriant : Attends-moi ! et s’élança dans la direction dela boutique du changeur.

À chaque pas qu’il faisait, il lui semblait,sortant d’une vapeur épaisse, s’avancer, à travers un nuagetoujours s’éclaircissant, vers une atmosphère pure etresplendissante.

À la porte du changeur, il s’arrêta pourrespirer ; l’ancienne vision, la vision de la nuit avaitpresque disparu.

Il reprit haleine un instant et entra.

Le changeur était à sa place, les sébiles encuivre étaient à leur place.

Au bruit que fit Hoffmann en entrant, lechangeur leva la tête.

– Ah ! ah ! dit-il, c’est vous,mon jeune compatriote ; ma foi ! je vous l’avoue, je necomptais pas vous revoir.

– Je présume que vous ne me dites pascela parce que vous avez disposé du médaillon ! s’écriaHoffmann.

– Non, je vous avais promis de vous legarder, et, m’en eût on donné vingt-cinq louis, au lieu des troisque vous me devez, le médaillon ne serait pas sorti de maboutique.

– Voici les trois louis, dit timidementHoffmann ; mais je vous avoue que je n’ai rien à vous offrirpour les intérêts.

– Pour les intérêts d’une nuit, dit lechangeur, allons donc, vous voulez rire ; les intérêts detrois louis pour une nuit, et à un compatriote ! jamais.

Et il lui rendit le médaillon.

– Merci, monsieur, dit Hoffmann ; etmaintenant, continua-t-il avec un soupir, je vais chercher del’argent pour retourner à Mannheim.

– À Mannheim, dit le changeur, tiens,vous êtes de Mannheim ?

– Non, monsieur, je ne suis pas deMannheim, mais j’habite Mannheim : ma fiancée est àMannheim ; elle m’attend, et je retourne à Mannheim pourl’épouser.

– Ah ! fit le changeur.

Puis, comme le jeune homme avait déjà la mainsur le bouton de la porte :

– Connaissez-vous, dit le changeur, àMannheim, un ancien ami à moi, un vieux musicien ?

– Nommé Gottlieb Murr ? s’écriaHoffmann.

– Justement ! Vous leconnaissez ?

– Si je le connais ! je le croisbien, puisque c’est sa fille qui est ma fiancée.

– Antonia ! s’écria à son tour lechangeur.

– Oui, Antonia, répondit Hoffmann.

– Comment, jeune homme ! c’est pourépouser Antonia que vous retourniez à Mannheim ?

– Sans doute.

– Restez à Paris, alors, car vous feriezun voyage inutile.

– Pourquoi cela ?

– Parce que voilà une lettre de son pèrequi m’annonce qu’il y a huit jours, à trois heures de l’après-midi,Antonia est morte subitement en jouant de la harpe.

C’était juste le jour où Hoffmann était alléchez Arsène pour faire son portrait ; c’était juste l’heure oùil avait pressé de ses lèvres son épaule nue.

Hoffmann, pâle, tremblant, anéanti, ouvrit lemédaillon pour porter l’image d’Antonia à ses lèvres, mais l’ivoireen était redevenu aussi blanc et aussi pur que s’il était viergeencore du pinceau de l’artiste.

Il ne restait rien d’Antonia à Hoffmann deuxfois infidèle à son serment, pas même l’image de celle à qui ilavait juré un amour éternel.

Deux heures après, Hoffmann, accompagné deWerner et du bon changeur, montait dans la voiture de Mannheim, oùil arriva juste pour accompagner au cimetière le corps de GottliebMurr, qui avait recommandé en mourant qu’on l’enterrât côte à côtede sa chère Antonia.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer