Frederica s’avança, et s’appuya au dossier d’une chaise. Poirot alla au-devant d’elle.
— Êtes-vous blessée, Madame ?
Elle secoua négativement la tête :
— Non, la balle n’a fait qu’effleurer mon épaule.
Elle écarta Poirot d’un geste et se baissa vers l’inconnu qui, au même moment, rouvrit les yeux.
— Je vous ai touchée, cette fois, hein ? dit-il en étouffant un grognement, puis subitement sa voix changea et prit l’intonation de celle d’un enfant :
— Oh ! Freddie, je ne voulais pas vous faire de mal ! je ne voulais pas vous faire de mal ! vous vous êtes toujours montrée si bonne envers moi.
— Ne vous tourmentez pas, lui répondit-elle en s’agenouillant auprès de lui.
— Je ne voulais pas vous faire mal…
La tête s’affaissa en avant et la phrase demeura inachevée.
Frederica interrogea Poirot du regard.
— Oui, Madame, il est mort, lui dit-il d’une voix douce.
Elle se leva lentement et regarda le corps inerte. D’une main pleine de pitié, elle caressa le front de l’homme. Poussant un long soupir, elle se tourna vers le reste de l’assistance.
— C’était mon mari, prononça-t-elle avec calme.
— « J », murmurai-je.
Poirot, qui avait saisi ma remarque, m’adressa un signe d’acquiescement.
— Oui, reprit-il à voix basse, j’ai toujours eu l’intuition que ce « J » existait. Ne vous l’ai-je pas dit dès le début ?
— C’était mon mari, reprit Frederica d’une voix lasse, et elle s’affaissa dans le fauteuil que Lazarus avait approché à son intention. Autant que je vous explique tout… maintenant, dit-elle.
« Cet homme s’était avili à force de prendre des stupéfiants. Il avait même réussi à m’en faire absorber. Il m’a fallu lutter sans trêve, du jour où je l’ai quitté, pour me déshabituer de ces drogues. Enfin… je suis aujourd’hui presque guérie. Mais après des efforts inouïs et dont personne ne saurait se douter. J’eus toutes les peines du monde à lui échapper ; il me poursuivait sans cesse pour me soutirer de l’argent par des menaces et du chantage, jusqu’au jour où lui vint l’obsession de me tuer. Le malheureux était irresponsable. C’est sans doute lui a qui a tué Maggie Buckley, l’ayant prise pour moi. J’aurais peut-être dû parler plus tôt, mais je n’étais pas sûre et les étranges accidents de Nick m’incitèrent à croire qu’après tout il ne s’agissait peut-être pas de lui. Mais un jour… je reconnus son écriture sur un morceau de papier déchiré, sur la table de M. Poirot. C’était le fragment d’une lettre que mon mari m’avait adressée. Dès cet instant, je fus convaincue que M. Poirot suivait la piste, et que la découverte du coupable n’était plus qu’une affaire de temps… Cependant, je ne m’explique pas l’histoire des bonbons. Mon mari n’avait aucune raison d’empoisonner Nick et je ne vois pas comment il aurait pu se trouver mêlé à quelque complot dirigé contre elle. J’ai beau me creuser la cervelle, je ne parviens point à résoudre cette énigme.
Pendant un moment elle enfouit sa figure dans ses mains, puis elle conclut d’une voix pathétique :
— Voilà… c’est tout…
CHAPITRE XXI
LE PERSONNAGE … « K »
Lazarus la rejoignit aussitôt.
— Ma chérie, ma chérie ! dit-il.
Poirot se dirigea vers l’argentier, versa un verre de porto et l’apporta à Frederica. Après l’avoir bu, elle lui rendit le verre en souriant et lui dit :
— Cela va mieux… merci… Et maintenant, qu’allons-nous faire ?
Elle lança un regard interrogateur à Japp qui hocha la tête.
— Je prends mes vacances, Mrs Rice. Mon intervention n’avait pour but que d’obliger un vieil ami… mais mon rôle se borne là. La police de Saint-Loo se charge de l’affaire.
— Et M. Poirot dirige la police de Saint-Loo, j’imagine ?
— Oh ! Quelle idée, Madame ! Je ne suis qu’un simple conseiller en la circonstance.
— Ne pourrait-on étouffer ce scandale, M. Poirot ? demanda Nick.
— Y tenez-vous réellement, Mademoiselle ?
— Oui. Après tout, je suis la personne la plus particulièrement visée, et on ne m’attaquera plus maintenant.
— C’est exact, on n’attentera plus à vos jours…
— Vous pensez à Maggie, n’est-ce pas, M. Poirot, mais hélas, rien ne la ranimera. Si vous divulguez cette affaire, il s’ensuivra quantité d’ennuis et une fâcheuse publicité pour Frederica… qui ne le mérite pas.
— Vous dites qu’elle ne le mérite pas ?
— Je le maintiens. Ne vous ai-je pas dit, dès le début, qu’elle avait une brute de mari ? Vous avez pu en juger par vous-même, ce soir. En outre, cet homme est mort. À quoi bon discuter davantage là-dessus ? Que la police continue à rechercher l’assassin de Maggie. D’ailleurs, elle peut courir, elle ne le rattrapera jamais.
— Ainsi, c’est là votre conclusion, Mademoiselle ? Étouffons toute l’affaire ?
— Oui, je vous en prie, je vous en supplie, cher Monsieur Poirot.
Poirot jeta un regard circulaire sur l’auditoire.
— Qu’en pensez-vous, Mesdames et Messieurs ?
Chacun répondit à tour de rôle.
— Je suis d’accord, dis-je, voyant que Poirot m’observait.
— Moi également, renchérit Lazarus.
— Je n’envisage pas de meilleure solution, repartit Challenger.
— Oublions tout ce qui s’est passé ce soir dans cette pièce, suggéra Mr Croft, d’un ton ferme.
— Je vous attendais là, souligna Japp.
— Soyez indulgente, chérie, supplia Mrs Croft, s’adressant à Nick qui, pour toute réponse, la toisa de son mépris.
— Ellen ?
— Moi et Williams ne souffleront mot, Monsieur. Moins il en sera dit, mieux cela vaudra.
— Qu’en dites-vous, Mr Vyse ?
— On ne peut étouffer une telle histoire. Les faits doivent être portés à la connaissance des milieux intéressés.
— Charles ! s’exclama Nick.
— Excusez-moi, Nick, mais je considère la question du point de vue légal.
Dans un éclat de rire, Poirot s’écria :
— Ainsi, vous êtes sept contre un, ce soir, Japp restant neutre !
— Je vous répète que je suis en congé. Ma voix ne compte pas !
— Sept contre un ! Mais la voix de Mr Vyse représente l’ordre et la loi ! Mr Vyse, vous êtes un homme de caractère !
L’interpellé haussa les épaules.
— La question est bien nette. Il n’y a qu’une seule position à prendre.
— Vous êtes un honnête homme. Eh bien, moi aussi, je me range dans la minorité. Je suis, avant tout, pour la vérité.
— Monsieur Poirot ! s’écria Nick.
— Mademoiselle… vous m’avez entraîné dans cette affaire : j’ai répondu à votre appel. Vous ne pouvez plus m’imposer silence.
Levant son index d’un geste menaçant très bien connu de moi, il poursuivit :
— Veuillez tous vous asseoir… je vais vous apprendre… la vérité.
Subjugué par son attitude impérative, tout le monde obéit à l’intimation de Poirot et les regards se rivèrent sur lui.
— Voici ! Je possède une liste… une liste des personnes mêlées directement ou indirectement au meurtre de Maggie Buckley. Je les ai désignées par des lettres de l’alphabet allant jusqu’à « J » inclus. Celle-ci représente une personne inconnue, rattachée au crime par l’une des neuf autres. Jusqu’à ce soir, j’ignorais l’identité de « J », bien que persuadé de son existence. Les événements qui viennent de se dérouler me montrent surabondamment que j’avais vu juste.
« Cependant, m’étant aperçu, hier, que j’avais commis une erreur, ou plus exactement une omission, j’ajoutai à ma liste la lettre « K ».
— Une autre inconnue ? demanda Vyse avec un léger ricanement.
— Pas précisément. « J » personnifiait une inconnue, la lettre « K » a une tout autre signification. En effet, cette initiale correspond à un personnage qui aurait dû figurer dans ma liste originale et que j’avais simplement oublié.
Il se pencha sur Frederica et lui dit :
— Rassurez-vous, Madame. Votre mari n’est pas coupable : c’est « K » qui a tué Miss Maggie.
Elle écarquilla les yeux de surprise.
— Mais qui est « K » ?
Poirot fit signe à Japp. L’inspecteur s’approcha et exprima de la même voix lente et précise qu’il aimait à employer au cours de ses dépositions judicaires :
— Conformément aux ordres reçus, je m’insinuai ce soir parmi vous, M. Poirot m’ayant introduit secrètement dans cette maison. Caché derrière les rideaux du salon, voici ce dont je fus témoin : lorsque tout le monde eut pris sa place ici, une jeune femme entra dans la pièce où je me trouvais et tourna le commutateur. Elle se dirigea ensuite vers la cheminée et ouvrit une petite cachette dissimulée dans le lambris ; elle en tira un revolver et s’éloigna. J’eus l’idée de la suivre. Laissant la porte légèrement entrebâillée, je fus à même de bien observer les faits et gestes de cette étonnante visiteuse. Les invités avaient déposé leurs vêtements dans le vestibule. Je vis la jeune personne essuyer méticuleusement son arme avec son mouchoir et la glisser dans la poche d’un manteau gris, qui appartient, je crois, à Mrs Rice…
