La Vallée de la peur

Chapitre 5Les personnages du drame

– Avez-vous vu tout ce que vous désiriez voir dans lebureau ? demanda White Mason quand nous sortîmes, de la piècefatale.

– Pour l’instant, oui, répondit l’inspecteur.

Holmes se borna à un signe de tête affirmatif.

– Peut-être voudriez-vous entendre maintenant les témoignages dequelques-uns des habitants du manoir ? Nous utiliserons lasalle à manger, Ames. Veuillez entrer le premier et nous dire toutce que vous savez.

Le récit du maître d’hôtel fut aussi simple que clair, et ilproduisit une impression convaincante de sincérité. Il avait étéengagé cinq ans plus tôt quand M. Douglas était arrivé àBirlstone. M. Douglas était un homme riche et comme il faut,qui avait fait fortune en Amérique. Il s’était montré un patron bonet généreux : pas tout à fait le genre de patron auquel Amesétait habitué, mais on ne peut pas tout avoir, n’est-ce pas ?Il n’avait jamais remarqué chez M. Douglas des symptômes defrayeur : au contraire, M. Douglas était l’homme le plusintrépide qu’il eût jamais connu. Il avait donné l’ordre que lepont fût relevé chaque soir afin de renouer avec une anciennecoutume de la vieille demeure, et il aimait observer les habitudesd’autrefois. M. Douglas se rendait rarement à Londres et nequittait pas souvent le village ; pourtant, la veille ducrime, il était allé faire des emplettes à Tunbridge Wells. Lui,Ames, avait noté le lendemain une certaine nervosité dansl’attitude de M. Douglas : de l’impatience, del’irritation ; ce qui était tout à fait exceptionnel. Amesn’était pas encore couché à l’heure du crime ; il étaitdemeuré à l’office au fond du manoir pour serrerl’argenterie ; c’était là qu’il avait entendu un violent coupde sonnette. Il n’avait pas entendu la détonation, mais commentaurait-il pu l’entendre puisque l’office et les cuisines étaientséparées du bureau par plusieurs portes fermées et un longcouloir ? La violence du coup de sonnette avait fait sortir dechez elle la femme de chambre, et tous deux s’étaient dirigésensemble vers les pièces du devant. Quand ils étaient arrivés aubas de l’escalier, Mme Douglas le descendait. Non, elle ne sehâtait pas. Il n’avait pas eu l’impression qu’elle étaitparticulièrement agitée. Juste au moment où elle parvenait à ladernière marche, M. Barker s’était précipité hors du bureau.Il avait arrêté Mme Douglas et l’avait priée de remonter.

– Pour l’amour de Dieu, rentrez dans votre chambre !avait-il crié. Le pauvre Jack est mort. Vous ne pouvez rien faire.Au nom du Ciel, retirez-vous !

Il avait dû insister auprès de Mme Douglas pour qu’elleconsentît à regagner sa chambre. Elle n’avait pas crié. Ellen’avait pas mené grand tapage, Mme Allen, la femme de chambre,l’avait aidée à remonter et était restée auprès d’elle. Ames etM. Barker étaient entrés alors dans le bureau et ils n’avaienttouché à rien avant l’arrivée de la police. La bougie n’était pasallumée à ce moment-là, mais la lampe l’était. Ils avaient regardépar la fenêtre, mais la nuit était très obscure et ils n’avaientrien vu ni entendu. Ils s’étaient alors précipités dans levestibule, où Ames avait tourné le treuil qui abaissait lepont-levis. M. Barker était parti à toutes jambes pour alerterla police.

Tel fut en substance le témoignage du maître d’hôtel.

La déposition de Mme Allen, la femme de chambre, corroboracomplètement ce récit. Sa chambre était légèrement plus proche dudevant de la maison que l’office où travaillait Ames. Elle sepréparait à se mettre au lit quand elle avait entendu le violentcoup de sonnette. Elle était un peu dure d’oreille : peut-êtreétait-ce la raison pour laquelle elle n’avait pas entendu ladétonation ; de toute façon, le bureau était loin. Elle serappelait avoir entendu un bruit qu’elle avait pris pour une portequi claquait : mais c’était beaucoup plus tôt, au moins unedemi-heure avant le coup de sonnette. Quand M. Ames avaitcouru vers les pièces du devant, elle l’avait accompagné. Elleavait vu M. Barker, très pâle, très surexcité, sortir dubureau. Il s’était précipité au-devant de Mme Douglas quidescendait l’escalier. Il l’avait suppliée de remonter et elle luiavait répondu quelque chose, que Mme Allen n’avait pascompris.

– Emmenez-la ! Restez auprès d’elle ! lui avaitordonné M. Barker.

Elle l’avait donc fait remonter dans sa chambre et elle avaitessayé de la calmer. Mme Douglas, très nerveuse, tremblait detous ses membres ; mais elle n’avait pas cherché àredescendre. Elle était demeurée assise en robe de chambre auprèsdu feu, la tête dans les mains. Mme Allen ne l’avait pasquittée de la nuit. Quant aux autres domestiques, ils étaient touscouchés, et ils ne furent alertés que très peu de temps avantl’arrivée de la police. Ils dormaient à d’autre extrémité de lamaison : il leur aurait été impossible d’entendre quoi que cefût. Et voilà pour la femme de chambre qui ne put rien ajouter enréponse aux questions posées, sinon des lamentations et desexclamations de stupéfaction.

M. Cecil Barker lui succéda. En ce qui concernait lesévénements de la nuit, il avait très peu de choses à ajouter à cequ’il avait déjà dit au sergent Wilson. Personnellement, il étaitpersuadé que le meurtrier s’était enfui par la fenêtre. Selon lui,la tache de sang ne permettait pas d’en douter. D’ailleurs, commele pont était relevé, il n’avait pas d’autre moyen de s’échapper.Il ne pouvait pas s’expliquer comment l’assassin avait pudisparaître, ou pourquoi il n’avait pas pris sa bicyclette, enadmettant que ce fût la sienne. Il ne s’était certainement pas noyédans la douve puisqu’elle n’avait nulle part plus d’un mètre deprofondeur.

Il professait sur le meurtre une opinion très précise. Douglasétait peu communicatif ; il ne parlait jamais de certainschapitres de sa vie. Il avait émigré en Amérique, venant d’Irlande,alors qu’il était jeune homme. Il avait réussi, et Barker avaitfait sa connaissance en Californie ; ils s’étaient associésdans une concession minière qui avait été un grand succès et quiétait située dans un endroit appelé Benito Canyon. Brusquement,Douglas avait vendu sa part et était parti pour l’Angleterre. Àl’époque, il était veuf. Parker avait réalisé son argent un peuplus tard et il était venu vivre à Londres. Voilà comment ilsavaient renoué leurs relations d’amitié. Douglas lui avait donnél’impression qu’un danger planait au-dessus de sa tête, et Barkeravait toujours pensé que son brusque départ de Californie et aussison installation dans cet endroit paisible de l’Angleterre étaienten rapport avec ce danger. Il s’était imaginé qu’une sociétésecrète, organisation implacable, s’acharnait sur les traces deDouglas et n’aurait de cesse qu’elle l’eût supprimé. Quelquesremarques de son ami avaient fait germer cette idée dans sa tête,bien que Douglas ne lui eût jamais dit quelle était cette sociéténi comment il s’en était fait une ennemie. Il supposait quel’inscription sur le carton se référait à cette sociétésecrète.

– Combien de temps êtes-vous resté avec Douglas enCalifornie ? demanda l’inspecteur MacDonald.

– Cinq ans environ.

– Il était célibataire ?

– Veuf.

– Savez-vous d’où venait sa première femme ?

– Non. Je me rappelle l’avoir entendu dire qu’elle étaitd’origine suédoise, et j’ai vu son portrait. C’était une très bellefemme. Elle mourut de la typhoïde au cours de l’année qui précédanotre rencontre.

– Vous ne situez pas son passé dans une région définie del’Amérique ?

– Il m’a parlé de Chicago. Il connaissait bien cette ville, etil y avait travaillé. Il m’a également parlé des districts miniersde charbon et de fer. Il avait beaucoup voyagé.

– S’occupait-il de politique ? Cette société secrèteavait-elle un but politique ?

– Non. La politique ne l’a jamais intéressé.

– Vous ne pensez pas qu’il pouvait s’agir d’une sociétécriminelle ?

– Absolument pas ! Je n’ai jamais connu d’homme plus droit,plus net.

– Sur sa vie en Californie, pouvez-vous nous donner des détailsparticuliers ?

– Il préférait rester dans notre concession dans les montagnes.Il ne se rendait dans les endroits habités que lorsqu’il y étaitobligé. Voilà pourquoi j’avais pensé que quelqu’un le poursuivait.Quand il est parti si soudainement pour l’Europe, j’en ai eu enquelque sorte la confirmation. Je crois qu’il avait dû recevoir unavertissement. Moins d’une semaine après son départ, unedemi-douzaine d’hommes se sont présentés : ils lerecherchaient.

– Quel genre d’hommes ?

– Eh bien ! des gens qui n’avaient pas l’air commode !Ils sont montés à la concession et voulaient savoir où il était. Jeleur ai répondu qu’il était parti pour l’Europe et que j’ignoraissa destination exacte. Ils ne lui voulaient pas du bien :c’était facile à voir !

– Ils étaient Américains ? Californiens ?

– Californiens, je n’en sais rien. Mais Américains sûrement. Cen’étaient pas des mineurs. Je ne sais pas qui ils étaient, maisj’ai été rudement content quand ils m’ont montré leur dos.

– Cela remonte à six ans ?

– Presque sept.

– Et vous aviez passé cinq ans ensemble en Californie. Cetteaffaire de société secrète remonterait donc à onze ans aumoins ?

– En effet.

– Il faut qu’il s’agisse d’une haine bien tenace pour s’obstinersi longtemps. D’une haine qui ne doit pas avoir des mobilesinsignifiants.

– Je pense qu’elle a assombri toute sa vie. Elle était sanscesse présente à son esprit.

– Mais, si un homme est menacé d’un danger, et s’il sait lequel,ne pensez-vous pas que normalement il se tourne vers la police pourêtre protégé ?

– Peut-être s’agissait-il d’un danger contre lequel la police nepouvait rien ? Il y a une chose qu’il faut que vous sachiez.Il ne sortait jamais sans armes. Il avait toujours son revolverdans sa poche. Par malchance il était hier soir en robe de chambreet il avait laissé son revolver dans sa chambre. Quand le pontétait relevé, il se croyait sans doute en sécurité.

– J’aimerais un peu plus de précision dans les dates, dit MacDonald. Il y a six bonnes années que Douglas a quitté laCalifornie. Vous l’avez imité l’année suivante, n’est-cepas ?

– En effet.

– Et il est marié depuis cinq ans. Vous êtes donc rentré enAngleterre à l’époque de son mariage ?

– Un mois avant. J’étais son témoin.

– Connaissiez-vous Mme Douglas avant son mariage ?

– Non. J’avais quitté l’Angleterre depuis dix ans.

– Mais vous l’avez beaucoup vue depuis ?

Barker regarda le détective avec une grande fermeté.

– Je l’ai vu, lui, beaucoup depuis son mariage, répondit-il. Sije l’ai vue, elle, c’est parce qu’on ne peut pas séjourner chez unhomme sans connaître sa femme. Si vous imaginez qu’il y a je nesais quel lien …

– Je n’imagine rien, monsieur Barker. Je suis tenu de recherchertout ce qui peut se rapporter à l’affaire. Mais je ne veux offenserpersonne.

– Il y a des recherches blessantes, répliqua sèchementBarker.

– Nous ne voulons que des faits. Il est de votre intérêt et del’intérêt de tous qu’ils soient clairement établis. Est-ce queM. Douglas approuvait totalement votre amitié avec safemme ?

Barker pâlit, et il serra convulsivement ses mainspuissantes.

– Vous n’avez pas le droit de me poser des questionspareilles ! s’écria-t-il. En quoi celle-ci concerne-t-ellel’affaire sur laquelle vous enquêtez ?

– Je dois répéter la question.

– Eh bien ! moi je refuse de répondre !

– Vous pouvez refuser de répondre, mais vous devez vous rendrecompte que ce refus constitue en lui-même une réponse. Car vous nerefuseriez pas de répondre si vous n’aviez pas quelque chose àcacher.

Barker demeura immobile un moment, avec son visage tendu et sesgros sourcils noirs froncés. Puis il se détendit et nous regarda ensouriant.

– Après tout, je vois, messieurs, que vous faites uniquementvotre devoir, et que je n’ai pas à m’y opposer. Je vous prieraisseulement de ne pas tourmenter là-dessus Mme Douglas, car ellea suffisamment de chagrin en ce moment. Je peux vous dire que lepauvre Douglas était affligé d’un défaut, d’un seul défautd’ailleurs : la jalousie. Il m’aimait beaucoup. Je n’ai jamaiseu de meilleur ami. Et il était très attaché à sa femme. Il étaitcontent quand je venais ici ; il me réclamait quand je nevenais pas. Si cependant sa femme et moi parlions ensemble ou siune sorte de sympathie se manifestait entre nous, une vague dejalousie le submergeait et il s’emportait jusqu’à me dire deschoses effroyables. Plus d’une fois j’ai juré que je ne remettraisplus les pieds ici. Mais quand je le boudais, il m’écrivait deslettres si repentantes, si gentilles, que je ne pouvais plus lui envouloir. Vous pouvez m’en croire, messieurs, et ce sera mon derniermot ; nul n’a eu femme plus aimante, plus fidèle qu’elle, etnon plus, j’ai le droit de le dire, ami plus loyal quemoi !

Il s’était exprimé avec force et une visible intensité desentiments. Mais l’inspecteur MacDonald ne put pas s’empêcher derevenir sur le sujet.

– Vous savez, dit-il, que l’alliance de la victime a été retiréede son doigt ?

– Vraisemblablement.

– Que voulez-vous dire par« vraisemblablement » ? Vous savez bien que c’est unfait.

Barker sembla embarrassé.

– Quand j’ai dit « vraisemblablement », je voulaisdire qu’il était concevable que lui-même eût retiré sonalliance.

– Le simple fait que l’alliance ait disparu, quel que soit celuiqui l’a retirée, suggérerait à n’importe qui un rapport quelconqueentre son mariage et le drame, n’est-ce pas ?

Barker haussa ses larges épaules.

– Je ne me hasarderai pas à dire ce qu’il suggère, répondit-il,mais si vous entendez insinuer par-là qu’il compromet l’honneur decette dame… (ses yeux étincelèrent, et il eut besoin de toute sonénergie pour maîtriser son émotion) … eh bien ! vous faitesfausse route, voilà tout !

– Je ne crois pas que j’aie pour l’instant autre chose à vousdemander, dit froidement MacDonald.

– Un petit détail ! intervint Sherlock Holmes. Quand vousêtes entré dans le bureau, il n’y avait qu’une bougie allumée surla table, n’est-ce pas ?

– Oui.

– C’est à la lueur de cette bougie que vous avez vu qu’unterrible événement s’était produit ?

– En effet.

– Vous avez aussitôt sonné pour donner l’alarme ?

– Oui.

– Et on est arrivé au bout de très peu de temps ?

– Moins d’une minute après, je pense.

– Et cependant, quand les gens sont arrivés, ils ont trouvé labougie éteinte et la lampe allumée. N’est-ce pasétonnant ?

À nouveau Barker manifesta quelque embarras.

– Je ne vois pas ce qu’il y a d’étonnant, monsieur Holmes,répondit-il après un silence. La bougie éclairait mal. Ma premièrepensée fut une meilleure lumière. La lampe était sur latable : je l’ai allumée.

Et vous avez éteint la bougie ?

– Oui.

Holmes ne posa pas d’autre question, et Barker, sur un dernierregard très ferme à chacun de nous (un regard de défi, mesembla-t-il), quitta la pièce.

L’inspecteur MacDonald avait fait parvenir un billet àMme Douglas pour l’avertir qu’il la verrait dans sa chambre,mais elle avait répondu qu’elle descendrait dans la salle à manger.Elle entra à son tour. C’était une grande et belle femme de trenteans, réservée et remarquablement maîtresse de ses nerfs, trèsdifférente de la silhouette tragique et effondrée à laquelle jem’attendais. Certes elle avait le visage pâli et tiré d’unepersonne qui a subi un gros choc ; mais elle était calme, etsa main délicate, qui reposait sur le bord de la table, netremblait pas plus que la mienne. Ses yeux tristes nousdévisagèrent l’un après l’autre avec une expression curieusementinterrogative. Puis ce regard inquisiteur fit place tout à coup àune question brusque :

– Avez-vous enfin découvert quelque chose ?

Fut-ce un effet de mon imagination ? Il me sembla que lapeur, plutôt que l’espoir, avait inspiré le ton.

– Nous avons pris toutes les mesures nécessaires,Mme Douglas, répondit l’inspecteur. Vous pouvez être sûre querien ne sera négligé.

– N’épargnez pas l’argent, dit-elle d’une voix éteinte. Jedésire que le maximum soit fait.

– Peut-être pourrez-vous projeter un peu de lumière surl’affaire ?

– Je crains que non, mais je suis à votre disposition.

– Nous avons entendu M. Cecil Barker nous dire que vous nevous êtes pas rendue dans le bureau où le drame venait de sedérouler.

– Non. Il m’a fait remonter l’escalier. Il m’a priée de regagnerma chambre.

– C’est cela. Vous aviez entendu la détonation et vous êtesdescendue aussitôt ?

– J’ai passé ma robe de chambre et je suis descendue.

– Combien de temps s’est écoulé entre le moment où vous avezentendu la détonation et celui où vous avez été arrêtée au bas del’escalier par M. Barker ?

– Deux minutes, peut-être. Il est difficile de calculer le tempsdans des moments pareils. Il m’a suppliée de ne pas entrer. Il m’aassuré que je ne pouvais plus rien faire. Puis Mme Allen, lafemme de chambre, m’a fait remonter l’escalier. Tout cela s’estpassé comme dans un rêve épouvantable.

– Pouvez-vous nous donner une idée du temps qui s’est écouléentre le moment où votre mari est descendu et celui où vous avezentendu la détonation ?

– Non. Il venait de son cabinet de toilette, et je ne l’ai pasentendu descendre. Il faisait le tour de la maison tous les soirs,car il avait peur d’un incendie. C’est la seule peur que je lui aieconnue.

– Voilà justement le point où je voulais arriver, madameDouglas. Vous avez connu votre mari en Angleterre, n’est-cepas ?

– Oui. Nous nous étions mariés il y a cinq ans.

– L’avez-vous jamais entendu parler de quelque chose qui auraiteu lieu en Amérique et qui aurait pu entraîner la menace d’undanger ?

Mme Douglas réfléchit sérieusement avant de répondre.

– Oui, dit-elle enfin. J’ai toujours eu l’intuition qu’un dangerle menaçait. Il refusait d’en discuter avec moi. Ce n’était pas parmanque de confiance. Entre nous l’amour était aussi total que laconfiance. Mais il tenait essentiellement à m’épargner touteappréhension. Il pensait que, si j’étais au courant, jem’inquiéterais : voilà la raison de son silence.

– Comment le saviez-vous, dans ce cas ?

La figure de Mme Douglas s’éclaira d’un sourire.

– Un mari peut-il conserver toute sa vie un secret qu’une femmeaimante ne pourrait pas soupçonner ? Je connaissaisl’existence de ce secret par divers indices. Je le connaissaisparce qu’il refusait de me parler de certains épisodes de sa vie enAmérique. Je le connaissais par différentes précautions qu’ilprenait. Je le connaissais par des mots qui lui échappaient. Je leconnaissais par la manière dont il regardait des étrangers quisurvenaient à l’improviste. J’étais parfaitement sûre qu’il avaitquelques ennemis puissants, qu’il croyait sur sa piste et contrelesquels il se tenait toujours sur ses gardes. J’en étais si sûreque depuis des années j’avais très peur quand il rentrait plus tardque prévu.

– Puis-je vous demander, madame, interrogea Holmes, quels furentles mots qui éveillèrent votre attention ?

– « La vallée de la peur », répondit Mme Douglas.C’est une expression qu’il avait employée quand je l’avaisquestionné : « Je suis allé dans la vallée de la peur. Jen’en suis pas encore sorti. » Quand je le voyais plus graveque de coutume, je lui demandais : « Ne sortirons-nousjamais de cette vallée de la peur ? » Et il merépondait : « Parfois je pense que nous n’en sortironsjamais. »

– Naturellement vous lui avez demandé ce qu’il voulait dire parces mots : la vallée de la peur ?

– Oui. Mais alors il s’assombrissait et secouait la tête.« Il est déjà assez mauvais que l’un de nous se soit trouvésous son ombre, me répliquait-il. Plaise à Dieu qu’elle ne s’étendejamais sur vous ! » C’était une véritable vallée où ilavait vécu et où un événement terrible le concernant s’étaitproduit. De cela je suis certaine, mais je ne peux pas vous en diredavantage.

– Et il n’a jamais cité de noms ?

– Si. Il y a trois ans, il a eu un accident de chasse et lafièvre l’a fait délirer. Je me rappelle un nom qui sortaitcontinuellement de sa bouche. Un nom qu’il prononçait avec colèreet aussi, m’a-t-il semblé, avec horreur. Ce nom était McGinty. Lechef de corps McGinty. Quand il s’est rétabli, je lui ai demandéqui était ce chef de corps McGinty, et de quel corps il était lechef. « Il ne l’a jamais été du mien, Dieu merci ! »m’a-t-il répondu en riant. Mais un lien existe entre le chef decorps McGinty et la vallée de la peur.

– Un autre détail maintenant, dit l’inspecteur MacDonald. Vousavez rencontré M. Douglas dans une pension de famille deLondres, n’est-ce pas, et vous vous êtes fiancés dans la capitale.Ce mariage comportait-il un élément secret ou mystérieux ? Unélément romanesque ?

– Du romanesque ? Il y en a eu. Il y a toujours duromanesque. Il n’y a rien eu de mystérieux.

– Avait-il un rival ?

– Non. J’étais entièrement libre.

– Vous avez appris, naturellement, l’enlèvement de son alliance.Ce fait vous suggère-t-il un indice quelconque ? En supposantque l’un de ses anciens adversaires l’ait pisté jusqu’ici et aitcommis le crime, à quel motif aurait-il obéi en lui retirant sonalliance ?

Pendant un instant, j’aurais juré avoir vu l’ombre d’un sourireflotter autour des lèvres de Mme Douglas.

– Je n’en sais rigoureusement rien, répondit-elle. C’est tout àfait extraordinaire.

– Eh bien ! nous ne vous retiendrons pas pluslongtemps ; et nous regrettons vivement de vous avoir infligécet ennui à un moment pareil ! dit l’inspecteur. Sans doutereste-t-il encore différents points à examiner, mais nous pourronstoujours faire appel à vous le cas échéant.

Elle se leva, et je surpris encore une fois le regardinterrogateur qu’elle porta sur notre groupe. « Quelleimpression vous a fait ma déposition ? » Elle aurait puaussi bien le demander à haute voix. Puis elle quitta la salle àmanger.

– Une belle femme ! Une très belle femme ! murmurapensivement MacDonald dès la porte refermée. Ce Barker a longtempsvécu ici. C’est un homme qui plaît aux femmes. Il a admis queDouglas était jaloux ; peut-être sa jalousie n’était-elle pasdépourvue de fondement. Et puis il y a cette alliance. Nous nepouvons pas négliger cela. L’homme qui arrache à un cadavre sonalliance … Qu’en pensez-vous, monsieur Holmes ?

Mon ami était assis, la tête reposant sur ses mains, perdu dansses pensées. Il se leva et sonna.

– Ames, dit-il quand entra le maître d’hôtel, où est maintenantM. Cecil Barker ?

– Je vais voir, monsieur.

Il revint quelques instants plus tard pour annoncer queM. Barker était dans le jardin.

– Pouvez-vous vous rappeler, Ames, comment était chausséM. Barker la nuit dernière quand vous l’avez retrouvé dans lebureau ?

– Oui, monsieur Holmes. Il avait des pantoufles. Je lui aiapporté des souliers quand il est sorti pour aller prévenir lapolice.

– Où sont ces pantoufles maintenant ?

– Elles sont encore sous la chaise du vestibule.

– Très bien, Ames. Il est, vous comprenez, très important pournous de pouvoir distinguer entre les traces qu’a pu laisserM. Barker et celles de quelqu’un de l’extérieur.

– Oui, monsieur. Je puis vous dire que j’avais remarqué qu’ellesétaient tachées de sang ; mais les miennes aussi.

– C’est bien normal, étant donné l’état du bureau ! Trèsbien, Ames. Nous sonnerons si nous avons besoin de vous.

Quelques minutes plus tard, nous étions de retour dans lebureau. Holmes avait ramassé les pantoufles dans le vestibule.Comme Ames l’avait déclaré, elles étaient rouges de sang.

– Bizarre ! murmura Holmes en se tenant devant la fenêtrepour les examiner attentivement. Très bizarre en vérité !

Il se baissa avec un geste souple de félin et plaça la pantouflesur la tache de sang de l’appui. Elle correspondait exactement. Ilsourit en regardant ses collègues.

L’inspecteur fut bouleversé, surexcité.

– Mon cher, s’écria-t-il, il n’y a aucun doute. Barker a placélui-même une empreinte sur la fenêtre. Elle est nettement pluslarge qu’une empreinte ordinaire. Je me rappelle que vous avez ditque c’était un pied plat ; voilà l’explication. Mais quel jeujoue-t-il, Monsieur Holmes ? Quel jeu joue-t-il ?

– Hé ! oui. Quel jeu joue-t-il ? répéta mon ami enréfléchissant.

White Mason émit un petit rire et se frotta les mains avec unesatisfaction toute professionnelle.

– Je vous avais prévenus ! s’écria-t-il. Du fil àretordre ! Et un drôle de fil, celui-là !

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