La Terre de Tom Tiddler

Chapitre 2Les ombres du soir

La première personne qui parut à la porteétait un monsieur qui regarda par hasard à l’intérieur et portaitsous le bras un album. À l’étonnement et à l’épouvante exprimésdans son regard et dans ses manières, il était évident que larenommée de l’ermite n’était pas encore parvenue jusqu’à lui.Aussitôt qu’il put parler, il fit observer d’un air apologétiquequ’il était étranger à cette contrée, avait été frappé par l’aspectpittoresque des ruines de la cour et des dépendances, et qu’ilavait regardé à la porte avec l’idée de ne rien trouver de plusremarquable que des matériaux pour faire une esquisse d’aprèsnature.

Après avoir révélé le mystère de l’ermite àcet étranger bouleversé, le voyageur lui expliqua qu’il désirait,pour animer M. Mopes et la matinée, que les visiteurs quis’arrêteraient à la porte voulussent bien faire quelques récitstirés de leur expérience personnelle, récits qui seraient trèsappréciés dans cette triste localité. Tout d’abord, le visiteurainsi interpellé hésita, non pas tant, comme on le vit plus tard,faute de moyens de répondre à l’appel qui lui était fait, que fautede ressources pour stimuler dans le moment sa propre mémoire.Accédant à la demande du voyageur, il entra presque aussitôt enconversation avec l’ermite.

– Je n’ai jamais vu aucun bien résulter,dit le monsieur, de la résolution d’un homme s’enfermant comme vousle faites. Je connais cette tentation, je l’ai éprouvée et j’y aicédé moi-même, mais il n’en n’est jamais résulté rien de bon.Toutefois, attendez, ajouta-t-il, en revenant sur ce qu’ilavançait, comme un homme scrupuleux qui ne voudrait pas accepter,pour appuyer sa chère théorie le secours du moindre détail faux. Jeme rappelle une bonne chose qui résulta d’un certain point de lavie solitaire menée par un homme.

L’ermite pressa ses barreaux d’un air detriomphe. Le voyageur, sans se décourager, demanda à l’étranger dementionner le fait.

– Vous l’entendrez, répondit-il, maisavant de commencer je dois vous dire que la période de mon récitdate de quelques années, qu’à l’époque dont je parle je venaisd’éprouver un revers considérable de fortune, et que, m’imaginantque mes amis me feraient sentir ma perte si je restais parmi eux,je m’étais déterminé à me cacher dans un endroit solitaire et àmener une vie tout à fait retirée, jusqu’à ce que je pusserecouvrer en partie mes pertes. L’histoire que je vais vousraconter est celle de bonnes actions révélées, de bons instinctsexcités, d’une bonne œuvre faite, d’un bon résultat obtenu, et letout par les Ombres du soir.

 

Je me suis souvent demandé quel langagepouvaient tenir des ombres. Je veux parler des ombres qu’un hommepeut du dehors voir dans les fenêtres d’une chambre, ou d’unehabitation éclairée : des ombres projetées sur un rideau parles figures qui s’interposent entre lui et la lumière. J’en aisouvent remarqué dans les séigles pendant le service divin,lorsque, me promenant tout autour, je levais les yeux vers lesfenêtres ; là, j’ai vu les ombres de deux amants lisant dansle même livre d’hymnes ; d’enfants jasant ouvertement en sefaisant des grimaces, et quelquefois une ombre qui se penchait detemps à autre en avant, en tenant une ombrelle à la mode ;puis elle était rejetée en arrière par un autre mouvement, etrestait ensuite droite et paisible d’une manière peu naturelle,puis recommençait encore à se pencher ; cela m’avait faitsupposer qu’on développait le quatrième chapitre d’un sermon enhuit points et que l’ombre placée devant moi était celle d’un hommecherchant dans le sommeil un refuge contre l’éloquence duprédicateur.

Parmi le nombre d’ombres qui se sont impriméesdans ma mémoire, il y en a qui la recouvrent sans l’obscurcir ni larefroidir ; d’autres qui sont projetées par des objets si purset si nobles par eux-mêmes que leur ombre même n’est qu’une clartéun peu affaiblie, et la lumière qui la produit une auréole.

Mon histoire commence à l’époque où, il y aquelques années, je vivais en célibataire dans une rue étroite peufréquentée de l’un des vieux quartiers de Londres, une de ces ruesoù des maisons très convenables sont mêlées à des maisons trèspauvres. J’occupais dans l’une des plus belles et des plus propresdeux pièces : une chambre à coucher et un salon. Ayant alors,comme aujourd’hui, le bruit en horreur quand je travaille, je meservais comme cabinet d’étude de la chambre de derrière, et jecouchais sur le devant de la maison qui était très tranquille lanuit et non le jour à cause du trafic de la journée. Mon atelier depeinture était au second et donnait sur le derrière de la maison,et comme il y avait une rue qui venait aboutir en angle aigu àcelle que j’habitais, en la rejoignant à quelques toises plus haut,il sera facile de comprendre que les derrières des maisons de cetétroit passage, qui s’appelait avec assez de raison Cross-Street,étaient à une distance passablement rapprochée de mon atelier. Sij’ai fait aussi exactement la description topographique de monhabitation, c’est pour que vous soyez à même de concevoir commentil se fit que mon attention se porta sur les circonstances que jevais vous raconter.

Vous comprendrez facilement comment il arrivaque, m’occupant, principalement pendant les jours courts, quandl’obscurité commençait à tomber, à regarder d’un air rêveur à mafenêtre, en pensant à mon travail, mon attention fut souventattirée presque à mon insu sur quelqu’une des fenêtres de l’étroiterue que j’ai décrite, et comment je me trouvai fréquemment moi-mêmeen contemplation devant quelques-uns des habitants des chambresséparées de la même par un si petit espace.

Il y avait une fenêtre, en particulier, qui,pour une raison ou pour une autre, occupait spécialement ma pensée.Elle était exactement au niveau de la mienne, tout à fait en face.Pendant la journée, bien que le rideau fût relevé autant quepossible, je ne pouvais voir qu’une faible partie de la chambre,mais ce que j’apercevais me prouvait que c’était un endroitréellement bien pauvre. La longue habitude de contemplation que mesyeux s’étaient faite, si je puis m’exprimer ainsi, m’avaitpeut-être donné une tendance à attacher trop d’importance àl’aspect extérieur des objets comme étant un indice de ce qui sepassait à l’intérieur. Quoi qu’il en puisse être, je possède cettetendance et je la possède très fortement au sujet des fenêtres. Jepense que les fenêtres d’une maison donnent une grande idée desdispositions, des habitudes et des caractères de ceux qui lesoccupent. Qui n’a pas senti, en passant près d’une maison dont lesfenêtres bien propres sont remplies de fleurs où le blanc mat etvert des arums en se mêlant aux ombres délicates, de couleursvariées, des rangées de jacinthes en fleur, fait un agréablecontraste avec l’obscurité du fond de la pièce, qui n’a pas sentique les habitants d’une maison dont les fenêtres sont ainsi ornéessont dans une condition plus calme et plus heureuse que leursvoisins dont le rideau jaune pend déchiré dans tous les sens à unefenêtre d’une malpropreté repoussante ?

Poursuivant alors la théorie que je viens demettre en avant, on croira facilement que j’avais pris la meilleureidée des habitants de la chambre d’en face par le fait que jepouvais voir, à travers les carreaux inférieurs de la fenêtre, lesfeuilles et les branches d’un grand « Fuchsia »se déployer en forme d’éventail dans une caisse en bois. Il y avaitautour de cette pauvre caisse d’autres petites inventions etd’autres ornements qui, quoique du genre le plus simple et le plusmodeste, me prouvaient qu’il y avait encore là l’amour du beau etle désir de faire bonne mine contre la pauvreté.

Mais c’est, comme je l’ai déjà dit, vers labrume et dans la soirée que mon attention était le plus souventfixée sur la fenêtre que j’ai décrite. À ce moment, la chambreétant éclairée, les ombres des objets et des personnes del’intérieur se projetaient sur le rideau avec tant de clarté et denetteté que ceux qui n’ont jamais observé ces phénomènes auraienteu peine à le croire. Les ombres me disent alors que la chambre estoccupée par un mari et une femme, tous deux jeunes, j’en suiscertain. L’homme, comme je le devine à sa position et à ce que jeprends pour l’ombre d’un écran en papier derrière lequel il secourbe sur son travail, est un pauvre graveur, travaillant comme unnègre, pour lequel les jours n’étant pas assez longs l’obligent às’attacher à son œuvre pendant plusieurs heures de la nuit. Quandje l’examine au moment où il se relève et redresse la tête pourdétendre les muscles de son cou, je vois que l’ombre projetée surle rideau est celle d’un corps jeune, maigre mais bien fait. Lalumière me montre aussi qu’il porte de la barbe : sa clartéest en effet très forte et c’est ce qui me rend plus certain quejamais que c’est un graveur : l’ombre de sa femme est à côté…presque toujours. Comme elle veille et fait attention à lui, commeelle se penche sur sa chaise ou s’agenouille à ses côtés ! Àce moment je ne l’avais pas encore vue, mais je ne pouvaism’empêcher de penser qu’elle était assez jolie et assez bonne pouréclairer une chambre plus obscure encore que celle où elle vivait,et pour rendre la vie pénible de son mari (s’il peut la conserver)non seulement supportable, mais heureuse.

S’il peut la conserver… mais le peut-il ?Son ombre est tout ce que j’ai vu de lui, mais elle ressemble àcelle d’un homme de santé délicate. Je ne le perds jamais de vuependant la nuit, et je puis toute la journée apercevoir le bord durideau derrière lequel il travaille. « S’il continue cetravail pénible, pensai-je, certainement, comme il arrive dans tousles excès, il manquera son but et finira par devenir incapable detout. »

Peu de temps après que j’eus commencé à avoircette crainte, ce que j’avais appréhendé était arrivé. Le jour vintoù le rideau ne se tira plus pour éclairer le travail du graveur,mais où il resta baissé toute la journée. Il serait difficiled’exprimer avec quelle anxiété j’attendis le soir et les ombres quidevaient m’en apprendre davantage.

Ce même soir la lumière brûlait dans lachambre comme de coutume ; mais le rideau du graveur nereflétait pas son ombre. Il n’y avait que l’ombre d’une seulepersonne, c’était celle d’une femme et, comme le corps que lalumière projetait remuait très doucement, je pus distinguer quecette personne versait des drogues et mêlait les différentsingrédients nécessaires dans la chambre d’un malade. Quelquefoiselle s’arrêtait dans ses occupations et regardait vers l’une desextrémités de la chambre où je conclus que le lit était placé, etquelquefois je crus même voir, mais ce n’était peut-être qu’uneffet de mon imagination qu’en regardant toujours dans la mêmedirection, ses lèvres remuaient et qu’elle parlait. Je la voyaisgoûter la potion qu’elle préparait, la tête un peu penchée, puis lasecouer et la goûter encore avant de la porter, en traversant lachambre, à l’endroit où, j’en étais sûr, était couché son marimalade, tant les ombres peuvent nous en conter. – De ma fenêtre dedevant, je voyais la rue s’étendre à droite et à gauche jusqu’aucoin où l’on trouve chaque matin à déjeuner de bonne heure en uneassez pauvre échoppe, faisant peu d’affaires, à ce que je pense,affaires toutefois auxquelles je m’intéresse si vivement que mapremière action de la journée est d’aller à la fenêtre pour voir sile pauvre vieux propriétaire a quelques pratiques. Une fois même jepris une veste de pilote et un chapeau à large bord pour me donnerl’air d’un marin, et je demandai une tasse de café que je trouvaiassez naturel, quoiqu’un peu graveleux et peut-être un peu léger.Assez là-dessus. J’aperçois aussi une rue aboutissant à ce cabaretet une autre, à peu près à égale distance. Par derrière, je dominele coin d’une place, deux « écuries », et, en medisloquant le cou, une faible partie de Brewer-Street et de GoldenSquare. Maintenant dans toutes ces régions qui se trouventcontinuellement sous mes yeux, j’ai remarqué un personnage allantet venant constamment et qui paraît, sans jamais y manquer, sur lascène chaque jour de l’année et à chaque heure du jour. C’est ungrand monsieur d’environ trente-cinq ans, un peu courbé et voûté,portant des lunettes, toujours vêtu d’une redingote noireboutonnée, ayant l’air toujours affairé, attendu avec anxiété dansles maisons qu’il visite et toujours accompagné à sa sortie parquelqu’un qui lui demande avec empressement en quel état il laisseles gens qu’il vient de visiter, et qui semble chercher uneconsolation dans ses traits impassibles. Naturellement je n’eus pasobservé longtemps les façons de ce monsieur sans arriver à laconclusion que c’était M. Cordial, le médecin de la paroisse,dont la pharmacie est dans la rue de Great-Pulteney où je passe sisouvent.

Si j’avais eu quelques doutes sur l’état dechoses de la maison d’en face, ils se seraient entièrement dissipésle lendemain de la soirée où j’avais observé la femme du graveurdans ses fonctions de garde-malade, quand j’entrevis à une lueurdouteuse la tête de ce monsieur (déjà bien chauve pour un homme sijeune) à travers les fenêtres de la chambre d’en face où il étaitvenu préparer une potion quelconque.

– Il se passe ici de jolies choses,pensai-je en moi-même. C’est justement ce que je craignais. Voiciun pauvre homme au lit, hors d’état de travailler, et probablementnon seulement malade de corps, mais l’esprit tourmenté en songeantqu’aussi longtemps que durera sa maladie, il ne viendra pasd’argent chez lui pour subvenir aux dépenses journalières que,malgré leur extrême pauvreté, sa femme et lui sont dans lanécessité de faire. – Je réfléchissais sur ce sujet et je cherchaisà approfondir, par tous les moyens possibles, comment des genspeuvent être assez malheureux ou assez peu sages pour recourir àtant d’expédients afin de se suffire ; et j’étais tellementoccupé de ce qui se passait dans la chambre d’en face que dansl’après-midi je fus obligé de faire une promenade, afin d’employerle temps qui devait nécessairement s’écouler avant qu’on allumât lalampe, et que les ombres se projetassent sur le rideau. Quand jerevins de cette promenade j’avais une impatience tellement grandede ces nouvelles silencieuses que je pouvais raisonnablementespérer obtenir, que je ne m’arrêtai pas à allumer ma bougie, maisque je me dirigeai aussi bien que je pus à travers la chambre et memis à la fenêtre.

D’abord je pensai qu’il n’y avait pointd’autres ombres se reflétant sur la blancheur transparente durideau que celles des pauvres morceaux de tapisserie et de la fleurqui s’épanouissait et dont j’ai parlé plus haut. Mais peu à peu, enobservant une petite ombre qui remuait continuellement, mêlée àcelle de la tapisserie, et remarquant qu’elle se levait ets’abaissait vivement et régulièrement, je la reliai sur le champavec une autre masse d’ombre placée un peu en arrière et j’arrivaià conclure que cette dernière était projetée par une tête de femmeet l’ombre mouvante par sa main quand elle s’élevait et s’abaissaiten travaillant à l’aiguille. Je ne fus pas longtemps sans avoir lacertitude que mon hypothèse était fondée ; car peu après quel’ombre de la main s’était arrêtée et que celle de la tête s’étaitrelevée, comme si la personne dont la silhouette se reflétait surle rideau était occupée à écouter, elle se leva et je vis l’ombrebien connue de la femme du pauvre graveur ; je sus ainsiqu’elle s’était dirigée vers le bout de la chambre où, d’après masupposition, était placé le lit dans lequel gisait le malade.

Pendant la plus grande partie de cette soirée,tout en veillant, comme je fus fréquemment interrompu dans mesobservations, je ne distinguai point d’autres ombres que celles queje viens de citer. Mais, vers neuf heures, je vis une autre ombrepasser devant le rideau, et comme c’était celle d’un homme, j’eusun moment l’espoir qu’elle était produite par le pauvre malade.Cela ne dura qu’un moment, un second regard me convainquit que lapersonne ne portait point de barbe et qu’il y avait un plus grandvolume sombre que celui qui pouvait être projeté par le pauvregraveur. Je conclus bientôt que c’était le docteur et, si j’avaiseu quelques doutes à cet égard, ils eussent disparu aussitôt, carje remarquai au même moment l’angle du coude produit par l’ombred’un homme qui se tenait devant la lumière, occupé à verser quelquechose dans ce que, d’après sa forme, je supposai être une tasse àthé.

Et cela deux fois en un jour. Il était doncassez malade pour que le médecin vînt le voir deux fois le mêmejour.

Ma détermination fut arrêtée aussitôt quej’eus fait cette réflexion. J’étais arrivé à prendre un vif intérêtà cette situation et à éprouver beaucoup d’incertitude, état que jepouvais difficilement m’expliquer. Je ressentais un étrange désird’en savoir davantage, et je résolus (on ne pouvait attendre unesemblable résolution que d’un homme devenu à moitié fou, à force devivre seul) de sortir à l’instant et de surprendre le docteur à sasortie de chez son malade et de le questionner à ce sujet.

J’avais perdu un peu de temps à réfléchir et,quand je jetai un regard à la hâte avant de quitter ma chambre, jene vis plus d’ombre sur le rideau ; cependant il étaitraisonnable de supposer que je pourrais encore rejoindre le docteurdans la rue ; aussi sortis-je en toute hâte.

Précisément le docteur venait de sortir dun° 4 de Croos-Street. Combien j’étais heureux d’être arrivé làà temps !

Je trouvai le médecin de la paroisse très peucommunicatif et peu disposé à prendre la maladie et la souffrance àun point de vue romanesque. C’était un assez brave homme, sansdoute, mais sec et froid. Il avait vu tant de maladies et demisères qu’il s’y était habitué. Il répondit cependant avecpolitesse à toutes mes questions, quoiqu’elles parussent lesurprendre beaucoup.

– Ne venez-vous pas, lui demandai-je, devisiter un pauvre malade dans cette maison ?

– Oui, me répondit-il, il a une bienmauvaise fièvre.

– C’est un ménage qui habite le secondétage ?

– Oui.

– Y avait-il des signes d’une grandemisère ?

– Oui, d’une bien grande.

– Ils n’ont pour vivre que le produit dutravail du mari ?

– Rien autre chose.

– Et il est complètement hors d’état detravailler ?

– Telle est la situation.

– Ah ! je m’en doutais !Seriez-vous assez bon, docteur Cordial, pour vous charger de cettepetite somme (elle était très minime en effet) et pour la remettreà ces pauvres gens sans dire par quelle voie elle vous estvenue.

Le docteur me le promit et j’allais partirquand je songeai à lui demander le nom du pauvre malade.

– Il se nomme Adam, me dit-il ; etlà-dessus nous nous séparâmes.

J’éprouvai alors un véritable sentimentd’affection en regardant mes pauvres ombres d’en face, comme sielles m’eussent appartenu, et je me mis à les examiner avec plusd’ardeur que jamais. Malheureusement en ce moment je n’avais qu’unseul effet d’ombre à observer, qui me jetait dans une grandeperplexité. La femme du malade se tenait de temps en temps devantla lumière, et, à ce qu’il me semblait du moins, prenait quelquesobjets d’habillement ou autres vêtements de drap et les examinait àla dérobée ; quelquefois je m’imaginais que l’objet qu’elletenait devait être une chemise, un manteau, ou un pantalon. Aprèscela elle disparaissait et je remarquais toujours que la lampealors était tournée de façon à ce que la lumière fût très faible,et elle restait ainsi un laps de temps considérable. Je ne pouvaiscomprendre alors ce manège, comme je le fis plus tard. Elles’assurait de l’état de divers objets d’habillement, avant d’allerles engager.

Je commençais alors à m’apercevoir des tristesconséquences de ma vie solitaire. Quoique j’eusse donné au docteurune petite somme pour venir en aide à ces pauvres gens, il m’étaittout à fait impossible, dans la situation gênée où je me trouvais,de donner davantage. Si j’avais eu le courage de rester entouréd’amis, j’aurais toujours trouvé l’un ou l’autre parmi eux, quej’aurais pu intéresser à mes pauvres ombres, tandis que maintenantil ne fallait pas y songer. Et même lorsqu’il me vint à l’idée derenouer mes anciennes amitiés dans ce but, la crainte que celui queje voudrais intéresser à cette bonne œuvre s’imaginât que j’avaisbesoin d’assistance pour moi-même me fit aussitôt renoncer à ceprojet.

Pendant que j’avais l’esprit ainsi occupé, jeme ressouvins tout à coup d’un individu avec qui je croyaisréellement n’avoir pas à craindre les mêmes difficultés.

C’était un certain M. Pycroft, un graveursur métaux avec qui j’avais eu autrefois des relationscommerciales ; c’était un vieillard ; il était arrivéqu’une fois dans ma vie j’avais été en état de lui rendre unservice, ce que j’avais fait. Il y avait quelque chose dans sonâge, dans sa position, dans nos relations antérieures, qui medonnait plus d’assurance pour l’aborder que tout autre. C’était unvieux garçon, bon gros réjoui, et autant que j’avais été à même dele juger, il m’avait paru doué d’un bon naturel.

Pourtant il y avait une circonstance serattachant à son histoire, qui semblait montrer son caractère sousun jour moins favorable. Ce souvenir me fit un peu hésiter àm’adresser à lui. J’avais entendu dire que peu de temps avant cetteépoque il avait montré une grande sévérité envers son fils aîné quis’était marié contrairement à sa volonté. Pour le punir, son pèrel’avait privé de sa part dans les affaires et il le laissait gagnersa vie à la garde de Dieu. Le fait est que le vieillard avaitéprouvé une cruelle déception en renonçant au doux projet d’unirson fils à la fille de son associé, et ce qui mettait le comble àsa colère, c’est que le choix que son fils avait fait luidéplaisait beaucoup pour des raisons particulières.

Je soupçonnai aussi que le fils cadet avaitexcité le mécontentement du père en exagérant les mauvaissentiments du fils rebelle ; il ne s’était pas contenté des’être fait la part du lion en succédant à son frère dans lesaffaires, mais avait épousé celle qu’il avait dédaignée. Lorsque jefus au fait de ces circonstances, je ne pus m’empêcher de penserque le plus jeune fils avait très mal agi, en aigrissant l’espritde son père. Malgré tout, le vieux Pycroft était la seule personneà laquelle je pusse m’adresser pour aider mes ombres malheureuses.Il me semblait que si je pouvais arriver à gagner ses sympathiespar les mêmes moyens qui avaient éveillé les miennes, c’est-à-direpar les ombres, ce moyen serait préférable à tout autre.

J’avais souvent promis autrefois àM. Pycroft de lui montrer ma collection de gravures àl’eau-forte de Rembrandt ; cela me parut un bon prétexte pourme présenter chez lui. Ainsi, en lui rappelant nos anciennesrelations, j’allai voir mon ancienne connaissance, et dans lecourant de la conversation je l’invitai à venir chez moi voir cescuriosités en lui annonçant que nous arroserions cet agréabletravail avec un verre de grog. Exact au rendez-vous,M. Pycroft arriva à l’heure désignée ; nous passâmesassez bien les premiers moments, ce qui ne m’empêcha pas deressentir quelques inquiétudes à l’égard de mon projet.

Après avoir examiné les gravures, au secondverre de grog M. Pycroft commença à me railler sur ma manie devivre dans un tel dédale de rues, et me demanda si je ne trouvaispas que l’air y manquait.

– Par exemple, lui dis-je. Et j’avoue queje fus coupable d’un peu de dissimulation, car je parlai del’affaire comme si elle n’était d’aucune importance. – Par exemple,monsieur Pycroft, vous ne pouvez vous imaginer combien d’agrémentsje trouve à observer mes voisins de l’autre côté de la rue, ceuxprécisément que vous trouvez trop rapprochés de mes fenêtres.

– Si vous vouliez abandonner votre genrede vie solitaire, répliqua M. Pycroft, vous trouveriez biend’autres choses pour exciter votre intérêt, que les affaires degens que vous ne connaissez pas du tout.

– Tenez, là, continuai-je à dire, sansfaire attention au sentiment qu’il exprimait, et en tirant monrideau, pour lui indiquer la chambre habitée par mon pauvre jeunecouple, – voilà une fenêtre qui m’a révélé toutes sortes de chosesintéressantes ; assez, je vous assure, pour composer unehistoire !

– Comment, cette fenêtre en face ?Vous trouvez donc, Marius B…, que c’est une chose convenable, deregarder dans la chambre des gens, de cette manière ?

– Je m’abstiens scrupuleusement d’unetelle indiscrétion, lui répondis-je, et j’ai fait toutes cesobservations avec le rideau baissé comme vous le voyezmaintenant.

– Avec le rideau baissé ? Maiscomment donc avez-vous réussi à faire quelque observation le rideaubaissé ?

– Au moyen des ombres des habitants del’appartement, répondis-je.

– Des ombres ? s’écria MariusPycroft, d’un ton évidemment incrédule ; vous ne voulez pas medire que vous pouvez distinguer ce qui se passe dans cette chambrepar le moyen des ombres sur le rideau ?

– Je distingue un peu ce qui s’y passe,et bien assez, en tout cas, pour m’intéresser au sort de ceux à quiappartient la chambre.

– Vraiment, monsieur B…, si une autrepersonne que vous m’eût dit cela, je l’aurais cru impossible.

– Voulez-vous voir par vous-même, luidis-je ; j’ose affirmer qu’avant peu, il y aura quelque chosequi vous donnera une occasion de juger de la vérité de ce quej’avance.

– Bien, mais sans douter du fait,répliqua mon hôte, j’aimerais à m’en assurer.

M. Pycroft était assis près de lacroisée, mais la lampe qui me servait à lire était sur la table etrendait la chambre presque trop éclaircie pour nos observations. Jepoussai la table à l’autre bout de la chambre, je descendis lamèche de la lampe et baissai l’abat-jour.

– Bien, dit M. Pycroft, je ne voisrien qu’un blanc et une lumière derrière.

L’ombre de la tête de la petite femme sevoyait dans un coin du rideau et l’ombre de la main s’élevait etretombait comme d’habitude, mais M. Pycroft n’avait pas l’œilassez exercé pour découvrir de telles choses ; je les luiindiquai du doigt.

– Maintenant que vous me l’avez indiqué,je vois quelque chose qui s’agite en s’élevant et ens’abaissant ; mais sans votre aide, je ne m’en serais pasaperçu. Attendez ! voilà une ombre qui couvre presque enentier le rideau. Qu’est-ce que c’est ?

– Je pense que c’est l’ombre de la mêmepersonne, répondis-je. Elle va venir plus près de la fenêtre, toutà l’heure, et s’éloigner de la lumière, et vous la verrez.

Au bout d’une minute ou deux, l’ombre reparut,mais pas si grande.

– Maintenant, dit mon ami, je puis ladistinguer. C’est l’ombre d’une femme. Je vois les contours de sataille, et la jupe de sa robe.

– Pouvez-vous distinguer sa figure ?demandai-je.

– Oui, elle est tournée et regarde àgauche ; maintenant elle n’est plus là, ajouta-t-il un momentaprès.

L’ombre reparut au bout de quelques minutessur le rideau.

– Que fait-elle maintenant ?demandai-je à M. Pycroft.

– Ah ! c’est vous qui allez me ledire.

– Eh bien ! il me semble qu’elletient un petit objet dans la main, et qu’elle le secoue.

– Et maintenant que fait-elle ? luidemandai-je encore.

– Je ne puis pas bien distinguer ;les coudes sont relevés, les mains le sont également. Mais je nesais pas du tout ce qu’elle fait.

– Moi, je crois qu’elle verse quelquechose, lui dis-je.

– Probablement, dit mon hôte, quiévidemment commençait à s’intéresser à cette scène muette.

– Attendez, continua-t-il après unepause, et en regardant avec inquiétude, – elle secoue quelquechose.

– Ce doit être quelquemédicament ?

– Je le crois.

– Y a-t-il là quelqu’un demalade ?

– Oui, c’est son mari, répondis-je.

– Est-ce que c’est l’ombre qui vous a ditcela aussi ?

– Oui, autrefois l’ombre de son mariparaissait sur le rideau aussi souvent que la sienne. Maintenant jene la vois jamais, mais elle est remplacée par l’ombre dumédecin.

– Et je vous prie, demandaM. Pycroft de l’air de quelqu’un dont la crédulité se révolte,je vous prie de vouloir bien me dire, comment vous avez su quec’était l’ombre d’un médecin ?

– C’est parce que le Dr Cordial a le dosle plus rond que vous ayez jamais vu de votre vie, luirépondis-je.

– Ah ! bien, cela est vraiment fortcurieux, dit le vieux graveur de cuivre, dont l’intérêt s’éveillaitévidemment très fort.

Pendant que nous regardions, la lumière futemportée tout à coup, et laissa la chambre dans une obscuritécomplète.

– Que supposez-vous qu’il soit arrivé,maintenant ? demanda mon compagnon.

– Je suppose que la femme a quitté lachambre pour peu de temps. Nous verrons mieux tout à l’heure.

Presque au même instant la lumière reparut etune autre ombre que celle de la petite femme était dans la chambreavec elle.

– Le médecin ? ditM. Pycroft.

– Oui ! m’écriai-je d’un cri detriomphe.

– Vous voyez comme il est facile de fairedes découvertes au moyen des ombres ; vous êtes déjà bienhabile !

– C’est vrai, il a le dos très rond, ditle vieux graveur.

L’ombre au dos rond diminua graduellement ense dirigeant vers le même côté où disparaissait souvent l’ombre dela femme. Le rideau blanc resta pendant quelques instants sansombre.

– Je suppose qu’il examine le malademaintenant, dit M. Pycroft ; le voici, ajouta-t-il uneminute après.

Mais le docteur était si près de la lumière,et nous tournait si complètement le dos, qu’il nous étaitimpossible de voir ce qu’il faisait. Cela arrive naturellementsouvent ainsi avec les ombres.

Peu après l’ombre du médecin fut rejointe parcelle de la femme du malade. Puis toutes les deux s’arrêtèrent pourcauser ensemble, au moins il était raisonnable de le supposer.

– Il lui donne sans doute son ordonnance,dit le vieillard.

– C’est très probable, répondis-je.

– Je pense qu’il est très malade, dit moncompagnon ; puis il y eut une pause.

Les ombres se tenaient toujours près de latable. Enfin le médecin donna quelque chose à la femme dugraveur ; et tout de suite après la lumière disparut.Probablement pour conduire le docteur et éclairer l’escalier.

– Ils sont donc bien pauvres ? ditM. Pycroft en se parlant à lui-même.

– Ils n’avaient rien que ce que le marigagnait, lui répondis-je. Et maintenant le voilà trop malade pourrien gagner pendant plusieurs semaines.

La lumière reparut et montra l’ombre de lapetite femme qui paraissait s’attarder près de la table aprèss’être assise ; son corps resta immobile pendant longtemps.Puis nous remarquâmes que sa tête était tombée en avant et que lafigure cachée dans les mains indiquait l’angoisse d’un chagrinsilencieux.

Nous ne parlions ni l’un ni l’autre. En cetinstant je baissai le rideau de ma propre fenêtre, car je sentisque c’était là un de ces chagrins auxquels un spectateur n’a pas ledroit de s’initier.

Bientôt après, mon vieil ami se leva pour s’enaller et nous ne prononçâmes pas un mot sur ce que nous venions devoir. Avant de me coucher, je regardai pourtant encore une fois àma fenêtre. La jeune femme était à sa place ordinaire et l’ombre desa main s’élevait et retombait comme de coutume. Elle travaillaitencore.

Le lendemain, à la première levée de la poste,je reçus une lettre de M. Pycroft qui contenait un peud’argent. Il me disait qu’il avait beaucoup pensé à ce qu’il avaitvu, et qu’il me demandait de faire parvenir cet argent au jeunecouple auquel je m’intéressais.

Il me priait aussi de lui donner de temps entemps des nouvelles des ombres.

Je remis l’argent au docteur Cordial, lepriant d’en faire l’usage qui lui semblerait le meilleur, sans riendire de la source d’où il venait. Je le priai aussi de me tenir aucourant de l’état de son malade ; je transmettrais ensuite ceque j’apprendrais au vieux graveur sur cuivre.

Pendant quelques jours je n’eus rien denouveau à lui communiquer, car les ombres ne me révélèrent rien deplus que ce que j’avais observé. L’ombre du pauvre graveur ne sevoyait toujours point et celle de sa femme était constamment dansle même coin, quand elle pouvait gagner un peu d’argent avec sonaiguille ou qu’elle allait et venait dans la chambre pour soignerson mari. Enfin la fièvre atteignit la crise qui devait, selon lemédecin, sauver ou tuer le malade…

Pour rendre mon histoire aussi courte quepossible, je ne m’appesantirai pas sur les détails de cette périodede craintes et d’espérances ; la jeunesse du malade permit àsa constitution de triompher et, après cette crise, il commença àaller mieux. Une longue convalescence suivit et le temps arriva où,un soir, l’ombre d’une taille amaigrie passa lentement devant lalumière, et je pouvais voir qu’elle était accompagnée de l’ombrebien connue de la petite femme. Le malade sortait de son lit pours’asseoir près du feu.

Naturellement je fis connaître à mon ami legraveur tous les détails de l’amélioration survenue dans la santéde notre malade. Je le tins au courant de tout jusqu’au moment oùil fut assez bien rétabli pour travailler un certain nombred’heures chaque jour, afin de subvenir à ses besoins et à ceux desa femme.

– Ils sont très reconnaissants à l’amiinconnu qui les a aidés dans leur malheur ! dis-je à monancienne connaissance quand je lui annonçai cette bonnenouvelle.

– Oh ! quel enfantillage, ce n’estrien, rien du tout, s’écria le vieillard en cherchant à abandonnerce sujet.

– Aussi, désirent-ils beaucoup leremercier, continuai-je résolument et personnellement ; s’ildaignait se faire connaître, ce serait pour eux une douce joie.

– Non, non, pour rien au monde, s’écriale vieux graveur. – Non, mon cher, c’est impossible ; tenez,voici une bagatelle pour eux. Mais toutefois j’aimerais à revoirles ombres, comme nous les avons vues autrefois, vous savez ;quelque soir je viendrai prendre un grog avec vous et nous lesobserverons.

Je fus obligé de le satisfaire et, ayant prisrendez-vous pour le lendemain, je le quittai et rentrai aulogis.

Le soir indiqué étant venu, il y avait grandmouvement dans la chambre tranquille d’ordinaire. On voyait lecorps de la jeune femme qui passait çà et là devant et derrière lalumière, comme si elle s’occupait à mettre de l’ordre dans lachambre. Suspendue, au milieu de la croisée et si près du mincestore blanc que je pouvais la voir distinctement, était une cagequi contenait un oiseau, et c’était grâce à la présence de cetobjet que j’avais pu me former une idée de ce qu’étaient mes deuxamis d’en face, quand l’un d’eux approchait de la cage, commequelquefois cela arrivait pour encourager à gazouiller celui quil’occupait ; je pouvais voir le profil de la personne quiparlait à l’oiseau, tracé aussi distinctement que les silhouettesdes vieux portraits noirs découpés que les artistes ambulants fontvoir dans les foires.

Toutefois, par moment, quand le graveur ou safemme étaient assis près de la croisée, et parmi la lumière, je nepouvais distinguer qu’une masse informe, et lorsque l’un des deuxapprochait de la lumière, leurs ombres paraissaient si gigantesquesque tout l’espace de la fenêtre, qui était extraordinairementgrand, était complètement obscurci même par une seule personne. Jedois répéter ce que j’ai déjà dit : que les occasions étaienttrès rares où je pouvais découvrir ce que les ombresfaisaient ; les cas dans lesquels je pouvais déterminerqu’elles étaient occupées à mêler des breuvages, à verser desmédicaments et autres choses semblables, ne se présentaient quelorsque les objets nécessaires à l’opération se trouvaient poséssur quelques meubles placés près de la croisée.

Ponctuel au rendez-vous, mon vieil ami legraveur fit son entrée et, après les compliments d’usage, lapremière question qu’il me fit, fut :

– Eh bien, comment vont lesombres ?

Je lui mis une chaise à sa place ordinaire etnous nous assîmes tous deux. L’agitation et le mouvement quim’avaient averti qu’on allait et venait dans la chambre en face,étaient toujours remarquables, et je ne mettais pas en doute qu’onétait en train de nettoyer l’appartement. L’apparition sur la scèned’une ombre mince et étroite, armée d’un balai qui était enactivité de service, vint renforcer cette conviction. Je ne doispas oublier de dire qu’au moment d’une certaine pause dans lesmouvements du balai, l’ombre du pauvre graveur se dessinadistinctement sur le store. Il s’était rapproché de la fenêtre pourmettre une branche de seneçon entre les barreaux de la cage.

À cet instant je remarquai que la figure demon visiteur changea. Il se leva de sa chaise en regardant en faced’un air empressé, et dit d’un ton étrange :

– Comment avez-vous dit qu’ilss’appellent, ces gens ?

– Adams, lui répondis-je.

– Adams, en êtes-vous bien sûr ?

– Oui, très sûr.

L’ombre n’était plus visible et je remarquaique pendant un temps considérable M. Pycroft parutprofondément absorbé. Nous parlâmes de plusieurs choses étrangèresà ce sujet que j’avais à cœur. Enfin il me dit :

– Ils semblent être assez tranquillesmaintenant.

– C’est probable, lui répondis-je,maintenant que les chambres sont nettoyées, ils se seront mis àtable pour prendre un petit repas.

– Vous croyez ? demanda legraveur.

– Il est bien probable qu’ils se serontprocuré quelques petites friandises, fournies par votregénérosité.

– Vraiment, vous pensez ? dit levieux Pycroft qui avait une véritable idée du confortable. Quepensez-vous qu’ils aient sur la table ! Je voudrais bien queles ombres vinssent à passer pour me l’apprendre.

Je profitai de l’occasion pour lui dire queles ombres n’entraient pas dans ce détail. Et j’ajoutai :

– Pourquoi ne voulez-vous pas traverserla rue le soir en chair et en os. Je suis sûr que votre visiterendrait leur souper meilleur.

Le vieillard venait de vider un verre de grogchaud. Il était en bonne humeur. Ses yeux commençaient à briller,et un sourire paraissait au coin de sa bouche.

– Ce ne serait pas mal amusant, n’est-cepas ? dit-il. Je ne demande pas mieux.

Un instant après nous étions en route pour len° 1.

Il y avait sur le pas de la porte une petitefille, avec un pot de bière à la main ; à peine nousavait-elle vus qu’elle nous dit :

– Veuillez, messieurs, avoir la bonté desonner au deuxième étage.

– Au deuxième ? lui dis-je ensouriant.

– C’est chez M. et madame Adams,n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur, c’est mon père, dit lapetite fille, qui évidemment considérait ce couple comme ne faisantqu’un.

Il me semblait extraordinaire que je n’eussejamais vu l’ombre de l’enfant sur le store.

– Bien, ma petite, je désire le voir,ainsi que ce monsieur.

– Ah ! mais vous ne pouvez pas levoir, monsieur, dit la petite fille qui, par parenthèse, avaitl’air d’être une petite mégère précoce, car mon père est à table etil y a un poulet pour le souper. Mon père a été malade, vous nepouvez pas le déranger maintenant qu’il va un peu mieux, vous nepouvez pas entrer.

– Veux-tu te taire, mademoiselle, dit unevoix à ce moment. Permets que je parle à ce monsieur.

Je relevai la tête, et je vis que la porteavait été ouverte par une femme d’une grande taille ayant un énormenez.

– À qui désirez-vous parler,monsieur ? demanda-t-elle d’un ton hypocrite qui m’était trèsdésagréable.

Je lui dis brièvement qui nous étions et quelétait le but de notre visite.

– Oh ! quelle joyeuse surprise, ditla grande femme ; montez bien vite, Lizzie, continua-t-elle ens’adressant à l’enfant, et dites à votre père que le bon monsieurqui l’a aidé pendant sa maladie vient le voir. Je suis sa femme,mes bons messieurs (c’était l’ombre qui m’avait tant intéressé dansla chambre), je suis sa pauvre femme qui l’ai soigné pendant samaladie, et prenez garde dans l’escalier, mes bons messieurs. Voilàla chambre, messieurs. Voilà une joyeuse surprise, James, voici lesmessieurs qui ont été si bons pour vous tout le temps que vous avezété malade.

– Veuillez bien vous asseoir, messieurs,dans notre pauvre chambre.

J’étais frappé comme d’un coup de foudre. Unpetit homme à l’air commun était assis à une table sur laquelleétait placé un poulet rôti, un morceau de lard et quelques pommesde terre ; il portait les traces d’une maladie récente, et ànotre entrée il se leva avec un peu d’effort. Il reprit son siègecependant, tandis que moi et mon compagnon nous nous assîmes. Jepris une chaise comme j’aurais pris n’importe quoi, dans mapremière surprise et mon bouleversement.

Je regardai encore sa femme ;comment ! était-ce la réalité de cette jolie petite ombre queje connaissais si bien ? Était-ce possible que cette grandeforme gauche pût être elle ? Les ombres pouvaient-elles êtresi trompeuses ? Est-ce que l’on pouvait me persuader que mavoisine d’en face avait un nez pareil à celui que je voyaismaintenant ? Est-ce qu’il ne serait pas ressorti en relief surle rideau et n’aurait pas laissé de trace dans ma mémoire, chaquefois qu’elle s’était approchée de la fenêtre ?

Le mari ? ce n’était pas non plus monpauvre graveur, celui qui, assis là, était un homme inoffensif,plein de reconnaissance pour mon compagnon, et exprimant sagratitude en paroles maladroites.

Sans doute, c’était un petit homme doux ettranquille, l’opposé de sa femme, mais toujours est-il qu’en lui jene retrouvais pas mon graveur. Pendant tout ce temps, même pendantque son mari parlait, la grande femme continuait de laisser coulerun flot de reconnaissance de la nature la plus lumineuse auquel levieux monsieur ne répondait pas un mot, car il était aussi peupréparé que moi à voir ces caricatures représenter nos ombres.Bref, nous n’avions pas proféré une seule parole à l’exception dequelques mots pour nous informer de la santé du malade, dès quenous étions entrés dans la chambre.

Tout à coup il me vint à l’esprit qu’il devaity avoir quelque méprise. Depuis quelque temps je regardais fixementla petite fille que nous avions rencontrée sur le pas de la porte,et pour lui rendre justice, je dois dire qu’elle n’était pas enarrière vis-à-vis de moi. Il me semblait extraordinaire que monattention n’eût jamais été attirée par son ombre, puisqu’elle étaitplus grande que l’allège de la fenêtre. Mes yeux, en comparant lajeune fille et l’allège de la fenêtre, s’étaient dirigés vers lefond de la chambre et je m’aperçus qu’il n’y avait pas de cagesuspendue à la croisée.

– Bon Dieu ! m’écriai-je, vous avezôté la cage.

– La cage, monsieur ? répéta avecdéférence la femme en pleurnichant.

– Mais nous n’avons point de caged’oiseaux, s’écria la petite fille du pas de la porte, nous n’enavons jamais eu, ni d’oiseau non plus.

– Veux-tu bien te taire,mademoiselle ? interrompit la mère.

Il y eut une pause pénible ; je regardaide nouveau autour de la chambre, je regardai la femme et le mari.Je remarquai qu’il ne portait point de barbe. Cependant j’eus assezde présence d’esprit pour ne pas faire de questions sur ce manqued’ornement comme j’avais fait pour la cage, mais je résolus dem’assurer de la vérité en m’approchant de la fenêtre dont je tiraile store en disant pour m’excuser : « Vous devez êtrebien renfermés ici derrière ces maisons. N’est-ce pas, c’est un peumalsain ? »

Il s’ensuivit une longue réponse au sujet despetits logements abrités, de leurs avantages et de leursdésavantages. Mais je n’entendis rien. Je cherchais ma proprefenêtre, la maison en face.

J’avais laissé ma lampe allumée, mon store àdemi tiré. La fenêtre exactement en face de celle par laquelle jeregardais était fermée et abritée par des persiennes. En allongeantle cou dans une direction oblique vers la première des maisons enface, je vis qu’au second étage la fenêtre était éclairée et que lestore était à demi tiré.

– Votre souper se refroidit, dis-je en merapprochant de la table et en échangeant un regard significatifavec mon compagnon, mon ami et moi désirions seulement entrer voircomment vous alliez, et maintenant nous vous quittons pour que vousfassiez justice de votre poulet, plus tranquillement que si nousrestions là.

Nous sortîmes, et M. Pycroft, qui étaitdemeuré muet tout le temps que nous étions restés dans la chambre,ne cessait de répéter tout haut :

– Ces gens-là ! Nous nous sommestrompés.

La grande femme cependant était trop loquaceelle-même pour entendre ce que nous disions, et pendant tout letemps qu’elle nous avait éclairés sur l’escalier, elle n’avait pascessé un seul moment de nous témoigner sa reconnaissance.

Lorsque nous fûmes dans la rue, je regardaimon compagnon en face, et lui dis :

– Dans tous les cas, c’est uneconsolation de penser que vous avez secouru des gens qui étaientdans le malheur ; mais il est évident que tout ce que vousavez donné a été porté à la famille que nous venons devisiter !

– Et comment cela est-il arrivé ?demanda mon vieil ami.

– Je ne puis imaginer qu’une chose, c’estque je me suis trompé. Il paraît qu’il y a deux malades au secondétage des deux maisons qui sont en face de la mienne, et lorsquej’ai vu le médecin, il venait de quitter le brave homme dont lesouper a été fourni par votre bonté, tandis que je pensais qu’ilsortait de chez nos pauvres ombres.

– Et les ombres ? ditM. Pycroft d’un air agité.

– Par suite de mon fâcheux malentendu,elles n’ont pas reçu un seul shelling.

M. Pycroft me regarda fixement d’un airétonné.

– Nous ne pouvons pas laisser cetteaffaire comme cela, me dit-il enfin. Pensez-vous que vous pouvezêtre certain de la maison cette fois ?

– Je comprends bien que vous vous méfiezde moi, mais voici sans doute la maison, dis-je en regardant len° 5.

– Terminons donc l’affaire, dit-ilbrusquement.

Un instant après nous sonnions à une porte quinous fut ouverte par une femme mal mise.

– Est-ce ici le deuxième du secondétage ? lui dis-je d’un ton mielleux.

– C’est ici le devant de la maison, medit-elle avec une expression désagréable. Vous auriez dû sonner àla porte à droite.

Je m’excusai en termes humbles, et la femmedéguenillée s’adoucit un peu.

– Ces gens-là qui logent au deuxième surle derrière y sont, et si vous voulez monter, messieurs, je vouséclairerai.

Nous profitâmes de cette offre, et la femmenous indiqua la porte à laquelle nous devions frapper, en ouvranten même temps la porte de sa chambre d’où s’échappait une telleodeur d’oignons que cela me fit venir les larmes aux yeux. Elledisparut dans cette vapeur parfumée et se renferma. Ma curiositéétait alors puissamment excitée et je sentais que quelque chosed’important dépendait de la porte où nous allions frapper.

Je cognai à la porte près de laquelle nousnous tenions.

Une voix claire et gaie nous dit d’entrer. Enun instant nous fûmes dans la chambre.

Deux personnes, un homme et une femme,occupaient l’appartement, dont l’une, l’homme, était hors de vuepour l’instant ; dans l’autre, lorsqu’elle se leva pour nousrecevoir, je reconnus tout de suite l’ombre avec laquelle j’étaissi familiarisé.

Cette chambre formait un grand contraste aveccelle que nous venions de quitter, qui était assez bien meublée.Celle-ci était entièrement nue, comme si tous les objets, quelleque fût leur valeur, avaient été convertis en argent. Il y avait unmatelas et quelques couvertures à un bout de la chambre, mais lesseuls meubles que l’on pût voir étaient une table et deux vieilleschaises. La lampe du graveur était sur la table, ainsi que lesobjets nécessaires pour un chétif repas qu’évidemment on venait defaire cuire ; il se composait d’un petit morceau de lard etd’un peu de riz bouilli. La cage était suspendue à la fenêtre, cequi me convainquit que j’avais enfin trouvé mes ombres.

J’avais remarqué toutes ces choses au premiercoup d’œil et j’allais commencer à expliquer le but de notre visiteà nos hôtes, lorsque mon attention fut tout à coup éveillée par uneexclamation de M. Pycroft qui me suivait. L’homme que nousn’avions d’abord vu que très imparfaitement s’était levé ; ilétait debout, la lumière de la lampe jetait sa pâle clarté surlui ; tandis qu’il regardait dans l’ombre mon compagnon qui mesuivait, je me détournai par un mouvement instinctif et rapide, etje rencontrai le regard de mon vieil ami.

– Si vous avez voulu me jouer un tour,Monsieur, me dit-il, en me parlant très rapidement avec uneprononciation difficile, je vous affirme que cela ne vous fait pasbeaucoup d’honneur.

– Que voulez-vous dire ? luidemandai-je parfaitement étonné.

– Je veux dire, monsieur Broadhead, quesi tout ceci a été arrangé pour faire un raccommodement entre monfils et moi…

– Votre fils ? lui dis-jehaletant.

– Je puis seulement vous dire, continuaM. Pycroft, que vous obtiendrez le succès que vousméritez.

Il prit le chemin de la porte, mais j’y étaisavant lui.

– Écoutez-moi, monsieur Pycroft,m’écriai-je. Si vous voulez garder ces sentiments d’animosité quiconviennent peu à un père, je ne puis vous en empêcher ; maisje ne vous permettrai pas de quitter cette maison sous uneimpression fausse à mon égard. Je jure que vos soupçons n’ont aucunfondement, et que lors de notre entrée dans cette chambre,j’ignorais comme vous quels étaient ceux qui l’habitaient !que je ne savais même pas que votre fils était dans une tellemisère. Si j’avais connu sa douloureuse position, j’eusse fait toutce qui eût été en mon pouvoir pour ramener votre cœur, et luirendre les sentiments que réclame la nature. Je vous eussedit : « Ayez pitié de celui qui porte votrenom. »

Les regards de M. Pycroft s’étaientdirigés sur moi, quand j’avais repoussé l’imputation d’avoir voulule forcer à une réconciliation, et maintenant ils se portaient versla place où se tenait son fils, dont la belle figure portait lesprofondes traces de la douleur et de la maladie.

C’était un beau jeune homme ; il setenait là, serrant dans sa main la main de sa femme. Je ne pouvaism’empêcher de ressentir en face de ce tableau vivant l’intérêt vifet profond que les ombres avaient si bien éveillé.

– Contemplez-les ! lui dis-je,regardez cette chambre, regardez ce repas ! Pouvez-vous voirune telle misère sans que votre cœur soit touché ? Si votrefils vous a offensé, n’a-t-il pas assez souffert ? S’il vous adésobéi, n’a-t-il pas subi son châtiment ?

*

**

Je regardai la figure de mon ami. Il me semblavoir un sentiment de compassion passer sur son visage.

– Faites, lui dis-je, que la sympathieque vous avez accordée aux ombres malheureuses ne fasse pas défautà la réalité palpitante du malheur.

À cet instant la jeune femme quitta son maripour s’approcher de nous. Elle passa timidement sa petite maintremblante sur la main de mon vieil ami… Je le regardai encore unefois. Puis faisant signe au pauvre graveur de venir auprès de sonpère, je quittai tranquillement cette chambre où je sentais que maprésence n’était plus nécessaire !

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