La Peste Albert Camus

Tarrou notait enfin qu’il avait eu une longue conversation avec le docteur Rieux dont il rappelait seulement qu’elle avait eu de bons résultats, signalait à ce propos la couleur marron clair des yeux de Mme Rieux mère, affirmait bizarrement à son propos qu’un regard où se lisait tant de bonté serait toujours plus fort que la peste, et consacrait enfin d’assez longs passages au vieil asthmatique soigné par Rieux.

Il était allé le voir, avec le docteur, après leur entrevue. Le vieux avait accueilli Tarrou par des ricanements et des frottements de mains. Il était au lit, adossé à son oreiller, au-dessus de ses deux marmites de pois : « Ah ! encore un autre, avait-il dit en voyant Tarrou. C’est le monde à l’envers, plus de médecins que de malades. C’est que ça va vite, hein ? Le curé a raison, c’est bien mérité. » Le lendemain, Tarrou était revenu

sans avertissement.

Si l’on en croit ses carnets, le vieil asthmatique, mercier de son état, avait jugé à cinquante ans qu’il en avait assez fait. Il s’était couché et ne s’était plus relevé depuis. Son asthme se conciliait pourtant avec la station debout. Une petite rente l’avait mené jusqu’aux soixante- quinze ans qu’il portait allègrement. Il ne pouvait souffrir la vue d’une montre et, en fait, il n’y en avait pas une seule dans toute sa maison. « Une montre, disait-il, c’est cher et c’est bête. » Il évaluait le temps, et surtout l’heure des repas qui était la seule qui lui importât, avec ses deux marmites dont l’une était pleine de pois à son réveil. Il remplissait l’autre, pois par pois, du même mouvement appliqué et régulier. Il trouvait ainsi ses repères dans une journée mesurée à la marmite. « Toutes les quinze marmites, disait-il, il me faut mon casse-croûte. C’est tout simple. »

À en croire sa femme, d’ailleurs, il avait donné très jeune des signes de sa vocation. Rien, en effet, ne l’avait jamais intéressé, ni son travail, ni les amis, ni le café, ni la musique, ni les femmes, ni les promenades. Il n’était jamais sorti de sa ville, sauf un jour où, obligé de se rendre à Alger pour des affaires de famille, il s’était arrêté à la gare la plus proche d’Oran, incapable de pousser plus loin l’aventure. Il était revenu chez lui par le premier train.

À Tarrou qui avait eu l’air de s’étonner de la vie cloîtrée qu’il menait, il avait à peu près expliqué que selon la religion, la première moitié de la vie d’un homme était une ascension et l’autre moitié une descente, que dans la

descente les journées de l’homme ne lui appartenaient plus, qu’on pouvait les lui enlever à n’importe quel moment, qu’il ne pouvait donc rien en faire et que le mieux justement était de n’en rien faire. La contradiction, d’ailleurs, ne l’effrayait pas, car il avait dit peu après à Tarrou que sûrement Dieu n’existait pas, puisque, dans le cas contraire, les curés seraient inutiles. Mais, à quelques réflexions qui suivirent, Tarrou comprit que cette philosophie tenait étroitement à l’humeur que lui donnaient les quêtes fréquentes de sa paroisse. Mais ce qui achevait le portrait du vieillard est un souhait qui semble profond et qu’il fit à plusieurs reprises devant son interlocuteur : il espérait mourir très vieux.

« Est-ce un saint ? » se demandait Tarrou. Et il répondait : « Oui, si la sainteté est un ensemble d’habitudes. »

Mais, en même temps, Tarrou entreprenait la description assez minutieuse d’une journée dans la ville empestée et donnait ainsi une idée juste des occupations et de la vie de nos  concitoyens  pendant cet été :

« Personne ne rit que les ivrognes, disait Tarrou, et ceux- là rient trop. » Puis il entamait sa description :

« Au petit matin, des souffles légers parcourent la ville encore déserte. À cette heure, qui est entre les morts de la nuit et les agonies de la journée, il semble que la peste suspende un instant son effort et reprenne son souffle. Toutes les boutiques sont fermées. Mais sur quelques- unes, l’écriteau “Fermé pour cause de peste” atteste qu’elles n’ouvriront pas tout à l’heure avec les autres. Des

vendeurs de journaux encore endormis ne crient pas les nouvelles, mais, adossés au coin des rues, offrent leur marchandise aux réverbères dans un geste de somnambules. Tout à l’heure, réveillés par les premiers tramways, ils se répandront dans toute la ville, tendant à bout de bras les feuilles où éclate le mot “Peste ”. “Y aura- t-il un automne de peste ? Le professeur B… répond : Non.” “Cent vingt-quatre morts, tel est le bilan de la quatre-vingt-quatorzième journée de peste.”

« Malgré la crise du papier qui devient de plus en plus aiguë et qui a forcé certains périodiques à diminuer le nombre de leurs pages, il s’était créé un autre journal : le Courrier de l’Épidémie, qui se donne pour tâche d’“informer nos concitoyens, dans un souci de scrupuleuse objectivité, des progrès ou des reculs de la maladie ; de leur fournir les témoignages les plus autorisés sur l’avenir de l’épidémie ; de prêter l’appui de ses colonnes à tous ceux, connus ou inconnus, qui sont disposés à lutter contre le fléau ; de soutenir le moral de la population, de transmettre les directives des autorités et, en un mot, de grouper toutes les bonnes volontés pour lutter efficacement contre le mal qui nous frappe”. En réalité, ce journal s’est borné très rapidement à publier des annonces de nouveaux produits, infaillibles pour prévenir la peste.

« Vers six heures du matin, tous ces journaux commencent à se vendre dans les queues qui s’installent aux portes des magasins, plus d’une heure avant leur ouverture, puis dans les tramways qui arrivent, bondés,

des faubourgs. Les tramways sont devenus le seul moyen de transport et ils avancent à grand-peine, leurs marchepieds et leurs rambardes chargés à craquer. Chose curieuse, cependant, tous les occupants, dans la mesure du possible, se tournent le dos pour éviter une contagion mutuelle. Aux arrêts, le tramway déverse une cargaison d’hommes et de femmes, pressés de s’éloigner et de se trouver seuls. Fréquemment éclatent des scènes dues à la seule mauvaise humeur, qui devient chronique.

« Après le passage des premiers tramways, la ville s’éveille peu à peu, les premières brasseries ouvrent leur porte sur des comptoirs chargés de pancartes : “Plus de café”, “Apportez votre sucre”, etc. Puis les boutiques s’ouvrent, les rues s’animent. En même temps, la lumière monte et la chaleur plombe peu à peu le ciel de juillet. C’est l’heure où ceux qui ne font rien se risquent sur les boulevards. La plupart semblent avoir pris à tâche de conjurer la peste par l’étalage de leur luxe. Il y a tous les jours vers onze heures, sur les artères principales, une parade de jeunes hommes et de jeunes femmes où l’on peut éprouver cette passion de vivre qui croît au sein des grands malheurs. Si l’épidémie s’étend, la morale s’élargira aussi. Nous reverrons les saturnales milanaises au bord des tombes.

« À midi, les restaurants se remplissent en un clin d’œil. Très vite, de petits groupes qui n’ont pu trouver de place se forment à leur porte. Le ciel commence à perdre sa lumière par excès de chaleur. À l’ombre des grands stores, les candidats à la nourriture attendent leur tour, au bord de la rue craquante de soleil. Si les restaurants

sont envahis, c’est qu’ils simplifient pour beaucoup le problème du ravitaillement. Mais ils laissent intacte l’angoisse de la contagion. Les convives perdent de longues minutes à essuyer patiemment leurs couverts. Il n’y a pas longtemps, certains restaurants affichaient : “Ici, le couvert est ébouillanté.” Mais peu à peu, ils ont renoncé à toute publicité puisque les clients étaient forcés de venir. Le client, d’ailleurs, dépense volontiers. Les vins fins ou supposés tels, les suppléments les plus chers, c’est le commencement d’une course effrénée. Il paraît aussi que des scènes de panique ont éclaté dans un restaurant parce qu’un client pris de malaise avait pâli, s’était levé, avait chancelé et gagné très vite la sortie.

« Vers deux heures, la ville se vide peu à peu et c’est le moment où le silence, la poussière, le soleil et la peste se rencontrent dans la rue. Tout le long des grandes maisons grises la chaleur coule sans arrêt. Ce sont de longues heures prisonnières qui finissent dans des soirs enflammés croulant sur la ville populeuse et jacassante. Pendant les premiers jours de la chaleur, de loin en loin, et sans qu’on sache pourquoi, les soirs étaient désertés. Mais à présent, la première fraîcheur amène une détente, sinon un espoir. Tous descendent alors dans les rues, s’étourdissent à parler, se querellent ou se convoitent et sous le ciel rouge de juillet la ville, chargée de couples et de clameurs, dérive vers la nuit haletante. En vain, tous les soirs sur les boulevards, un vieillard inspiré, portant feutre et lavallière, traverse la foule en répétant sans arrêt : “Dieu est grand, venez à lui”, tous se précipitent au contraire vers quelque chose qu’ils connaissent mal ou qui

leur paraît plus urgent que Dieu. Au début, quand ils croyaient que c’était une maladie comme les autres, la religion était à sa place. Mais quand ils ont vu que c’était sérieux, ils se sont souvenus de la jouissance. Toute l’angoisse qui se peint dans la journée sur les visages se résout alors, dans le crépuscule ardent et poussiéreux, en une sorte d’excitation hagarde, une liberté maladroite qui enfièvre tout un peuple.

« Et moi aussi, je suis comme eux. Mais quoi ! la mort n’est rien pour les hommes comme moi. C’est un événement qui leur donne raison. »

C’est Tarrou qui avait demandé à Rieux l’entrevue dont il parle dans ses carnets. Le soir où Rieux l’attendait, le docteur regardait justement sa mère, sagement assise dans un coin de la salle à manger, sur une chaise. Elle passait ses journées là quand les soins du ménage ne l’occupaient plus. Les mains réunies sur les genoux, elle attendait. Rieux n’était même pas sûr que ce fût lui qu’elle attendît. Mais, cependant, quelque chose changeait dans le visage de sa mère lorsqu’il apparaissait. Tout ce qu’une vie laborieuse y avait mis de mutisme semblait s’animer alors. Puis, elle retombait dans le silence. Ce soir-là, elle regardait par la fenêtre, dans la rue maintenant déserte. L’éclairage de nuit avait été diminué des deux tiers. Et, de loin en loin, une lampe très faible mettait quelques reflets dans les ombres de la ville.

  • Est-ce qu’on va garder l’éclairage réduit pendant toute la peste ? dit Mme Rieux.
  • Probablement.
  • Pourvu que ça ne dure pas jusqu’à l’hiver. Ce serait triste, alors.
  • Oui, dit Rieux.

Il vit le regard de sa mère se poser sur son front. Il savait que l’inquiétude et le surmenage des dernières

journées avaient creusé son visage.

  • Ça n’a pas marché, aujourd’hui ? dit Mme Rieux.
  • Oh ! comme d’habitude.

Comme d’habitude ! C’est-à-dire que le nouveau sérum envoyé par Paris avait l’air d’être moins efficace que le premier et les statistiques montaient. On n’avait toujours pas la possibilité d’inoculer les sérums préventifs ailleurs que dans les familles déjà atteintes. Il eût fallu des quantités industrielles pour en généraliser l’emploi. La plupart des bubons se refusaient à percer, comme si la saison de leur durcissement était venue, et ils torturaient les malades. Depuis la veille, il y avait dans la ville deux cas d’une nouvelle forme de l’épidémie. La peste devenait alors pulmonaire. Le jour même, au cours d’une réunion, les médecins harassés, devant un préfet désorienté, avaient demandé et obtenu de nouvelles mesures pour éviter la contagion qui se faisait de bouche à bouche, dans la peste pulmonaire. Comme d’habitude, on ne savait toujours rien.

Il regarda sa mère. Le beau regard marron fit remonter en lui des années de tendresse.

  • Est-ce que tu as peur, mère ?
  • À mon âge, on ne craint plus grand-chose.
  • Les journées sont bien longues et je ne suis plus jamais là.
  • Cela m’est égal de t’attendre si je sais que tu dois venir. Et quand tu n’es pas là, je pense à ce que tu fais. As-tu des nouvelles ?
  • Oui, tout va bien, si j’en crois le dernier télégramme.

Mais je sais qu’elle dit cela pour me tranquilliser.

La sonnette de la porte retentit. Le docteur sourit à sa mère et alla ouvrir. Dans la pénombre du palier, Tarrou avait l’air d’un grand ours vêtu de gris. Rieux fit asseoir le visiteur devant son bureau. Lui-même restait debout derrière son fauteuil. Ils étaient séparés par la seule lampe allumée de la pièce, sur le bureau.

  • Je sais, dit Tarrou sans préambule, que je puis parler tout droit avec vous.

Rieux approuva en silence.

  • Dans quinze jours ou un mois, vous ne serez d’aucune utilité ici, vous êtes dépassé par les événements.
  • C’est vrai, dit Rieux.
  • L’organisation du service sanitaire est mauvaise.

Vous manquez d’hommes et de temps.

Rieux reconnut encore que c’était la vérité.

  • J’ai appris que la préfecture envisage une sorte de service civil pour obliger les hommes valides à participer au sauvetage général.
  • Vous êtes bien renseigné. Mais le mécontentement est déjà grand et le préfet hésite.
  • Pourquoi ne pas demander des volontaires ?
  • On l’a fait, mais les résultats ont été maigres.
  • On l’a fait par la voie officielle, un peu sans y croire. Ce qui leur manque, c’est l’imagination. Ils ne sont jamais

à l’échelle des fléaux. Et les remèdes qu’ils imaginent sont à peine à la hauteur d’un rhume de cerveau. Si nous les laissons faire, ils périront et nous avec eux.

  • C’est probable, dit Rieux. Je dois dire qu’ils ont cependant pensé aussi aux prisonniers, pour ce que j’appellerai les gros travaux.
  • J’aimerais mieux que ce fût des hommes libres.
  • Moi aussi. Mais pourquoi, en somme ?
  • J’ai horreur des condamnations à mort. Rieux regarda Tarrou :
  • Alors ? dit-il.
  • Alors, j’ai un plan d’organisation pour des formations sanitaires volontaires. Autorisez-moi à m’en occuper et laissons l’administration de côté. Du reste, elle est débordée. J’ai des amis un peu partout et ils feront le premier noyau. Et naturellement, j’y participerai.
  • Bien entendu, dit Rieux, vous vous doutez que j’accepte avec joie. On a besoin d’être aidé, surtout dans ce métier. Je me charge de faire accepter l’idée à la préfecture. Du reste, ils n’ont pas le choix. Mais…

Rieux réfléchit.

  • Mais ce travail peut être mortel, vous le savez bien. Et dans tous les cas, il faut que je vous en avertisse. Avez- vous bien réfléchi ?

Tarrou le regardait de ses yeux gris.

  • Que pensez-vous du prêche de Paneloux, docteur ?

La question était posée naturellement et Rieux y répondit naturellement.

  • J’ai trop vécu dans les hôpitaux pour aimer l’idée de punition collective. Mais, vous savez, les chrétiens parlent quelquefois ainsi, sans le penser jamais réellement. Ils sont meilleurs qu’ils ne paraissent.
  • Vous pensez pourtant, comme Paneloux, que la peste a sa bienfaisance, qu’elle ouvre les yeux, qu’elle force à penser !

Le docteur secoua la tête avec impatience.

  • Comme toutes les maladies de ce monde. Mais ce qui est vrai des maux de ce monde est vrai aussi de la peste. Cela peut servir à grandir quelques-uns. Cependant, quand on voit la misère et la douleur qu’elle apporte, il faut être fou, aveugle ou lâche pour se résigner à la peste.

Rieux avait à peine élevé le ton. Mais Tarrou fit un geste de la main comme pour le calmer. Il souriait.

  • Oui, dit Rieux en haussant les épaules. Mais vous ne m’avez pas répondu. Avez-vous réfléchi ?

Tarrou se carra un peu dans son fauteuil et avança la tête dans la lumière.

  • Croyez-vous en Dieu, docteur ?

La question était encore posée naturellement. Mais cette fois, Rieux hésita.

  • Non, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Je suis dans la nuit, et j’essaie d’y voir clair. Il y a longtemps que j’ai cessé de trouver ça original.
  • N’est-ce pas ce qui vous sépare de Paneloux ?
  • Je ne crois pas. Paneloux est un homme d’études. Il n’a pas vu assez mourir et c’est pourquoi il parle au nom d’une vérité. Mais le moindre prêtre de campagne qui administre ses paroissiens et qui a entendu la respiration d’un mourant pense comme moi. Il soignerait la misère avant de vouloir en démontrer l’excellence.

Rieux se leva, son visage était maintenant dans l’ombre.

  • Laissons cela, dit-il, puisque vous ne voulez pas répondre.

Tarrou sourit sans bouger de son fauteuil.

  • Puis-je répondre par une question ? À son tour le docteur sourit :
  • Vous aimez le mystère, dit-il. Allons-y.
  • Voilà, dit Tarrou. Pourquoi vous-même montrez- vous tant de dévouement puisque vous ne croyez pas en Dieu ? Votre réponse m’aidera peut-être à répondre moi- même.

Sans sortir de l’ombre, le docteur dit qu’il avait déjà répondu, que s’il croyait en un Dieu tout-puissant, il cesserait de guérir les hommes, lui laissant alors ce soin. Mais que personne au monde, non, pas même Paneloux qui croyait y croire, ne croyait en un Dieu de cette sorte, puisque personne ne s’abandonnait totalement et qu’en cela du moins, lui, Rieux, croyait être sur le chemin de la vérité, en luttant contre la création telle qu’elle était.

  • Ah ! dit Tarrou, c’est donc l’idée que vous vous faites de votre métier ?
  • À peu près, répondit le docteur en revenant dans la lumière.

Tarrou siffla doucement et le docteur le regarda.

  • Oui, dit-il, vous vous dites qu’il y faut de l’orgueil. Mais je n’ai que l’orgueil qu’il faut, croyez-moi. Je ne sais pas ce qui m’attend ni ce qui viendra après tout ceci. Pour le moment il y a des malades et il faut les guérir. Ensuite, ils réfléchiront et moi aussi. Mais le plus pressé est de les guérir. Je les défends comme je peux, voilà tout.
  • Contre qui ?

Rieux se tourna vers la fenêtre. Il devinait au loin la mer à une condensation plus obscure de l’horizon. Il éprouvait seulement sa fatigue et luttait en même temps contre un désir soudain et déraisonnable de se livrer un peu plus à cet homme singulier, mais qu’il sentait fraternel.

  • Je n’en sais rien, Tarrou, je vous jure que je n’en sais rien. Quand je suis entré dans ce métier, je l’ai fait abstraitement, en quelque sorte, parce que j’en avais besoin, parce que c’était une situation comme les autres, une de celles que les jeunes gens se proposent. Peut-être aussi parce que c’était particulièrement difficile pour un fils d’ouvrier comme moi. Et puis il a fallu voir mourir. Savez-vous qu’il y a des gens qui refusent de mourir ? Avez-vous jamais entendu une femme crier : « Jamais ! » au moment de mourir ? Moi, oui. Et je me suis aperçu

alors que je ne pouvais pas m’y habituer. J’étais jeune et mon dégoût croyait s’adresser à l’ordre même du monde. Depuis, je suis devenu plus modeste. Simplement, je ne suis toujours pas habitué à voir mourir. Je ne sais rien de plus. Mais après tout…

Rieux se tut et se rassit. Il se sentait la bouche sèche.

  • Après tout ? dit doucement Tarrou.
  • Après tout…, reprit le docteur, et il hésita encore, regardant Tarrou avec attention, c’est une chose qu’un homme comme vous peut comprendre, n’est-ce pas, mais puisque l’ordre du monde est réglé par la mort, peut-être vaut-il mieux pour Dieu qu’on ne croie pas en lui et qu’on lutte de toutes ses forces contre la mort, sans lever les yeux vers ce ciel où il se tait.
  • Oui, approuva Tarrou, je peux comprendre. Mais vos victoires seront toujours provisoires, voilà tout.

Rieux parut s’assombrir.

  • Toujours, je le sais. Ce n’est pas une raison pour cesser de lutter.
  • Non, ce n’est pas une raison. Mais j’imagine alors ce que doit être cette peste pour vous.
  • Oui, dit Rieux. Une interminable défaite.

Tarrou fixa un moment le docteur, puis il se leva et marcha lourdement vers la porte. Et Rieux le suivit. Il le rejoignait déjà quand Tarrou qui semblait regarder à ses pieds lui dit :

  • Qui vous a appris tout cela, docteur ?

La réponse vint immédiatement :

  • La misère.

Rieux ouvrit la porte de son bureau et, dans le couloir, dit à Tarrou qu’il descendait aussi, allant voir un de ses malades dans les faubourgs. Tarrou lui proposa de l’accompagner et le docteur accepta. Au bout du couloir, ils rencontrèrent Mme Rieux à qui le docteur présenta Tarrou.

  • Un ami, dit-il.
  • Oh ! fit Mme Rieux, je suis très contente de vous connaître.

Quand elle partit, Tarrou se retourna encore sur elle. Sur le palier, le docteur essaya en vain de faire fonctionner la minuterie. Les escaliers restaient plongés dans la nuit. Le docteur se demandait si c’était l’effet d’une nouvelle mesure d’économie. Mais on ne pouvait pas savoir. Depuis quelque temps déjà, dans les maisons et dans la ville, tout se détraquait. C’était peut-être simplement que les concierges, et nos concitoyens en général, ne prenaient plus soin de rien. Mais le docteur n’eut pas le temps de s’interroger plus avant, car la voix de Tarrou résonnait derrière lui :

  • Encore un mot, docteur, même s’il vous paraît ridicule : vous avez tout à fait raison.

Rieux haussa les épaules pour lui-même, dans le noir.

  • Je n’en sais rien, vraiment. Mais vous, qu’en savez- vous ?
  • Oh ! dit l’autre sans s’émouvoir, j’ai peu de choses à apprendre.

Le docteur s’arrêta et le pied de Tarrou, derrière lui, glissa sur une marche. Tarrou se rattrapa en prenant l’épaule de Rieux.

  • Croyez-vous tout connaître de la vie ? demanda celui-ci.

La réponse vint dans le noir, portée par la même voix tranquille :

  • Oui.

Quand ils débouchèrent dans la rue, ils comprirent qu’il était assez tard, onze heures peut-être. La ville était muette, peuplée seulement de frôlements. Très loin, le timbre d’une ambulance résonna. Ils montèrent dans la voiture et Rieux mit le moteur en marche.

  • Il faudra, dit-il, que vous veniez demain à l’hôpital pour le vaccin préventif. Mais, pour en finir et avant d’entrer dans cette histoire, dites-vous que vous avez une chance sur trois d’en sortir.
  • Ces évaluations n’ont pas de sens, docteur, vous le savez comme moi. Il y a cent ans, une épidémie de peste a tué tous les habitants d’une ville de Perse, sauf précisément le laveur des morts qui n’avait jamais cessé d’exercer son métier.
  • Il a gardé sa troisième chance, voilà tout, dit Rieux d’une voix soudain plus sourde. Mais il est vrai que nous avons encore tout à apprendre à ce sujet.

Ils entraient maintenant dans les faubourgs. Les phares illuminaient les rues désertes. Ils s’arrêtèrent. Devant l’auto, Rieux demanda à Tarrou s’il voulait entrer et l’autre dit que oui. Un reflet du ciel éclairait leurs visages. Rieux eut soudain un rire d’amitié :

  • Allons, Tarrou, dit-il, qu’est-ce qui vous pousse à vous occuper de cela ?
  • Je ne sais pas. Ma morale peut-être.
  • Et laquelle ?
  • La compréhension.

Tarrou se tourna vers la maison et Rieux ne vit plus son visage jusqu’au moment où ils furent chez le vieil asthmatique.

Dès le lendemain, Tarrou se mit au travail et réunit une première équipe qui devait être suivie de beaucoup d’autres.

L’intention du narrateur n’est cependant pas de donner à ces formations sanitaires plus d’importance qu’elles n’en eurent. À sa place, il est vrai que beaucoup de nos concitoyens céderaient aujourd’hui à la tentation d’en exagérer le rôle. Mais le narrateur est plutôt tenté de croire qu’en donnant trop d’importance aux belles actions, on rend finalement un hommage indirect et puissant au mal. Car on laisse supposer alors que ces belles actions n’ont tant de prix que parce qu’elles sont rares et que la méchanceté et l’indifférence sont des moteurs bien plus fréquents dans les actions des hommes. C’est là une idée que le narrateur ne partage pas. Le mal qui est dans le monde vient presque toujours de l’ignorance, et la bonne volonté peut faire autant de dégâts que la méchanceté, si elle n’est pas éclairée. Les hommes sont plutôt bons que mauvais, et en vérité ce n’est pas la question. Mais ils ignorent plus ou moins, et c’est ce qu’on appelle vertu ou vice, le vice le plus désespérant étant celui de l’ignorance qui croit tout savoir et qui s’autorise alors à tuer. L’âme du meurtrier est aveugle et il n’y a pas de vraie bonté ni de bel amour sans toute la clairvoyance possible.

C’est pourquoi nos formations sanitaires qui se réalisèrent grâce à Tarrou doivent être jugées avec une satisfaction objective. C’est pourquoi le narrateur ne se fera pas le chantre trop éloquent de la volonté et d’un héroïsme auquel il n’attache qu’une importance raisonnable. Mais il continuera d’être l’historien des cœurs déchirés et exigeants que la peste fit alors à tous nos concitoyens.

Ceux qui se dévouèrent aux formations sanitaires n’eurent pas si grand mérite à le faire, en effet, car ils savaient que c’était la seule chose à faire et c’est de ne pas s’y décider qui alors eût été incroyable. Ces formations aidèrent nos concitoyens à entrer plus avant dans la peste et les persuadèrent en partie que, puisque la maladie était là, il fallait faire ce qu’il fallait pour lutter contre elle. Parce que la peste devenait ainsi le devoir de quelques- uns, elle apparut réellement pour ce qu’elle était, c’est-à- dire l’affaire de tous.

Cela est bien. Mais on ne félicite pas un instituteur d’enseigner que deux et deux font quatre. On le félicitera peut-être d’avoir choisi ce beau métier. Disons donc qu’il était louable que Tarrou et d’autres eussent choisi de démontrer que deux et deux faisaient quatre plutôt que le contraire, mais disons aussi que cette bonne volonté leur était commune avec l’instituteur, avec tous ceux qui ont le même cœur que l’instituteur et qui, pour l’honneur de l’homme, sont plus nombreux qu’on ne pense, c’est du moins la conviction du narrateur. Celui-ci aperçoit très bien d’ailleurs l’objection qu’on pourrait lui faire et qui est que ces hommes risquaient leur vie. Mais il vient toujours

une heure dans l’histoire où celui qui ose dire que deux et deux font quatre est puni de mort. L’instituteur le sait bien. Et la question n’est pas de savoir quelle est la récompense ou la punition qui attend ce raisonnement. La question est de savoir si deux et deux, oui ou non, font quatre. Pour ceux de nos concitoyens qui risquaient alors leur vie, ils avaient à décider si, oui ou non, ils étaient dans la peste et si, oui ou non, il fallait lutter contre elle.

Beaucoup de nouveaux moralistes dans notre ville allaient alors, disant que rien ne servait à rien et qu’il fallait se mettre à genoux. Et Tarrou, et Rieux, et leurs amis pouvaient répondre ceci ou cela, mais la conclusion était toujours ce qu’ils savaient : il fallait lutter de telle ou telle façon et ne pas se mettre à genoux. Toute la question était d’empêcher le plus d’hommes possible de mourir et de connaître la séparation définitive. Il n’y avait pour cela qu’un seul moyen qui était de combattre la peste. Cette vérité n’était pas admirable, elle n’était que conséquente.

C’est pourquoi il était naturel que le vieux Castel mît toute sa confiance et son énergie à fabriquer des sérums sur place, avec du matériel de fortune. Rieux et lui espéraient qu’un sérum fabriqué avec les cultures du microbe même qui infestait la ville aurait une efficacité plus directe que les sérums venus de l’extérieur, puisque le microbe différait légèrement du bacille de la peste tel qu’il était classiquement défini. Castel espérait avoir son premier sérum assez rapidement.

C’est pourquoi encore il était naturel que Grand, qui n’avait rien d’un héros, assurât maintenant une sorte de

secrétariat des formations sanitaires. Une partie des équipes formées par Tarrou se consacrait en effet à un travail d’assistance préventive dans les quartiers surpeuplés. On essayait d’y introduire l’hygiène nécessaire, on faisait le compte des greniers et des caves que la désinfection n’avait pas visités. Une autre partie des équipes secondait les médecins dans les visites à domicile, assurait le transport des pestiférés, et même, par la suite, en l’absence de personnel spécialisé, conduisit les voitures des malades et des morts. Tout ceci exigeait un travail d’enregistrement et de statistiques que Grand avait accepté de faire.

De ce point de vue, et plus que Rieux ou Tarrou, le narrateur estime que Grand était le représentant réel de cette vertu tranquille qui animait les formations sanitaires. Il avait dit oui sans hésitation, avec la bonne volonté qui était la sienne. Il avait seulement demandé à se rendre utile dans de petits travaux. Il était trop vieux pour le reste. De dix-huit heures à vingt heures, il pouvait donner son temps. Et comme Rieux le remerciait avec chaleur, il s’en étonnait : « Ce n’est pas le plus difficile. Il y a la peste, il faut se défendre, c’est clair. Ah ! si tout était aussi simple ! » Et il revenait à sa phrase. Quelquefois, le soir, quand le travail des fiches était terminé, Rieux parlait avec Grand. Ils avaient fini par mêler Tarrou à leur conversation et Grand se confiait avec un plaisir de plus en plus évident à ses deux compagnons. Ces derniers suivaient avec intérêt le travail patient que Grand continuait au milieu de la peste. Eux aussi, finalement, y trouvaient une sorte de détente.

« Comment va l’amazone ? » demandait souvent Tarrou. Et Grand répondait invariablement : « Elle trotte, elle trotte », avec un sourire difficile. Un soir, Grand dit qu’il avait définitivement abandonné l’adjectif

« élégante » pour son amazone et qu’il la qualifiait désormais de « svelte ». « C’est plus concret », avait-il ajouté. Une autre fois, il lut à ses deux auditeurs la première phrase ainsi modifiée : « Par une belle matinée de mai, une svelte amazone, montée sur une superbe jument alezane, parcourait les allées fleuries du Bois de Boulogne. »

  • N’est-ce pas, dit Grand, on la voit mieux et j’ai préféré : « Par une matinée de mai », parce que « mois de mai » allongeait un peu le trot.

Il se montra ensuite fort préoccupé par l’adjectif

« superbe ». Cela ne parlait pas, selon lui, et il cherchait le terme qui photographierait d’un seul coup la fastueuse jument qu’il imaginait. « Grasse » n’allait pas, c’était concret, mais un peu péjoratif. « Reluisante » l’avait tenté un moment, mais le rythme ne s’y prêtait pas. Un soir, il annonça triomphalement qu’il avait trouvé : « Une noire jument alezane. » Le noir indiquait discrètement l’élégance, toujours selon lui.

  • Ce n’est pas possible, dit Rieux.
  • Et pourquoi ?
  • Alezane n’indique pas la race, mais la couleur.
  • Quelle couleur ?
  • Eh bien, une couleur qui n’est pas le noir, en tout

cas !

Grand parut très affecté.

  • Merci, disait-il, vous êtes là, heureusement. Mais vous voyez comme c’est difficile.
  • Que penseriez-vous de « somptueuse » ? dit Tarrou. Grand le regarda. Il réfléchissait :
  • Oui, dit-il, oui !

Et un sourire lui venait peu à peu.

À quelque temps de là, il avoua que le mot « fleuries » l’embarrassait. Comme il n’avait jamais connu qu’Oran et Montélimar, il demandait quelquefois à ses amis des indications sur la façon dont les allées du Bois étaient fleuries. À proprement parler, elles n’avaient jamais donné l’impression de l’être à Rieux ou à Tarrou, mais la conviction de l’employé les ébranlait. Il s’étonnait de leur incertitude. « Il n’y a que les artistes qui sachent regarder. » Mais le docteur le trouva une fois dans une grande excitation. Il avait remplacé «  fleuries » par

« pleines de fleurs ». Il se frottait les mains. « Enfin on les voit, on les sent. Chapeau bas, messieurs ! » Il lut triomphalement la phrase : « Par une belle matinée de mai, une svelte amazone montée sur une somptueuse jument alezane parcourait les allées pleines de fleurs du Bois de Boulogne. » Mais, lus à haute voix, les trois génitifs qui terminaient la phrase résonnèrent fâcheusement et Grand bégaya un peu. Il s’assit, l’air accablé. Puis il demanda au docteur la permission de partir. Il avait besoin de réfléchir un peu.

C’est à cette époque, on l’apprit par la suite, qu’il donna au bureau des signes de distraction qui furent jugés regrettables à un moment où la mairie devait faire face, avec un personnel diminué, à des obligations écrasantes. Son service en souffrit et le chef de bureau le lui reprocha sévèrement en lui rappelant qu’il était payé pour accomplir un travail que, précisément, il n’accomplissait pas. « Il paraît, avait dit le chef de bureau, que vous faites du service volontaire dans les formations sanitaires, en dehors de votre travail. Ça ne me regarde pas. Mais ce qui me regarde, c’est votre travail. Et la première façon de vous rendre utile dans ces terribles circonstances, c’est de bien faire votre travail. Ou sinon, le reste ne sert à rien. »

  • Il a raison, dit Grand à Rieux.
  • Oui, il a raison, approuva le docteur.
  • Mais je suis distrait et je ne sais pas comment sortir de la fin de ma phrase.

Il avait pensé à supprimer « de Boulogne », estimant que tout le monde comprendrait. Mais alors la phrase avait l’air de rattacher à « fleurs » ce qui, en fait, se reliait à « allées ». Il avait envisagé aussi la possibilité d’écrire :

« Les allées du Bois pleines de fleurs. » Mais la situation de « Bois » entre un substantif et un qualificatif qu’il séparait arbitrairement lui était une épine dans la chair. Certains soirs, il est bien vrai qu’il avait l’air encore plus fatigué que Rieux.

Oui, il était fatigué par cette recherche qui l’absorbait tout entier, mais il n’en continuait pas moins à faire les additions et les statistiques dont avaient besoin les

formations sanitaires. Patiemment, tous les soirs, il mettait des fiches au clair, il les accompagnait de courbes et il s’évertuait lentement à présenter des états aussi précis que possible. Assez souvent, il allait rejoindre Rieux dans l’un des hôpitaux et lui demandait une table dans quelque bureau ou infirmerie. Il s’y installait avec ses papiers, exactement comme il s’installait à sa table de la mairie, et dans l’air épaissi par les désinfectants et par la maladie elle-même, il agitait ses feuilles pour en faire sécher l’encre. Il essayait honnêtement alors de ne plus penser à son amazone et de faire seulement ce qu’il fallait.

Oui, s’il est vrai que les hommes tiennent à se proposer des exemples et des modèles qu’ils appellent héros, et s’il faut absolument qu’il y en ait un dans cette histoire, le narrateur propose justement ce héros insignifiant et effacé qui n’avait pour lui qu’un peu de bonté au cœur et un idéal apparemment ridicule. Cela donnera à la vérité ce qui lui revient, à l’addition de deux et deux son total de quatre, et à l’héroïsme la place secondaire qui doit être la sienne, juste après, et jamais avant, l’exigence généreuse du bonheur. Cela donnera aussi à cette chronique son caractère, qui doit être celui d’une relation faite avec de bons sentiments, c’est-à-dire des sentiments qui ne sont ni ostensiblement mauvais ni exaltants à la vilaine façon d’un spectacle.

C’était du moins l’opinion du docteur Rieux lorsqu’il lisait dans les journaux ou écoutait à la radio les appels et les encouragements que le monde extérieur faisait parvenir à la ville empestée. En même temps que les

secours envoyés par air et par route, tous les soirs, sur les ondes ou dans la presse, des commentaires apitoyés ou admiratifs s’abattaient sur la cité désormais solitaire. Et chaque fois le ton d’épopée ou de discours de prix impatientait le docteur. Certes, il savait que cette sollicitude n’était pas feinte. Mais elle ne pouvait s’exprimer que dans le langage conventionnel par lequel les hommes essaient d’exprimer ce qui les lie à l’humanité. Et ce langage ne pouvait s’appliquer aux petits efforts quotidiens de Grand, par exemple, ne pouvant rendre compte de ce que signifiait Grand au milieu de la peste.

À minuit, quelquefois, dans le grand silence de la ville alors désertée, au moment de regagner son lit pour un sommeil trop court, le docteur tournait le bouton de son poste. Et des confins du monde, à travers des milliers de kilomètres, des voix inconnues et fraternelles s’essayaient maladroitement à dire leur solidarité et la disaient, en effet, mais démontraient en même temps la terrible impuissance où se trouve tout homme de partager vraiment une douleur qu’il ne peut pas voir : « Oran ! Oran ! » En vain, l’appel traversait les mers, en vain Rieux se tenait en alerte, bientôt l’éloquence montait et accusait mieux encore la séparation essentielle qui faisait deux étrangers de Grand et de l’orateur. « Oran ! oui, Oran ! Mais non, pensait le docteur, aimer ou mourir ensemble, il n’y a pas d’autre ressource. Ils sont trop loin. »

Et justement ce qui reste à retracer avant d’en arriver au sommet de la peste, pendant que le fléau réunissait toutes ses forces pour les jeter sur la ville et s’en emparer définitivement, ce sont les longs efforts désespérés et monotones que les derniers individus, comme Rambert, faisaient pour retrouver leur bonheur et ôter à la peste cette part d’eux-mêmes qu’ils défendaient contre toute atteinte. C’était là leur manière de refuser l’asservissement qui les menaçait, et bien que ce refus-là, apparemment, ne fût pas aussi efficace que l’autre, l’avis du narrateur est qu’il avait bien son sens et qu’il témoignait aussi, dans sa vanité et ses contradictions mêmes, pour ce qu’il y avait alors de fier en chacun de nous.

Rambert luttait pour empêcher que la peste le recouvrît. Ayant acquis la preuve qu’il ne pouvait sortir de la ville par les moyens légaux, il était décidé, avait-il dit à Rieux, à user des autres. Le journaliste commença par les garçons de café. Un garçon de café est toujours au courant de tout. Mais les premiers qu’il interrogea étaient surtout au courant des pénalités très graves qui sanctionnaient ce genre d’entreprises. Dans un cas, il fut même pris pour un provocateur. Il lui fallut rencontrer Cottard chez Rieux pour avancer un peu. Ce jour-là,

Rieux et lui avaient parlé encore des démarches vaines que le journaliste avait faites dans les administrations. Quelques jours après, Cottard rencontra Rambert dans la rue, et l’accueillit avec la rondeur qu’il mettait à présent dans tous ses rapports :

  • Toujours rien ? avait-il dit.
  • Non, rien.
  • On ne peut pas compter sur les bureaux. Ils ne sont pas faits pour comprendre.
  • C’est vrai. Mais je cherche autre chose. C’est difficile.
  • Ah ! dit Cottard, je vois.

Lui connaissait une filière et à Rambert, qui s’en étonnait, il expliqua que, depuis longtemps, il fréquentait tous les cafés d’Oran, qu’il y avait des amis et qu’il était renseigné sur l’existence d’une organisation qui s’occupait de ce genre d’opérations. La vérité était que Cottard, dont les dépenses dépassaient désormais les revenus, s’était mêlé à des affaires de contrebande sur les produits rationnés. Il revendait ainsi des cigarettes et du mauvais alcool dont les prix montaient sans cesse et qui étaient en train de lui rapporter une petite fortune.

  • En êtes-vous bien sûr ? demanda Rambert.
  • Oui, puisqu’on me l’a proposé.
  • Et vous n’en avez pas profité ?
  • Ne soyez pas méfiant, dit Cottard d’un air bonhomme, je n’en ai pas profité parce que je n’ai pas, moi, envie de partir. J’ai mes raisons.

Il ajouta après un silence :

  • Vous ne me demandez pas quelles sont mes raisons ?
  • Je suppose, dit Rambert, que cela ne me regarde pas.
  • Dans un sens, cela ne vous regarde pas, en effet. Mais dans un autre… Enfin, la seule chose évidente, c’est que je me sens bien mieux ici depuis que nous avons la peste avec nous.

L’autre écouta son discours :

  • Comment joindre cette organisation ?
  • Ah ! dit Cottard, ce n’est pas facile, venez avec moi.

Il était quatre heures de l’après-midi. Sous un ciel lourd, la ville cuisait lentement. Tous les magasins avaient leur store baissé. Les chaussées étaient désertes. Cottard et Rambert prirent des rues à arcades et marchèrent longtemps sans parler. C’était une de ces heures où la peste se faisait invisible. Ce silence, cette mort des couleurs et des mouvements, pouvaient être aussi bien ceux de l’été que ceux du fléau. On ne savait si l’air était lourd de menaces ou de poussières et de brûlure. Il fallait observer et réfléchir pour rejoindre la peste. Car elle ne se trahissait que par des signes négatifs. Cottard, qui avait des affinités avec elle, fit remarquer par exemple à Rambert l’absence des chiens qui, normalement, eussent dû être sur le flanc, haletants, au seuil des couloirs, à la recherche d’une fraîcheur impossible.

Ils prirent le boulevard des Palmiers, traversèrent la

place d’Armes et descendirent vers le quartier de la Marine. À gauche, un café peint en vert s’abritait sous un store oblique de grosse toile jaune. En entrant, Cottard et Rambert essuyèrent leur front. Ils prirent place sur des chaises pliantes de jardin, devant des tables de tôle verte. La salle était absolument déserte. Des mouches grésillaient dans l’air. Dans une cage jaune posée sur le comptoir bancal, un perroquet, toutes plumes retombées, était affaissé sur son perchoir. De vieux tableaux, représentant des scènes militaires, pendaient au mur, couverts de crasse et de toiles d’araignée en épais filaments. Sur toutes les tables de tôle, et devant Rambert lui-même, séchaient des fientes de poule dont il s’expliquait mal l’origine jusqu’à ce que d’un coin obscur, après un peu de remue-ménage, un magnifique coq sortît en sautillant.

La chaleur, à ce moment, sembla monter encore. Cottard enleva sa veste et frappa sur la tôle. Un petit homme, perdu dans un long tablier bleu, sortit du fond, salua Cottard du plus loin qu’il le vit, avança en écartant le coq d’un vigoureux coup de pied et demanda, au milieu des gloussements du volatile, ce qu’il fallait servir à ces messieurs. Cottard voulait du vin blanc et s’enquit d’un certain Garcia. Selon le nabot, il y avait déjà quelques jours qu’on ne l’avait vu dans le café.

  • Pensez-vous qu’il viendra ce soir ?
  • Eh ! dit l’autre, je ne suis pas dans sa chemise. Mais vous connaissez son heure ?
  • Oui, mais ce n’est pas très important. J’ai seulement

un ami à lui présenter.

Le garçon essuyait ses mains moites contre le devant de son tablier.

  • Ah ! Monsieur s’occupe aussi d’affaires ?
  • Oui, dit Cottard. Le nabot renifla :
  • Alors, revenez ce soir. Je vais lui envoyer le gosse.

En sortant, Rambert demanda de quelles affaires il s’agissait.

  • De contrebande, naturellement. Ils font passer des marchandises aux portes de la ville. Ils vendent au prix fort.
  • Bon, dit Rambert. Ils ont des complicités ?
  • Justement.

Le soir, le store était relevé, le perroquet jabotait dans sa cage et les tables de tôle étaient entourées d’hommes en bras de chemise. L’un d’eux, le chapeau de paille en arrière, une chemise blanche ouverte sur une poitrine couleur de terre brûlée, se leva à l’entrée de Cottard. Un visage régulier et tanné, l’œil noir et petit, les dents blanches, deux ou trois bagues aux doigts, il paraissait trente ans environ.

  • Salut, dit-il, on boit au comptoir. Ils prirent trois tournées en silence.
  • Si on sortait ? dit alors Garcia.

Ils descendirent vers le port et Garcia demanda ce qu’on lui voulait. Cottard lui dit que ce n’était pas

exactement pour des affaires qu’il voulait lui présenter Rambert, mais seulement pour ce qu’il appela « une sortie ». Garcia marchait droit devant lui en fumant. Il posa des questions, disant « Il » en parlant de Rambert, sans paraître s’apercevoir de sa présence.

  • Pour quoi faire ? disait-il.
  • Il a sa femme en France.
  • Ah !

Et après un temps :

  • Qu’est-ce qu’il a comme métier ?
  • Journaliste.
  • C’est un métier où on parle beaucoup. Rambert se taisait.
  • C’est un ami, dit Cottard.

Ils avancèrent en silence. Ils étaient arrivés aux quais, dont l’accès était interdit par de grandes grilles. Mais ils se dirigèrent vers une petite buvette où l’on vendait des sardines frites, dont l’odeur venait jusqu’à eux.

  • De toute façon, conclut Garcia, ce n’est pas moi que ça concerne, mais Raoul. Et il faut que je le retrouve. Ça ne sera pas facile.
  • Ah ! demanda Cottard avec animation, il se cache ?

Garcia ne répondit pas. Près de la buvette, il s’arrêta et se tourna vers Rambert pour la première fois.

  • Après-demain, à onze heures, au coin de la caserne des douanes, en haut de la ville.

Il fit mine de partir, mais se retourna vers les deux hommes.

  • Il y aura des frais, dit-il. C’était une constatation.
  • Bien sûr, approuva Rambert.

Un peu après, le journaliste remercia Cottard :

  • Oh ! non, dit l’autre avec jovialité. Ça me fait plaisir de vous rendre service. Et puis, vous êtes journaliste, vous me revaudrez ça un jour ou l’autre.

Le surlendemain, Rambert et Cottard gravissaient les grandes rues sans ombrage qui mènent vers le haut de notre ville. Une partie de la caserne des douanes avait été transformée en infirmerie et, devant la grande porte, des gens stationnaient, venus dans l’espoir d’une visite qui ne pouvait pas être autorisée ou à la recherche de renseignements qui, d’une heure à l’autre, seraient périmés. En tout cas, ce rassemblement permettait beaucoup d’allées et venues et on pouvait supposer que cette considération n’était pas étrangère à la façon dont le rendez-vous de Garcia et de Rambert avait été fixé.

  • C’est curieux, dit Cottard, cette obstination à partir.

En somme, ce qui se passe est bien intéressant.

  • Pas pour moi, répondit Rambert.
  • Oh ! bien sûr, on risque quelque chose. Mais, après tout, on risquait autant, avant la peste, à traverser un carrefour très fréquenté.

À ce moment, l’auto de Rieux s’arrêta à leur hauteur.

Tarrou conduisait et Rieux semblait dormir à moitié. Il se réveilla pour faire les présentations.

  • Nous nous connaissons, dit Tarrou, nous habitons le même hôtel.

Il offrit à Rambert de le conduire en ville.

  • Non, nous avons rendez-vous ici. Rieux regarda Rambert :
  • Oui, fit celui-ci.
  • Ah ! s’étonnait Cottard, le docteur est au courant ?
  • Voilà le juge d’instruction, avertit Tarrou en regardant Cottard.

Celui-ci changea de figure. M. Othon descendait en effet la rue et s’avançait vers eux d’un pas vigoureux, mais mesuré. Il ôta son chapeau en passant devant le petit groupe.

  • Bonjour, monsieur le juge ! dit Tarrou.

Le juge rendit le bonjour aux occupants de l’auto, et, regardant Cottard et Rambert qui étaient restés en arrière, les salua gravement de la tête. Tarrou présenta le rentier et le journaliste. Le juge regarda le ciel pendant une seconde et soupira, disant que c’était une époque bien triste.

  • On me dit, monsieur Tarrou, que vous vous occupez de l’application des mesures prophylactiques. Je ne saurais trop vous approuver. Pensez-vous, docteur, que la maladie s’étendra ?

Rieux dit qu’il fallait espérer que non et le juge répéta qu’il fallait toujours espérer, les desseins de la Providence sont impénétrables. Tarrou lui demanda si les événements lui avaient apporté un surcroît de travail.

  • Au contraire, les affaires que nous appelons de droit commun diminuent. Je n’ai plus à instruire que des manquements graves aux nouvelles dispositions. On n’a jamais autant respecté les anciennes lois.
  • C’est, dit Tarrou, qu’en comparaison elles semblent bonnes, forcément.

Le juge quitta l’air rêveur qu’il avait pris, le regard comme suspendu au ciel. Et il examina Tarrou d’un air froid.

  • Qu’est-ce que cela fait ? dit-il. Ce n’est pas la loi qui compte, c’est la condamnation. Nous n’y pouvons rien.
  • Celui-là, dit Cottard quand le juge fut parti, c’est l’ennemi numéro un.

La voiture démarra.

Un peu plus tard, Rambert et Cottard virent arriver Garcia. Il avança vers eux sans leur faire de signe et dit en guise de bonjour : « Il faut attendre. »

Autour d’eux, la foule, où dominaient les femmes, attendait dans un silence total. Presque toutes portaient des paniers dont elles avaient le vain espoir qu’elles pourraient les faire passer à leurs parents malades et l’idée encore plus folle que ceux-ci pourraient utiliser leurs provisions. La porte était gardée par des factionnaires en armes et, de temps en temps, un cri

bizarre traversait la cour qui séparait la caserne de la porte. Dans l’assistance, des visages inquiets se tournaient alors vers l’infirmerie.

Les trois hommes regardaient ce spectacle lorsque dans leur dos un « bonjour » net et grave les fit se retourner. Malgré la chaleur, Raoul était habillé très correctement. Grand et fort, il portait un costume croisé de couleur sombre et un feutre à bords retournés. Son visage était assez pâle. Les yeux bruns et la bouche serrée, Raoul parlait de façon rapide et précise :

  • Descendons vers la ville, dit-il. Garcia, tu peux nous laisser.

Garcia alluma une cigarette et les laissa s’éloigner. Ils marchèrent rapidement, accordant leur allure à celle de Raoul qui s’était placé au milieu d’eux.

  • Garcia m’a expliqué, dit-il. Cela peut se faire. De toute façon, ça vous coûtera dix mille francs.

Rambert répondit qu’il acceptait.

  • Déjeunez avec moi, demain, au restaurant espagnol de la Marine.

Rambert dit que c’était entendu et Raoul lui serra la main, souriant pour la première fois. Après son départ, Cottard s’excusa. Il n’était pas libre le lendemain et d’ailleurs Rambert n’avait plus besoin de lui.

Lorsque, le lendemain, le journaliste entra dans le restaurant espagnol, toutes les têtes se tournèrent sur son passage. Cette cave ombreuse, située en contrebas d’une petite rue jaune et desséchée par le soleil, n’était

fréquentée que par des hommes, de type espagnol pour la plupart. Mais dès que Raoul, installé à une table du fond, eut fait un signe au journaliste et que Rambert se fut dirigé vers lui, la curiosité disparut des visages qui revinrent à leurs assiettes. Raoul avait à sa table un grand type maigre et mal rasé, aux épaules démesurément larges, la figure chevaline et les cheveux clairsemés. Ses longs bras minces, couverts de poils noirs, sortaient d’une chemise aux manches retroussées. Il hocha la tête trois fois lorsque Rambert lui fut présenté. Son nom n’avait pas été prononcé et  Raoul ne parlait  de lui qu’en disant

« notre ami ».

  • Notre ami croit avoir la possibilité de vous aider. Il va vous…

Raoul s’arrêta parce que la serveuse intervenait pour la commande de Rambert.

  • Il va vous mettre en rapport avec deux de nos amis qui vous feront connaître des gardes qui nous sont acquis. Tout ne sera pas fini alors. Il faut que les gardes jugent eux-mêmes du moment propice. Le plus simple serait que vous logiez pendant quelques nuits chez l’un d’eux, qui habite près des portes. Mais auparavant, notre ami doit vous donner des contacts nécessaires. Quand tout sera arrangé, c’est à lui que vous réglerez les frais.

L’ami hocha encore une fois sa tête de cheval sans cesser de broyer la salade de tomates et de poivrons qu’il ingurgitait. Puis il parla avec un léger accent espagnol. Il proposait à Rambert de prendre rendez-vous pour le surlendemain, à huit heures du matin, sous le porche de la

cathédrale.

  • Encore deux jours, remarqua Rambert.
  • C’est que ce n’est pas facile, dit Raoul. Il faut retrouver les gens.

Le cheval encensa une fois de plus et Rambert approuva sans passion. Le reste du déjeuner se passa à rechercher un sujet de conversation. Mais tout devint très facile lorsque Rambert découvrit que le cheval était joueur de football. Lui-même avait beaucoup pratiqué ce sport. On parla donc du championnat de France, de la valeur des équipes professionnelles anglaises et de la tactique en W. À la fin du déjeuner, le cheval s’était tout à fait animé et il tutoyait Rambert pour le persuader qu’il n’y avait pas de plus belle place dans une équipe que celle de demi-centre. « Tu comprends, disait-il, le demi-centre, c’est celui qui distribue le jeu. Et distribuer le jeu, c’est ça le football. » Rambert était de cet avis, quoiqu’il eût toujours joué avant-centre. La discussion fut seulement interrompue par un poste de radio qui, après avoir seriné en sourdine des mélodies sentimentales, annonça que, la veille, la peste avait fait cent trente-sept victimes. Personne ne réagit dans l’assistance. L’homme à tête de cheval haussa les épaules et se leva. Raoul et Rambert l’imitèrent.

En partant, le demi-centre serra la main de Rambert avec énergie :

  • Je m’appelle Gonzalès, dit-il.

Ces deux jours parurent interminables à Rambert. Il

se rendit chez Rieux et lui raconta ses démarches dans le détail. Puis il accompagna le docteur dans une de ses visites. Il lui dit au revoir à la porte de la maison où l’attendait un malade suspect. Dans le couloir, un bruit de courses et de voix : on avertissait la famille de l’arrivée du docteur.

  • J’espère que Tarrou ne tardera pas, murmura Rieux. Il avait l’air fatigué.
  • L’épidémie va trop vite ? demanda Rambert.

Rieux dit que ce n’était pas cela et que même la courbe des statistiques montait moins vite. Simplement, les moyens de lutter contre la peste n’étaient pas assez nombreux.

  • Nous manquons de matériel, dit-il. Dans toutes les armées du monde, on remplace généralement le manque de matériel par des hommes. Mais nous manquons d’hommes aussi.
  • Il est venu des médecins de l’extérieur et du personnel sanitaire.
  • Oui, dit Rieux. Dix médecins et une centaine d’hommes. C’est beaucoup, apparemment. C’est à peine assez pour l’état présent de la maladie. Ce sera insuffisant si l’épidémie s’étend.

Rieux prêta l’oreille aux bruits de l’intérieur, puis sourit à Rambert.

  • Oui, dit-il, vous devriez vous dépêcher de réussir. Une ombre passa sur le visage de Rambert :
  • Vous savez, dit-il d’une voix sourde, ce n’est pas cela qui me fait partir.

Rieux répondit qu’il le savait, mais Rambert continuait :

  • Je crois que je ne suis pas lâche, du moins la plupart du temps. J’ai eu l’occasion de l’éprouver. Seulement, il y a des idées que je ne peux pas supporter.

Le docteur le regarda en face.

  • Vous la retrouverez, dit-il.
  • Peut-être, mais je ne peux pas supporter l’idée que cela va durer et qu’elle vieillira pendant tout ce temps. À trente ans, on commence à vieillir et il faut profiter de tout. Je ne sais pas si vous pouvez comprendre.

Rieux murmurait qu’il croyait comprendre, lorsque Tarrou arriva, très animé.

  • Je viens de demander à Paneloux de se joindre à nous.
  • Eh bien ? demanda le docteur.
  • Il a réfléchi et il a dit oui.
  • J’en suis content, dit le docteur. Je suis content de le savoir meilleur que son prêche.
  • Tout le monde est comme ça, dit Tarrou. Il faut seulement leur donner l’occasion.

Il sourit et cligna de l’œil vers Rieux.

  • C’est mon affaire à moi, dans la vie, de fournir des occasions.
  • Pardonnez-moi, dit Rambert, mais il faut que je parte.

Le jeudi du rendez-vous, Rambert se rendit sous le porche de la cathédrale, cinq minutes avant huit heures. L’air était encore assez frais. Dans le ciel progressaient de petits nuages blancs et ronds que, tout à l’heure, la montée de la chaleur avalerait d’un coup. Une vague odeur d’humidité montait encore des pelouses, pourtant desséchées. Le soleil, derrière les maisons de l’Est, réchauffait seulement le casque de la Jeanne d’Arc entièrement dorée qui garnit la place. Une horloge sonna les huit coups. Rambert fit quelques pas sous le porche désert. De vagues psalmodies lui parvenaient de l’intérieur avec de vieux parfums de cave et d’encens. Soudain, les chants se turent. Une dizaine de petites formes noires sortirent de l’église et se mirent à trottiner vers la ville. Rambert commença à s’impatienter. D’autres formes noires faisaient l’ascension des grands escaliers et se dirigeaient vers le porche. Il alluma une cigarette, puis s’avisa que le lieu peut-être ne l’y autorisait pas.

À huit heures quinze, les orgues de la cathédrale commencèrent à jouer en sourdine. Rambert entra sous la voûte obscure. Au bout d’un moment, il put apercevoir, dans la nef, les ombres noires qui étaient passées devant lui. Elles étaient toutes réunies dans un coin, devant une sorte d’autel improvisé où l’on venait d’installer un saint Roch, hâtivement exécuté dans un des ateliers de notre ville. Agenouillées, elles semblaient s’être recroquevillées encore, perdues dans la grisaille comme des morceaux d’ombre coagulée, à peine plus épaisses, çà et là, que la

brume dans laquelle elles flottaient. Au-dessus d’elles les orgues faisaient des variations sans fin.

Lorsque Rambert sortit, Gonzalès descendait déjà l’escalier et se dirigeait vers la ville.

  • Je croyais que tu étais parti, dit-il au journaliste.

C’était normal.

Il expliqua qu’il avait attendu ses amis à un autre rendez-vous qu’il leur avait donné, non loin de là, à huit heures moins dix. Mais il les avait attendus vingt minutes, en vain.

  • Il y a un empêchement, c’est sûr. On n’est pas toujours à l’aise dans le travail que nous faisons.

Il proposait un autre rendez-vous, le lendemain, à la même heure, devant le monument aux morts. Rambert soupira et rejeta son feutre en arrière.

  • Ce n’est rien, conclut Gonzalès en riant. Pense un peu à toutes les combinaisons, les descentes et les passes qu’il faut faire avant de marquer un but.
  • Bien sûr, dit encore Rambert. Mais la partie ne dure qu’une heure et demie.

Le monument aux morts d’Oran se trouve sur le seul endroit d’où l’on peut apercevoir la mer, une sorte de promenade longeant, sur une assez courte distance, les falaises qui dominent le port. Le lendemain, Rambert, premier au rendez-vous, lisait avec attention la liste des morts au champ d’honneur. Quelques minutes après, deux hommes s’approchèrent, le regardèrent avec

indifférence, puis allèrent s’accouder au parapet de la promenade et parurent tout à fait absorbés par la contemplation des quais vides et déserts. Ils étaient tous les deux de la même taille, vêtus tous les deux d’un pantalon bleu et d’un tricot marine à manches courtes. Le journaliste s’éloigna un peu, puis s’assit sur un banc et put les regarder à loisir. Il s’aperçut alors qu’ils n’avaient sans doute pas plus de vingt ans. À ce moment, il vit Gonzalès qui marchait vers lui en s’excusant.

  • Voilà nos amis, dit-il, et il l’amena vers les deux jeunes gens qu’il présenta sous les noms de Marcel et de Louis. De face, ils se ressemblaient beaucoup et Rambert estima qu’ils étaient frères.
  • Voilà, dit Gonzalès. Maintenant la connaissance est faite. Il faudra arranger l’affaire elle-même.

Marcel ou Louis dit alors que leur tour de garde commençait dans deux jours, durait une semaine et qu’il faudrait repérer le jour le plus commode. Ils étaient quatre à garder la porte ouest et les deux autres étaient des militaires de carrière. Il n’était pas question de les mettre dans l’affaire. Ils n’étaient pas sûrs et, d’ailleurs, cela augmenterait les frais. Mais il arrivait, certains soirs, que les deux collègues allassent passer une partie de la nuit dans l’arrière-salle d’un bar qu’ils connaissaient. Marcel ou Louis proposait ainsi à Rambert de venir s’installer chez eux, à proximité des portes, et d’attendre qu’on vînt le chercher. Le passage alors serait tout à fait facile. Mais il fallait se dépêcher parce qu’on parlait, depuis peu, d’installer des doubles postes à l’extérieur de

la ville.

Rambert approuva et offrit quelques-unes de ses dernières cigarettes. Celui des deux qui n’avait pas encore parlé demanda alors à Gonzalès si la question des frais était réglée et si l’on pouvait recevoir des avances.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer