La Vallée de la peur

Chapitre 5L’heure la plus sombre

S’il avait fallu quelque chose pour ajouter à la popularité deJack McMurdo parmi ses compagnons, son arrestation et sonacquittement y auraient pourvu. Dans les annales de la société,c’était un record qu’un nouvel adhérent eût accompli la nuit mêmede son affiliation un acte qui l’avait conduit devant le tribunal.Déjà il avait la réputation d’un joyeux luron, d’un agréableconvive, et d’un caractère qui ne laissait jamais passer uneinsulte (eût-elle été prononcée par le tout-puissant chef decorps). Mais cette fois ses camarades acquirent la certitude quedans leur groupe il était le seul à concevoir rapidement un desseinsanguinaire et à l’exécuter aussitôt. « Il sera irremplaçablepour les coups durs », se disaient les aînés les uns auxautres. McGinty ne manquait pas d’instruments pour exécuter sesvolontés, mais il reconnut de bonne grâce que McMurdo était le pluscapable. Il avait l’impression qu’il tenait en laisse un limierféroce. Certes, les roquets ne lui manquaient pas pour les petitesaffaires, mais il entrevoyait le jour où il lâcherait son chien derace sur une proie qui en vaudrait la peine. Quelques membres de laloge, dont Ted Baldwin, se hérissaient devant la rapide ascensiondu nouveau venu et le haïssaient, tout en se gardant de broncherdevant lui, car il était aussi prêt à se battre qu’à rire.

Mais s’il gagnait la sympathie de ses camarades, il y avait unendroit, qui lui importait pourtant beaucoup plus, où il avaitperdu tout crédit. Le père d’Ettie Shafter ne voulait plus luiadresser la parole, et il ne le laissait même plus pénétrer sousson toit. Ettie était trop profondément amoureuse pour renoncer àlui ; cependant son bon sens lui représentait les conséquencesd’un mariage avec un homme qui passait pour un criminel. Un matin,après une nuit sans sommeil, elle résolut d’aller le voir,peut-être pour la dernière fois, et de tenter un gros effort pourle tirer hors de ces mauvaises influences qui l’aspiraient vers lebas. Elle se rendit donc chez lui, comme il l’en avait plusieursfois suppliée, et elle entra dans la pièce dont il avait fait sonpetit salon. Il était assis devant la table. Il lui tournait ledos. Il avait une lettre devant lui. L’idée d’une espièglerie luivint : elle n’avait que dix-neuf ans. Il ne l’avait pasentendue quand elle avait ouvert la porte. Elle s’avança sur lapointe des pieds, et elle posa doucement ses mains sur les épaulesde McMurdo.

Si elle avait espéré le surprendre, elle réussitpleinement ; mais ce fut à son tour d’être surprise. D’un bondde tigre, il sauta sur elle et la saisit à la gorge avec sa maindroite ; de l’autre main il fit une boulette du papier quiétait devant lui. Puis il la regarda. Alors la stupéfaction et lajoie remplacèrent la férocité qui avait déformé ses traits.Férocité devant laquelle elle avait reculé, horrifiée, jusqu’aumur.

– C’est vous ! fit-il en s’essuyant le front. Quand jepense que vous venez me voir, cœur de mon cœur, et que je ne trouverien de mieux que de vouloir vous étrangler ! Venez,chérie…

Il lui tendit ses bras.

– Je vais vous dédommager maintenant.

Mais elle était encore sous le coup de la découverte qu’elleavait faite sur le visage de McMurdo : elle y avait lu unepeur coupable. Tous ses instincts féminins l’avertirent qu’il nes’agissait pas de la simple peur d’un homme surpris. Non, c’étaitbien de la culpabilité. De la culpabilité et de la peur.

– Qu’est-ce qui vous a pris, Jack ? s’écria-t-elle.Pourquoi avez-vous eu si peur de moi ? Oh ! Jack, si vousaviez la conscience tranquille, vous ne m’auriez pas regardéeainsi !

– Dame ! J’étais en train de réfléchir à des tas d’autreschoses ; quand vous vous êtes approchée si légèrement sur vospieds de fée….

– Non, Jack. C’était plus que cela…

Un soupçon lui traversa l’esprit.

– … Laissez-moi voir cette lettre que vous étiez en traind’écrire.

– Ah ! Ettie, je ne le peux pas !

Ses soupçons se transformèrent en certitude.

– C’était à une autre femme ! s’écria-t-elle. J’en suissûre. Sinon, pourquoi ne me la montreriez-vous pas ? Était-ceà votre femme que vous écriviez ? Comment pourrais-je savoirque vous n’êtes pas déjà marié, vous, un étranger que personne neconnaît ?

– Je ne suis pas marié, Ettie. Regardez-moi : je vous lejure ! Vous êtes pour moi la seule femme sur la terre. Par lacroix du Christ, je le jure !

Il avait pâli ; la passion grave qu’il mit dans sa réponsela convainquit qu’il ne mentait pas.

– Alors, pourquoi ne voulez-vous pas me montrer cettelettre ?

– Je vais vous le dire, ma chérie. J’ai fait le serment de nepas la montrer, et de même que je ne voudrais pas être parjureenvers vous ; je ne voudrais pas trahir une parole donnée àd’autres. C’est une affaire de la loge ; une affaire secrète,même pour vous, Et si j’ai eu peur quand une main s’est posée surmoi, comprenez que j’avais peur que ce fût celle d’unpolicier ?…

Elle sentit qu’il disait la vérité. Il la prit dans sesbras ; ses baisers balayèrent frayeurs et doutes.

– … Asseyez-vous près de moi. C’est un trône bizarre pour unepareille reine, mais c’est le meilleur que puisse vous offrir votrepauvre amant. Un jour il fera mieux pour vous, je pense. Vous voilàrassurée maintenant ?

– Comment pourrais-je l’être, Jack, quand je sais que vousfaites partie d’une bande de criminels, quand je m’attends chaquejour à vous voir assis dans le box des accusés ? McMurdol’Éclaireur, voilà comment l’un de nos pensionnaires vous a appeléhier. Je l’ai ressenti comme un coup de poignard.

– Croyez-moi, ma chérie, je ne suis pas aussi mauvais que vousle pensez. Nous ne sommes que de pauvres gens qui essayons à notremanière de faire respecter nos droits.

Ettie passa son bras autour du cou de son amant

– Abandonnez cela, Jack ! Pour l’amour de moi, pour l’amourde Dieu, laissez tomber ! Je suis venue ici pour vous ensupplier. Oh ! Jack, je vous le demande à genoux ! Jem’agenouille devant vous, et je vous adjure d’abandonner

Il la releva et il l’apaisa entre ses bras.

– Voyons, ma chérie, réfléchissez à ce que vous medemandez ! Comment pourrais-je laisser tomber puisque ceserait me parjurer et abandonner mes camarades ? Si voussaviez tout ce qui se passe, jamais vous ne me le proposeriez. Deplus, même si je le voulais, comment pourrais-je le faire ?Vous ne supposez pas que la loge permettrait à l’un de sesadhérents de se retirer avec tous ses secrets ?

– J’y ai réfléchi, Jack. J’ai tout prévu. Père a un peu d’argentde côté. Il est fatigué de cet endroit, où notre existence estassombrie par la terreur. Il est prêt à partir. Nous pourrions nousenfuir ensemble à Philadelphie ou à New York. Là, nous serions ensécurité.

McMurdo se mit à rire.

– La loge a le bras long. Croyez-vous qu’elle ne pourrait pasl’étendre d’ici jusqu’à Philadelphie ou New York ?

– Eh bien ! dans ce cas, allons dans l’Ouest, ou enAngleterre, ou en Suède. N’importe où, pourvu que nous sortions decette vallée de la peur.

McMurdo pensa au vieux frère Morris.

– Voilà la deuxième fois que j’entends ce nom, dit-il. L’ombrene semble pourtant pas peser trop lourdement sur certains habitantsde cette vallée.

– Elle obscurcit chaque instant de notre existence. Vousimaginez-vous que Ted Baldwin nous a pardonné ? Si ce n’étaitqu’il vous craint, il nous aurait déjà anéantis. Il me suffit devoir ses yeux noirs de bête affamée quand par hasard il merencontre !

– Ah ! ah ! Je lui apprendrai de meilleures manièressi je l’y prends. Mais écoutez-moi bien, petite fille : je nepeux pas partir d’ici. Je ne peux pas. Enregistrez cela une foispour toutes. Mais si vous me laissez choisir ma propre voie,j’essaierai de trouver le moyen d’en sortir honorablement.

– Il n’y a pas d’honneur dans une affaire pareille !

– Mon Dieu, cela dépend du point de vue auquel on seplace ! Mais si vous me donnez six mois, je m’arrangerai pourpartir d’ici sans avoir honte de regarder les autres en face.

– Six mois ! s’exclama la jeune fille dans une explosion dejoie. C’est une promesse ?

– Écoutez : ce sera peut-être sept ou huit. Mais avant unan au maximum, nous aurons quitté la vallée.

– Ettie ne put rien obtenir de plus précis ; mais enfinc’était déjà quelque chose : une sorte de phare lointain quiéclairait les ténèbres de l’avenir immédiat. Elle rentra chez sonpère, plus allègre qu’elle ne l’avait jamais été depuis que JackMcMurdo avait fait irruption dans sa vie.

Il aurait pu penser qu’en tant que membre de la société, tousles agissements de celle-ci lui seraient connus ; mais il netarda pas à découvrir que l’organisation était beaucoup plusétendue et plus complexe que la simple loge. McGinty lui-mêmeignorait beaucoup de choses, car il y avait un dignitaire appelé ledélégué du district, habitant à Hobson’s Patch, au bas de la voieferrée, qui avait tout pouvoir sur plusieurs loges qu’il régentaitd’une façon imprévue et arbitraire. McMurdo ne le vit qu’unefois : il avait l’air d’un petit rat timide à poilsgris ; il avait une démarche furtive et un regard obliquechargé de malignité. Il s’appelait Evans Pott ; devant lui, legrand patron de Vermissa ressentait un peu de la répulsion et de lapeur que Robespierre devait inspirer à Danton.

Un jour Scanlan, qui était le camarade de pension de McMurdo,reçut un billet de McGinty accompagnant une lettre d’Evans Pott. Le«grand patron » informait McGinty qu’il lui adressait deuxhommes, Lawler et Andrews, munis d’instructions pour agir dans lesenvirons ; il lui disait aussi qu’il était préférable pour lacause de ne pas divulguer de détails quant au but de cettemission : il demandait au chef de corps de veiller à ce queces deux exécutants fussent logés et bien traités jusqu’à l’heurede l’action. McGinty avait ajouté pour Scanlan que personne nepouvait loger clandestinement à la maison syndicale et qu’il seraitobligé à Scanlan et McMurdo d’accueillir chez la veuve MacNamaraces deux nouveaux pensionnaires.

Ils arrivèrent le soir même, chacun muni d’un sac. Lawler avaitun certain âge ; il avait le visage austère ; il étaittaciturne et réservé ; il était habillé d’une vieilleredingote noire qui, avec son chapeau mou et sa barbe grisonnantehirsute, lui donnait l’air d’un prédicateur itinérant. Soncompagnon, Andrews, n’était pas beaucoup plus qu’un enfant :il avait le visage ouvert et gai, et il ressemblait à un écolier envacances. Tous deux ne buvaient que de l’eau, et ils seconduisirent en tous points comme des membres exemplaires de lasociété, à cela près qu’ils étaient l’un comme l’autre assassinspatentés. Lawler avait accompli quatorze missions de meurtre, etAndrews trois.

McMurdo découvrit qu’ils ne demandaient pas mieux que deraconter leurs exploits passés ; ils le firent avec cettesorte de fierté timide qu’arborent les hommes qui ont rendu de bonset loyaux services à la communauté. Mais ils se montrèrentréticents pour parler de l’affaire en cours.

– On nous a choisis parce que ni moi ni le petit ne buvonsd’alcool, expliqua Lawler. On sait que nous n’en dirons jamais plusqu’il ne faut. Vous ne devez pas le prendre en mauvaise part, maisc’est aux ordres du délégué du district que nous obéissons.

– Bien sûr ! répondit Scanlan.

– Si vous y tenez, nous pourrons vous raconter l’histoire de lamort de Charlie Williams, ou de Simon Bird. Mais jusqu’à ce quenotre travail soit fait, nous n’en parlerons pas.

– Il y a dans les environs une bonne demi-douzaine de types àqui je dirais volontiers deux mots ! déclara McMurdo enjurant. Je suppose que ce n’est pas Jack Knox qui est votrecible ? J’irais au bout du monde pour le voir recevoir cequ’il mérite.

– Non. Ce n’est pas lui. Pas encore lui.

– Ou Hermann Strauss ?

– Lui non plus.

– Ma foi, si vous ne voulez rien dire, nous ne pouvons pas vousforcer à parler. Mais ça me démange !

Lawler sourit et secoua la tête. Il ne se laissait pas tirer lesvers du nez.

En dépit de la réticence de leurs hôtes, Scanlan et McMurdoétaient bien décidés à assister à ce qu’ils appelaient « labonne blague ». Quand un matin très tôt McMurdo les entenditdescendre l’escalier à pas feutrés, il réveilla Scanlan et tousdeux s’habillèrent rapidement. Quand ils furent prêts, ilstrouvèrent la porte ouverte et leurs compagnons disparus. L’aube nepointait pas encore, mais à la lueur des lampadaires ils lesaperçurent dans la rue à quelque distance devant eux. Ils lessuivirent prudemment. La neige étouffait le bruit de leurs pas.

La pension de famille était située près de la lisière de laville ; bientôt ils arrivèrent à un carrefour en pleinecampagne. Trois hommes attendaient ; Lawler et Andrewss’entretinrent quelques instants avec eux, puis tous se mirent enroute. Il s’agissait donc d’un travail important qui nécessitait dumonde. À cet endroit, plusieurs chemins conduisaient à diversesmines. Les étrangers prirent celui qui menait au Crow Hill, grosseaffaire aux mains énergiques et intrépides d’un directeur de laNouvelle-Angleterre, Josiah Dunn, qui y avait maintenu l’ordre etla discipline malgré la terreur qui régnait dans la vallée.

Le jour se levait maintenant ; une file d’ouvriers, isolésou en groupe, se hâtait sur ce chemin noirci.

McMurdo et Scanlan se mêlèrent à eux, sans perdre de vue leshommes qu’ils suivaient. Une brume épaisse les entourait ; unsifflet à vapeur déchira l’air : c’était le signal donné dixminutes avant la descente des cages et le début de la journée detravail.

Quand ils atteignirent l’espace à découvert devant le puits demine, une centaine de mineurs attendaient en battant la semelle eten soufflant dans leurs doigts ; le froid était en effet trèsvif. Les étrangers formaient un petit groupe dans l’ombre dubâtiment des machines. Scanlan et McMurdo grimpèrent sur un tas descories, d’où ils pouvaient voir toute la scène. Ils reconnurentl’ingénieur de ma mine, un grand Écossais barbu du nom de Menzies,qui sortait du bâtiment et qui lança un coup de sifflet pour ladescente des cages. Au même moment, un grand jeune homme dégingandéau visage, sérieux s’approcha de la fosse. Il aperçut le groupeimmobile et silencieux qui se tenait près du bâtiment. Les hommesavaient rabattu leurs chapeaux et relevé leurs cols pour sedissimuler le visage. Pendant quelques instants, le pressentimentde la mort dut glacer le cœur du directeur. Mais il l’écarta et nesongea plus qu’à accomplir son devoir à l’égard d’intrussuspects.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il en se dirigeant vers eux.Pourquoi traînez-vous par ici ?

Il n’y eut aucune réponse ; simplement le petit Andrews fitun pas en avant et lui logea une balle dans l’estomac. Les centmineurs qui attendaient ne bougèrent pas plus que s’ils avaient étéfrappés de paralysie. Le directeur de la mine appuya ses deux mainscontre la plaie et se plia en deux. Il tenta de s’éloigner entitubant, mais un autre assassin fit feu, et il tomba sur le côté,grattant le sol de ses pieds et de ses mains. Menzies l’Écossaispoussa un hurlement de rage et se rua avec une clé à molette surles agresseurs, mais il reçut deux balles dans la tête et ils’écroula raide mort à leurs pieds. La foule des mineurs fut alorssecouée d’une sorte de houle et elle émit un faible cri de colèreet de pitié ; des ouvriers s’élancèrent vers les assassins.Mais deux revolvers à six coups se déchargèrent au-dessus de leurstêtes ; ils s’arrêtèrent net, puis reculèrent, et commencèrentà s’égailler ; certains même coururent jusque chez eux. Quandles plus braves se furent rassemblés et qu’ils se précipitèrentvers le bâtiment, les étrangers avaient disparu dans la brumematinale. Il n’y avait pas un seul témoin qui pût prêter sermentpour identifier les hommes qui, devant cent spectateurs, avaientcommis ce double crime.

Scanlan et McMurdo regagnèrent leur pension. Scanlan était assezdéprimé, car c’était le premier meurtre qu’il avait vu se déroulersous ses yeux, et il trouvait « la bonne blague » moinsdrôle qu’il l’avait espéré. Les cris horribles de la veuve dudirecteur les poursuivirent tandis qu’ils se hâtaient vers laville. McMurdo était songeur et silencieux, mais la faiblesse deson compagnon n’éveilla en lui aucun écho.

– Quoi ! C’est comme une guerre, répétait-il. Ce n’estqu’une guerre entre eux et nous, et nous rendons les coups du mieuxque nous le pouvons.

Il y eut une grande fête à la loge ce soir-là. Non seulementpour célébrer l’assassinat du directeur et de l’ingénieur de lamine de Crow Hill, assassinat qui rangerait cette entreprise parmicelles qui se soumettaient aux chantages et à la terreur. Maisaussi pour un succès acquis au loin et qui était dû à la logeelle-même. Il apparut en effet que lorsque le délégué du districtavait envoyé cinq hommes à Vermissa, il avait demandé en échangeque trois hommes de Vermissa fussent secrètement choisis pour fairedisparaître William Hales, de Stake Royal, l’un des propriétairesde mines les plus connus et les plus populaires du district deGilmerton, un homme qui croyait ne pas avoir un seul ennemi tant ilétait un employeur modèle. Ayant toutefois la manie du rendementdans le travail, il avait congédié certains ivrognes ou fainéantsqui étaient membres de la toute-puissante organisation. Descercueils expédiés à son adresse n’avaient pas modifié soncaractère ; voilà pourquoi, dans un pays de liberté et decivilisation, il s’était trouvé condamné à mort.

L’exécution venait d’avoir lieu. Ted Baldwin se pavanait sur lesiège d’honneur à la droite du chef de corps : il avaitcommandé les tueurs. Sa figure congestionnée, ses yeux vitreux etinjectés de sang révélaient une nuit blanche et de nombreuseslibations. Lui et ses deux complices avaient passé vingt-quatreheures au milieu des montagnes. Ils étaient crottés et sales. Maispeu de héros, au retour d’une aventure désespérée, reçurent unaccueil aussi chaleureux de la part de leurs camarades. Ils durentraconter cent fois leur histoire, que ponctuèrent des cris de joieet des éclats de rire. Ils avaient guetté leur victime pendantqu’il rentrait chez lui le soir ; ils avaient pris leurfaction en haut d’une colline abrupte, à un endroit où son chevalmarcherait forcément au pas ; il était tellement emmitouflépour se protéger du froid qu’il n’avait pas pu mettre la main surson revolver. Ils l’avaient tiré à bas de son cheval et ils avaientdéchargé leurs armes sur lui.

Dans un meurtre, l’élément dramatique fait rarement défaut, etils avaient montré aux Éclaireurs de Gilmerton que ceux de Vermissan’avaient pas froid aux yeux. Il y avait eu un contretemps :un homme et sa femme étaient arrivés à cheval tandis qu’ilsdéchargeaient leurs revolvers dans le corps voué au silenceéternel. Ils avaient envisagé de les tuer eux aussi, mais c’étaientdes gens inoffensifs qui n’avaient rien à voir avec lesmines ; ils avaient été instamment priés de poursuivre leurroute et de tenir leur langue, s’ils ne voulaient pas qu’il leurarrivât pis. Le cadavre rouge de sang avait été abandonné dans laneige en guise d’avertissement dédié à tous les patrons au cœurdur, et les trois nobles vengeurs avaient pris le chemin duretour.

Ç’avait été un grand jour pour les Éclaireurs. L’ombre s’étaitencore appesantie sur la vallée. Mais de même que le général aviséchoisit le moment de la victoire pour redoubler d’efforts afin quel’ennemi n’ait pas le temps de se reformer après la défaite, demême McGinty avait conçu une nouvelle offensive contre sesadversaires. Cette nuit-là, alors que la société à demi ivre seséparait, il toucha le coude de McMurdo et le mena dans le petitsalon où ils avaient eu leur première conversation.

– Écoutez-moi, mon garçon, lui dit-il. J’ai un travail enfindigne de vous. Vous aurez à en prendre toute la responsabilité.

– Je suis fier de votre choix, répondit McMurdo.

– Vous pourrez prendre deux hommes avec vous : Manders etReilly. Ils ont été prévenus. Nous ne serons jamais tranquillesdans ce district tant que le cas de Chester Wilcox ne sera pasréglé. Vous aurez droit aux bénédictions de toutes les loges dudistrict minier si vous réussissez à le descendre.

– Je ferai de mon mieux. Qui est-il ? Et où letrouverai-je ?

McGinty tira du coin de sa bouche son éternel cigare à moitiémâché, à moitié fumé, avant de déchirer de son carnet une page oùétait dessiné un plan rudimentaire.

– C’est le principal contremaître de la Compagnie Iron Dyke.Citoyen sévère et vieux sergent de la guerre. Nous avons déjàessayé deux fois de l’abattre, mais la chance ne nous a pas étéfavorable, et Jim Carnaway y est resté. À présent, c’est à vous deprendre votre risque. Voici la maison, isolée au carrefour de IronDyke, comme vous le voyez sur ma carte ; il n’y a pas d’autrehabitation en vue. Il ne faut pas y aller de jour. Il est armé. Iltire vite et juste sans se préoccuper de sommations. Mais la nuit…Bref, il habite là, avec sa femme, trois enfants et une domestique.Vous n’avez pas le choix. C’est tout ou rien. Si vous pouviezmettre un sac d’explosifs devant sa porte avec une mèche…

– Qu’a fait cet homme ?

– Je vous ai dit qu’il avait tué Jim Carnaway !

– Pourquoi l’a-t-il tué ?

– Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? Carnaway setrouvait dans les parages un soir, et il l’a tué. Cela suffit pourmoi et pour vous. Pour le reste, débrouillez-vous !

– Il y a les deux femmes et les trois enfants. Faudra-t-il aussiles faire monter au ciel ?

– Évidemment ! Sinon, comment l’avoir, lui ?

– C’est dommage pour eux, s’ils n’ont rien fait demal !

– En voilà un langage ! Vous vous dégonflez ?

– Du calme, conseiller ! Qu’ai-je dit ou fait qui voussuggère que je refuserais d’obéir à un ordre émanant du chef decorps de ma loge ? Bonne ou mauvaise, la décision vient devous.

– Alors vous l’exécuterez ?

– Bien sûr !

– Quand ?

– Eh bien ! accordez-moi une nuit ou deux, afin que jerepère la maison et que je dresse mon plan. Et puis…

– Très bien, déclara McGinty en lui serrant la main. Je m’enremets à vous. Ce sera un grand jour, celui où vous nousrapporterez la nouvelle. Ce dernier coup les mettra tous à genouxdevant nous.

McMurdo réfléchit à la mission qui venait de lui être confiéeinopinément. La maison isolée qu’habitait Chester Wilcox étaitsituée à une douzaine de kilomètres dans une vallée adjacente. Lanuit même il partit seul pour préparer sa tentative. Il faisaitgrand jour quand il revint de sa reconnaissance. Le lendemain, ils’entretint avec ses deux subordonnés, Manders et Reilly, jeunesgarçons sans pitié, qui se montrèrent aussi enchantés que s’ils’agissait de chasser le sanglier. Le surlendemain, ils seréunirent hors de la ville ; ils étaient armés tous lestrois ; l’un d’eux portait un sac bourré de poudre utiliséedans les carrières. Il était deux heures du matin quand ilsarrivèrent devant la maison. Il faisait grand vent ; lesnuages glissaient rapidement sous une lune qui en était à sontroisième quartier. Ils avaient été prévenus d’avoir à se méfierdes chiens de garde ; aussi avancèrent-ils prudemment,revolver au poing. Mais il n’y eut d’autre bruit que le gémissementdu vent et le bruissement des branches. McMurdo colla l’oreillecontre la porte ; personne ne bougeait à l’intérieur. Alors ilcala le sac de poudre, le troua avec son couteau et y attacha lamèche. Quand il l’eut allumée, lui et ses deux camaradess’enfuirent à toutes jambes ; ils étaient parvenus à unecertaine distance et ils venaient de se coucher dans un fossé,quand l’explosion retentit : un sourd grondement précédal’effondrement de la maison ; leur travail était accompli.Jamais succès plus complet n’avait été enregistré dans les annalesde la société. Hélas ! la minutie des préparatifs, la finessede la conception et la hardiesse dans l’exécution se révélèrentinutiles : se doutant qu’il était promis à l’anéantissement,Chester Wilcox avait déménagé la veille et il avait emmené safamille dans un lieu plus sûr et moins connu, que gardait lapolice. L’explosion n’avait soufflé qu’une maison vide, et le vieuxsergent continuait d’inculquer la discipline aux mineurs de IronDyke.

– Laissez-le-moi, dit McMurdo. Je m’en charge. Je jure que jel’aurai, même si je dois attendre mon heure pendant uneannée !

Une motion de remerciements et de confiance fut votée par laloge à l’unanimité, et l’affaire fut mise en sommeil. Quand,quelques semaines plus tard, les journaux annoncèrent que Wilcoxavait affronté des coups de feu dans une embuscade, tout le mondecomprit que McMurdo tenait à achever le travail commencé.

Telles étaient les méthodes de la Société des hommes libres,tels étaient les actes des Éclaireurs. Ainsi gouvernaient-ils parla peur ce grand district si riche. Pourquoi ces pagesseraient-elles souillées par d’autres crimes ? N’en ai-je pasassez dit pour situer ces hommes et leurs procédés ? Leursagissements font partie de l’histoire ; ils sont consignésdans des dossiers. On y apprendra, par exemple, comment ont ététués les policiers Hunt et Evans parce qu’ils avaient osé arrêterdeux membres de la société : ce double assassinat fut préparédans la loge de Vermissa et perpétré de sang-froid. On liraégalement le récit des derniers instants de Mme Larbey,assassinée pendant qu’elle soignait son mari, lequel venait d’êtrebattu à mort sur les ordres de McGinty. Le meurtre du vieuxJenkins, les mutilations de James Murdoch, la disparition de lafamille Staphouse, la tuerie des Stendal se succédèrent au cours decet hiver terrible. L’ombre s’obscurcissait sur la vallée de lapeur. Le printemps surgit enfin, avec son cortège de ruisselets encascade et d’arbres en fleurs. Il y avait de l’espoir pour toute lanature maintenue de longs mois sous la rude poigne del’hiver ; mais nulle part ne se levait la moindre espérancepour les hommes et les femmes assujettis à la terreur. Au-dessus deleurs têtes, jamais les nuages ne s’étaient amoncelés si noirs etsi menaçants qu’au début de l’été 1875.

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