— Ne vous mettez pas martel en tête, Dorcas, la rassura-t-il avec un sourire. Cela fait partie de mon travail d’être au courant de ce genre de détails. Est-ce cette clef-là qui avait disparu ?
Et il sortit de sa poche celle qu’il avait trouvée un peu plus tôt fichée dans la serrure de la mallette violette.
— C’est bien elle, monsieur, pas de doute ! fit Dorcas, les yeux exorbités. Où l’avez-vous trouvée ? J’avais pourtant fouillé partout !
— Ah ! mais, voyez-vous, elle n’était sans doute pas au même endroit hier et aujourd’hui… À présent, j’aimerais aborder un autre sujet : dans sa garde-robe, votre maîtresse possédait-elle une robe vert foncé ?
Dorcas parut quelque peu déconcertée par cette question inattendue :
— Non, monsieur.
— En êtes-vous certaine ?
— Tout à fait, monsieur.
— Et quelqu’un d’autre dans cette maison a-t-il un vêtement de cette couleur ?
Dorcas prit un temps pour réfléchir.
— Miss Cynthia possède une robe du soir verte, oui.
— Vert clair ou foncé ?
— Clair, monsieur. En mousseline de soie, ça s’appelle.
— Ce n’est pas ce que je cherche. Personne d’autre ne s’habille en vert ?
— Non, monsieur. Pas à ma connaissance.
À voir le visage impassible de Poirot, il était difficile de dire si ces réponses l’avaient ou non déçu.
— Fort bien ; passons à un autre sujet, se borna-t-il à déclarer. Avez-vous une raison quelconque de penser que votre maîtresse ait pris une poudre somnifère hier soir ?
— En tout cas pas hier soir, monsieur ! j’en suis sûre.
— Et d’où vous vient cette certitude ?
— Il n’y en avait plus dans la boîte. Elle l’avait finie il y a deux jours, et elle n’en avait pas fait refaire depuis.
— Vous en êtes certaine ?
— Sûre et certaine, monsieur.
— Voilà donc un point éclairci. Autre chose : votre maîtresse ne vous a pas demandé hier de signer un papier quelconque ?
— Absolument pas, monsieur.
— À leur retour hier soir, Mr Hastings et Mr Lawrence ont trouvé Mrs Inglethorp occupée à rédiger son courrier. Avez-vous une idée des destinataires de ces lettres ?
— Oh ! non, monsieur ! C’était ma soirée de congé. Interrogez plutôt Annie, elle pourra peut-être vous renseigner, bien qu’elle soit assez distraite. Elle n’a même pas débarrassé les tasses à café hier soir ! Voilà le genre de choses qui arrive quand je ne suis pas là pour surveiller !
— Si elles ont été oubliées, je préférerais que vous n’y touchiez pas, Dorcas. Pour que je puisse les examiner.
— Comme vous voudrez, monsieur.
— À quelle heure êtes-vous sortie, hier soir ?
— Aux environs de 18 heures, monsieur.
— Merci, Dorcas, c’est tout ce que j’avais à vous demander. (Il se leva et s’approcha de la porte-fenêtre.) Encore un détail, pourtant : j’ai été très impressionné par ces magnifiques parterres de fleurs. Combien y a-t-il de jardiniers ?
— Ils ne sont plus que trois. Avant la guerre, ils étaient cinq, quand la propriété était encore entretenue comme il se doit. Vous auriez dû la voir, monsieur. Un véritable enchantement pour les yeux, monsieur ! À présent, il ne reste que le vieux Manning, le petit William et une de ces femmes jardinières qui s’habillent en homme ! Ah ! nous vivons une drôle d’époque !
— Les beaux jours reviendront, Dorcas. Du moins, je l’espère. Maintenant, si vous vouliez bien dire à Annie de venir ici ?
— Tout de suite, monsieur. Merci, monsieur.
Dès que la domestique eut quitté le boudoir, je posai à Poirot les questions qui depuis un moment déjà me brûlaient les lèvres :
— Comment avez-vous deviné que Mrs Inglethorp prenait une poudre somnifère ? Et qu’est-ce que c’est que cette histoire de double de clef et de clef égarée ?
— Un problème à la fois, si vous le voulez bien, mon bon ami. En ce qui concerne la poudre somnifère, voici ce qui m’a renseigné.
Il sortit de sa poche une petite boîte en carton semblable à celles qu’utilisent les pharmaciens pour leurs préparations.
— Où l’avez-vous trouvée ?
— Dans le tiroir de la table de toilette. C’était le fameux sixième élément de ma liste.
— Mais puisque la dernière prise de poudre remonte à deux jours, je suppose que ce détail est sans grande incidence.
— Voire… Ne remarquez-vous rien de particulier sur cette boîte ?
— Non, je ne vois rien, fis-je en examinant l’objet.
— Regardez l’étiquette.
Je lus : « Pour Mrs Inglethorp. Une dose de poudre au coucher si nécessaire. » Je dus reconnaître que rien de cela ne m’apparaissait digne d’intérêt.
— Et le fait qu’aucun nom de pharmacien ne soit mentionné n’éveille pas votre curiosité ?
— Ça par exemple ! Oui, c’est vrai que c’est bizarre !
— Connaissez-vous un préparateur qui enverrait une commande sans mention de nom sur l’emballage ?
— Bien sûr que non !
Voilà qui devenait passionnant, mais Poirot tempéra mon enthousiasme en ajoutant :
— Et pourtant l’explication est des plus simples. Ne bâtissez pas de châteaux en Espagne, mon bon ami.
Je n’eus pas le loisir de répliquer car un pas se fit entendre et Annie entra. C’était une belle fille, bien bâtie, en proie à une grande agitation, due sans doute au plaisir quelque peu macabre d’être mêlée au drame.
Sans préambule, avec son habituelle efficacité, Poirot entra dans le vif du sujet :
— Je vous ai fait venir, Annie, car je pense que vous serez en mesure de nous fournir quelques détails au sujet des lettres que Mrs Inglethorp a écrites hier soir. Combien y en avait-il ? Et pouvez-vous m’indiquer quelques-uns des noms et des adresses figurant sur les enveloppes ?
Annie réfléchit un instant :
— Il y avait quatre lettres, monsieur. L’une pour Miss Howard ; une autre pour Mr Wells, l’avoué… Mais je n’arrive pas à me souvenir des deux autres… Ah ! ça me revient, maintenant : la troisième était adressée à Mr Ross, un de nos fournisseurs à Tadminster. Mais la quatrième, je ne me rappelle pas…
— Faites un effort, insista Poirot. Annie fouilla dans sa mémoire, en vain :
— Je suis désolée, monsieur, mais ça m’échappe. À moins que je ne l’aie même pas remarquée.
— Aucune importance, fit Poirot sans manifester la moindre déception. À présent, j’ai autre chose à vous demander. Il y avait une casserole dans la chambre de Mrs Inglethorp, avec un peu de cacao au fond. Prenait-elle cette boisson tous les soirs ?
— Oui, monsieur. On en montait dans sa chambre tous les soirs, et elle s’en faisait réchauffer une tasse, quand elle en avait envie.
— Qu’est-ce que c’était ? Du cacao pur ?
— Oui, monsieur, avec un peu de lait, une petite cuillerée de sucre et deux de rhum.
— Qui lui a porté son cacao, hier soir ?
— Moi, monsieur.
— Et les autres soirs ?
— C’était toujours moi, monsieur.
— À quelle heure ?
— D’habitude, quand j’allais dans sa chambre pour tirer les rideaux.
— Et vous le montiez directement de la cuisine ?
— Non, monsieur. Voyez-vous, on manque de place sur le fourneau à gaz. C’est pourquoi la cuisinière le préparait toujours plus tôt, avant de faire cuire les légumes pour le repas du soir. Ensuite, j’allais le déposer sur la table du premier, près de la porte de service. Et je ne l’apportais que plus tard à Mrs Inglethorp.
— Cette porte est située dans l’aile gauche ?
— Oui, monsieur.
— Et la table est de ce côté-ci de la porte ou de l’autre, vers les chambres des domestiques ?
— De ce côté-ci, monsieur.
— Hier soir, quelle heure était-il quand vous avez déposé le cacao sur la table ?
— Je pense qu’il devait être 19h15, monsieur.
— Et quand l’avez-vous porté dans la chambre de Mrs Inglethorp ?
— Quand je suis entrée pour tirer les rideaux. Il pouvait être 20 heures. Mrs Inglethorp est montée se coucher avant que je m’en aille.
— Donc, entre 19h15 et 20 heures, le cacao est resté sur la table dans le couloir ?
— Oui, monsieur.
Le visage d’Annie s’était empourpré et soudain elle ne put y tenir plus longtemps et s’exclama :
— Mais s’il y avait du sel dans son cacao, je n’y suis pour rien, monsieur ! Je n’ai jamais approché une salière de la tasse, je le jure !
— Pourquoi pensez-vous qu’il aurait pu y avoir du sel dans le cacao ?
— Parce que j’en ai vu sur le plateau, monsieur.
— Vous avez vu du sel sur le plateau ?
— Oui, monsieur. Et c’était même du gros sel de cuisine. Je ne l’avais pas remarqué quand j’ai monté le plateau. C’est en le portant dans la chambre de Madame que je m’en suis aperçue. Bien sûr, j’aurais dû le redescendre et demander à la cuisinière de préparer un autre cacao ; mais il fallait que je me dépêche : c’était le jour de sortie de Dorcas, et j’étais seule. Et puis j’ai pensé que le gros sel n’était tombé que sur le plateau, et pas dans le cacao. J’ai donc essuyé le plateau avec mon tablier et je l’ai porté dans la chambre de Madame.
J’éprouvai les plus grandes difficultés à dissimuler mon exaltation. À son insu, Annie venait de nous révéler un fait essentiel. Qu’aurait-elle dit si elle avait compris que son « gros sel » était en fait de la strychnine, l’un des poisons les plus foudroyants qui existent ? Le calme de Poirot m’impressionna. Il possédait une stupéfiante maîtrise de soi. J’attendais avec impatience sa question suivante, mais je fus déçu.
— Quand vous êtes entrée dans la chambre de Mrs Inglethorp, la porte de communication avec la chambre de Miss Cynthia était-elle verrouillée ?
— Bien sûr, monsieur. Elle l’a toujours été. On ne l’ouvre jamais.
— Et celle donnant sur la chambre de Mr Inglethorp ? Avez-vous remarqué si elle était elle aussi fermée à double tour ?
Annie marqua un temps d’hésitation.
— Je ne pourrais l’affirmer, monsieur. Elle était fermée, ça oui. À double tour, je n’y ai pas fait attention.
— Quand vous êtes sortie, Mrs Inglethorp a-t-elle verrouillé sa porte derrière vous ?
— Je ne l’ai pas entendue le faire, mais elle a sûrement poussé le verrou plus tard, comme toutes les nuits. Je parle de la porte qui donne sur le couloir.
— Avez-vous remarqué une tache de bougie sur le parquet quand vous avez fait sa chambre, hier ?
— De la bougie ? Bien sûr que non, monsieur. D’ailleurs, Madame n’avait pas de bougie dans sa chambre, seulement une lampe de chevet.
— S’il y avait eu une grosse tache de bougie sur le sol, vous êtes sûre que vous l’auriez remarquée ?
— Oh ! oui, monsieur ! Et je l’aurais fait disparaître avec un fer chaud et une feuille de papier buvard.
Poirot lui posa alors la même question qu’à Dorcas :
— Mrs Inglethorp possédait une robe verte ?
— Non, monsieur.
— Un manteau ? Ou une cape ? Ou… comment dites-vous ? une veste ?
— Rien de vert, monsieur.
— Quelqu’un d’autre dans la maison ? Annie réfléchit.
— Non, monsieur, dit-elle enfin.
— Vous en êtes sûre ?
— Certaine, monsieur.
— Bien ! Je crois que ce sera tout, Annie. Je vous remercie.
Avec un petit gloussement nerveux, la domestique sortit d’une démarche pesante. Je pus alors donner libre cours à ma jubilation :
— Toutes mes félicitations, Poirot ! Voilà une découverte d’envergure !
— Quelle découverte, mon bon ami ?
— Eh bien, que c’est le cacao et non le café qui était empoisonné. Tout concorde. Mrs Inglethorp n’a bu son cacao que tard dans la nuit, ce qui explique pourquoi la strychnine n’a pas agi avant l’aube.
— Ainsi donc vous en déduisez que le cacao – écoutez-moi bien, Hastings – que le cacao contenait de la strychnine ?
— C’est l’évidence même ! Sinon qu’était donc ce « gros sel » sur le plateau ?
— Du sel, tout simplement.
Devant l’air placide de Poirot, je haussai les épaules.
À quoi bon discuter ? Pour la seconde fois dans la journée, je songeai avec regret que Poirot vieillissait. Et je me félicitai intérieurement d’être là avec mon esprit plus ouvert.
Le regard pétillant de malice, mon ami belge m’observait.
— Vous paraissez déçu de mes propos. Je me trompe ?
— Mon cher Poirot, dis-je d’un ton froid, je ne me permettrais pas de vous dicter la marche à suivre. Votre idée sur l’affaire est respectable, tout comme la mienne.
— Voilà une opinion qui vous honore, commenta-t-il en se levant brusquement. Je crois en avoir fini avec cette pièce. Au fait, savez-vous à qui est ce petit secrétaire à cylindre, dans le coin, là ?
— À Mr Inglethorp.
— Tiens !
Il tenta de l’ouvrir, sans succès.
— Fermé ! Mais le trousseau de Mrs Inglethorp comporte peut-être notre sésame ?
Il essaya plusieurs clefs avant de pousser un cri de satisfaction :
— Et voilà ! Ce n’est pas la bonne clef mais elle fait l’affaire quand même !
Il releva le cylindre et jeta un regard perçant sur les papiers soigneusement classés. Pourtant, il ne les examina pas, ce qui m’étonna fort.
— Décidément, Mr Inglethorp est un homme d’ordre, se contenta-t-il d’observer avec une certaine admiration.
Pour mon ami belge, c’était le plus grand compliment qu’il pût faire. Une fois encore je me dis que les facultés de Poirot déclinaient quand il eut cette réflexion surprenante :
— Pas le moindre timbre dans ce secrétaire, mais il a pu y en avoir, n’est-ce pas, mon bon ami ? A-t-il pu y en avoir ? (Il laissa errer son regard dans le boudoir.) Bon ! Nous ne trouverons rien de plus dans cette pièce. Notre pêche est d’ailleurs assez maigre… nous n’avons que ceci !
De sa poche il sortit une enveloppe froissée qu’il me tendit. C’était un curieux document. D’un modèle des plus ordinaires, elle était sale et portait quelques mots griffonnés apparemment au hasard. En voici un fac-similé :
5
PAS QUESTION DE STRYCHNINE, BIEN SÛR
— Où l’avez-vous découverte ? demandai-je, dévoré de curiosité.
— Dans la corbeille à papier. L’écriture ne vous est pas inconnue, sans doute.
— Bien sûr que non. C’est celle de Mrs Inglethorp. Mais qu’est-ce que cela signifie ?
— Impossible de le dire pour le moment, fit Poirot avec un haussement d’épaules. Mais c’est une trouvaille intéressante.
Une explication, assez osée je l’avoue, me vint à l’esprit. Et si Mrs Inglethorp avait souffert de dérangement mental ? Elle aurait pu croire à ces sornettes de possession par le démon. Dans une telle hypothèse, le suicide ne devenait-il pas plausible ?