» Mais tous ces efforts ne serviront à rien si John, lui aussi, peut fournir un alibi. C’est pourquoi elle rédige à son intention une lettre anonyme – toujours en copiant son écriture – qui l’envoie à l’heure dite dans un endroit si isolé qu’il y a fort peu de chances pour que quelqu’un l’aperçoive.
» Jusque-là, tout va bien. Miss Howard retourne à Middlingham, et Alfred Inglethorp à Styles. Ce dernier ne peut être compromis : car c’est Miss Howard qui a gardé la strychnine, laquelle n’est d’ailleurs qu’un leurre destiné à orienter les soupçons sur John Cavendish.
» Arrive l’imprévu. Mrs Inglethorp ne prend pas son fortifiant ce soir-là. La sonnette rendue inutilisable, l’absence de Cynthia – combinée par Alfred Inglethorp avec l’aide inconsciente de son épouse –, toutes ces précautions se révèlent inutiles. Et c’est alors qu’Alfred Inglethorp commet un faux pas.
» Mrs Inglethorp est sortie. Assis à son bureau, il écrit une lettre à sa complice qui, voyant leur plan échouer, risque de s’inquiéter. Mrs Inglethorp rentre sans doute plus tôt que prévu. Pris de court, Alfred Inglethorp referme à clef son bureau. S’il reste dans le boudoir, il craint d’avoir à l’ouvrir de nouveau, auquel cas son épouse pourrait entrevoir la lettre avant qu’il ait pu la subtiliser. Il sort donc se promener dans les bois, n’imaginant pas un instant que Mrs Inglethorp puisse ouvrir son bureau et découvrir la lettre.
« C’est pourtant ce qu’elle va faire, comme nous le savons. Elle lit ces lignes et comprend la perfidie de son mari et d’Evelyn Howard. L’allusion au bromure, hélas ! n’éveille pas sa méfiance. Certes, elle pressent un danger, mais elle ne peut le localiser. Elle prend la décision de ne rien dire à son mari de sa découverte, mais elle conserve la lettre. Elle écrit à son avoué pour lui demander de venir la voir le lendemain matin et décide de détruire au plus vite le testament qu’elle vient de rédiger.
— C’est donc pour retrouver la lettre adressée à Miss Howard qu’Alfred Inglethorp a forcé la serrure de la mallette ?
— Exactement. Et, au risque énorme qu’il n’hésite pas à courir pour la récupérer, on mesure l’importance qu’il donne, à juste titre d’ailleurs, à cette missive. À part cette lettre, rien ne le relie au crime qui se prépare.
— Il y a pourtant une chose que je n’arrive pas à comprendre : dès qu’il l’a eue en sa possession, pourquoi ne l’a-t-il pas détruite ?
— Parce qu’il n’a pas osé prendre le risque suprême : celui de garder la lettre sur lui !
— Je ne vous suis pas.
— Envisagez le problème de son point de vue. J’ai calculé qu’il n’aurait eu que cinq minutes pour mettre la main sur la lettre. Ensuite nous arrivions. Avant cela, Annie balayait l’escalier : elle aurait vu quiconque passait dans l’aile droite. Imaginez maintenant la scène : il pénètre dans la chambre de sa femme à l’aide d’une de ses clefs – les serrures de la maison sont toutes très semblables – et se précipite sur la mallette. Elle est fermée, et il ne parvient pas à trouver la clef. Saisi de panique, il comprend que sa présence dans la chambre sera découverte, mais qu’il doit tout tenter pour récupérer cette preuve accablante. À l’aide d’un canif, il force la serrure et fouille la mallette. À présent, un autre problème se pose à lui : il court un risque énorme à garder la lettre sur lui. On peut le voir sortir de la chambre, le fouiller… Et si on découvre ce papier sur lui, il est perdu ! Il est probable qu’il entend à ce moment-là John et Mr Wells sortir du boudoir. Il faut qu’il agisse au plus vite. Où peut-il dissimuler la lettre ? Dans la corbeille à papiers ? Son contenu est soigneusement conservé, et de toute façon on l’examinera certainement. La détruire ? Il n’en a aucun moyen. Affolé, il regarde autour de lui et… que croyez-vous qu’il voie, mon bon ami ?
Je secouai la tête.
— Il ne lui faut que quelques secondes pour déchirer la feuille en plusieurs bandes, qu’il tortille pour leur donner l’apparence d’allume-feu de papier. Il ne lui reste plus qu’à les ajouter à ceux qui sont déjà dans le vase, sur la cheminée, et le tour est joué !
Je poussai une exclamation de surprise.
— Personne ne penserait à regarder à cet endroit-là, reprit Poirot. Il lui suffira de revenir dans la chambre dès que l’occasion se présentera et de détruire cette unique preuve de sa culpabilité.
— Ainsi, cette preuve, nous l’avions sous les yeux pendant tout ce temps, dans le vase à allume-feu de Mrs Inglethorp !
— Eh oui, mon bon ami ! C’est là que se trouvait le chaînon manquant de mon raisonnement, et c’est à vous que je dois de l’avoir découvert.
— À moi ?
— Mais oui. Rappelez-vous. Vous m’avez parlé du tremblement insolite de mes mains quand j’alignais les bibelots sur la cheminée ?
— Oui, mais je ne comprends toujours pas…
— Mais moi, j’ai compris ! Voyez-vous, mon bon ami, cela m’a fait penser à une chose : la première fois que nous étions entrés ensemble dans la chambre de Mrs Inglethorp, j’avais déjà aligné les objets sur la cheminée. Or, s’ils étaient alignés, je n’avais aucune raison de recommencer cette opération un peu plus tard… sauf si quelqu’un, entre-temps, y avait touché !
— Mon Dieu ! murmurai-je. Voilà donc l’explication de votre comportement ! Vous vous précipitiez à Styles pour récupérer la lettre !
— Oui… Une course contre la montre !
— Pourtant, je ne comprends toujours pas comment Alfred Inglethorp a pu être assez fou pour ne pas détruire la lettre plus tôt. Les occasions ne lui ont sans doute pas manqué.
— Détrompez-vous ! J’ai tout fait pour l’en empêcher !
— Vous ?
— Oui. Ne m’avez-vous pas reproché de mettre toute la maisonnée dans la confidence ?
— Ça oui, alors !
— Eh bien, mon bon ami, c’était pour conserver une chance d’acculer Inglethorp. Je n’étais pas certain de sa culpabilité, mais dans cette hypothèse je me doutais qu’il n’aurait pas gardé le papier sur lui. Il l’aurait caché quelque part en attendant de pouvoir le détruire. Je me suis donc assuré la complicité de toute la maisonnée afin de contrer ses plans. Il faisait déjà figure de suspect aux yeux de tous ; en rendant la chose publique, je le plaçais sous la surveillance incessante de dix détectives amateurs. Dans ces conditions, il n’allait pas prendre le risque de détruire la lettre. Il s’est donc vu contraint de quitter Styles en la laissant dans le vase à allume-feu.
— Mais Miss Howard aurait dû avoir de nombreuses occasions d’agir à sa place ?
— À cela près qu’elle ignorait totalement l’existence de cette lettre. Suivant la stratégie qu’ils avaient élaborée, elle ne lui adressait jamais la parole. N’oublions pas qu’ils étaient censés se détester, n’est-ce pas ? Ils auraient sans doute attendu la condamnation de John Cavendish pour se rencontrer. Bien sûr, Alfred Inglethorp était sous surveillance constante, car j’espérais qu’il me conduirait un jour ou l’autre à la lettre. Mais il était trop rusé pour prendre ce genre de risques. La lettre était apparemment en sécurité là où elle se trouvait ; personne n’avait pensé à fouiller le vase à allume-feu les premiers jours, il était donc peu probable qu’on le fasse par la suite. Sans la révélation que provoqua chez moi votre remarque, nous n’aurions sans doute jamais pu le livrer à la justice.
— Je comprends mieux, maintenant. Mais, dites-moi, quand avez-vous commencé à soupçonner Miss Howard ?
— Lors de l’enquête préliminaire. J’ai compris qu’elle mentait au sujet de la lettre que lui avait adressée Mrs Inglethorp.
— Comment ?
— Vous avez vu la lettre, n’est-ce pas ? Pourriez-vous me la décrire ?
— Oui… Enfin, plus ou moins.
— Peut-être vous rappelez-vous alors l’écriture de Mrs Inglethorp, caractérisée par de larges espaces entre les mots ? Or, si vous aviez regardé la date placée en haut de la lettre, « le 17 juillet », vous auriez noté qu’elle était très différente. Voyez-vous où je veux en venir ?
— Pas le moins du monde, avouai-je.
— Simplement à ceci : à l’origine, cette lettre était datée du 7 juillet, et non pas du 17. Le 1 fut rajouté dans l’espace entre l’article et le 7 pour transformer la date.
— Soit. Mais dans quel but ?
— C’est exactement la question que je me suis posée. Pourquoi Miss Howard avait-elle substitué à la lettre effectivement écrite le 17 une autre lettre, du 7 celle-là, dont elle avait maquillé la date ? Évidemment parce qu’elle ne désirait pas montrer la véritable lettre du 17. Mais pourquoi ? C’est à partir de ce moment-là que j’ai eu des soupçons. Ne vous ai-je pas répété maintes fois qu’il faut se méfier des gens qui ne disent pas la vérité ?
— Et cependant, m’écriai-je avec indignation, vous m’avez donné deux raisons pour lesquelles Miss Howard ne pouvait avoir commis le crime !
— Et même d’excellentes raisons ! ajouta Poirot. À tel point qu’elles m’arrêtèrent longtemps. Puis je me suis remémoré un fait significatif : Miss Howard et Alfred Inglethorp étaient cousins. Si elle n’avait pu commettre le crime seule, rien ne l’empêchait d’y avoir participé. Et puis, il y avait cette antipathie plutôt excessive ! Et qui cachait en fait un sentiment tout à fait contraire. Il est évident qu’un lien passionnel les unissait bien avant l’arrivée d’Alfred Inglethorp à Styles. Leur infâme projet avait été conçu de longue date. Il épouserait cette vieille femme aussi crédule que fortunée ; il la pousserait à rédiger un testament en sa faveur ; ensuite, il leur suffirait de la faire disparaître selon un plan remarquablement élaboré pour profiter de ses richesses par voie d’héritage. Si tout s’était déroulé sans accroc, ils auraient sans aucun doute quitté l’Angleterre un peu plus tard, pour vivre ensemble avec l’argent de leur malheureuse victime.
» Ils forment un couple dont le machiavélisme n’a d’égal que le manque de scrupules. Tandis que l’on commence à le soupçonner, elle dispose tranquillement les éléments qui doivent conduire l’enquête à un dénouement tout différent. Quand elle arrive de Middlingham, elle apporte tous les indices compromettants. Nul ne la soupçonne, bien entendu, et elle jouit d’une totale liberté de mouvement dans la maison. Elle va donc cacher la strychnine et les lunettes dans la chambre de John, puis elle place le postiche au fond de la malle, dans le grenier. Elle s’arrange ensuite pour que ces objets soient découverts.
— Ce que je ne saisis pas, c’est pourquoi ils ont cherché à faire porter les soupçons sur John, remarquai-je. Lawrence aurait beaucoup mieux convenu.
— Vous avez raison ; mais les indices qui le rendaient suspect sont dus au seul hasard. En fait, je pense que cela a plutôt contrarié nos deux meurtriers.
— Son comportement a été très maladroit, dis-je après réflexion.
— Certes. Mais, bien sûr, vous avez compris ce qui le motivait ?
— Non.
— Ne vous êtes-vous pas rendu compte qu’il croyait Cynthia coupable ?
— Non ! Mais c’est invraisemblable !
— C’était très vraisemblable, au contraire. Et j’ai bien failli partager cette idée. Je l’avais en tête lorsque j’ai questionné Mr Wells pour la première fois au sujet du testament. Et n’oubliez pas ces poudres de bromure qu’elle avait préparées pour Mrs Inglethorp, ni cette aptitude remarquable à se déguiser en homme, comme nous l’a raconté Dorcas. Non, vraiment, elle se prêtait plus aux soupçons que n’importe qui d’autre !
— Allons, Poirot ! Vous plaisantez !
— Pas le moins du monde. Vous dirai-je ce qui a tant fait blêmir Mr Lawrence quand il est entré dans la chambre de sa belle-mère cette nuit fatale ? Alors que la vieille dame, visiblement empoisonnée, agonisait sur son lit, il a vu derrière vous la porte donnant sur la chambre de Miss Cynthia, et il a remarqué que le verrou n’était pas poussé.
— Mais il a déclaré le contraire ! m’insurgeai-je.
— Justement, rétorqua Poirot. Et c’est bien pourquoi j’ai soupçonné que la porte n’était pas verrouillée. Il cherchait ainsi à protéger Miss Cynthia.
— Pourquoi diable voulait-il la protéger ?
— L’amour, mon bon ami ! Il est amoureux d’elle.
Je ne pus me retenir de rire :
— Là, Poirot, vous vous égarez. J’ai appris par hasard que, bien loin d’en être amoureux, Lawrence ne peut pas la souffrir.
— Et d’où tenez-vous cette certitude, mon bon ami ?
— De Cynthia elle-même.
— La pauvre petite ! Et vous a-t-elle dit si elle souffrait de cette attitude ?
— Non. Elle m’a même assuré que c’était le dernier de ses soucis.
— Elle en éprouve donc une peine réelle, en déduisit Poirot. Elles sont toutes pareilles… Ah ! les femmes…
— Je suis très surpris de ce que vous me dites au sujet de Lawrence.
— Pourquoi ? Ça crevait les yeux. Chaque fois que Miss Cynthia discutait ou plaisantait avec son frère, l’humeur de Mr Lawrence s’assombrissait notablement. Il s’était persuadé qu’elle était amoureuse de Mr John. Quand il est entré dans la chambre de sa belle-mère, il a aussitôt compris qu’elle avait été empoisonnée. Il en a conclu bien hâtivement que Miss Cynthia n’était pas étrangère au drame et en a conçu un désespoir affreux. Il s’est souvenu que Miss Cynthia était montée avec sa belle-mère dans cette chambre la veille au soir. Afin d’empêcher toute analyse, il a mis la tasse à café en miettes, sans doute en l’écrasant sous son talon. C’est aussi pourquoi il a soutenu à fond, contre toute vraisemblance, la thèse du « décès par causes naturelles ».
— Et ce message énigmatique concernant « la tasse manquante » ?
— J’étais pratiquement sûr qu’elle avait été cachée par Mrs Cavendish, mais il me fallait en avoir la certitude. Au départ, Mr Lawrence n’avait aucune idée de ce que signifiait ce message ; à la réflexion, toutefois, il a conclu qu’en trouvant cette tasse manquante il laverait de tout soupçon la dame de son cœur. Ce en quoi il avait tout à fait raison.
— Autre chose : quel sens donnez-vous aux ultimes paroles de Mrs Inglethorp ?
— Elle accusait son époux, bien entendu.
— Eh bien, Poirot, dis-je avec un soupir, je pense que vous avez expliqué tous les points qui me restaient encore obscurs. Je suis heureux que cette affaire se soit terminée aussi bien. Même John et Mary se sont réconciliés.
— Grâce à moi.
— Comment ça, grâce à vous ?
— Mon cher ami, ne voyez-vous pas que c’est uniquement l’épreuve du procès qui les a rapprochés ? Que John aime toujours son épouse, je n’en ai jamais douté, pas plus que je n’ai douté des sentiments qu’elle continuait à lui porter. Mais, avec le temps, ils s’étaient éloignés l’un de l’autre. Tout provenait d’un malentendu. Elle l’avait épousé sans amour, et il le savait. Mais, à sa façon, John est un homme sensible, et il refusait de s’imposer à elle. Or, à mesure qu’il s’éloignait d’elle, Mary sentait grandir son amour pour lui. Mais tous deux sont tellement orgueilleux que tout rapprochement était impossible. Lui s’égara dans une liaison avec Mrs Raikes, tandis qu’elle se mettait à fréquenter le Dr Bauerstein. Souvenez-vous, le jour de l’arrestation de John Cavendish, j’ai longuement hésité à prendre une lourde décision…