LA MYSTÉRIEUSE AFFAIRE DE STYLES Agatha Christie

— Vous êtes-vous intéressé à un flacon en particulier ?

— Non, je ne crois pas.

— Prenez garde, Mr Cavendish. Je parle d’une petite fiole d’hydrochlorure de strychnine…

Le visage de Lawrence Cavendish prit une teinte cadavérique :

— N…non… Je suis sûr que non !

— Alors veuillez expliquer au jury comment il se fait qu’on ait retrouvé vos empreintes sur cette fiole ?

Cet interrogatoire agressif faisait merveille sur une nature aussi fragile :

— Il… Il est possible que j’aie touché cette fiole, mais…

— Très possible, en effet ! Avez-vous prélevé une partie du contenu de cette fiole ?

— Absolument pas !

— Alors pourquoi l’avez-vous touchée ?

— J’ai fait des études de médecine, et ces choses-là m’intéressent tout naturellement.

— Ah ! Ainsi, les poisons vous intéressent ? Vous n’en avez pas moins attendu d’être seul pour satisfaire cet « intérêt », n’est-ce pas ?

— Non, c’était par hasard. Si les autres avaient été là, j’en aurais fait autant.

— Mais à ce moment, justement, les autres n’étaient pas là.

— C’est exact, mais…

— Pendant tout l’après-midi, vous n’avez été seul que deux minutes. Or, il semble que vous ayez précisément profité de ces deux minutes pour satisfaire votre « intérêt » pour l’hydrochlorure de strychnine.

— Je… je…, bredouilla pitoyablement Lawrence.

Visiblement satisfait, sir Ernest conclut, le visage empreint d’une expression pleine de sous-entendus :

— Je n’ai pas d’autre question à vous poser, Mr Cavendish.

Cet interrogatoire avait déclenché l’émoi dans la salle. Les élégantes de l’assistance, tête contre tête, se chuchotaient leurs commentaires. Et le brouhaha devint tel que le juge menaça de faire évacuer la salle.

Il y eut encore quelques témoignages. Des experts en graphologie vinrent donner leurs conclusions sur la signature apposée dans le registre de la pharmacie. Tous affirmèrent que c’était un faux, et qu’il pouvait s’agir de l’écriture déguisée de l’accusé. Poussés dans leurs retranchements, ils admirent qu’il pouvait également s’agir d’une habile contrefaçon de l’écriture de l’accusé.

La plaidoirie que prononça sir Ernest Heavywether pour la défense ne dura guère, mais fut rehaussée par l’éloquence emphatique du personnage. Jamais, au cours de sa longue carrière, affirma-t-il, il n’avait vu un homme accusé d’homicide volontaire sur des preuves plus légères. Elles étaient indirectes, et la plupart d’entre elles ne résistaient pas à l’analyse. Que le jury prenne la peine d’étudier en détail, et avec toute l’impartialité souhaitable, ce qu’on pouvait tirer des dépositions. De la strychnine avait été découverte dans un tiroir de la commode se trouvant dans la chambre de l’accusé. Or, ce tiroir n’était pas fermé à clef. On ne pouvait en déduire formellement que l’accusé y eût caché le poison ; pour sa part, sir Ernest y voyait la mise en scène diabolique d’une tierce personne cherchant à faire porter les soupçons sur son client. Le ministère public avait été incapable de prouver que John Cavendish avait effectivement commandé la barbe noire chez Parkson & Parkson. Quant à la querelle qui avait opposé l’accusé à sa belle-mère, elle avait certes eu lieu, mais on en avait décuplé l’importance, tout comme on avait exagéré ses problèmes financiers.

Son éminent confrère (sir Ernest désigna sir Philips d’un signe de tête désinvolte) avait relevé que, si l’accusé était innocent, il aurait dû déclarer spontanément que la personne qui s’était querellée avec Mrs Inglethorp n’était pas son mari mais lui-même. Sir Ernest pensait que les faits avaient été mal présentés Voici, en fait, ce qui s’était passé : à son retour à Styles Court, le mardi soir, John Cavendish avait appris de source sûre qu’une violente querelle avait opposé Mr et Mrs Inglethorp. L’accusé n’avait pas imaginé un instant qu’on pût confondre sa voix avec celle de Mr Inglethorp ; il en avait donc conclu que sa belle-mère avait eu deux altercations dans la même journée.

Le lundi 16 juillet, prétendait l’accusation, John Cavendish avait poussé la porte de la pharmacie du village, sous l’apparence de Mr Alfred Inglethorp. En réalité, l’accusé se trouvait à ce moment précis dans un endroit reculé appelé Marston’s Spinney, attiré là par une lettre anonyme qui le menaçait de révéler à son épouse certains de ses agissements s’il ne se rendait pas à ce rendez-vous. John Cavendish avait donc obtempéré, et attendu en vain pendant une demi-heure, avant de rentrer à Styles Court. La malchance avait voulu qu’il ne rencontrât personne en chemin : il ne pouvait par conséquent produire aucun témoin pour alléguer ses dires. Néanmoins, il avait eu la bonne idée de conserver la lettre de chantage, qu’il tenait à la disposition de la justice.

En ce qui concernait le testament détruit, l’accusé, de par sa formation d’avocat, savait fort bien que le testament en sa faveur était automatiquement annulé par le remariage de sa belle-mère. Sir Ernest avait l’intention d’appeler à la barre plusieurs témoins afin de déterminer qui avait brûlé le testament, et il était fort possible que l’affaire prenne à cette occasion un tour bien différent.

Pour finir, il démontrerait au jury que des présomptions autrement plus sérieuses pesaient sur d’autres personnes que son client, et sur Mr Lawrence Cavendish en particulier.

Cela dit, il appela John Cavendish à la barre.

Celui-ci s’acquitta fort bien de son rôle. Magistralement guidé par les questions de sir Ernest, il déposa de façon convaincante. La lettre anonyme qui l’avait attiré à Marston’s Spinney circula parmi le jury. La bonne volonté avec laquelle il décrivit ses ennuis d’argent et son différend avec la défunte ajoutèrent un certain crédit à ses dénégations.

Une fois l’interrogatoire terminé, il marqua un temps d’hésitation puis ajouta :

— Je tiens à préciser un point. Je désapprouve catégoriquement les insinuations de sir Ernest Heavywether à l’encontre de mon frère. J’ai la conviction que Lawrence n’a pas plus à voir dans ce crime que moi-même.

Sir Ernest se contenta de sourire. Il ne pouvait échapper à son sens aigu de l’observation que ces dernières paroles avaient produit un effet très favorable sur les jurés.

Le moment était venu du contre-interrogatoire de l’accusation, mené par Me Philips :

— J’ai cru comprendre que l’idée ne vous avait jamais effleuré que les témoins aient pu confondre votre voix avec celle de Mr Inglethorp. N’est-ce pas plutôt surprenant ?

— Non, je ne trouve pas. On m’avait dit qu’une querelle avait opposé ma belle-mère et son époux, et je n’avais aucune raison de mettre en doute cette information.

— Pas même quand Dorcas, la domestique, a répété certaines phrases de cette altercation, phrases dont vous auriez dû vous souvenir ?

— Je ne m’en suis pas souvenu.

— Vous avez une mémoire bien courte !

— Nous étions tous deux très en colère et je crois que nos propos ont dépassé notre pensée. Sur le moment, j’ai prêté très peu d’attention aux termes employés par ma mère.

Me Philips émit un reniflement incrédule – artifice de plaidoirie d’une efficacité indéniable. Puis il enchaîna sur le problème de la lettre anonyme reçue par John Cavendish :

— Cette « preuve » manuscrite vient fort à propos ! Dites-moi, cette écriture ne vous semble pas familière ?

— Pas que je sache !

— N’y voyez-vous pas une ressemblance frappante avec votre propre écriture… mal imitée ?

— Non, je ne trouve pas !

— J’affirme qu’il s’agit là de votre propre écriture !

— Non !

— Et moi, j’affirme que, soucieux de vous constituer un alibi, vous avez imaginé ce rendez-vous par ailleurs assez improbable et avez écrit vous-même cette lettre « anonyme » pour appuyer votre déclaration !

— Non !

— N’est-il pas exact que, à l’heure où vous prétendez avoir attendu dans un endroit isolé et peu fréquenté, vous vous trouviez en réalité dans la pharmacie du village, occupé à acheter de la strychnine sous l’identité de Mr Alfred Inglethorp ?

— Non, c’est un mensonge !

— J’affirme que c’était vous, affublé d’une fausse barbe taillée à la ressemblance de celle de Mr Inglethorp et vêtu d’un de ses costumes ! Et j’affirme que vous avez imité sa signature sur le registre !

— C’est absolument faux !

— Alors je laisserai aux jurés le soin de constater la remarquable similitude qui existe entre la signature du registre, votre lettre « anonyme » et un échantillon de votre écriture.

Ayant ainsi conclu, Me Philips se rassit. Sur son visage se lisait la satisfaction du devoir accompli, mêlée à l’indignation que cette suite de dénégations éhontées avaient éveillée.

Vu l’heure tardive, l’audience fut suspendue jusqu’au lundi suivant.

Poirot me parut passablement découragé. Il avait entre les sourcils ce petit pli soucieux que je ne lui connaissais que trop bien.

— Qu’avez-vous ? demandai-je.

— Ah ! mon bon ami, cette affaire prend une mauvaise tournure, une bien mauvaise tournure…

Malgré moi, j’eus un soupir de soulagement : John Cavendish allait sans doute être acquitté.

De retour à la maison de Kensington, mon ami repoussa la tasse de thé que lui présenta Mary Cavendish.

— Non, madame, je vous remercie. Je vais monter dans ma chambre.

Je le suivis. Les sourcils toujours froncés, il prit un jeu de patience dans le tiroir du bureau. Puis il s’assit et, sous mes yeux incrédules, se mit avec le plus grand sérieux à construire un château de cartes !

Il dut remarquer mon expression ahurie, car il crut bon de s’expliquer :

— Non, mon bon ami, je ne suis pas retombé en enfance ! Simplement, je me calme les nerfs. Cet exercice réclame une grande précision des gestes. La précision des gestes entraîne celle du cerveau. Et jamais plus que maintenant je n’en ai eu autant besoin !

— Que se passe-t-il ? m’inquiétai-je au bout d’un moment.

D’un coup de poing sur la table, Poirot avait fait s’écrouler le fragile édifice.

— Il se passe, mon bon ami, que je peux construire des châteaux de cartes de sept étages, mais que je suis toujours incapable (nouveau coup sur la table) de… (bang !) de trouver ce… (bang !) ce chaînon manquant dont je vous ai parlé !

Ne sachant trop que dire, je me cantonnai dans un silence prudent et le regardai s’atteler à la construction d’un second château de cartes. Lentement il superposa les petits cartons en lançant des bribes de phrases :

— C’est comme ça qu’il faut œuvrer… En plaçant… un élément après l’autre… avec une précision… mathématique !

J’observai le château de cartes s’élever étage par étage. Jamais mon ami ne marqua la moindre hésitation ni ne commit la moindre erreur. Son adresse égalait celle d’un prestidigitateur.

— Vous possédez une sûreté de gestes remarquable, fis-je remarquer. Je crois n’avoir vu trembler vos mains qu’en une seule occasion.

— Une occasion où je devais être bien énervé, alors, commenta Poirot sans se départir de son calme.

— En effet ! Vous étiez hors de vous. Ne vous en souvenez-vous pas ? C’était dans la chambre de Mrs Inglethorp, lorsque vous avez découvert que la serrure de la mallette avait été forcée. Vous vous teniez près de la cheminée, et je vous ai vu aligner les bibelots sur le marbre, selon votre habitude ; à cet instant, votre main tremblait comme une feuille ! Je dois avouer que…

Je ne pus en dire davantage. Car Poirot poussa un cri rauque et inarticulé et détruisit une nouvelle fois sa construction. Puis, plaquant ses mains sur ses yeux, il commença à se balancer d’avant en arrière sur sa chaise, comme s’il souffrait le martyre.

— Seigneur ! Poirot, que vous arrive-t-il ? Vous ne vous sentez pas bien ?

— Si, Si ! souffla-t-il. Mais je viens tout d’un coup d’entrevoir une théorie…

— Ah ! m’exclamai-je avec soulagement. Une de vos fameuses « petites théories » !

— Ah ! ma foi, non ! rétorqua Poirot avec un accent de sincérité totale. Cette fois, il s’agit d’une théorie fantastique ! Prodigieuse ! Et c’est vous, mon bon ami, vous qui me l’avez suggérée !

Il bondit de sa chaise et, m’étreignant avec fougue, m’embrassa sur les deux joues. Avant même que je fusse revenu de ma surprise, il était sorti en trombe de la pièce.

À ce moment, Mary Cavendish entra.

— Qu’arrive-t-il donc à Mr Poirot ? s’étonna-t-elle. Je viens de le croiser dans l’escalier. Il dévalait les marches et m’a crié au passage : « Un garage ! Pour l’amour du ciel, madame, indiquez-moi un garage ! » Mais il n’a même pas attendu ma réponse et s’est précipité dehors !

Je me ruai à la fenêtre. Il dévalait en effet la rue en courant à perdre haleine et en gesticulant. Il n’avait même pas pris le temps de mettre son chapeau ! Je me retournai vers Mary Cavendish avec un geste d’impuissance :

— Il va se faire arrêter par un agent ! Il tourne déjà le coin de la rue !

Nous nous regardions, totalement désemparés.

— Que peut-il bien lui passer par la tête ?

— Je n’en ai aucune idée, répondis-je. Il était en train de construire un château de cartes, quand il m’a déclaré soudain avoir la révélation d’une de ses « théories » – et il s’est précipité dehors comme vous l’avez constaté vous-même.

— J’espère, soupira Mary Cavendish, qu’il rentrera pour dîner.

Mais la nuit tomba, et Poirot n’était toujours pas rentré.

12

LE CHAÎNON MANQUANT

Le départ précipité de Poirot nous avait tous fort intrigués. La matinée du dimanche se passa sans que nous le revoyions. Vers 3 heures de l’après-midi, un coup de klaxon tonitruant nous attira à la fenêtre. Nous vîmes Poirot qui descendait d’une automobile, suivi de Japp et de Summerhaye. Le petit homme paraissait transformé. Il affichait une autosatisfaction qui frisait la caricature. Il salua Mary Cavendish avec une politesse exagérée :

— Madame, puis-je solliciter de votre bienveillance la permission d’organiser une petite réunion dans votre salon ? La présence de chacun d’entre vous sera nécessaire.

Mary eut un léger sourire teinté de tristesse.

— Vous savez bien, Mr Poirot, que je vous laisse toujours carte blanche.

— Vous êtes trop aimable, madame.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer