La Terre de Tom Tiddler

Chapitre 6Mademoiselle Kimmeens

Le jour touchait à sa fin, quand la portes’ouvrit de nouveau, et qu’à la brillante lumière d’or quidécoulait à flots du soleil couchant et frappait les vénérablesbarreaux de l’autre côté de la créature souillée de suie, il passaun petit enfant, une petite fille avec une chevelure éclatante debeauté. Elle portait un chapeau de paille uni, tenait une clef à lamain ; elle courut au voyageur, comme si elle était charmée dele voir, et allait lui faire quelque confidence enfantine, quandelle aperçut la figure derrière les barreaux, et reculaépouvantée.

– Ne vous alarmez pas, ma mignonne !dit le voyageur en la prenant par la main.

– Oh mais, je n’aime pas cela !s’écria l’enfant toute tremblante, c’est effrayant.

– Bien ! Je ne l’aime pas non plus,dit le voyageur.

– Qui l’a mis là ? demanda la jeunefille. Ça mord-il ?

– Non… ça aboie seulement. Mais vous nepouvez donc prendre sur vous de le regarder ?

Car elle se cachait les yeux.

– Oh ! non, non, non ! réponditl’enfant. Je ne puis supporter cette vue.

Le voyageur tourna la tête vers son ami àl’intérieur, comme pour lui demander comment il trouvait cettepreuve de son succès, et emmenant l’enfant par la porte encoreouverte, il s’entretint avec elle pendant environ une demi-heure àla douce lumière du soleil. À la fin il revint, l’encourageant,pendant qu’elle lui tenait le bras des deux mains ; et, posantsur sa tête sa main protectrice et caressant sa jolie chevelure, ilparla à son ami derrière les barreaux dans les termessuivants :

– L’établissement deMlle Pupford, pour six jeunes demoiselles d’un âgetendre, est un établissement d’une nature compacte, unétablissement en miniature, un vrai établissement de poche.Mlle Pupford, l’aide deMlle Pupford à l’accent parisien, la cuisinière deMlle Pupford et la servante deMlle Pupford, forment ce queMlle Pupford appelle l’état-major enseignant etdomestique de son collège lilliputien.

Mlle Pupford est l’une desplus aimables personnes de son sexe ; il s’ensuit,nécessairement, qu’elle possède un caractère doux, et qu’elleaurait un grand fonds de sentiments, si elle savait bien l’allieravec ses devoirs à l’égard des parents. Ne s’y croyant pas obligée,elle s’en éloigne autant que possible, et (Dieu la bénisse) ellen’en est pourtant pas bien loin.

L’aide de Mlle Pupford, avecl’accent parisien, peut être regardée en quelque sorte comme unedame inspirée, car elle n’a jamais causé avec un Parisien et n’estjamais sortie d’Angleterre, excepté une fois dans le bateau deplaisir le Rapide, pour aller aux eaux étrangèresqui refluent et coulent à deux milles de Margate vers la haute mer.Même dans ces circonstances, géographiquement favorables pourconnaître la langue française dans ce qu’elle a de plus poli et deplus pur, l’aide de Mlle Pupford ne profita paspleinement de l’occasion, car le bateau de plaisir leRapide fit si bien valoir en cette occasion son titre au nomqu’il portait, qu’elle fut réduite à la condition de se tenir aufond du navire à se mariner, comme si elle allait être salée pourl’usage de la navigation, souffrant en même temps de grandes peinesmorales, et d’un désordre complet dans son économie.

Quand Mlle Pupford et son aidese trouvèrent-elles réunies pour la première fois ? c’est ceque ne savent ni étrangers ni élèves. Mais il y avait longtemps.Une croyance se serait établie parmi les élèves qu’elles étaienttoutes les deux venues ensemble à l’école le même jour, s’il n’eûtpas été difficile et téméraire de penser queMlle Pupford eût pu apparaître sans impudence,dépourvue de mitaines, ou sans un morceau de fil d’or entre sesdents de devant, et sans de petits grains de poudre sur sa petitefigure propre et sur son nez.

En effet, quand Mlle Pupfordfait une courte lecture sur la mythologie des pays mal civilisésayant toujours soin de ne pas faire mention de Cupidon, et qu’elleraconte comment Minerve sortit tout armée du cerveau de Jupiter, onsupposerait presque qu’elle veut dire : « C’est ainsi queje suis venue moi-même dans ce monde connaissant à fond Pinnock,Magnall, les Tables et l’usage des Sphères. »

Quoiqu’il en soit,Mlle Pupford et l’aide deMlle Pupford étaient de vieilles, vieilles amies.Et les élèves pensent qu’après qu’elles sont allées se coucher,leurs maîtresses s’appellent réciproquement par leurs noms debaptême dans le petit salon paisible. Car, une fois, par une aprèsmidi orageux, Mlle Pupford étant tombée sansconnaissance, l’aide de Mlle Pupford qu’on n’avaitjamais entendu, avant ni depuis, la nommer en d’autrestermes : que « Mlle Pupford »,courut à elle en criant : « Ma chère Euphémie. » EtEuphémie est le nom de baptême de Mlle Pupford,d’après le tableau (la date a disparu) suspendu à l’entrée ducollège, tableau où deux paons, terrifiés à mort par quelques motsallemands jetés de l’intérieur d’une chaumière, se sauvent pourcacher leurs profils derrière deux immenses pieds de fèves poussantdans des pots à fleurs.

Il circule aussi parmi les élèves une opinionsecrète que Mlle Pupford fut une fois amoureuse, etque l’objet aimé vit encore sur ce globe ; que c’est unpersonnage public et d’une grande importance ; que l’aide deMlle Pupford connaît tout ce qui le concerne. Carune fois, une après-midi que Pupford lisait le journal avec sespetites lunettes d’or (il est nécessaire de le lire à la hâte, carle garçon avec sa ponctualité mal intentionnée le demande au boutd’une heure), elle est devenue agitée et a dit à son aide :« G ! » Aussitôt l’aide deMlle Pupford s’est avancée près de sa maîtresse etMlle Pupford lui a montré avec ses lunettes G surle papier ; puis l’aide de Mlle Pupford a luce qui concernait G et a manifesté de la sympathie.

La gent écolière fut si excitée alors par lacuriosité au sujet de G, que, profitant de circonstancesmomentanées favorables à une saillie hardie, une élève peu effrayéese procura sur le moment le journal qu’elle parcourut tout entier,en recherchant G qui y avait été découvert parMlle Pupford à peine dix minutes auparavant. Maison ne put le rapporter à aucun G, excepté à un criminel qui avaitsubi la peine capitale avec beaucoup de fermeté, et on ne pouvaitsupposer que Mlle Pupford pût jamais l’avoiraimé.

D’une part il pouvait bien ne pas avoir étéexécuté, d’une autre part il pouvait bien reparaître sur le journaldans l’espace d’un mois.

En somme, les soupçons de la gent écolière seportèrent sur un petit vieux monsieur joufflu, chaussant des bottesnoires et luisantes qui lui montaient jusqu’aux genoux. Une élève àl’œil vif et fin, mademoiselle Lynx, un jour qu’elle était allée àTunbridge Wells avec Mlle Pupford pendant lesvacances, avait raconté à son retour (en particulier etconfidentiellement) qu’elle avait vu ce monsieur tourner autour deMlle Pupford sur la promenade, et qu’elle l’avaitsurpris serrant la main à Mlle Pupford, et l’avaitentendu prononcer ces mots : « Cruelle Euphémie, toujoursà toi » ou quelque chose de semblable.

Mademoiselle Lynx hasarda l’opinion que cepouvait être un membre de la Chambre des Communes, ou un agent dechange, ou un magistrat, ou un membre de la commission desmouvements de la mode ; ce qui expliquerait pourquoi son nomparaissait si souvent dans le journal.

Mais malheureusement la gent écolièreobjectait que le nom de ces notabilités pouvait bien ne pass’écrire avec un G.

Il y a d’autres occasions, secrètementobservées et parfaitement comprises de la gent écolière, oùMlle Pupford communique mystérieusement à son aidequ’il y a quelque curiosité spéciale dans le journal du matin. Cesoccasions se présentent quand Mlle Pupford tombesur une ancienne élève paraissant au chapitre des naissances ou desmariages. Des larmes d’affection se font invariablement remarquerdans les doux petits yeux de Mlle Pupford, en cedernier cas ; et les élèves, s’apercevant que ce genre dechoses se faisait connaître de lui-même, bien que le fait n’eûtjamais été mentionné par Mlle Pupford, s’enenorgueillissent et sentent que quelque chose de semblable estréservé à la grandeur.

L’aide de Mlle Pupford àl’accent parisien, a un peu plus de scrupule queMlle Pupford, mais elle porte les mêmes habits avecmoins de luxe, selon son rang, et à force de contempler, d’admireret d’imiter Mlle Pupford, elle est devenue commeelle. Entièrement dévouée à Mlle Pupford etpossédant un joli talent pour le dessin au crayon, elle fit unefois le portrait de cette dame ; il fut si vite reconnu et sibien accueilli par les élèves qu’il fut fait sur pierre à cinqshellings. Assurément ce fut la plus tendre et la plus douce despierres qu’on eût jamais extraites, qui reçut ce portrait deMlle Pupford ! Les lignes de son gracieuxpetit nez y sont si indécises que les personnes étrangères auxœuvres d’art, paraissent excessivement embarrassées pour endistinguer la forme et tâtent involontairement leur propre nez d’unair déconcerté. Mlle Pupford y étant représentéedans un état de mélancolie à une fenêtre ouverte, rêvant penchéesur un bocal de poissons d’or, les élèves avaient prétendu que lebocal avait été offert par G, qu’il l’avait couronné lui-même depensées, et que Mlle Pupford était dépeinte commel’attendant dans une occasion mémorable où il se trouvait enretard.

L’approche des dernières vacances de la mi-étéavait pour les élèves un intérêt tout particulier, parce qu’ellessavaient que Mlle Pupford était invitée, pour lesecond jour de ces vacances, aux noces d’une ancienne élève. Commeil était impossible de cacher la chose, vu les grands préparatifsde toilette, Mlle Pupford l’annonça ouvertement.Mais elle prétendait qu’elle devait aux parents de faire cetteannonce d’un air de douce mélancolie, comme si le mariage était enquelque sorte un malheur (et assurément il y en a desexemples).

Avec un air de douce résignation et de pitiéd’ailleurs, Mlle Pupford se livra à sespréparatifs, et pendant ce temps aucune élève ne monta ou nedescendit les escaliers sans jeter un coup d’œil à la porte de lachambre à coucher de Mlle Pupford, quandMlle Pupford n’y était pas, et sans rapporterquelque nouvelle surprenante à propos du bonnet.

Les grands préparatifs étant terminés, le jourqui précéda les vacances, les élèves, grâce à l’entremise de l’aidede Mlle Pupford, lui présentèrent la demandeunanime de daigner leur apparaître dans toute sa splendeur.Mlle Pupford, y consentant, offrit un charmantspectacle. Et bien que les plus âgées des élèves eussent à peinetreize ans, chacune des six sut en deux minutes à quoi s’en tenirsur la forme, la coupe, la couleur, le prix et la qualité de chaquearticle que portait Mlle Pupford.

Amenées d’une manière si agréable, lesvacances commencèrent. Cinq des six élèves embrassèrent la petiteCatherine Kimmeens plus de vingt fois (en tout, une centaine defois, car elle était très aimée) et partirent ensuite.

Mlle Catherine Kimmeens restaen arrière, car ses parents et amis étaient tous dans l’Inde, bienloin. C’était une petite fille ferme et maîtresse d’elle-même queMlle Catherine Kimmeens, une charmante enfant d’unbon naturel.

Enfin, le grand jour du mariage arriva, etPupford, tout aussi empressée qu’une fiancée pourrait l’être(G ! pensa Mlle Catherine Kimmeens), partit,magnifique à voir, dans la voiture qui avait été envoyée pour elle.Et Mlle Pupford ne partit pas seule ; carl’aide de Mlle Pupford partit aussi avec elle sousprétexte d’une visite respectueuse à un oncle âgé, bienqu’assurément le vénérable gentleman n’habitât pas dans lesgaleries de l’église où devait se célébrer le mariage, pensaMlle Catherine Kimmeens, et cependant l’aide deMlle Pupford avait laissé entendre que c’était làqu’elle allait. Quant à la cuisinière, elle ne sut point où elleallait ; mais ordinairement elle disait àMlle Kimmeens qu’elle était obligée, bien malgréelle, de faire un pélerinage, pour accomplir quelque pieux devoirqui nécessitait de nouveaux rubans à son plus beau bonnet et dessemelles à ses souliers.

– Vous le voyez, dit la servante, quandelles furent toutes parties, il n’y a personne qui reste dans lamaison que vous et moi, Mlle Kimmeens.

– Personne, ditMlle Catherine Kimmeens, secouant sa chevelurebouclée d’un petit air de mélancolie, personne !

– Et vous ne voudriez pas que votre Bellas’en allât aussi, n’est-ce pas,Mlle Kimmeens ? dit la servante. (Elles’appelait Bella.)

– N… non, répondit la petite demoiselleKimmeens.

– Votre pauvre Bella est forcée de resteravec vous, qu’elle l’aime ou qu’elle ne l’aime pas, n’est-ce pas,Mlle Kimmeens ?

– Vous ne l’aimez pas ? demandaCatherine.

– Comment, vous êtes si mignonne, que cene serait pas complaisant de la part de votre Bella de faire desobjections. Cependant mon beau-frère est tombé soudainement malade,comme je l’ai appris par le courrier de ce matin. Et votre pauvreBella lui est très attachée laissant seule sa sœur favorite,Mlle Kimmeens.

– Est-il bien malade ? demanda lapetite Catherine.

– C’est-ce que craint votre pauvre Bella,Mlle Kimmeens, répondit la servante, avec sontablier sur les yeux. Le mal n’est qu’à l’intérieur, il estvrai ; mais il peut monter, et le docteur dit que, s’il monte,il n’en répondra pas.

À ces mots, la servante était si accablée queCatherine lui donna le seul soulagement qu’elle eût à sadisposition, c’est-à-dire un baiser.

– Si ce n’eût point été pour contrarierla cuisinière, ma chère Mlle Kimmeens, dit laservante, votre Bella lui aurait demandé de rester avec vous. Carla cuisinière est une douce société, Mlle Kimmeens,beaucoup plus que votre pauvre Bella.

– Mais vous êtes bien tendre, Bella.

– Votre Bella désirerait l’être,Mlle Kimmeens, répliqua la servante, mais elle saitparfaitement bien que ce n’est pas en son pouvoir aujourd’hui. Aveccette conviction désespérée, la servante poussa un profond soupir,branla la tête, et la laissa tomber de côté.

– S’il y eût eu quelque moyen honnête detromper la cuisinière, poursuivit-elle d’un air pensif et abstrait,on l’eût fait si facilement ! J’aurais pu aller chez monbeau-frère, y passer la plus grande partie de la journée, etrevenir bien avant que nos dames fussent de retour la nuit, sansque l’une ni l’autre pût jamais en rien savoir. Non pas queMlle Pupford s’y opposerait du tout, mais celapourrait la mettre hors d’elle-même, ayant le cœur tendre.Quoiqu’il en soit, votre pauvre Bella,Mlle Kimmeens, dit la servante, en revenant à elle,est forcée de rentrer avec vous, et vous êtes un précieux amour, sivous n’êtes pas une liberté.

– Bella, dit la petite Catherine après unmoment de silence.

– Appelez votre pauvre Bella,votre Bella, ma chère, lui demanda la servante avecprière.

– Ma Bella, alors.

– Béni soit votre bon cœur ! dit laservante.

– Si vous ne considériez pas que vous melaissez, moi, je ne ferais pas attention que je suis laissée. Jen’ai pas peur de rester seule dans la maison. Et vous n’avez pasbesoin de vous inquiéter de moi, car j’aurais bien soin de ne fairerien de mal.

– Oh ! pour le mal, vous qui êtes ladouceur même, sinon une liberté, s’écria la servante avecravissement, votre Bella pourrait vous confier quoi que ce soit,vous qui êtes si ferme et capable de répondre de tout. Je suis pourl’âge la première dans cette maison, comme dit la cuisinière, maispour la beauté de la chevelure, c’estMlle Kimmeens ; mais non, je ne vousabandonnerai pas, car vous croiriez votre Bella peu aimable.

– Mais si vous êtes ma Bella, il vousfaut partir, répliqua l’enfant.

– Le faut-il ? dit la servante selevant après tout avec empressement. Ce qui doit être, doit être,Mlle Kimmeens. Votre pauvre Bella accède à votredésir, quoique à regret. Mais qu’elle parte ou qu’elle reste, votrepauvre Bella vous aime, Mlle Kimmeens.

C’était certainement son dessein de s’en alleret non de rester, car dans l’espace de cinq minutes, la pauvreBella de Mlle Kimmeens, aussi accomplie en fait devivacité qu’elle s’était montrée sensible au sujet de sonbeau-frère, partit, vêtue d’un habillement qui paraissait avoir étépréparé tout exprès pour une fête, – tant il y a de changementsdans ce monde passager, et tant nous sommes bornés, nous autres,pauvres mortels !

Quand la porte de la maison se ferma avec unebruyante secousse, il sembla à Mlle Kimmeens quecette porte, en retombant lourdement, l’enfermait dans une maisondéserte. Mais Mlle Kimmeens étant, comme nousl’avons établi plus haut, d’un caractère méthodique et confiant enlui-même, se mit aussitôt à diviser la longue journée d’été qu’elleavait devant elle.

D’abord elle crut devoir visiter toute lamaison pour bien s’assurer qu’il n’y avait personne qui, avec ungrand manteau et un couteau à découper, se serait caché sous un deslits ou dans une des armoires. Non qu’elle eût jamais été troubléepar l’apparition de quelque personnage vêtu d’un grand manteau etarmé d’un coutelas, mais il lui sembla être ébranlée dans sonexistence par la secousse et le bruit de la grand’porte, serépercutant à travers la maison solitaire. Aussi, la petiteMlle Kimmeens regarda-t-elle sous les cinq litsvides des cinq élèves parties, sous son propre lit, sous le lit deMlle Pupford, et sous le lit de l’aide deMlle Pupford. Quand elle eut fini cetteperquisition et fait le tour des armoires, il lui vint dans sajeune tête cette désagréable pensée, que ce serait chose bienalarmante de trouver quelque individu avec un masque, comme GuyFawkes, se cachant tout droit dans un coin, et affectant de ne pasêtre en vie ! Toutefois, Mlle Kimmeens, ayantterminé son inspection sans faire aucune découverte fâcheuse,s’assit de son petit air dégagé pour travailler de l’aiguille, etse mit à coudre avec beaucoup d’entrain.

Le silence qui régnait autour d’elle devintbientôt très accablant, surtout à cause du bizarre contraste quilui faisait entendre d’autant plus de bruits que le silence étaitplus grand. Le bruit de sa propre aiguille et de son fil, tout encousant, était infiniment plus fort à ses oreilles que le bruit dessix élèves de Mlle Pupford et de son aide, cousanttoutes ensemble une après-midi avec une grande émulation.Maintenant la pendule de la classe marchait d’une manière autre quejamais auparavant ; ses oscillations étaient inégales, etcependant elle continuait sa marche avec autant de force et debruit que possible, d’où il résultait qu’elle vacillait entre lesminutes dans un état de grande confusion, et qu’elle les marquaitdans tous les sens sans paraître remplir son devoir régulier.Peut-être les escaliers en furent-ils alarmés ; mais quoi quece fût, ils se mirent à craquer d’une manière fort extraordinaire,et les meubles se mirent à faire du bruit, et la pauvre petiteMlle Kimmeens, qui n’aimait pas en général l’aspecttrompeur des choses, se mit à chanter en cousant. Mais ce n’étaitpas sa propre voix quelle entendait ; c’était comme la voixd’une autre, Catherine, chantant d’une manière excessivement fadeet sans cœur ; de sorte que ceci n’améliorant pas davantage laposition, elle laissa de côté le chant.

Peu à peu, le travail à l’aiguille lui causaun dégoût si prononcé que Mlle Catherine Kimmeensplia nettement son travail, le mit au fond de sa boîte etl’abandonna. C’est alors qu’elle songea à lire. Mais non : lelivre, qui était si délicieux quand elle avait quelqu’un sur quielle pouvait reporter ses yeux, en les détournant de la page,n’avait pas plus d’attraits que ses chants de tout à l’heure. Lelivre fut remis à son rayon, comme le travail à l’aiguille étaitrentré dans sa boîte. Puisqu’il faut faire quelque chose, pensal’enfant, « je vais mettre ma chambre en ordre. »

Elle partageait sa chambre avec une petiteamie qu’elle chérissait plus que les autres élèves Pourquoin’aurait-elle pas maintenant une peur secrète du lit de sa petiteamie ? C’est ce qui lui arriva.

Il y avait un air trompeur planant sur lesinnocentes draperies blanches, et même dans ses sombres penséeselle voyait une petite fille morte couchée sous la couverture. Legrand besoin de société humaine, le besoin impérieux d’une figurehumaine, commença alors à se faire sentir d’elle, vu la facilitéavec laquelle les meubles prenaient des ressemblances étranges etexagérées avec les regards humains. Une chaise d’une minerenfrognée et menaçante était horriblement hors d’elle-même dans uncoin ; une commode très méchante lui montrait les dentsd’entre les fenêtres. Il n’y avait pas moyen d’échapper à cesmonstres devant la glace, car leur réflection disait :« Comment ? Est-ce que vous êtes toute seule ici ?Comme vous regardez fixement ! » Et l’éloignement luiaussi ne lui offrait qu’un grand regard avide fixé sur elle.

Le jour continuait sa marche, traînantlentement avec lui Catherine comme par les cheveux, jusqu’à cequ’il fût l’heure de manger. Il y avait de bonnes provisions dansle garde-manger, mais leur bon goût et leur saveur avaient disparuavec les cinq élèves, avec Mlle Pupford, avecl’aide de Mlle Pupford, avec la cuisinière et laservante. À quoi bon l’usage de mettre symétriquement la nappe,pour un petit convive qui depuis le matin n’avait fait que devenirde plus petit en plus petit, tandis que la maison vide n’avait quedevenir de plus vaste en plus vaste ? Le vénérable bénédicitélui parut chose à l’envers, car qu’étions-nous pour recevoir avecreconnaissance ? Aussi, Melle Kimmeens ne fut pasreconnaissante, et elle se trouva prendre son repas d’une manièretrès sale, l’avalant, en un mot plutôt à la façon des animauxinférieurs, pour ne pas spécifier les pourceaux. Mais ce n’étaitpas du tout là le plus mauvais côté du changement qu’opéra ce jourde solitude chez cette petite créature naturellement aimante etenjouée. Elle commença à devenir méchante et soupçonneuse. Elledécouvrit qu’elle était pleine de torts et d’injustices. Tous ceuxqu’elle connaissait devenaient corrompus et méchants dans sespensées solitaires.

C’était très bien pour son papa, un homme veufdans l’Inde, de l’envoyer ici pour faire son éducation, de payertous les ans pour elle une jolie somme ronde àMlle Pupford et d’écrire de charmantes lettres à sapetite fille si mignonne ; mais s’occupait-il d’elle,abandonnée à elle-même, quand il s’amusait (comme sans aucun douteil faisait toujours), en compagnie du matin au soir. Peut-êtreaprès tout ne l’envoyait-il ici que pour se débarrasserd’elle ? Et ceci paraissait vraisemblable… vraisemblableaujourd’hui surtout, car auparavant elle n’avait jamais songé àpareille chose.

Et cette ancienne élève qui se mariait ?c’était une idée insupportable et égoïste chez l’ancienne élève quede se marier. Elle était bien vaine, et bien contente de le fairevoir ; mais il était à peu près certain qu’elle n’était pasjolie ; et fût-elle même jolie ; (ce queMlle Kimmeens lui refusait complètement en cemoment), elle n’avait que faire de se marier ; et même enadmettant qu’elle se mariât elle n’avait que faire d’inviterMlle Pupford à sa noce. Quant àMlle Pupford, elle était trop vieille pour aller àla noce. Elle devait bien le savoir. Elle aurait mieux fait des’occuper de ses affaires. Elle avait cru avoir l’air élégant cematin, mais il n’en était rien. Elle n’était qu’une stupide vieillechose. C’était une stupide vieille chose. L’aide deMlle Pupford en était une autre. Tous ensemblen’étaient que de stupides vieilles choses.

Bien plus : elle commença à s’imaginerque tout ceci n’était qu’un complot. Elles s’étaient dit l’une àl’autre : ne vous occupez pas de Catherine. Laissez-la de côtéet j’en ferai autant ; et nous laisserons Catherine s’occuperd’elle-même. Qui s’intéresse à elle ? Assurément elles avaientraison, en se posant cette question. Car qui s’intéressait à elle,cette pauvre petite chose abandonnée, contre laquelle toutes neformaient que plans et complots ? – Personne !Personne !

Ici Catherine se mit à sangloter.

Dans toutes les autres circonstances, elleétait le bijou de toute la maison et en retour elle aimait ses cinqcompagnes de l’affection la plus tendre et la plus ingénue ;mais maintenant ses cinq compagnes lui apparaissaient sous devilaines couleurs et pour la première fois à travers un sombrenuage. Elles étaient toutes chez elles ce jour-là, elles qu’elleestimait tant, emportées maintenant loin d’elle, dépouillées detout ce qui les rendait aimables, devenues désagréables et nes’occupant nullement d’elle. C’était par un sentiment d’égoïsmeartificieux qu’elles lui donnaient toujours quand elles revenaient,sous l’apparence d’une bonne et confiante amitié, mille détails surl’emploi de leur temps : où elles étaient allées, ce qu’ellesavaient fait et vu, combien de fois elles avaient dit :« Oh si nous avions seulement ici la gentille petiteCatherine. » Ici en effet, j’ose le dire ! quand ellesrevenaient après les vacances elles étaient habituées à être reçuespar Catherine à qui elles disaient que revenir vers Catherine,c’était retrouver un autre chez soi. Eh bien, alors, pourquoi s’enallaient-elles ? Si elles pensaient ainsi, pourquoi s’enallaient-elles ? Qu’elles répondent à cela. Mais elles ne lepensaient pas et ne pourraient pas répondre, et elles ne disaientpas la vérité, et les gens qui ne disent pas la vérité sonthaïssables. Quand elles reviendront la prochaine fois, elles serontreçues d’une toute autre manière. « Je les éviterai, je lesfuirai. »

Mais pendant qu’elle était ainsi assise touteseule, songeant combien elle était maltraitée et combien ellevalait mieux que les gens qui n’étaient pas seuls, le repas denoces continuait : qu’il n’en soit pas question. Un énormegâteau mal fait, de ridicules fleurs d’oranger, une mariéeprésomptueuse, un affreux garçon de noce, et des filles d’honneursans cœur, tel était l’entourage de Mlle Pupford àla table ! Elles croyaient qu’elles s’amusaient, mais un jourviendrait pour elles où elles regretteraient d’avoir pensé ainsi.Elles seraient toutes mortes dans quelques années ; qu’elless’amusent donc autant que possible. C’était une inspirationreligieuse d’avoir cette idée.

Cette inspiration fut telle en effet que lapetite Mademoiselle Catherine Kimmeens s’élança subitement de lachaise où elle avait réfléchi dans un coin, et s’écria :« Oh ! non, ces envieuses pensées ne sont pas lesmiennes ! Oh ! non, je ne suis pas cette méchantecréature ! Aidez-moi, quelqu’un ? Je m’égare, seule,abandonnée à ma propre faiblesse.

 

Aidez-moi, – quelqu’un ?

 

– Mademoiselle Kimmeens n’est pas unphilosophe avoué, dit M. le Voyageur en la présentant auxbarreaux de la fenêtre et en caressant sa magnifique chevelure.Mais je crois qu’il y avait quelque teinte de philosophie dans sesparoles et dans la prompte action qui les suivit. Cette actionconsistait à sortir quelqu’un de sa solitude, contraire à lanature, et à chercher pour lui au dehors une sympathie, salutaire àdonner et à recevoir. Ses pas errants l’amenèrent par hasard àcette porte comme un contraste avec vous. L’enfant en est sorti,monsieur. Si vous êtes assez sage pour profiter des leçons d’unenfant (mais j’en doute, car ceci demande plus de sagesse qu’unhomme de votre condition ne paraît en posséder), vous ne pouvezrien faire de mieux que d’imiter l’enfant et que de sortir au plusvite de cette séquestration démoralisante.

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