La Vallée de la peur

Chapitre 7La solution

Le lendemain matin, après le petit déjeuner, nous nous rendîmesauprès de l’inspecteur MacDonald et de M. White Mason ;ils étaient réunis dans la salle du commissariat de police local.Sur la table derrière laquelle ils étaient assis, des lettres etdes télégrammes soigneusement classés s’empilaient.

– Toujours sur la trace du cycliste insaisissable ? leurdemanda gaiement Holmes. Quelles sont les dernières nouvelles de cecoquin ?

MacDonald désigna d’un geste maussade son tas decorrespondance.

– Il est simultanément signalé à Leicester, Nottingham,Southampton, Derby, East Ham, Richmond, et dans quatorze autreslieux. Dans trois endroits, East Ham, Leicester et Liverpool, ilest arrêté. Le pays semble regorger de fugitifs à pardessusjaune.

– Mes pauvres amis ! s’exclama Holmes d’une voix empreintede la plus cordiale sympathie. Mais écoutez-moi, monsieur Mac, etvous, monsieur White Mason ! Je voudrais vous donner un avistrès sérieux. Quand je me suis intéressé à l’affaire, j’ai déclaré,vous vous en souvenez certainement, que je ne vous présenterais pasde théories à moitié prouvées, mais que je travaillerais enfranc-tireur tant que je ne serais pas sûr de l’exactitude de meshypothèses. Voilà la raison qui m’empêche de vous confier dèsmaintenant tout, ce que j’ai dans la tête. Par ailleurs, j’ai ditque je jouerais loyalement le jeu avec vous : or je ne croispas qu’il soit loyal de ma part de vous laisser gaspiller votreénergie sur des tâches inutiles et sans profit. Je suis donc venuvous voir ce matin pour vous donner mon avis. Cet avis se résume entrois mots : abandonnez l’affaire.

MacDonald et White Mason regardèrent avec ahurissement leurcélèbre collègue.

– Vous la considérez comme désespérée ? s’écrial’inspecteur.

– Je considère que l’affaire, telle que vous la menez, estdésespérée. Mais je ne considère pas qu’il faille désespérerd’atteindre la vérité.

– Pourtant, ce cycliste ! Il n’est pas une invention, toutde même ! Nous avons son signalement, sa valise, sabicyclette. Il doit bien se trouver quelque part ! Pourquoi nemettrions-nous pas la main dessus ?

– Si, si ! Sans aucun doute il se trouve quelque part, etsans aucun doute nous le trouverons, mais je ne voudrais pas quevous perdiez votre temps du côté de Liverpool ou de East Ham. Jesuis certain que nous parviendrons au but dans un rayon beaucoupplus restreint.

– Vous nous cachez quelque chose. Ce n’est pas chic de votrepart ! protesta l’inspecteur, visiblement contrarié.

– Vous connaissez mes méthodes, monsieur Mac. Ce que je sais, jevous le cacherai le moins de temps possible. Je désire seulementvérifier les détails ; cette vérification sera bientôtfaite ; après quoi je vous tirerai ma révérence et rentrerai àLondres, non sans vous avoir communiqué tous mes résultats. Je mesens trop votre débiteur pour agir autrement, car j’ai beaufouiller dans ma mémoire, je ne me rappelle pas une étude plussingulière et plus intéressante.

– Tout cela me dépasse, monsieur Holmes. Nous vous avons vu hiersoir, à notre retour de Tunbridge Wells, et vous étiez d’accord, engros, sur nos résultats. Que s’est-il donc passé entre-temps qui atransformé radicalement votre point de vue ?

– Eh bien ! puisque vous me le demandez, j’ai passéquelques heures hier soir au manoir.

– Et alors ?

– Ah ! Pour le moment, il m’est impossible de sortir desgénéralités. À propos, j’ai lu un document bref, mais clair etpassionnant, sur le manoir ; je l’avais acheté pour la modiquesomme d’un penny chez le buraliste local…

Holmes tira de la poche de sa veste une petite feuille de papierornée d’une gravure rudimentaire représentant l’ancien châteauféodal.

– … Ce genre de document ajoute énormément au piquant d’uneenquête, mon cher monsieur Mac, quand on éprouve de l’attrait pourl’atmosphère historique du lieu. Ne vous impatientez pas ! Jevous assure qu’un texte, même dépouillé comme celui-ci, procure àl’esprit une bonne représentation du passé. Permettez-moi de vousen lire un extrait : « Érigé dans la cinquième année durègne de Jacques II, construit sur l’emplacement d’un châteaubeaucoup plus ancien, le manoir de Birlstone offre l’une des plusbelles images intactes d’une résidence à douves de l’époque desJacques… »

– Vous vous moquez de nous, monsieur Holmes !

– Tut, tut, monsieur Mac ! Voilà la première fois, depuisque je vous connais, que je vous vois manifester de la mauvaisehumeur. Bon. Je ne poursuivrai pas ma lecture puisqu’elle semblevous ennuyer. Mais si j’ajoute néanmoins que ce document fait étatde la prise du manoir par un colonel du Parlement en 1644, du faitque le roi Charles s’y est caché quelques jours pendant la guerrecivile, et que George II y a séjourné, vous conviendrez qu’il y aplace pour diverses associations d’idées.

– Je n’en doute pas, monsieur Holmes, mais ce n’est pas notreaffaire.

– Tiens, tiens ! Vous croyez ? La largeur de vues, moncher monsieur Mac, est l’une des qualités essentielles de notreprofession. L’effet réciproque des idées et l’usage oblique de laculture présentent fréquemment un intérêt extraordinaire. Vouspardonnerez ces observations à un homme qui, bien que vulgaireamateur en science criminelle, est plus âgé et peut-être plusexpérimenté que vous.

– Je suis le premier à en convenir, répondit le détectivespontanément. Vous parvenez au but, je l’admets, mais vous avez unemanière un peu enveloppée d’y arriver.

– Bien ! Je laisserai tomber l’histoire du passé, et j’enviendrai aux faits du présent. Je me suis rendu, comme je vous l’aidéjà dit, hier soir au manoir. Je n’ai vu ni M. Barker, niMme Douglas. Je ne voyais pas la nécessité de les déranger,mais j’ai été heureux d’apprendre que la châtelaine ne dépérissaitpas à vue d’œil et qu’elle avait fort bien dîné. Ma visite avaitspécialement pour objet ce bon M. Ames, avec qui j’ai échangéquelques amabilités qui se sont terminées par son autorisation,dont il ne parlera à personne, à demeurer seul quelque temps dansle bureau du crime.

– Comment ! À côté de … m’écriai-je.

– Non. Tout est maintenant remis en ordre. Vous en avez accordéla permission, monsieur Mac, d’après ce qui m’a été dit. La piècese trouvait donc dans son état normal, et j’y ai passé des momentsinstructifs.

– Comment cela ?

– Eh bien ! je ne vous ferai pas mystère d’une chose aussisimple : je cherchais l’haltère manquant. Dans monappréciation des faits, l’haltère disparu pesait très lourd. J’aifini par le retrouver.

– Où ?

– Ah ! Là nous touchons au domaine de ce qui n’est pasvérifié. Laissez-moi poursuivre encore un tout petit peu mesinvestigations, et je vous promets que vous saurez ensuite tout ceque je sais.

– Nous sommes bien obligés d’en passer par où vous voulez,grogna l’inspecteur. Mais de là à admettre que nous devonsabandonner l’affaire… Enfin, au nom du Ciel, pourquoi abandonnerl’affaire ?

– Pour la simple raison, mon cher monsieur Mac, que vous n’avezpas la moindre idée du but de votre enquête.

– Nous enquêtons sur le meurtre de M. John Douglas dumanoir de Birlstone.

– Eh bien ! oui ! Voilà sur quoi vous enquêtez. Maisne prenez pas la peine de rechercher le mystérieux touriste àbicyclette. Je vous affirme que cette recherche ne vous mènera àrien.

– Alors, que nous suggérez-vous ?

– Je vous dirai exactement quoi faire, si vous le faites.

– Ma foi, je reconnais que vous avez toujours eu raison en dépitde toutes vos bizarreries. Je ferai ce que vous meconseillerez.

– Et vous, monsieur White Mason ?

Le détective local faisait une drôle de tête. M. Holmes etses méthodes, c’était du nouveau à Birlstone.

– Eh bien ! puisque l’inspecteur s’en contente, je m’encontenterai moi aussi, répondit-il piteusement.

– Bravo ! fit Holmes. Je vais donc vous recommander à tousdeux une excellente petite promenade à la campagne. On m’a dit quele panorama sur le Weald, de la crête de Birlstone, était tout àfait remarquable. Sans aucun doute, nous pourrons déjeuner dans unehôtellerie convenable, bien que mon ignorance du pays m’interdised’en citer une. Ce soir, fatigués mais contents…

– Mon cher, vous dépassez les limites de la plaisanterie !s’exclama MacDonald, qui, furieux, se leva de sa chaise.

– Bon ! Passez donc la journée comme vous l’entendrez, ditHolmes en lui administrant de petites tapes sur l’épaule. Faites cequi vous plaira et allez où vous voudrez, mais retrouvez-moi icisans faute avant ce soir. Sans faute, monsieur Mac !

– C’est de la folie pure !

– Je voulais vous donner un excellent conseil. Mais je n’insisteplus, du moment que vous serez ici à l’heure où j’aurai besoin devous. Maintenant, avant que je vous quitte, je désire que vousécriviez un mot à M. Barker.

– Oui ?

– Je vous le dicterai, si vous préférez. Prêt ?

« Cher Monsieur,

J’ai pensé qu’il est de notre devoir de vider la douve, dansl’espoir que nous pourrions trouver… »

– Impossible ! protesta l’inspecteur. J’ai procédé à desrecherches, pour savoir si c’était faisable : on ne peut pasassécher la douve.

– Tut, tut, mon cher monsieur ! Écrivez, je vous prie, ceque je vous demande d’écrire.

– Bien. Continuez.

« … dans l’espoir que nous pourrions trouver un élémentnouveau en rapport avec l’enquête. J’ai pris mesdispositions : les ouvriers se mettront au travail demainmatin de bonne heure pour détourner le cours d’eau… »

– Je vous répète que c’est impossible !

« … pour détourner le cours d’eau. J’ai jugé préférable devous en avertir au préalable. »

– À présent, signez. Faites remettre ce message en main proprevers quatre heures. C’est l’heure à laquelle nous nous retrouveronsici. En attendant, amusons-nous les uns et les autres comme il nousplaira, car je vous certifie que l’enquête en est arrivée au pointmort.

Le soir tombait quand nous nous rencontrâmes à nouveau. Holmesétait très sérieux ; moi, j’étais curieux et les détectivesvisiblement sceptiques.

– Eh bien ! messieurs, commença-t-il gravement, je vousprie maintenant de bien vouloir vérifier en ma compagnie tout ceque je vais vous soumettre. Vous jugerez par vous-même si lesobservations que j’ai faites justifient les conclusions auxquellesje suis parvenu. La soirée est fraîche, et j’ignore combien detemps durera notre expédition ; aussi vous recommanderai-je demettre vos vêtements les plus chauds. Il est de la premièreimportance que nous soyons à notre poste avant qu’il fassecomplètement nuit ; avec votre permission, nous allons partirtout de suite.

Nous longeâmes la lisière extérieure du parc du manoir et nousarrivâmes devant une ouverture de la clôture. Nous nous glissâmespar ce trou ; Holmes nous mena derrière un massif situépresque en face de la porte principale et du pont qui n’avait pasété relevé. Holmes s’accroupit derrière les lauriers ; nousl’imitâmes.

– Alors, qu’allons-nous faire ? interrogea MacDonald d’unevoix bourrue.

– Armer nos âmes de patience et faire le moins de bruitpossible, répondit Holmes.

– Mais enfin, pourquoi sommes-nous ici ? Vraiment, je penseque vous auriez dû vous montrer plus franc !

Holmes se mit à rire.

– Watson, dit-il, revient toujours sur un thème qui lui estcher : il déclare que dans la vie réelle je suis undramaturge. Il y a en moi une certaine veine artistique qui meréclame avec insistance sur la scène. Notre profession, monsieurMac, serait bien terne, bien sordide, si nous ne procédions pas detemps en temps à une savante mise en scène pour glorifier nosrésultats. L’inculpation brutale, la main au collet, que peut-onfaire d’un pareil dénouement ? Mais la subtile déduction, lepiège malin, l’habile prévision des événements avenir, le triomphevengeur des théories les plus hardies, tout cela n’est-il pas lafierté et la justification du travail de notre vie ? Àprésent, vous frémissez sous l’enchantement de la situation, vousvibrez de l’anticipation du chasseur. Seriez-vous dans cet état sij’avais été aussi précis qu’un horaire de chemin de fer ? Jevous demande seulement un peu de patience, monsieur Mac, et touts’éclairera.

– Eh bien ! j’espère que la fierté, et la justification, etle reste nous seront accordés avant que nous soyons morts defroid ! murmura le détective londonien avec une résignationcomique.

Nous eûmes tous de bonnes raisons pour nous associer à ce vœu,car notre faction traîna fastidieusement en longueur. Lentement lesombres s’obscurcirent au-dessus de la façade sombre et allongée dela vieille maison. Une brume glacée venue de la douve nous gelaitjusqu’aux os et nous faisait claquer des dents. Une seule lampeétait allumée au-dessus de la porte ; un globe lumineuxbrillait dans la pièce du crime. Ailleurs c’était la nuitnoire.

– Combien de temps cela va-t-il durer ? demanda tout à coupl’inspecteur. Et qu’est-ce que nous attendons ici ?

– Je ne sais pas plus que vous quelle sera la durée de notreattente, répondit Holmes sèchement. Si les criminels réglaienttoujours leurs déplacements comme des rames de métro, cela nousarrangerait tous. Quant à ce que nous… Hé bien ! voici ce quenous attendions !

Tandis qu’il parlait, la lumière du bureau se trouva occultéepar quelqu’un qui passait et repassait devant elle. Les lauriers oùnous étions tapis étaient juste en face de la fenêtre et à guèreplus d’une quarantaine de mètres. Bientôt la fenêtre s’ouvrit engrinçant et nous aperçûmes un profil masculin scrutant lesténèbres. Pendant quelques minutes, les yeux de l’homme fouillèrentla nuit d’une manière furtive, comme s’il voulait être sûr de nepas être vu. Puis il se pencha en avant et, dans le silence absolu,nous entendîmes le léger clapotis d’une eau agitée. J’eusl’impression qu’il plongeait dans la douve un objet qu’il tenait àla main. Finalement il leva quelque chose, avec le mouvement dupêcheur qui a ferré un poisson : quelque chose de gros et derond qui masqua la lumière en passant par la fenêtre ouverte.

– Maintenant ! cria Holmes. Allons-y !

Nous bondîmes, titubant derrière lui tant nos membres étaientengourdis. Holmes, avec l’une de ces explosions d’énergie nerveusequi pouvait faire de lui en certaines occasions l’homme le plusagile ou le plus fort que j’aie jamais connu, traversa à toutesjambes le pont-levis et sonna violemment. De l’autre côté de laporte, des verrous tournèrent ; Ames, stupéfait, apparut surle seuil. Holmes l’écarta sans un mot et, suivi de nous trois, serua dans la pièce où se trouvait l’homme dont nous avions guettéles gestes.

La lampe à pétrole sur la table représentait le globe lumineuxque nous avions vu de l’extérieur. Elle était pour l’instant dansla main de Cecil Barker, qui la dirigea vers nous quand nousentrâmes. Elle éclaira son visage résolu, énergique, ses yeuxmenaçants.

– Que signifie cela ? s’écria-t-il. Que cherchez-vousdonc ?

Holmes jeta un rapide regard autour de lui, puis se précipitavers un paquet détrempé et ficelé qui avait été jeté sous lebureau.

– Voilà ce que nous cherchions, monsieur Barker. Ce paquet,lesté d’un haltère, que vous venez de retirer du fond de ladouve.

Barker regarda Holmes avec stupéfaction.

– Comment diable connaissez-vous l’existence de cethaltère ? demanda-t-il.

– Simplement parce que je l’avais placé là.

– Vous l’aviez placé là ? Vous ?

– Peut-être aurais-je dû dire : replacé là, rectifiaHolmes. Vous vous rappelez, inspecteur MacDonald, que j’avais étéfrappé de l’absence d’un haltère. Je vous en avais parlé, mais sousla pression d’autres événements, vous n’aviez guère eu le temps delui accorder la considération qui vous aurait permis d’en tirerquelques déductions. Quand l’eau est toute proche et qu’un poidsmanque, il n’est pas téméraire de supposer que quelque chose a étéimmergé. L’idée valait du moins la peine d’être vérifiée. Avec leconcours d’Ames, qui m’a introduit dans la pièce, et le bec de lapoignée du parapluie du docteur Watson, j’ai pu la nuit dernièrerelever ce paquet et l’examiner. Il était toutefois capital depouvoir prouver qui l’avait placé là. Nous y sommes parvenus grâceà votre annonce de l’assèchement de la douve pour demain ;elle obligeait en effet l’homme qui avait dissimulé ce paquet à leretirer dès que l’obscurité lui semblerait propice. Nous sommes làquatre témoins qui citeront le nom de celui qui a profité del’occasion. Je pense donc, monsieur Barker, que vous allez devoirvous expliquer…

Sherlock Holmes posa le paquet encore dégouttant d’eau sur latable à côté de la lampe et défit la ficelle qui l’entourait. Ilcommença par extraire un haltère, qu’il envoya rejoindre son frèrejumeau dans le coin. Puis il tira une paire de souliers.

– … Des souliers américains, comme vous le voyez ! fit-ilen désignant les bouts carrés.

Il plaça ensuite sur la table un long couteau dans sa gaine.Enfin il démêla un ballot de vêtements qui comprenait unassortiment de linge, des chaussettes, un costume de tweed gris, etun pardessus court et jaune.

– … Les vêtements sont ordinaires, déclara Holmes. Seul lepar-dessus est assez suggestif…

Il l’étala tendrement devant la lumière ; ses longs doigtsminces coururent sur l’étoffe.

– … Ici, comme vous le constaterez, la poche intérieure seprolonge dans la doublure de telle sorte qu’elle peut amplementabriter un fusil scié. L’étiquette du tailleur est sur lecol : « Neale, tailleur, Vermissa, USA. » J’ai passél’après-midi dans la bibliothèque du directeur de l’école, et j’aiparfait ma culture en apprenant que Vermissa est une petite villeprospère située dans l’une des plus célèbres vallées de fer et decharbon des États-Unis. Si je me souviens bien, monsieur Barker,vous avez établi un rapport entre les districts miniers et lapremière femme de M. Douglas ; il ne serait sans doutepas trop audacieux de déduire que le V.V. sur le carton trouvéauprès du mort signifie vallée de Vermissa, et que cette mêmevallée, qui envoie si loin des messagers de mort, est bien lavallée de la peur dont nous avons entendu parler. Tout cela estsuffisamment clair. Et maintenant, monsieur Barker, à votretour !

Le spectacle qu’offrit le visage de Cecil Barker pendantl’exposé du grand détective ne fut pas banal. La colère, lastupéfaction, la consternation et l’embarras s’y exprimèrent tour àtour. Finalement, il se réfugia dans l’ironie amère.

– Vous connaissez tellement de choses, monsieur Holmes, que vousferiez peut-être mieux de nous en dire davantage, ricana-t-il.

– Je pourrais sans doute vous en dire davantage, monsieurBarker, mais il serait plus gracieux de votre part de prendre lerelais.

– Oh ! vous croyez ? Eh bien ! tout ce que jepuis dire est que s’il existe un secret ici, il n’est pas monsecret, et que je ne suis pas homme à le trahir !

– Si vous le prenez ainsi, monsieur Barker, dit tranquillementl’inspecteur, nous serons dans l’obligation de vous garder à vuejusqu’à ce que nous recevions un mandat d’arrêt.

– Vous pouvez agir comme bon vous semblera ! réponditBarker sur un ton de défi.

La confrontation semblait terminée, car il suffisait de regardercette tête de granit pour comprendre qu’aucune menace nel’amènerait à parler contre sa volonté. Mais une voix de femmeremit tout en question. Mme Douglas, qui avait écouté derrièrela porte entrouverte, pénétra dans le bureau :

– Vous avez assez fait pour nous, Cecil ! dit-elle. Quoiqu’il advienne dans l’avenir, vous avez assez fait !

– Assez et plus qu’assez ! approuva gravement SherlockHolmes. J’ai beaucoup de sympathie pour vous, madame, et je vousadjure fortement de vous fier à notre juridiction et de mettrespontanément la police au courant de tout. Il se peut que je soismoi-même fautif pour n’avoir pas profité de la démarche que vousavez faite auprès de mon ami le docteur Watson. Mais à cemoment-là, j’avais toutes raisons de croire que vous étiezdirectement impliquée dans le crime. Maintenant, je sais que non.Tout de même, beaucoup de choses demeurent encore inexpliquées. Jevous incite vivement à obtenir de M. Barker qu’il nous racontetoute son histoire.

Aux derniers mots de Holmes, Mme Douglas poussa un cri desurprise. Les détectives et moi-même y fîmes probablement échoquand nous aperçûmes un homme qui semblait être sorti tout vivantdu mur et qui s’avançait vers nous en émergeant progressivement del’obscurité d’où il était apparu. Mme Douglas se retourna etse jeta à son cou. Barker lui serra affectueusement la main qu’illui tendait.

– C’est mieux ainsi, mon chéri ! répétait sa femme. Je suissûre que cela vaut mieux !

– Vraiment oui, monsieur Douglas, opina Sherlock Holmes. J’ensuis certain, moi aussi.

Douglas clignait des yeux comme quelqu’un qui serait brusquementpassé des ténèbres à la lumière. Il avait une têteremarquable : des yeux gris hardis, une moustache duregrisonnante, un menton carré et proéminent, une bouche sensible. Ilnous dévisagea successivement, puis, à mon vif étonnement, il sedirigea vers moi et me tendit une liasse de papiers.

– Je vous connais, me dit-il d’une voix qui n’était ni tout àfait anglaise ni tout à fait américaine, mais qui était douce etagréable. Vous êtes l’historien de l’équipe. Eh bien ! docteurWatson, vous n’avez jamais eu une telle histoire entre lesmains : je parierais mon dernier dollar là-dessus. Racontez-ladans votre style, mais ce sont des faits et vous ne manquerez pasde public. J’ai été cloîtré pendant deux jours et j’ai consacré mesheures de lumière, en admettant que j’aie eu de la lumière dans cetrou à rats, à exposer toute affaire. Elle sera bien accueillie parvous et par vos lecteurs. C’est d’histoire de la vallée de lapeur.

– Voilà pour le passé, monsieur Douglas, intervint paisiblementSherlock Holmes. Mais nous désirons maintenant entendre l’histoiredu présent.

– Vous allez l’avoir, monsieur, répondit Douglas. Puis-je fumeren parlant ? Merci, monsieur Holmes. Vous êtes vous-même unfumeur, et vous devinez ce que c’est que de rester assis pendantdeux jours avec du tabac dans sa poche sans oser fumer, de peur quel’odeur de la fumée ne vous trahisse…

Il était appuyé contre la cheminée et tirait sur le cigare queHolmes lui avait offert.

– … J’ai entendu parler de vous, monsieur Holmes. Je ne pensaispas que je ferais un jour votre connaissance. Mais quand vous aurezlu tout cela (il désigna les papiers qu’il m’avait remis), vousdirez que je vous ai appris quelque chose de neuf.

L’inspecteur MacDonald ne le quittait pas des yeux.

– Eh bien ! voilà qui passe ma compréhension !s’écria-t-il enfin. Si vous êtes M. John Douglas, du manoir deBirlstone, sur la mort de qui nous enquêtons depuis deux jours,d’où venez-vous maintenant ? Vous avez surgi comme un diabled’une boîte !

– Ah ! monsieur Mac ! dit Holmes en agitant un indexchargé de reproches. Vous n’avez pas voulu lire cette excellentecompilation locale qui décrivait la manière dont le roi Charless’était caché. À cette époque, les gens ne se cachaient que dansdes cachettes à toute épreuve. Une cachette utilisée auXVIIe siècle pouvait fort bien resservir de nos jours.J’étais sûr que nous trouverions M. Douglas sous sontoit !

– Et depuis combien de temps nous avez-vous joué la comédie,monsieur Holmes ? demanda l’inspecteur en colère. Combien detemps nous avez-vous laissés poursuivre une enquête que vous saviezabsurde ?

– Pas beaucoup, mon cher monsieur Mac ! Je n’ai arrêtéqu’hier soir mon point de vue sur l’affaire. Comme il ne pouvaitpas être prouvé avant ce soir, je vous ai invités, vous et votrecollègue, à prendre un jour de vacances. S’il vous plaît, quepouvais-je faire de mieux ? Quand j’ai trouvé le ballotd’habits dans la douve, j’ai tout de suite pensé que le cadavre quenous avions trouvé ne pouvait pas être celui de M. JohnDouglas, mais bien plutôt celui du cycliste de Tunbridge Wells. Iln’y avait pas d’autre conclusion possible. J’avais donc àdéterminer l’endroit où se cachait M. John Douglas avec, selontoutes probabilités, l’aide de sa femme et de son ami. Il devait setrouver dans un endroit capable d’abriter un fugitif, et attendrelà le moment où il pourrait disparaître du pays.

– Vous aviez bien raisonné, déclara M. Douglas. Je croyaispouvoir esquiver votre loi anglaise, car je n’étais pas sûr de nepas avoir de démêlés avec elle ; d’autre part, je tenais làune chance de me débarrasser une fois pour toutes des chiens lancésà mes trousses. Remarquez bien que du début jusqu’à la fin je n’airien fait dont je doive rougir, rien que je ne recommencerais sic’était à refaire. Vous jugerez par vous-mêmes en écoutant monhistoire. Inutile de m’avertir, inspecteur ! Je suis prêt àdire toute la vérité.

» Je ne commencerai pas par le commencement, qui est là…

Il montra les papiers que je n’avais pas lâchés.

– … Vous y découvrirez une histoire peu banale, je vous lejure ! Je résume : il existe quelques hommes qui ont debonnes raisons pour me haïr, et qui donneraient leur dernier dollarpour avoir ma peau. Tant que je serai vivant, tant qu’ils serontvivants, il n’y aura dans ce monde aucune sécurité pour moi. Ilsm’ont pisté de Chicago en Californie ; puis ils m’ont obligé àquitter l’Amérique. Mais quand je me suis marié et que je me suisinstallé dans ce petit coin tranquille, je croyais que mesdernières années seraient sans histoire. Je n’ai jamais expliqué àma femme ce qu’il en était. Pourquoi l’aurais je mêlée àcela ? Elle n’aurait plus eu dès lors un instant de repos,constamment elle aurait vécu dans la terreur. Je suppose qu’elle adeviné quelque chose, car il m’est arrivé de laisser échapper uneparole de temps à autre ; mais jusqu’à hier, après que vous,messieurs, l’aviez interrogée, elle ne savait rien du fond del’histoire. Elle vous a dit tout ce qu’elle connaissait. Et Barkerégalement. La nuit où s’est produit le drame, nous n’avions guèrele temps de nous expliquer. Elle sait tout maintenant, et j’auraisété plus avisé de le lui dire plus tôt. Mais c’était difficile, machérie…

Il emprisonna sa main quelques secondes entre les siennes.

– Et j’ai agi pour le mieux.

» Eh bien ! messieurs, la veille de ces événements, j’étaisallé à Tunbridge Wells, et j’avais aperçu quelqu’un dans la rue. Jene l’avais aperçu que le temps d’un éclair, mais j’ai l’œil vif, etj’étais sûr de ne m’être pas trompé. C’était mon pire ennemi :celui qui m’avait pourchassé pendant toutes ces années, comme unloup affamé pourchasse un caribou. J’ai compris que des tracasm’attendaient. Je suis rentré chez moi et j’ai pris mesdispositions. Je pensais que je m’en tirerais très bien tout seul.Il fut un temps où ma chance était proverbiale aux États-Unis. Jene doutais pas qu’il en serait de même encore une fois.

» Je me suis tenu sur mes gardes tout le lendemain et je ne suispas sorti une seule fois dans le parc. Cela valait mieux, car ilaurait pu décharger sur moi son fusil de chasse sans que j’eusse pul’en empêcher. Une fois le pont relevé (j’étais toujours plustranquille quand le pont était levé le soir), je n’ai plus voulupenser à l’affaire. Je n’avais pas envisagé une seconde qu’ilpénétrerait dans le manoir et qu’il m’y attendrait. Mais quand j’aifait ma ronde en robe de chambre comme j’en avais l’habitude, jen’ai pas plus tôt posé le pied dans mon bureau que j’ai flairé undanger. Je crois que lorsqu’un homme a mené une vie dangereuse, ilpossède une sorte de sixième sens qui agite le drapeau rouge. J’aivu le signal, et pourtant je ne saurais pas vous dire comment. Toutde suite j’ai aperçu un soulier qui dépassait sous le rideau de lafenêtre. Dans la seconde qui a suivi, j’ai vu l’homme enentier.

» Je n’avais pour m’éclairer que la bougie que je tenais à lamain, mais une bonne lumière provenant de la lampe du vestibulepassait par la porte ouverte. J’ai posé la bougie et j’ai bondipour m’emparer du marteau que j’avais laissé sur la cheminée. Aumême moment il a sauté sur moi. J’ai vu briller la lame d’uncouteau et je l’ai frappé d’un revers de marteau. Je l’ai atteintsûrement quelque part, car le couteau est tombé sur le plancher.Leste comme un daim, il a fait le tour de la table et il a tiré sonfusil, qu’il avait dissimulé sous son pardessus. J’ai entendu qu’ill’armait, mais avant qu’il ait pu tirer, j’ai empoigné le fusil. Jele tenais par le canon, et nous avons durement lutté pour savoirqui s’en rendrait maître. Cette bagarre a duré une ou deux minutes.Nous savions que celui qui le lâcherait était un homme mort. Il nel’a jamais lâché, mais il l’a tenu crosse en bas une seconde detrop. C’est peut-être moi qui ai appuyé sur la gâchette. C’estpeut-être lui en se débattant. C’est peut-être nous deux en mêmetemps. Toujours est-il qu’il a reçu la double décharge dans lafigure, et je suis resté là, stupide, à contempler ce qui restaitde Ted Baldwin. Je l’avais reconnu à Tunbridge Wells. Je l’avaisbien reconnu aussi quand il avait bondi sur moi. Mais sa propremère ne l’aurait pas reconnu si elle l’avait vu après le coup defeu. J’ai pourtant l’habitude de spectacles pas trop ragoûtants,mais j’ai failli me trouver mal.

» J’étais cramponné au rebord de la table quand Barker estaccouru. J’ai entendu aussi ma femme qui arrivait ; je me suisprécipité à la porte et je l’ai arrêtée. Ce n’était pas quelquechose à montrer à une femme. Je lui ai promis que je la reverraisbientôt. J’ai dit deux mots à Barker ; il avait tout comprisau premier coup d’œil ; et nous avons attendu les gens dumanoir. Mais personne n’est venu. Alors nous avons compris quepersonne n’avait entendu la détonation, et que ce qui était arrivén’était connu que de nous.

» C’est à ce moment-là que j’ai eu une idée. Je l’ai trouvéeformidable ! La manche de Baldwin s’était relevée et la marquede la loge s’étalait sur son bras. Regardez !…

Douglas releva sa propre veste et sa manche de chemise pour nousmontrer un triangle brun à l’intérieur d’un cercle, semblable àcelui que nous avions vu sur le cadavre.

– … C’est quand je l’ai vu que j’ai échafaudé mon plan. Il avaitla même taille, les mêmes cheveux, la même silhouette que moi. Pourla figure, personne ne ferait de différence, pauvre diable !Je suis remonté dans ma chambre pour aller chercher uncostume ; un quart d’heure plus tard, Barker et moi lui avionspassé ma robe de chambre, et nous l’avons disposé comme vous l’aveztrouvé. Nous avons fait un paquet de toutes ses hardes, et je l’ailesté avec le seul poids que j’avais sous la main avant de le jeterpar la fenêtre. Le carton qu’il avait eu l’intention de déposer surmon cadavre, nous l’avons installé auprès du sien. Nous avons mismes bagues à ses doigts, mais quand est venu le tour de monalliance…

Il tendit sa main musclée.

– … J’avais atteint mes limites. Je ne l’ai pas retirée depuisle jour de mon mariage et il m’aurait fallu une lime pour l’ôter.Je ne crois pas, d’ailleurs, que je me serais décidé à m’enséparer ; mais en admettant que je l’eusse voulu, j’en auraisété incapable. Nous avons donc laissé au hasard le soin de réglerce détail. Par contre je me suis débarrassé d’un bout de taffetasque j’avais sur le menton et je l’ai posé au même endroit sur cequi restait de la tête de mon ennemi. Là, monsieur Holmes, vousavez commis une négligence, tout malin que vous êtes : car sipar hasard vous aviez soulevé le taffetas, vous auriez découvertqu’il n’y avait pas de coupure au-dessous.

» Voilà quelle était la situation. Si je pouvais me cacherquelque temps, puis partir pour un endroit où ma femme merejoindrait, nous aurions enfin la chance de vivre en paix le restede nos jours. Ces démons ne me laisseraient pas tranquille tantqu’ils me sauraient vivant, mais s’ils lisaient dans les journauxque Baldwin avait abattu son homme, mes ennuis se trouveraientterminés. Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour tout expliquer àBarker et à ma femme ; ils en ont compris suffisamment pourm’aider. Je connaissais cette cachette ; Ames aussi ;mais il n’a jamais eu l’idée d’établir un rapport entre elle etl’affaire. Je me suis enfermé dedans, et j’ai laissé à Barker lesoin de faire le reste.

» Je suppose que vous pouvez deviner ce qu’il a fait. Il aouvert la fenêtre et a marqué l’empreinte sur l’appui afin desuggérer le mode de fuite utilisé par l’assassin. C’était sansdoute un peu gros ; mais le pont était levé : il n’yavait pas d’autre issue. Quand tout a été prêt, il a tiré de toutesses forces sur le cordon de sonnette. Vous savez la suite.Maintenant, messieurs, vous pouvez agir comme vous voudrez, mais jevous ai dit la vérité, toute la vérité : que Dieu m’aide àprésent ! J’ai quelque chose à vous demander : quelle estma situation par rapport à la loi anglaise ?

Il y eut un silence, que rompit Sherlock Holmes.

– La loi anglaise est, à tout prendre, une loi juste. Elle semontrera équitable envers vous. Mais je voudrais que vous me disiezcomment cet homme a su que vous habitiez ici, et comment pénétrerchez vous, puis s’y cacher.

– Je n’en ai pas la moindre idée.

Holmes était très pâle, très grave.

– L’histoire n’est pas terminée, je le crains !murmura-t-il. Vous risquez d’affronter encore des dangers pires quela loi anglaise, ou même que vos ennemis d’Amérique. Je vois degros ennuis devant vous, monsieur Douglas. Suivez monconseil : tenez-vous sur vos gardes !

Et maintenant, patients lecteurs, je vais vous inviter àm’accompagner quelque temps, loin du manoir de Birlstone, loinaussi de l’an de grâce où nous accomplîmes ce voyage fertile enévénements. Je vous convie à voyager dans le passé, à revenir devingt ans en arrière, à traverser quelques milliers de kilomètresvers l’ouest, afin que je vous raconte une histoire singulière etterrible. Si singulière, si terrible que vous aurez peut-être dumal à croire qu’elle s’est déroulée comme je vais vous laprésenter. Ne pensez pas que je commence une histoire avant quel’autre soit finie. En poursuivant votre lecture, vous vousapercevrez qu’il n’en est rien. Et quand je vous aurai narré par ledétail ces épisodes lointains dans le temps et l’espace, nous nousretrouverons encore une fois dans cet appartement de Baker Streetoù le dernier chapitre s’écrira, comme lors de tant d’autresaventures extraordinaires.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer