La Terre de Tom Tiddler

Chapitre 4Des épaves sur la mer

Il s’écoula un peu de temps, après lanarration du Français, avant qu’il y eût d’autres visiteurs à laporte ; enfin un homme mélancolique, aux cheveux blancs, entraen saluant. Il était grand et gras, il était mal vêtu, il avait deshabits qui n’étaient même pas faits pour lui ; il portait unpanier de menuisier, et avait l’air d’un homme qui s’attend peu aubonheur de s’en servir. Il s’exprima toutefois dans un meilleurlangage que l’on n’eût pu l’attendre de lui, d’après sonapparence.

Il dit qu’il cherchait de l’ouvrage, et que,n’ayant pu en trouver, il était entré pour contemplerM. Mopes, n’ayant rien de mieux à faire. Il se nommaitHeavysides ; son adresse actuelle était l’auberge du Carillondes Cloches dans le village. Il ajouta que si messieurs lesvoyageurs avaient de l’ouvrage à lui donner, il seraitreconnaissant. Mais, avant tout, il demandait la permission des’asseoir et de regarder l’ermite.

Il s’assit et le regarda fixement. Il n’étaitpas étonné comme le peintre, il ne montra pas une surprise pareilleà celle du Français ; seulement il se demandait pourquoil’ermite était renfermé.

– De quoi avait-il à se plaindre, lorsquepour la première fois il attacha cette couverture autour delui ? demanda M. Heavysides. Quelle que soit sa plainte,je crois que je puis en fournir une pareille.

– Vraiment, dit le voyageur, je vous priedonc de nous raconter ces plaintes.

Jusqu’à présent on n’a jamais rencontré unhomme qui, ayant une plainte à formuler, se soit refusé à la dire.Le menuisier ne fit pas exception à cette règle humaine etgénérale ; il commença ainsi :

« Je considérerai comme une grâcepersonnelle, messieurs, si au début de mon histoire vous voulezbien vous calmer l’esprit pour m’écouter et vous représenter enimagination un bébé qui ne vient de naître que depuis cinq minutes.Je conçois, ajouta-t-il, que je suis trop grand et trop lourd pourdonner à votre imagination une telle image. C’est possible, mais nedites rien de ma corpulence ; c’est là le grand malheur de mavie.

Il y a trente ans, à onze heures du matin, monhistoire commença. Ce fut avec cette malheureuse défectuosité dontje parle, en pleine mer, à bord du vaisseau marchandl’Aventure, commandé par le capitaine Jillop. Le vaisseauavait cinq cents tonnes, et portait un médecin expérimenté.

Je venais de naître, et je vais vous narrer ceque l’on m’a dit d’alors ; j’ai pris des renseignements auprèsdu capitaine Jillop qui me les a fournis dans une lettre, et auprèsde M. Jolly, médecin expérimenté qui également m’a écrit, etégalement auprès de Mme Drobble, le commis desvivres de l’Aventure ; c’est cette dame qui m’araconté elle-même cette triste aventure. Ces trois personnesétaient des spectateurs. L’Aventure était destinée à serendre de Londres en Australie ; à cette époque on n’allaitpas chercher là de l’or, mais le but de tous était de bâtir desmaisons dans les colonies, et d’y rassembler, au loin dansl’intérieur du pays, des troupeaux.

Un vaisseau de cinq cents tonnes, bien chargédans sa cargaison, n’offre pas beaucoup de place pour desvoyageurs. Les dames et les messieurs de la cabine n’avaient pas àse plaindre qu’ils eussent payé une somme trop considérable pour latraversée. Il y avait deux cabines vides et quatre voyageurs qui enaccaparèrent une. Voici leurs noms et leur signalement :

M. Amis, un homme d’âge moyen qui allaiten Australie, – un jeune homme maladif voyageant pour sa santé, –M. et Mme Smallchild, jeune couplenouvellement marié qui voulait agrandir sa fortune par le commercedes brebis. M. Smallchild était d’un caractère parfait, promptà céder au mal de mer, mais lent à parler ; on ne lui avaitpas entendu dire deux mots. Madame restait également calme dans levoyage. Plus tard on en saura davantage à son sujet.

Ces quatre voyageurs, qui possédaient descabines, étaient assez bien placés ; le reste était pêle-mêle,comme un troupeau de brebis dans un bercail, avec cette exceptiontoutefois que l’air manquait à ces derniers : des ouvriersqui, ne pouvant gagner assez dans leur pays, s’en allaienttraversant les mers pour dénicher quelques ressources meilleures.Je ne sais rien sur leur compte. Il n’y a qu’une famille dont ilsoit nécessaire de parler en particulier. C’était la familleHeavysides Simon : un homme intelligent et bien élevé,menuisier, Marthe sa femme et sept petits enfants. Attendez à plustard pour savoir si c’était ce que vous soupçonnez : mafamille.

Bien que je ne me fusse pas présenté à bord,lorsque le navire quitta Londres, je crois que mon mauvais génies’était embarqué dans l’Aventure pour attendre monarrivée. Jamais traversée n’eut plus horrible temps. Le boncaractère du capitaine commençait, tout naturellement, à s’aigrir.Dans la matinée du quatre-vingt-unième jour, le vent était au calmeplat, et le vaisseau roulait tout autour du compas, lorsqueM. Jolly, le médecin, arriva sur le pont et, se rapprochant ducapitaine, lui dit en se frottant les mains :

– J’ai des nouvelles à vous donner.

– Si c’est la nouvelle d’un bon vent quiva venir, grogna le capitaine, cela me surprendrait beaucoup à bordde ce vaisseau, je vous promets !

– Ce n’est pas le vent qui vavenir ; c’est un autre voyageur.

– Un autre voyageur ?

Le capitaine regardait autour de lui, à la merpas un navire en vue, la terre ferme à distance de milliers demilles. Il se tourna brusquement vers le médecin, et lui demanda cequ’il voulait dire.

– Je veux dire qu’il doit venir à bord uncinquième voyageur de cabine qui nous joindra probablement vers lesoir ; il sera présenté par Mme Smallchild.Quant à la grosseur, ce n’est rien ; quant au sexe inconnu,quant aux habitudes, ils seront probablement bruyants.

– Vous voulez vraiment me direcela ? demanda le capitaine, qui devenait pâle.

– Oui, je veux le dire.

– Bien donc, je vous réponds ceci,s’écria le capitaine en éclatant de fureur, je ne le veuxpas ! Le temps infernal m’a assez fatigué l’âme et lecorps ; dites-lui qu’il n’y a pas assez de place pour cessortes d’affaires à bord de mon vaisseau. Que veut-elle dire, denous tromper tous de cette façon ? c’est honteux, c’esthonteux !

– Non, non, dit Jolly, ne la jugez pasainsi. C’est son premier enfant ; pauvre femme, commentpouvait-elle savoir ? donnez-lui le temps d’acquérir del’expérience, et vous verrez ; et j’ose dire…

– Où est son mari ? interrompit lecapitaine d’un regard menaçant, je lui dirai ce que je pense, entous les cas.

M. Jolly consulta sa montre avant derépondre.

– Onze heures et demie, dit-il.Considérons un peu : c’est justement l’heure oùM. Smallchild règle son compte avec la mer ; il aura finidans un quart d’heure et dormira, puis il mangera et redormira.Puis il réglera ses nouveaux comptes et ainsi de suite, jusqu’ausoir. C’est un homme extraordinaire. S’il reste sur mer un mois deplus, nous l’amènerons au port dans un état tout à fait comateux.Ha ! qu’est-ce que vous voulez ?

L’aide du commis des vivres s’était rapprochédu gaillard d’arrière et cet homme aussi riait commeM. Jolly.

– On vous demande dans la timonerie,monsieur : il y a une femme malade.

– Bah ! s’écria M. Jolly ;Ho !… ho !… ho !… vous ne voulez pas me dire cela…eh !

– Oui, monsieur, c’est cela, bien sûr,dit l’aide du commis des vivres.

Le capitaine regardait autour de lui d’un airde désespoir ; il chancelait pour la première fois depuisvingt ans et roulait en chancelant, bien qu’il fût arrêté par laparoi de son vaisseau. Il donna un coup de pied et parvint àparler.

– Ce navire est ensorcelé, dit-il d’unton furieux. Arrêtez-vous, s’écria-t-il en se remettant un peu,lorsqu’il vit le médecin qui s’empressait d’aller à la timonerie,arrêtez-vous, M. Jolly ; si c’est vrai, envoyez-moi sonmari, en arrière, diable ! Je parlerai à un des maris, dit lecapitaine en secouant son poing dans le vide.

Dix minutes s’écoulèrent, puis arriva, enchancelant et en roulant de tous côtés, un homme maigre, blond etpâle. C’était Simon Heavysides qui avait à bord sa femme et septenfants.

– C’est vous le mari, n’est-ce pas,répéta le capitaine, en le saisissant par le cou et l’arrêtantcontre le vaisseau. C’est votre femme, infernal coquin…Prétendez-vous changer mon navire en hôpital pour les femmes encouches ? Vous avez commis un acte de mutinerie, ou à peuprès. Pour moins que cela, j’ai mis un homme aux fers. Je suispresque prêt à vous en faire de même… Que prétendez-vous… de mettreà bord de mon vaisseau des voyageurs, sur lesquels je n’ai pascompté ? Qu’avez-vous à répliquer, avant que je vouspunisse ?

– Rien, monsieur, répondit Simon avec desmanières qui exprimaient la plus grande résignation conjugale.Quant à la punition dont vous voulez me parler, monsieur lecapitaine, je vous demande de considérer que j’ai sept enfants, quele huitième est un boulet de plus à traîner, et que cela ne ferapas beaucoup de différence avec les fers que vous voulez memettre.

Le capitaine lâcha machinalement le cou dumenuisier. Le doux désespoir de l’homme l’adoucit malgré lui.

– Pourquoi vous êtes-vous lancé sur lamer au lieu d’attendre sur terre que tout fût fini ? demandale capitaine aussi sévèrement que possible lui fut.

– C’était inutile d’attendre, monsieur,remarqua Simon. Dans notre métier, aussitôt que cela est fini, celarecommence. Il n’y a pas de fin à ce que je vois, dit le tristemenuisier après un moment de douce méditation, cela ne finira quedans le tombeau.

– Qui est-ce qui parle de tombeau ?s’écria M. Jolly qui en ce moment montait sur le pont. Nousavons affaire au contraire avec une naissance et un berceau à bordde ce vaisseau. Cette jeune Marthe ne peut pas rester avec tant demonde à cause de son état. Il faut qu’elle soit mise dans une descabines vides, et vite ! voilà tout ce que je puisdire !

Le capitaine reprit son air furieux. C’étaitexiger une anomalie nautique.

– Je regrette beaucoup, monsieur lecapitaine, dit Simon très poliment ; je regrette beaucoupqu’une inadvertance de la part de monsieur Heavysides ou demoi…

– Portez votre longue carcasse et votrelangue en avant ! dit le capitaine d’une voix de tonnerre.

» … Donnez-moi vos ordres,continua-t-il d’un ton de résignation, en s’adressant à Jolly, aumoment où Simon s’en allait en chancelant. Changez le navire en unechambre d’enfants, aussitôt que vous le voudrez.

Dix minutes après, on portaitMme Marthe dans une pose horizontale ; troishommes la soutenaient. Lorsque passa cette intéressante procession,le capitaine se recula avec horreur comme si on eût porté près delui un taureau sauvage au lieu d’une matrone britannique. Lescabines où l’on couchait donnaient de chaque côté dans la grandecabine : à gauche était monsieur Smallchild, à droite, enface, le médecin et madame Heavysides ; la plus petite desdeux chambres temporaires était près de l’échelle. On consacra laplus grande au médecin et à ses mystères.

Lorsqu’une vieille corbeille eut été préparée,on la porta entre les deux cabines pour servir de berceau. Lesvoyageurs mâles s’étaient tous réfugiés sur le pont, laissant lesrégions inférieures au médecin et au commis des vivres.

Dans le courant de l’après-midi, le tempsdevint meilleur, il fit un peu de bon vent ;l’Aventure glissa rapidement sur l’eau. Le capitainefraternisait avec le petit groupe de voyageurs qui étaient surl’arrière. Il fumait un cigare.

– Si ce beau temps dure, messieurs,dit-il, nous ferons très bien de prendre nos repas ici, et nousferons baptiser nos deux petits voyageurs extra dans une semaine,si leur père et mère y consentent. Comment vous trouvez-vous,monsieur, au sujet de votre femme ?

M. Smallchild (auquel le capitaines’adressait) avait un peu de ressemblance avec Simon. Lui aussiétait pâle, avait un nez romain, des cheveux blonds, des yeux bleupâle. Et suivant ses habitudes particulières, lorsqu’il était enmer, on l’avait placé sur un monceau de vieilles voiles, dans uncoin du vaisseau, de sorte qu’il lui était très facile de mettre latête par-dessus lorsque la nécessité le demandait.M. Smallchild répondit à la question du capitaine par unronflement.

– Y a-t-il quelque chose de nouveau,Jolly ? demanda le capitaine d’un ton inquiet.

– Rien du tout, répondit le médecin.

Une heure après, Mme Drobbleparut avec une figure mystérieuse :

– Veuillez descendre tout de suite,monsieur, dit-elle.

– Laquelle de ces dames me demande ?dit Jolly.

– Toutes les deux, réponditMme Drobble avec emphase, et ils disparurent.

– Je suppose, messieurs, – dit lecapitaine en s’adressant à M. Purling et à son aide, – jesuppose qu’il n’est pas convenable de réveiller monsieurSmallchild ? et je ne doute pas que l’autre mari ne soit toutprêt.

– Cela sera poli, allez réveillerM. Smallchild.

– Monsieur ! monsieur !réveillez-vous… Votre dame… Je ne sais comment lui dire…

– Oui, merci, monsieur, dit Smallchild enouvrant ses yeux d’un air assoupi. Le biscuit et le lard froidcomme à l’ordinaire ; mais je ne l’ai pas encore pris. Je voussouhaite le bonsoir… et il referma les yeux et rentra, selonl’expression du médecin, dans un état entièrement comateux.

Le capitaine tira le voyageur Simon àpart.

– Mon brave homme, lui dit-il, j’ai étébien brusque avec vous, mais je vous dédommagerai. Puisque votrefemme est dans un état que l’on appelle intéressant, et que je vousregarde désormais, à cause de cela, comme un voyageur de cabines,je vous donne la permission de rester avec nous, jusqu’à ce quevotre femme soit accouchée.

– Vous êtes bien bon, monsieur, ditSimon, je vous suis très reconnaissant ainsi qu’à ces messieurs.Mais veuillez vous rappeler que j’ai déjà sept enfants dans latimonerie, et il n’y a que moi pour les soigner ; dans cessept occasions, madame Simon s’est toujours très bien sortied’affaire, et je ne doute pas qu’elle ne fasse de même à sahuitième épreuve. Elle aura l’esprit plus satisfait de savoir queje suis avec les enfants.

Simon salua ces messieurs et retourna à sonposte.

– Eh bien ! messieurs, ces deuxmaris ne font pas grand cas de ces affaires, dit le capitaine. Ilest vrai que l’un des deux y est bien habitué, et que l’autreest…

L’orateur et ses auditeurs furent interrompuspar le bruit de portes qui se fermaient avec violence en bas, etpar un bruit de pas empressés.

– Faites venir au vent le bâtiment, ditle capitaine. C’est mon avis, messieurs, que dans ces circonstancesle vaisseau roule mieux.

La nuit succéda à la soirée, etM. Smallchild accomplit la cérémonie journalière de sonexistence nautique avec sa ponctualité ordinaire. Lorsqu’il pritson biscuit et son lard, l’état de madame Smallchild repassa dansson esprit, mais il perdit ce souvenir à l’heure où il dut réglerses comptes, puis il s’en souvint dans l’intervalle qui séparait lerepas du sommeil. Naturellement il l’oubliait de nouveau dans lesommeil, ainsi de suite pendant la soirée et la première partie dela nuit. De temps en temps, grâce aux soins du capitaine, Simonrecevait des messages dont le but était de le tranquilliser, et ilfaisait savoir par ces mêmes envoyés qu’il était très calme, et queses enfants étaient assez sages ; mais jamais il ne semontrait personnellement sur le pont. M. Jolly apparaissait detemps en temps en disant : « Tout va bien. » Ilprenait quelques rafraîchissements et disparaissait, aussi gai quede coutume.

Le bon vent durait, le caractère du capitainerestait calme. L’homme au gouvernail fit venir le bâtiment au ventd’une manière inquiète. Dix heures sonnaient. La lune s’élevait etbrillait. Le grog de nuit fut apporté sur le pont d’arrière, lecapitaine donnait gracieusement sa présence aux voyageurs. Tout àcoup monsieur Jolly apparut ; il avait rapidement montél’échelle.

Au grand étonnement du petit groupe sur lepont d’arrière, voilà le médecin qui tient fortementMme Drobble,… là… par le bras, sans faire lamoindre attention au capitaine ni aux voyageurs et voici qu’il lapose sur le siège le plus rapproché de lui.

En faisant ce mouvement, sa figure s’éclairapar les rayons de la lune.

Elle étalait aux spectateurs effrayés uneexpression de consternation vague.

– Calmez-vous, madame, dit le médecind’un ton d’effroi qui ne pouvait pas laisser de doutes.Calmez-vous, madame Drobble, pour l’amour de Dieu,remettez-vous !

Mme Drobble ne fit point deréponse. Elle tordait ses mains sur ses genoux et regardaitfixement devant elle, telle qu’une femme frappée d’effroi.

– Quel malheur y a-t-il ? demanda lecapitaine, Posant son verre avec un air de terreur. Chez ces deuxmalheureuses femmes que se passe-t-il ?

– Rien, dit le médecin, toutes les deuxvont admirablement.

– Y a-t-il quelque chose de mauvais pourles bébés ? continua-t-il. Est-ce qu’il s’en trouve plus quevous ne comptiez en voir ? des jumeaux par exemple ?

– Non ! Non ! répondit Jollyavec impatience. Il y a un bébé pour chacun – deux garçons et tousdeux en bonne santé. Jugez par vous-même, ajouta le médecin,pendant que les deux nouveau-nés essayaient leurs poumons pour lapremière fois.

– Que diable y a-t-il entre vous, madameDrobble ? reprit le capitaine qui perdait encore patience.

– Madame Drobble et moi nous sommes deuxgens innocents, et nous nous sommes mis dans le plus terribleembarras !

Le capitaine, suivi de MM. Purling etSims, se rapprocha du médecin d’un air d’horreur. L’homme dugouvernail s’élança comme une grue pour écouter. La seule personnequi ne témoigna pas de curiosité ni d’intérêt, ce futM. Smallchild ; son heure de sommeil étant arrivée, ilronflait en paix, à côté de son biscuit et de son lard.

– Contez-moi le fait tout de suite,Jolly, dit le capitaine d’un ton peu patient.

Le médecin ne fit aucune attention à cettedemande, car Mme Drobble l’absorbaitentièrement.

– J’espère, madame, que vous allez mieuxmaintenant ? demanda-t-il d’un ton inquiet.

– Non, monsieur, mon esprit n’est pasplus calme, répondit-elle en recommençant à se battre les genoux.Je me trouve encore plus mal.

– Écoutez-moi, insista Jolly d’un toncalme ; je vous exposerai encore une fois les circonstances envous présentant quelques questions simples et nettes. Celareviendra à votre souvenir, si seulement vous voulez me suivre avecattention, et que vous vous donniez du temps pour réfléchir et pourvous recueillir avant de me répondre.

Mme Drobble courba la têteavec une soumission muette. Elle se prit à écouter ; tout lemonde, à l’exception de M. Smallchild, écoutait également.

– Maintenant, madame ! nos peinesont commencé dans le cabinet de madame Heavysides, qui est situé ducôté de tribord, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur.

– Nous avons passé et repassé plusieursfois dans les cabines de madame Heavysides et de madame Smallchilddont la première est à tribord et l’autre à bâbord. Nous savons quec’était Mme Heavysides qui se trouvait malade lapremière, et que lorsque je criai : « Madame Drobble,voilà un magnifique garçon, venez le prendre, » il venait ducôté de tribord, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur, répondit-elle. Je jureque c’est ce que vous m’avez dit.

– Bien. Je vous ai dit :« Prenez-le, et mettez-le dans le berceau ; » ce quevous avez fait ; or, où était le berceau ?

– Dans la grande cabine, monsieur,répondit madame Drobble.

– C’est justement cela ! C’était làparce que nous n’avions pas assez de place dans les petites cabinesà gauche ; vous avez mis le bébé de tribord dans le berceauqui était dans la grande cabine. Eh bien ! comment le berceauétait-il placé ?

– Il était mis en travers,monsieur !

– Souvenez-vous bien de cela. Maintenant,suivez mes questions bien attentivement… Non ! non ! Nedites pas que vous ne pouvez pas, et que la tête vous tourne. Maprochaine question va vous remettre. N’est-ce pas au bout d’unedemi-heure que vous avez entendu appeler encore :« Madame Drobble ! voilà un autre garçon magnifique pourvous. Venez le prendre ! » Et vous êtes venue prendrel’enfant de bâbord, n’est-ce pas ?

– Oui monsieur, du bâbord, je ne le niepas, répondit madame Drobble.

– De mieux en mieux. Je vous ai engagée àprendre ce bébé du bâbord, c’est-à-dire le petit Smallchild, et àl’arranger confortablement dans le berceau avec le bébé de tribord…Or qu’est-il arrivé après ?

– Ne me le demandez pas, monsieur,s’écria Mme Drobble en perdant son aplomb, et entendant ses mains d’une façon désespérée.

– Allons, allons, madame ! Je vousferai des questions aussi claires que des lettres imprimées.Calmez-vous, écoutez-moi. Au moment où vous aviez arrangéconfortablement le bébé de bâbord, je fus obligé de vous envoyerdans la cabine de tribord pour m’apporter quelque chose dontj’avais besoin dans la cabine de M. Smallchild ; je vousai retenue près de moi un peu de temps, je vous ai quittée pour merendre dans la cabine de M. Heavysides, et je vous ai appeléede nouveau. Mais avant que vous eussiez traversé la moitié de lagrande cabine, je vous ai dit : Non, restez où vous êtes etj’irai près de vous. Tout de suite après, madame Smallchild vous ainquiétée, et vous êtes accourue près de moi sans être appelée, surquoi je vous ai arrêtée dans la grande cabine en vous disant :« Madame Drobble, vous vous troublez, asseyez-vous etrecueillez-vous » – Ce que vous fîtes ! – N’est-ce pasque tout ceci est vrai ?

– Ah ! ma tête ! ma tête !– C’est vrai – j’ai essayé de me recueillir et je ne le pouvaispas.

– Bien. En conséquence, lorsque je sortisde la cabine Smallchild pour voir comment vous alliez, je trouvaique vous aviez mis le berceau sur la table et que vous regardiezfixement les bébés avec votre bouche ouverte et vos mainsentrelacées dans vos cheveux ; – lorsque je vous demandai s’ily avait quelque chose d’inquiétant, vous vous accrochâtes au col demon habit, et vous murmurâtes à mon oreille : « Hélas,monsieur, j’ai eu l’esprit si confus que je ne puis plus distinguerà qui appartiennent les deux enfants !… »

– Et je ne le sais pas mieuxmaintenant ! s’écria-t-elle, se trouvant prise d’une crise denerfs. Oh ! ma tête ! ma tête ! Je ne le sais pasmême maintenant !

– Monsieur le capitaine, et messieurs,voici l’embarras où je me trouve, s’écria Jolly en tournant sur sonpied et en s’adressant à son auditoire d’un ton calme etdésespéré.

Ces messieurs se regardèrent : ilsétaient frappés d’étonnement.

– N’est-ce pas que vous pouvez éclaircirl’affaire, Jolly ? dit le capitaine.

– Si vous saviez ce que j’ai eu à faireen bas, vous ne m’adresseriez pas une pareille question ;rappelez-vous que je suis responsable de la vie de deux femmes etde deux enfants ; – rappelez-vous que j’ai été accroupi entreles deux petites cabines où il y avait à peine la place nécessairepour me tourner, et si sombres que je ne pouvais guère voir ma maindevant moi, – et madame Drobble qui me dérangeait à chaque instant.Réfléchissez à tout cela, et puis vous me direz combien de tempsj’avais pour comparer les deux garçons en les mesurant pouce parpouce – deux garçons qui naissaient sur un navire pendant la nuit,l’un une demi-heure après l’autre. Ha !

– Il n’y avait sur eux aucune marque,demandait M. Sims.

– Il eût fallu des marques assezprononcées pour que je les visse dans une lumière pareille, dit lemédecin. – Je voyais bien qu’ils étaient des enfants droits et bienfaits – voilà ce que je voyais – c’était tout.

– Est-ce que leurs traits enfantins sontassez développés pour indiquer une ressemblance de famille, demandaM. Purling. Jugez-vous qu’ils ressemblaient à leurs pères ou àleurs mères ?

– Tous les deux ont des yeux bleus et descheveux blonds – le peu qu’ils ont – répliqua Jolly d’un tonrevêche. Jugez donc vous-même.

– M. Smallchild a des yeux bleus etdes cheveux blonds, remarqua M. Sims.

– Et Simon a aussi des yeux bleus et descheveux blonds, dit M. Purling.

– Je vous engage à réveillerM. Smallchild et envoyer chercher M. Simon, et que tousdeux jouent à pile ou face pour leurs enfants, ditM. Sims.

– On ne doit pas ainsi badiner avec lesentiment paternel, en y mettant un tel sans-cœur, repritM. Purling. Je propose qu’on essaie de la nature !

– Qu’est-ce que cela peut être ?monsieur, demanda le capitaine d’un ton curieux.

– L’instinct maternel, repritPurling ; la connaissance instinctive pour la mère de sonpropre enfant.

– Oui, oui ! dit le capitaine. C’estbien pensé. Que dites-vous, Jolly, de la voix de lanature ?

Le médecin releva la main d’un gested’impatience, cherchant à redoubler ses efforts pour réveiller lamémoire de Mme Drobble par un systèmed’interrogation contradictoire.

– Je ne vois rien de mieux que d’essayerla voix de la nature, dit le capitaine ; essayez-la,Jolly.

– Il faut bien qu’on fasse quelque chose,dit Jolly. Je ne peux laisser ces femmes seules plus longtemps.Vous, Drobble, ne vous montrez pas, vous les effraieriez. La voixde la nature ! ajouta M. Jolly en descendant. Oui, jel’essaierai, elle fera de belles merveilles, continua-t-il avec unton de mépris. Ha ! ha !

Il faisait nuit. M. Jolly tourna leslampes des cabines de manière à ce qu’elles ne donnassent qu’unetoute petite lumière, et cela sous le prétexte de ménager les yeuxde ses malades. Puis il prit le premier venu des deux malheureuxenfants, il marqua les vêtements dans lesquels il était enveloppéd’une tache d’encre et il le porta àMme Smallchild, en choisissant sa cabine toutsimplement parce qu’elle se trouvait plus près de lui. Le secondbébé fut porté par Mme Drobble àMme Heavysides.

Pendant un certain temps, on laissa seules lesdeux mères et les deux bébés, puis on les sépara encore par ordredu médecin. Peu après ils furent réunis avec cette seule différenceque le bébé marqué avait été porté à Mme Heavysideset le bébé sans marque à Mme Smallchid ; ainsique M. Jolly l’avait prévu, grâce à l’obscurité, les deuxmères ne devinèrent rien de cette transposition et furentparfaitement heureuses.

– C’est bien, dit le médecin aucapitaine, laissons ainsi les choses pendant la nuit. Mais quandviendra le jour, il faudra que nous nous décidions à donner d’unemanière irrévocable à chaque mère un de ces enfants. Les voilà, cespauvres femmes, parfaitement rétablies, et si elles venaient à sedouter un instant de ce qu’il en est, ce serait pour elles un coupterrible.

– Mais qui prendra la responsabilité duchoix ? Je m’entends en layettes assez bien ; pour ce quien est de ce genre d’affaires, c’est autre chose.

– Je m’offre d’intervenir, par cetteraison que je suis parfaitement étranger, dit M. Sims.

– Et moi je déclare n’y avoir rien àfaire pour la même raison, ajouta M. Purling qui pour lapremière fois pendant tout le voyage avait été du même avis que sonennemi naturel.

– Attendez un instant, messieurs, dit lecapitaine, je crois que j’y vois. Il faut que nous divulguions toutfranchement l’affaire aux maris, et qu’ils prennent sur eux laresponsabilité.

– Je crois qu’ils n’accepteront pas cetteresponsabilité, dit M. Sims.

– Et moi je crois que vous vous trompezet qu’ils l’accepteront, dit M. Purling qui reprenait sonhabitude de contrarier M. Sims.

– S’ils ne veulent pas l’accepter, dit lecapitaine d’un ton ferme, moi je suis maître à bord de cenavire ; – aussi vrai que je me nomme Thomas Gillop – jeprendrai la responsabilité sur moi !

Cette déclaration énergique arrangea pour lemoment toutes les difficultés. Et l’on tint un conseil pour déciderce que l’on devait faire plus tard. Il fut résolu de ne rien direjusqu’au lendemain matin et de s’appuyer sur la dernière et faiblechance que quelques heures de sommeil pourraient calmer la mémoireégarée de Mme Drobble. Il était donc convenu qu’onmettrait les bébés dans la grande cabine avant le grand jour,c’est-à-dire avant que Mme Heavysides etMme Smallchild pussent bien remarquer l’enfant quiétait resté près d’elles pendant la nuit. Le capitaine, deconnivence avec MM. Purling et Sims, devait se réunir avec lepremier aide, à six heures, le lendemain matin, vu l’importance del’affaire.

En conséquence la séance commença. Il faisaitbeau temps et un bon vent. M. Jolly posa de nouvellesquestions à Mme Drobble ; il était assisté destémoins. On ne put rien apprendre de la bouche de cettemalheureuse.

Le médecin déclara que cet état de troublemoral était chronique, et le capitaine et les témoins furent de sonavis d’une voix unanime.

La seconde expérience que l’on devait tenterétait de révéler ces faits aux maris. Il advint queM. Smallchild s’occupait à cette heure de la matinée à« régler ses comptes. » Les premières paroles qui luiéchappèrent, furent « un biscuit assaisonné et du pâtéd’anchois. » Les prières persévérantes du comité ne purenttirer de lui qu’une réponse impatiente par laquelle il demandaitqu’on le jetât à la mer avec les deux bébés.

On lui fit de sérieuses remontrances, maissans un meilleur résultat.

– Arrangez tout cela comme vous levoudrez, dit M. Smallchild d’une voix faible.

– Est-ce que vous me confiez l’affaire,monsieur, comme capitaine de ce vaisseau, demanda Gillop.

(Silence général.)

– Faites un signe de tête, monsieur, sivous ne pouvez pas parler.

M. Smallchild fit un signe de tête et, seretournant sur son oreiller, il s’endormit.

– Pensez-vous que cela veut dire que jesuis libre d’agir ? demanda le capitaine à ses témoins. Ilsrépondirent que oui, décidément.

On répéta cette cérémonie près de SimonHeavysides qui, en homme intelligent, répondit par une propositionayant pour but de résoudre la question.

– Monsieur le capitaine et messieurs, ditle menuisier avec une politesse mélancolique, je désire penser àM. Smallchild avant de penser à moi dans cette affaire. Jesuis tout à fait disposé à renoncer à mon bébé, n’importe lequeldes deux, et je propose bien respectueusement queM. Smallchild prenne les deux enfants, afin qu’il puisse ainsis’assurer qu’il possède bien son propre fils.

Une objection immédiate contre cetteproposition ingénieuse fut faite par le médecin qui lui demandad’un ton ironique s’il pensait que sa femme consentirait à ceschoses. Il avoua que cette difficulté ne lui était pas venue à lapensée, mais qu’il était sûr que ce serait un obstacle invincible.Tout le monde en jugea de même ; par conséquent Heavysides etson idée furent congédiés ensemble, après toutefois qu’il eûtexprimé le désir de laisser le capitaine entièrement libre dans sadécision.

– Eh bien ! messieurs, dit Gillop,après les maris je deviens le plus responsable et l’on compte surmoi, comme commandant à bord. J’ai réfléchi sur cette affaire trèssérieusement, et je suis prêt. Monsieur Purling, votre propositionde laisser parler la voix de la nature n’a pas amené le résultatespéré. M. Sims, jouer à pile ou face pour savoir quel est lepère, n’entre pas dans mes idées. Cela ne saurait trancher desquestions aussi graves ; mais, messieurs ! j’ai monprojet, et maintenant je vais en faire l’expérience. Suivez-moi enbas, messieurs, dans la cuisine du commis des vivres.

Les témoins se regardèrent l’un l’autre, avecun grand étonnement, et suivirent.

– Saunders, dit le capitaine ens’adressant au commis des vivres, ôtez les balances.

Elles étaient dans le genre accoutumé pour lescuisines, avec un plateau en fer blanc d’un côté pour contenirl’article qui devait être pesé, et une grosse plaque de fer del’autre côté pour soutenir les poids. Saunders posa ses balancessur une jolie petite table faite pour cet usage.

– Mettez un torchon propre dans leplateau, dit le capitaine au docteur ; fermez les portes desdeux cabines, de crainte que les femmes n’entendent quelque chose,et faites-moi le plaisir de m’apporter les deux bébés.

– Oh ! monsieur, s’écriaMme Drobble qui avait regardé furtivement à laporte, oh ! monsieur, ne faites pas de mal à ces petitschéris ! S’il y a quelqu’un qui doive souffrir, que ce soitmoi !…

– Taisez-vous, s’il vous plaît, madame,dit le capitaine ; si vous désirez conserver votre position,gardez le secret de ce que vous savez. Si ces dames demandent leursenfants, vous leur direz qu’elles les auront dans dix minutes.

Le médecin entra et posa à terre, dans lacuisine, la corbeille changée en berceau. Le capitaine mit seslunettes et fit l’examen des deux innocents qui étaient sous sesyeux.

Six pour l’un et une demi-douzaine pourl’autre, dit le capitaine. Je ne vois aucune différence entre eux.Attendez un peu ! Oui, je vois : un des bébés estchauve ; très bien. Nous commencerons avec celui-là ;docteur, déshabillez le bébé chauve, et mettez-le dans lesbalances.

Le bébé chauve protesta contre ce traitement,dans un langage à lui ; mais ce fut inutile. En deux minutesil était sur le dos dans le plateau de fer blanc, le torchon souslui pour l’empêcher de sentir le froid.

– Pesez bien juste, Saunders, continua lecapitaine ; si c’est nécessaire, pesez-le jusqu’à la huitièmepartie d’une once. Messieurs, surveillez avec attention, c’estd’une grande importance.

Pendant que le commis des vivres pesaitl’enfant, et que les témoins le surveillaient, le capitaine demandaà son premier aide son livre de loch, une plume et de l’encre.

– Combien pèse-t-il ? interrogea lecapitaine en ouvrant le livre.

– Sept livres une once et quart, réponditle commis des vivres.

– Est-ce que c’est juste,messieurs ?

– Parfaitement, répondirent les témoins.Il inscrivit dans le livre de loch :

« Un enfant chauve, distingué par len° 1, dont le poids est de sept livres une once et unquart. »

– Très bien.

– Maintenant, nous remettons le bébéchauve, docteur, et nous pèserons le bébé aux cheveux.

Le bébé aux cheveux tenta de protester aussi,mais inutilement.

– Combien pèse-t-il, Saunders ?

– Six livres quatorze onces et troisquarts.

– C’est juste, messieurs ?

– Très juste.

Il écrivit encore :

« Un enfant avec cheveux, distingué parle n° 2. Poids : six livres quatorze onces et troisquarts. »

– Je vous suis bien obligé, Jolly ;c’est assez. Lorsque vous aurez remis l’autre enfant dans leberceau, prévenez Mme Drobble que ni l’un nil’autre ne doit en être ôté jusqu’à nouvel ordre. Puis veuillezbien nous rejoindre sur le pont : parce que j’ai quelque choseà vous dire. Nous ne serons pas exposés à être entendus par cesdames.

Sur ces mots, le capitaine monta sur le pontet le premier aide le suivit avec le livre de loch, la plume etl’encre.

– Maintenant, messieurs, commença lecapitaine, dès que le médecin eut rejoint l’assemblée, nous feronsla lecture d’un récit que j’ai écrit moi-même sur le livre de loch,et qui résume cette affaire depuis le commencement jusqu’à la fin.Si tout le monde convient qu’il correspond avec le compte rendu dupoids des enfants, chacun voudra bien mettre sa signature enqualité de témoin.

Le premier aide lut les notes, et les témoinsmirent leurs signatures. Le capitaine toussa un peu et, il haranguason auditoire en s’exprimant ainsi :

– Vous conviendrez avec moi, messieurs,que la justice est la justice. Voici mon navirede cinq cents tonnes, avec des espars qui correspondent au poids duvaisseau. Dites donc, s’il était une goëlette de cent cinquantetonnes, entre nous, dans ce cas, le plus grand cours d’eau nemettra pas de mâts pareils à ceux de cette petite goëlette.Assurément non. Il faut donc mettre les espars en proportion de sagrandeur. Et il me semble que nous devons agir en partant du mêmeprincipe, dans cette grave affaire. Voici ma décision : ilfaut donner le plus lourd des deux bébés à la femme la pluslourde ; par conséquent le plus léger appartiendra à l’autrefemme. Dans une semaine nous toucherons à un port, et si l’ontrouve une méthode plus merveilleuse que la mienne, je seraiheureux de la voir appliquer. Cet honneur appartiendra peut-êtreaux pasteurs ou aux avocats de la terre ferme !

Le capitaine termina ainsi son discours, et leconseil assemblé sanctionna la proposition qui lui était soumise, àl’unanimité. Ensuite on demanda à M. Jolly de constater lepoids de ces dames. Il décida sans hésitation en faveur de la femmedu menuisier. Il n’y avait pas à hésiter pour savoir quelle étaitla plus grande et la plus grosse de ces deux femmes ; sur quoion porta le bébé chauve, ou n° 1, dans la cabine deMme Heavysides, et le bébé aux cheveux, oun° 2, fut destiné à Mme Smallchild. La voix dela nature n’éleva pas la plus légère opposition. Avant les septheures, M. Jolly affirmait que les mères et les fils, àtribord et à bâbord, étaient aussi heureux qu’on peut l’êtren’importe où. Par conséquent, le capitaine renvoya le conseil enlui disant :

– Maintenant, messieurs, nous allonshausser les bonnettes, et nous ferons de notre mieux pour arriverbientôt dans un port. Préparez le déjeuner, Saunders, pour dans unedemi-heure. Guignon, si cette malheureuse madame Drobble a entendula fin de cette affaire, il faut, messieurs, que nous lapersuadions que tout est bien arrangé, et, si elle persiste à seméfier, une fois arrivés à terre, il faudra la faire haranguer pardes pasteurs et des avocats.

Mais les pasteurs et les avocats ne firentrien ; par cette raison qu’il n’y avait rien à faire.

Au bout de dix jours, le vaisseau arriva dansle port, et l’on dit aux mères avec précaution ce qui était arrivé.Chacune d’elles, ayant soigné son bébé pendant dix jours,l’adorait. Chacune d’elles n’en savait pas plus queMme Drobble. Toutes les expériences jusqu’alorsavaient échoué.

Et me voici, en conséquence de tout ceci, unpauvre diable sans rang et sans le sou. Oui, j’étais le bébé chauvede cette époque mémorable ! Mon poids fit fatalement pencherla balance et m’emporta de l’autre côté du bonheur ;M. Schmallchild qui possédait assez d’intelligence, lorsqu’iln’avait pas le mal de mer, fit fortune. Simon ne cultiva quel’augmentation de sa famille, et mourut à l’hôpital.

Vous voyez ce qui advint pour ces deux enfantsnés sur la mer. J’ai su que l’enfant aux cheveux ressemblemerveilleusement à Heavysides. Moi, qui suis grand de taille, jeressemble en cela au menuisier. Mais j’ai les yeux de la familleSmallchild, les cheveux et l’expression de leur figure. Faites ceque vous voudrez de ce problème ; mais il se résoudra toujoursde cette manière pour moi : Smallchild fils, prospère dans lemonde, parce qu’il pesait six livres quatorze onces trois quarts.Heavysides fils ne peut arriver à rien, parce qu’il a pesé septlivres une once et un quart. Et si la croûte extérieure de saletéqui recouvre le visage de M. l’Ermite, lui permettait derougir, je l’engagerais à rougir, pour donner par ce témoignage dehonte un témoignage de conscience ! »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer