Nous nous entreregardâmes un instant.
— Seigneur ! balbutia John. Quelle coïncidence extraordinaire !
— Comment cela, une coïncidence ?
— Que ma mère ait fait un testament le jour même de sa mort !
Mr Wells s’éclaircit la voix, puis d’un ton sec :
— Vous croyez vraiment qu’il s’agit là d’une coïncidence, Cavendish ?
— Que voulez-vous dire ?
— Votre mère, vous me l’avez dit vous-même, avait eu une violente altercation avec… avec quelqu’un, hier après-midi.
— Que voulez-vous dire ? répéta John qui avait pâli et dont la voix tremblait.
— Juste après cette altercation, continua l’avoué, Mrs Inglethorp a rédigé à la hâte un nouveau testament dont nous ne connaîtrons sans doute jamais le contenu. Elle n’a parlé à personne des dispositions qu’elle y prenait. Il ne fait aucun doute qu’elle m’aurait demandé mon avis ce matin, mais on ne lui en a pas laissé le temps. Ce document disparaît en fumée, et votre mère emporte son secret dans la tombe. Cavendish, j’ai bien peur qu’on ne puisse voir là une simple coïncidence. Mr Poirot sera de mon avis si je dis que ces faits sont très révélateurs.
— Qu’ils le soient ou non, l’interrompit John, nous devons remercier Mr Poirot d’avoir élucidé cette énigme. Sans sa perspicacité, jamais nous n’aurions soupçonné l’existence de ce testament. Je suppose, monsieur, que ce n’est pas la peine de vous demander ce qui vous a amené à imaginer cela.
Poirot sourit :
— Une vieille enveloppe griffonnée. Et un parterre de bégonias fraîchement plantés.
John l’eût sans doute pressé de s’expliquer si nous n’avions été distraits par le vrombissement d’un moteur. Nous nous retournâmes vers la fenêtre au moment où l’automobile passait.
— Evie ! s’exclama John. Veuillez m’excuser, Wells, poursuivit-il – et, sans attendre, il sortit dans le vestibule.
Poirot me questionna du regard.
— Miss Howard, lui expliquai-je.
— Ah ! Je suis heureux qu’elle soit venue. Voilà une femme intelligente et dotée d’un grand cœur. Dommage que le Créateur ne lui ait pas donné la beauté en prime.
Je suivis John à temps pour accueillir Miss Howard dans le vestibule. Elle s’appliquait à se dégager des amples voiles de deuil qui lui enveloppaient la tête. Quand ses yeux se posèrent sur moi, j’éprouvai un sentiment de remords. Cette femme m’avait mis en garde solennellement, et je n’avais guère prêté attention à ses avertissements. Non sans un certain dédain, je les avais aussitôt chassés de mon esprit. Maintenant que les événements tragiques de la nuit lui donnaient raison, j’avais honte. Elle ne connaissait que trop bien Mr Inglethorp. Le drame aurait-il eu lieu sans son départ de Styles Court ? Le meurtrier n’aurait-il pas redouté sa vigilance ?
Elle me prit la main qu’elle secoua avec cette énergie dont je me souvenais si bien, et j’en fus soulagé. Son regard rencontra le mien et, s’il était voilé par la tristesse, je n’y lus aucun reproche. À ses yeux rougis, je voyais bien qu’elle avait beaucoup pleuré, mais elle conservait dans son comportement sa rudesse habituelle.
— Je me suis mise en route sitôt reçu le télégramme. Je sortais de mon travail. J’ai loué une automobile. Pour arriver au plus vite.
— Evie, avez-vous eu le temps de manger quelque chose, ce matin ? s’enquit John.
— Non.
— C’est bien ce que je pensais. Venez. La table du petit déjeuner n’a pas encore été débarrassée, et on va vous faire préparer du thé. (Il se tourna vers moi.) Vous voulez bien vous occuper d’elle, Hastings ? Je dois retourner auprès de Wells. Oh ! Evie, je vous présente Mr Poirot. Il nous aide… beaucoup.
Miss Howard tendit la main à mon ami mais, par-dessus son épaule, elle jeta un regard intrigué à John.
— Comment cela : il vous aide ?
— À poursuivre notre enquête.
— Quelle enquête ? Il n’y a rien à enquêter. Ils ne l’ont pas encore jeté en prison ?
— Jeté qui en prison ?
— Qui ? Alfred Inglethorp, évidemment !
— Allons, ma bonne Evie ! Un peu de prudence. Lawrence pense que notre mère a succombé à une crise cardiaque.
— Quel idiot, ce Lawrence ! rétorqua Miss Howard. Alfred Inglethorp a tué cette pauvre Émily – je vous avais bien dit qu’il en arriverait là !
— Ne criez pas comme ça, ma chère Evie ! Quels que soient notre avis ou nos soupçons, il vaut mieux en dire le moins possible pour le moment. L’enquête officielle ne débutera que vendredi.
— Et puis quoi encore ? s’exclama-t-elle, superbe dans son indignation. Vous avez tous perdu la tête ! Ce type aura quitté le pays depuis longtemps ! Pas si bête ! Il ne va pas attendre ici qu’on l’arrête pour le pendre !
Et comme John Cavendish ne trouvait rien à dire :
— Oh, je comprends ! lança-t-elle. Vous avez écouté les sornettes des médecins ! La chose à ne jamais faire ! Qu’est-ce qu’ils y connaissent ? Rien de rien, ou juste assez pour être dangereux ! J’en sais quelque chose : mon père était médecin ! Ce petit Wilkins est le plus parfait imbécile que j’aie jamais vu ! Une crise cardiaque ! Ça ne m’étonne pas ! N’importe quel individu qui n’écouterait que son bon sens verrait tout de suite que c’est son mari qui l’a empoisonnée ! Je l’avais bien dit, qu’il l’assassinerait dans son lit, ma pauvre Émily ! Et c’est ce qu’il a fait ! Et vous vous contentez de bafouiller des âneries : « C’est une crise cardiaque » ! « L’enquête officielle ne débutera que vendredi » ! Vous devriez avoir honte, John Cavendish !
— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? demanda John qui ne put réprimer un petit sourire. Je ne peux quand même pas le prendre par la peau du cou et l’emmener au commissariat !
— Vous pourriez au moins vous remuer. Trouver comment il s’y est pris. C’est un type rusé ! Il a dû faire une décoction de papier tue-mouches ! Demandez à la cuisinière s’il lui en manque.
Je compris sans l’ombre d’un doute que réussir à faire cohabiter Miss Howard et Alfred Inglethorp représentait une tâche herculéenne, et je plaignis sincèrement John. À l’évidence, il était conscient de cette difficulté. Il chercha momentanément refuge dans la retraite et nous quitta avec une certaine précipitation.
Lorsque Dorcas apporta le thé, Poirot quitta l’embrasure de la fenêtre où il s’était retiré et s’attabla en face de Miss Howard.
— J’ai un service à vous demander, dit-il d’un ton empreint de gravité.
— Demandez toujours, répondit la digne personne sans enthousiasme excessif.
— J’aimerais pouvoir compter sur votre aide.
— Si c’est pour faire pendre Alfred Inglethorp, avec plaisir ! lâcha-t-elle d’un ton farouche. Encore que ce soit une fin trop douce pour lui ! Il mériterait l’écartèlement, comme dans le bon vieux temps !
— Nous sommes d’accord là-dessus, approuva Poirot. Je désire moi aussi envoyer le coupable à la potence.
— Alfred Inglethorp ?
— Lui, ou un autre.
— Pas question d’un autre ! Avant qu’il ne pointe le bout de son nez, cette pauvre Émily n’avait jamais été assassinée, que je sache ! Je ne dis pas qu’elle était entourée d’anges ! Mais ces requins-là ne convoitaient que son porte-monnaie ! Au moins, sa vie n’était pas menacée. Survient Mr Alfred Inglethorp et – en deux mois – le tour est joué !
— Croyez-moi, Miss Howard, affirma Poirot, si Mr Inglethorp est notre homme, il ne m’échappera pas. Sur mon honneur, je le ferai pendre haut et court !
— J’aime mieux ça ! approuva Miss Howard déjà plus favorablement disposée.
— Mais je dois vous demander de me faire confiance. Votre concours peut m’être très précieux. Je vais vous dire pourquoi : dans cette maison frappée par le deuil, vous êtes la seule à avoir pleuré.
Miss Howard cligna plusieurs fois des paupières, et sa voix prit une intonation plus douce.
— Si vous voulez dire par là que j’avais de l’affection pour elle, eh bien, c’est vrai. Vous savez, Émily était une vieille femme égoïste, à sa manière. Elle était très généreuse, mais il lui fallait quelque chose en retour. Elle rappelait toujours aux gens ce qu’elle avait fait pour eux. C’est pourquoi elle n’était pas aimée. Elle ne s’en rendait d’ailleurs pas compte, et ça ne lui manquait pas. Du moins, j’espère. Pour moi, c’était différent. Dès le premier jour, je lui avais dit : « Je vaux tant de livres par an, un point c’est tout. Pas de gratifications par-ci par-là ! Pas de paire de gants en cadeau, ni de places de théâtre gratuites ! » Au début, elle n’avait pas compris. Je crois même qu’elle en était vexée. Elle me traitait de sotte et d’orgueilleuse ! Ce n’était pas vrai, mais je ne pouvais pas le lui dire. Mais c’est comme ça que j’ai gardé ma fierté ! Et j’étais la seule qui pouvait se permettre de l’aimer ! Je prenais soin d’elle. Je la protégeais des autres. Mais voilà qu’arrive une fripouille aux discours sucrés et pfft !… toutes ces années de dévouement ne comptent plus !
Poirot acquiesça avec un sourire compatissant :
— Je devine ce que vous ressentez, mademoiselle. C’est bien naturel. Vous nous jugez trop timorés – vous pensez que nous manquons d’ardeur à la tâche – mais croyez-moi, ce n’est pas le cas.
La porte s’ouvrit soudain et John passa la tête pour nous inviter tous deux à l’accompagner dans la chambre de Mrs Inglethorp : Mr Wells et lui avaient fini d’examiner le secrétaire du boudoir.
Alors que nous montions à l’étage, John lança un regard vers la porte de la salle à manger et me glissa à l’oreille :
— À votre avis, que se passera-t-il quand ces deux-là se rencontreront ?
Je secouai la tête en signe d’impuissance.
— J’ai recommandé à Mary de les tenir éloignés autant que faire se pourra.
— Elle y parviendra ?
— Dieu seul le sait ! Mais il y a fort à parier qu’Inglethorp ne cherchera pas à provoquer une rencontre.
— C’est vous qui avez toujours la clef, n’est-ce pas, Poirot ? demandais-je comme nous atteignions la porte de la chambre.
John la lui prit des mains et ouvrit. Nous entrâmes dans la chambre de la défunte et Mr Wells se dirigea directement vers le secrétaire, suivi de John.
— Ma mère gardait les papiers importants dans cette mallette, je crois, expliqua-t-il.
Poirot sortit le trousseau de clefs de sa poche.
— Permettez. Par mesure de précaution je l’ai fermée à clef ce matin.
— Mais elle n’est pas fermée !
— Impossible !
— Voyez vous-même.
— Mille tonnerres ! jura Poirot, abasourdi. J’ai pourtant les deux clefs dans ma poche !
Il saisit la mallette et blêmit.
— Ça, par exemple ! Eh bien elle n’est pas mauvaise, celle-là ! Messieurs, on a forcé cette serrure !
— Quoi ?
Poirot reposa la mallette.
— Qui a bien pu la forcer ?… Et pourquoi ?… Quand ?… Mais la porte était verrouillée !
Nous parlions tous en même temps. Poirot reprit chacune de ces exclamations de façon systématique :
— Qui ? C’est la question principale. Pourquoi ? J’aimerais bien le savoir. Quand ? Depuis que je suis sorti d’ici, c’est-à-dire il y a moins d’une heure. Quant à la porte, sa serrure est des plus ordinaires, et n’importe quelle autre clef du même modèle peut l’ouvrir.
Nous échangeâmes des regards consternés. Cependant Poirot s’était approché de la cheminée. S’il donnait l’impression de conserver son calme, je notai que ses mains tremblaient tandis qu’il corrigeait machinalement, sur le manteau de marbre, l’alignement des vases emplis d’allume-feu.
— Voyons, dit-il après un temps, nous pouvons aisément retracer l’enchaînement des faits. Cette mallette contenait une preuve, peut-être anodine en elle-même, mais qui pouvait conduire à l’identification du meurtrier. Il était donc vital pour celui-ci de la faire disparaître avant qu’on en découvre la signification réelle. C’est pourquoi il a pris le risque, le très grand risque, de s’introduire ici. Trouvant la mallette fermée à clef, il s’est vu obligé d’en forcer la serrure, trahissant ainsi sa manœuvre. Mais pour qu’il ait encouru le danger d’être démasqué, il fallait que cette preuve fût accablante…
— Qu’était-ce, à votre avis ?
— Ah ! s’exclama Poirot avec un geste trahissant sa colère. C’est ce que j’aimerais savoir ! Un document quelconque, selon toute probabilité. Il pourrait s’agir de cette feuille de papier que Dorcas a vue entre les mains de Mrs Inglethorp hier après-midi. Et moi… (son énervement décupla soudain) misérable imbécile que je suis ! Je ne l’ai pas deviné ! Je me suis comporté comme le dernier des idiots ! Jamais je n’aurais dû laisser la mallette dans cette chambre. J’aurais dû la garder auprès de moi. Ah ! triple buse que vous êtes, Hercule Poirot ! Par votre négligence, cette preuve a disparu. Sans doute a-t-elle été détruite. À moins que… S’il reste la plus infime chance, nous ne devons pas la négliger…
Il sortit de la pièce avec une précipitation telle que je mis un temps avant de réagir et de le suivre. Mais il avait déjà disparu quand j’arrivai en haut des marches.
Sur le palier, Mary Cavendish, immobile, l’avait suivi du regard.
— Quelle mouche a donc piqué votre extraordinaire ami, Mr Hastings ? Il vient de dévaler l’escalier tête baissée.
— Il s’est énervé sur un détail, répondis-je vaguement, car je n’étais pas du tout certain que Poirot apprécierait une indiscrétion de ma part.
Un vague sourire détendit les lèvres de Mrs Cavendish et je tentai de changer de sujet.
— Ils ne se sont pas encore croisés ?
— De qui parlez-vous ?
— De Miss Howard et d’Alfred Inglethorp !
Le regard qu’elle posa sur moi avait quelque chose de déroutant.
— Vous pensez vraiment que leur rencontre serait dramatique ?
— Ce n’est pas votre avis ? répliquai-je avec quelque étonnement.
Elle eut ce sourire serein qui lui allait si bien.
— Non. Ça ne me déplairait pas d’assister à une belle altercation. Voilà qui dégagerait peut-être l’atmosphère. Tout le monde réfléchit beaucoup trop, en ce moment, et personne ne dit ce qu’il a sur le cœur !
— John ne partage pas cet avis. Il fait tout pour les tenir éloignés l’un de l’autre.
— Oh ! John…
Quelque chose en elle commençait à m’agacer et je ne pus m’empêcher de m’exclamer :
— John est un très chic type !
Elle m’observa avec un certain étonnement, puis, à ma stupeur, elle constata :
— Vous faites preuve d’une grande loyauté envers votre ami. C’est une chose qui me plaît en vous.
— N’êtes-vous pas mon amie, vous aussi ?
— Je suis une très mauvaise amie.
— Pourquoi dites-vous ça ?
— Parce que c’est la vérité. Je suis tout à mes amis un jour, et le lendemain je les ignore complètement.
Je ne sais pourquoi, mais décidément l’agacement me gagnait. Avec un manque de tact regrettable, je lançai :
— Pourtant vous semblez toujours disponible pour le Dr Bauerstein !
À peine eus-je lâché ces mots que je me maudis. Les traits de Mrs Cavendish se durcirent, comme si un masque rigide se posait sur son visage. Les lèvres serrées, elle tourna les talons et monta l’escalier d’une démarche raide. Écrasé par ma propre stupidité, je restai immobile, bouche bée, à la regarder s’éloigner.
Les échos d’une violente diatribe me ramenèrent à la réalité. Je reconnus la voix de Poirot et son exécrable salmigondis de français mêlé à notre belle langue. Il confessait son erreur à la cantonade, comme désireux de l’expliquer à tous. J’en fus quelque peu vexé : les trésors de diplomatie que j’avais su déployer étaient réduits à néant – navré aussi : ce procédé me paraissait pour le moins discutable – peiné par-dessus tout : la propension de Poirot, l’âge venant, à perdre tout contrôle dans les moments de tension me frappa à nouveau douloureusement. Je descendis rapidement dans le vestibule. Dès qu’il me vit, le petit Belge parut recouvrer son calme. Je le pris à l’écart.
— Allons, mon ami, lui dis-je, avez-vous perdu tout sens commun ? Vous voulez donc que tout Styles Court apprenne la disparition de cet indice ? Votre comportement fait le jeu du coupable !
— C’est ce que vous pensez, Hastings ?
— J’en ai la certitude.
— Fort bien, mon bon ami. Je m’en remets à vous.
— Voilà qui est mieux. Mais je ne vous cache pas qu’il est un peu tard…
— Certes.
Il paraissait tellement penaud que j’en éprouvai quelque remords, et cependant mes remontrances ne m’en semblaient pas moins justifiées.
— Eh bien, dit-il après un long moment de silence, si nous partions, mon bon ami ?
— Vous n’avez plus rien à faire ici ?
— Non ; du moins pour l’instant. M’accompagnerez-vous jusqu’au village ?
— Avec plaisir.
Il prit sa trousse et nous sortîmes par la porte-fenêtre du salon. Nous croisâmes Cynthia Murdoch qui venait du jardin, et Poirot s’écarta pour lui laisser le passage.
— Excusez-moi, mademoiselle. Rien qu’une minute.
Elle lui lança un regard interrogateur.
— Oui, qu’y a-t-il ?
— Vous est-il arrivé de préparer les remèdes de Mrs Inglethorp ?
Une légère rougeur envahit ses pommettes et elle eut soudain l’air embarrassé :
— Non.
— Simplement ses poudres, peut-être ?
— Ça, oui ! répondit-elle en continuant de rougir. Une fois, je lui ai préparé quelques doses de poudre somnifère.
— Comme… ceci ? demanda Poirot en exhibant la petite boîte trouvée dans la chambre de la défunte.
Elle acquiesça.
— Pourriez-vous me préciser leur composition ? Ces doses étaient-elles à base de sulphonal ? De véronal ?
— Non. De bromure.
— Ah ! Je vous remercie, mademoiselle, et vous souhaite une bonne journée.
D’un pas rapide, nous nous éloignâmes de Styles Court. Je lançai à mon ami des regards furtifs. J’avais déjà noté que le vert de ses yeux – tout comme chez le chat – s’accentuait sous le coup d’une vive excitation, En cet instant ils brillaient comme des émeraudes.
— Mon bon ami, déclara-t-il enfin, j’ai une petite théorie. Assez étrange et peut-être erronée… et pourtant, elle cadre à merveille avec la trame de notre affaire.
J’eus un haussement d’épaules. Poirot me paraissait un peu trop sujet aux idées saugrenues. Dans le cas qui nous occupait, la solution de l’énigme crevait pourtant les yeux.
— Vous avez donc trouvé l’explication du nom manquant sur l’étiquette de la boîte, dis-je. Très simple, en effet. Je me demande d’ailleurs pourquoi je n’y avais pas songé.
Poirot ne semblait guère me prêter attention.
— Ils ont découvert autre chose, là-bas, fit-il en désignant du pouce Styles Court. Mr Wells m’en a fait part alors que nous montions inspecter la chambre.
— De quoi s’agit-il ?
— Ils ont trouvé, dans le secrétaire fermé à clef du boudoir, un autre testament rédigé par Mrs Inglethorp. Celui-ci porte une date antérieure à son mariage avec Alfred Inglethorp et qui correspond sans doute à l’époque de leurs fiançailles. Wells et Cavendish en ignoraient l’existence. Mrs Inglethorp y lègue tous ses biens à son futur mari. C’est écrit en toutes lettres sur un formulaire imprimé, contresigné par deux des domestiques : mais pas Dorcas.
— Et Alfred Inglethorp était au courant de l’existence d’un tel document ?
— Il m’a affirmé le contraire.
— Déclaration qu’on peut ne pas prendre pour argent comptant ! fis-je remarquer. Tous ces testaments rendent les choses bien confuses. Au fait, dites-moi : comment les quelques mots griffonnés sur cette enveloppe vous ont-ils permis de déduire qu’un testament avait été rédigé hier après-midi ?
— Mon bon ami, répondit Poirot en souriant, vous est-il déjà arrivé d’hésiter sur l’orthographe d’un mot, au moment de l’employer dans une lettre ?
— Oui, en plus d’une occasion. Et tout le monde a ce genre d’hésitation.
— Justement. Et n’avez-vous pas alors écrit le mot une ou deux fois, sur votre buvard ou sur un papier quelconque pouvant servir de brouillon, pour mieux voir si son orthographe vous paraissait correcte ? Eh bien, c’est précisément ce qu’a fait Mrs Inglethorp. Le participe « possédé » est écrit une première fois avec un seul s, puis correctement, avec deux. Pour mieux juger, elle l’a ensuite employé dans une phrase : « Je suis possédée ». Où cela nous mène-t-il ? Mrs Inglethorp a donc écrit ce mot : « possédée » hier après-midi ; en faisant le rapprochement avec le morceau de papier retrouvé dans les cendres de la cheminée, l’éventualité d’un nouveau testament a pris corps, car c’est un verbe fort usité dans un tel document. Un autre indice est venu conforter cette théorie. Dans l’affolement général qui a marqué la matinée, on a oublié de faire le ménage dans le boudoir. Près du secrétaire j’ai relevé de nombreuses traces de terreau et de terre de jardin. Or, le temps est sec depuis plusieurs jours, et aucune chaussure « civilisée » n’aurait laissé de traces aussi importantes.
» J’ai regardé par la porte-fenêtre du boudoir et j’ai découvert le parterre de bégonias fraîchement plantés. Le terreau est identique à celui qui macule le tapis. Et vous m’avez appris qu’on avait planté ces bégonias hier après-midi. J’en ai donc conclu qu’un des jardiniers, et plus probablement les deux, puisqu’il y avait deux séries d’empreintes différentes sur le parterre, étaient entrés dans le boudoir. Si Mrs Inglethorp avait simplement voulu leur dire un mot, elle serait allée jusqu’à la porte-fenêtre ; ils n’auraient donc pas pénétré dans la pièce. La déduction s’est imposée d’elle-même : elle venait de rédiger un testament et les avait fait venir pour le contresigner. La suite a prouvé que j’avais vu juste.
Je ne pouvais que m’incliner devant la qualité de ces déductions.
— Très ingénieux. Et je dois avouer que je m’étais fourvoyé, ajoutai-je. Les conclusions que j’avais tirées de ces quelques mots griffonnés sur l’enveloppe étaient totalement fausses.
Poirot eut un sourire plein d’indulgence.
— Vous avez lâché la bride à votre imagination, L’imagination est une qualité lorsqu’elle sert, mais un défaut si elle commande. Plus l’explication est simple, plus elle est probable.
— Autre chose : comment avez-vous su que la clef de la mallette violette avait été égarée ?
— Mais je ne le savais pas ! C’était une simple supposition, qui s’est heureusement révélée juste. Vous vous souvenez du morceau de fil de fer entortillé autour de l’anneau ? J’en ai immédiatement déduit que la clef avait sans doute été arrachée d’un porte-clefs peu solide. D’autre part, si Mrs Inglethorp l’avait perdue, puis retrouvée, elle l’aurait remise avec son trousseau. Or, sur celui-ci se trouvait un double flambant neuf, au brillant caractéristique. D’où mon hypothèse : quelqu’un d’autre avait mis l’original dans la serrure de la mallette.
— Et ce quelqu’un ne peut être qu’Alfred Inglethorp, enchaînai-je.
Poirot me considéra avec étonnement :
— Vous êtes certain de sa culpabilité ?
— Bien sûr ! Chaque nouvel indice l’accuse plus clairement.
— C’est tout le contraire, affirma Poirot, paisible. Plusieurs faits plaident en sa faveur.
— Vous plaisantez ?
— Non.
— Des faits qui plaident en sa faveur, comme vous dites, je n’en vois qu’un.
— Et c’est ?
— Son absence de Styles Court hier soir.
— Vous n’avez vraiment pas tapé dans le mille, mon bon ami ! C’est d’après moi le seul point qui parle en sa défaveur.
— Et pourquoi donc ?
— Parce que c’est exactement ce qu’il aurait fait s’il avait su que sa femme allait être empoisonnée cette nuit. Le prétexte qu’il a invoqué est de toute évidence un faux prétexte et ne s’explique que de deux manières : ou bien il savait ce qui allait se produire, ou bien son absence était motivée par une autre raison.
— Laquelle, d’après vous ? demandai-je, sceptique.
— Comment la connaîtrais-je ? répliqua-t-il en haussant les épaules. Mais elle est sans doute inavouable. Ce Mr Inglethorp me semble appartenir à la catégorie des franches canailles… ce qui n’en fait toutefois pas d’emblée un meurtrier.
J’étais peu convaincu et ne cherchai pas à le cacher.
— Vous ne partagez pas mon avis, je vois ? fit Poirot. Eh bien, laissons cela pour le moment. L’avenir se chargera de nous départager. Intéressons-nous plutôt à d’autres aspects de cette affaire. Par exemple les portes de la chambre de Mrs Inglethorp, qui étaient toutes verrouillées de l’intérieur. Qu’en déduisez-vous ?
Cette question me prit quelque peu au dépourvu.
— Eh bien… ce fait doit pouvoir s’expliquer d’un point de vue logique…
— Exact.
— Alors voici ce que je pense : les portes étaient bien verrouillées, comme nous avons pu le constater de nos propres yeux. Mais l’existence de la tache de bougie sur le tapis et la destruction du testament prouvent que quelqu’un s’est introduit dans la chambre pendant la nuit. Vous êtes d’accord jusqu’à maintenant ?
— Tout à fait. Votre exposé est d’une remarquable limpidité. Mais poursuivez, je vous prie.
— Merci, dis-je, encouragé. L’intrus n’a pu entrer ni par la fenêtre ni par l’opération du Saint-Esprit. C’est donc Mrs Inglethorp elle-même qui a dû lui ouvrir. Cela me conforte dans ma conviction qu’il s’agit du mari, car c’est la personne qu’elle aurait sans doute laissée entrer le plus facilement.
Mais Poirot secoua la tête.