LE BOURGEOIS GENTILHOMME de Molière

Monsieur Jourdain

Qu’as-tu à rire ?

Nicole

Hi, hi, hi, hi, hi, hi.

Monsieur Jourdain

Que veut dire cette coquine-là ?

Nicole

Hi, hi, hi. Comme vous voilà bâti ! Hi, hi, hi.

Monsieur Jourdain

Comment donc ?

Nicole

Ah, ah ! mon Dieu ! Hi, hi, hi, hi ; hi.

Monsieur Jourdain

Quelle friponne est-ce là ! Te moques-tu de moi ?

Nicole

Nenni, Monsieur, j’en serois bien fâchée. Hi, hi, hi, hi, hi, hi.

Monsieur Jourdain

Je te baillerai sur le nez, si tu ris davantage.

Nicole

Monsieur, je ne puis pas m’en empêcher. Hi, hi, hi, hi, hi, hi.

Monsieur Jourdain,

Tu ne t’arrêteras pas ?

Nicole

Monsieur, je vous demande pardon ; mais vous êtes si plaisant, que je ne saurois me tenir de rire. Hi, hi, hi.

Monsieur Jourdain

Mais voyez quelle insolence.

Nicole

Vous êtes tout à fait drôle comme cela. Hi, hi.

Monsieur Jourdain

Je te…

Nicole

Je vous prie de m’excuser. Hi, hi, hi, hi.

Monsieur Jourdain

Tiens, si tu ris encore le moins du monde, je te jure que je t’appliquerai sur la joue le plus grand soufflet qui se soit jamais donné.

Nicole

Hé bien, Monsieur, voilà qui est fait, je ne rirai plus.

Monsieur Jourdain

Prends-y bien garde. Il faut que pour tantôt tu nettoyes…

Nicole

Hi, hi.

Monsieur Jourdain

Que tu nettoyes comme il faut…

Nicole

Hi, hi.

Monsieur Jourdain

Il faut, dis-je, que tu nettoyes la salle, et…

Nicole

Hi, hi.

Monsieur Jourdain

Encore !

Nicole

Tenez, Monsieur, battez-moi plutôt et me laissez rire tout mon soûl, cela me fera plus de bien. Hi, hi, hi, hi, hi.

Monsieur Jourdain

J’enrage.

Nicole

De grâce, Monsieur, je vous prie de me laisser rire. Hi, hi, hi.

Monsieur Jourdain

Si je te prends…

Nicole

Monsieur, eur, je crèverai, ai, si je ne ris. Hi, hi, hi.

Monsieur Jourdain

Mais a-t-on jamais vu une pendarde comme celle-là ? qui me vient rire insolemment au nez, au lieu de recevoir mes ordres ?

Nicole

Que voulez-vous que je fasse, Monsieur ?

Monsieur Jourdain

Que tu songes, coquine, à préparer ma maison pour la compagnie qui doit venir tantôt.

Nicole

Ah ! par ma foi ! je n’ai plus envie de rire ; et toutes vos compagnies font tant de désordre céans, que ce mot est assez pour me mettre en mauvaise humeur.

Monsieur Jourdain

Ne dois-je point pour toi fermer ma porte à tout le monde ?

Nicole

Vous devriez au moins la fermer à certaines gens.

Scène III

Madame Jourdain, Monsieur Jourdain, Nicole, Laquais

Madame Jourdain

Ah, ah ! voici une nouvelle histoire. Qu’est-ce que c’est donc, mon mari, que cet équipage-là ? Vous moquez-vous du monde, de vous être fait enharnacher de la sorte ? et avez-vous envie qu’on se raille partout de vous ?

Monsieur Jourdain

Il n’y a que des sots et des sottes, ma femme, qui se railleront de moi.

Madame Jourdain

Vraiment on n’a pas attendu jusqu’à cette heure, et il y a longtemps que vos façons de faire donnent à rire à tout le monde.

Monsieur Jourdain

Qui est donc tout ce monde-là, s’il vous plaît ?

Madame Jourdain

Tout ce monde-là est un monde qui a raison, et qui est plus sage que vous. Pour moi, je suis scandalisée de la vie que vous menez. Je ne sais plus ce que c’est que notre maison : on diroit qu’il est céans carême-prenant tous les jours ; et dès le matin, de peur d’y manquer, on y entend des vacarmes de violons et de chanteurs, dont tout le voisinage se trouve incommodé.

Monsieur Jourdain

Taisez-vous, ma servante, et ma femme.

Nicole

Madame parle bien. Je ne saurois plus voir mon ménage propre ; avec cet attirail de gens que vous faites venir chez vous. Ils ont des pieds qui vont chercher de la boue dans tous les quartiers de la ville, pour l’apporter ici ; et la pauvre Françoise est presque sur les dents, à frotter les planchers que vos biaux maîtres viennent crotter régulièrement tous les jours.

Monsieur Jourdain

Ouais, notre servante Nicole, vous avez le caquet bien affilé pour une paysanne.

Madame Jourdain

Nicole a raison, et son sens est meilleur que le vôtre. Je voudrois bien savoir ce que vous pensez faire d’un maître à danser à l’âge que vous avez.

Nicole

Et d’un grand maître tireur d’armes, qui vient, avec ses battements de pied, ébranler toute la maison, et nous déraciner tous les carriaux de notre salle ?

Madame Jourdain

Est-ce que vous voulez apprendre à danser pour quand vous n’aurez plus de jambes ?

Nicole

Est-ce que vous avez envie de tuer quelqu’un ?

Monsieur Jourdain

Taisez-vous, vous dis-je : vous êtes des ignorantes l’une et l’autre, et vous ne savez pas les prérogatives de tout cela.

Madame Jourdain

Vous devriez bien plutôt songer à marier votre fille, qui est en âge d’être pourvue.

Monsieur Jourdain

Je songerai à marier ma fille quand il se présentera un parti pour elle ; mais je veux songer aussi à apprendre les belles choses.

Nicole

J’ai encore ouï dire, Madame, qu’il a pris aujourd’hui, pour renfort de potage, un maître de philosophie.

Monsieur Jourdain

Fort bien : je veux avoir de l’esprit, et savoir raisonner des choses parmi les honnêtes gens.

Madame Jourdain

N’irez-vous point l’un de ces jours au collège vous faire donner le fouet, à votre âge ?

Monsieur Jourdain

Pourquoi non ? Plût à Dieu l’avoir tout à l’heure, le fouet, devant tout le monde, et savoir ce qu’on apprend au collége.

Nicole

Oui, ma foi ! cela vous rendroit la jambe bien mieux faite.

Monsieur Jourdain

Sans doute.

Madame Jourdain

Tout cela est fort nécessaire pour conduire votre maison.

Monsieur Jourdain

Assurément. Vous parlez toutes deux comme des bêtes, et j’ai honte de votre ignorance. Par exemple, savez-vous, vous, ce que c’est que vous dites à cette heure ?

Madame Jourdain

Oui, je sais que ce que je dis est fort bien dit, et que vous devriez songer à vivre d’autre sorte.

Monsieur Jourdain

Je ne parle pas de cela. Je vous demande ce que c’est que les paroles que vous dites ici ?

Madame Jourdain

Ce sont des paroles bien sensées, et votre conduite ne l’est guère.

Monsieur Jourdain

Je ne parle pas de cela, vous dis-je. Je vous demande : ce que je parle avec vous, ce que je vous dis à cette heure, qu’est-ce que c’est ?

Madame Jourdain

Des chansons.

Monsieur Jourdain

Hé non ! ce n’est pas cela. Ce que nous disons tous deux, le langage que nous parlons à cette heure ?

Madame Jourdain

Hé bien ?

Monsieur Jourdain

Comment est-ce que cela s’appelle ?

Madame Jourdain

Cela s’appelle comme on veut l’appeler.

Monsieur Jourdain

C’est de la prose, ignorante.

Madame Jourdain

De la prose ?

Monsieur Jourdain

Oui, de la prose. Tout ce qui est prose, n’est point vers ; et tout ce qui n’est point vers, n’est point prose. Heu,voilà ce que c’est d’étudier. Et toi, sais-tu bien comme il faut faire pour dire un U ?

Nicole

Comment ?

Monsieur Jourdain

Oui. Qu’est-ce que tu fais quand tu dis un U ?

Nicole

Quoi ?

Monsieur Jourdain

Dis un peu, U, pour voir ?

Nicole

Hé bien, U.

Monsieur Jourdain

Qu’est-ce que tu fais ?

Nicole

Je dis U.

Monsieur Jourdain

Oui ; mais quand tu dis U, qu’est-ce que tu fais ?

Nicole

Je fais ce que vous me dites.

Monsieur Jourdain

O l’étrange chose que d’avoir affaire à des bêtes ! Tu allonges les lèvres en dehors et approches la mâchoire d’en haut de celle d’en bas : U, vois-tu ? U. Je fais la moue : U.

Nicole

Oui, cela est biau.

Madame Jourdain

Voilà qui est admirable.

Monsieur Jourdain

C’est bien autre chose, si vous aviez vu O, et Da, Da, et Fa, Fa.

Madame Jourdain

Qu’est-ce donc que tout ce galimatias-là ?

Nicole

De quoi est-ce que tout cela guérit ?

Monsieur Jourdain

J’enrage quand je vois des femmes ignorantes.

Madame Jourdain

Allez, vous devriez envoyer promener tous ces gens-là, avec leurs fariboles.

Nicole

Et surtout ce grand escogriffe de maître d’armes, qui remplit de poudre tout mon ménage.

Monsieur Jourdain

Ouais, ce maître d’armes vous tient fort au coeur. Je te veux faire voir ton impertinence tout à l’heure. (Il fait apporter les fleurets et en donne un à Nicole.) Tiens. Raison démonstrative, la ligne du corps. Quand on pousse en quarte, on n’a qu’à faire cela, et quand on pousse en tierce, on n’a qu’à faire cela. Voilà le moyen de n’être jamais tué ; et cela n’est-il pas beau, d’être assuré de son fait, quand on se bat contre quelqu’un ? Là, pousse-moi un peu pour voir.

Nicole

Hé bien, quoi ?

(Nicole lui pousse plusieurs coups.)

Monsieur Jourdain

Tout beau, holà, oh ! doucement. Diantre soit la coquine !

Nicole

Vous me dites de pousser.

Monsieur Jourdain.

Oui ; mais tu me pousses en tierce, avant que de pousser en quarte, et tu n’as pas la patience que je pare.

Madame Jourdain

Vous êtes fou, mon mari, avec toutes vos fantaisies, et cela vous est venu depuis que vous vous mêlez de hanter la noblesse.

Monsieur Jourdain

Lorsque je hante la noblesse, je fais paroître mon jugement, et cela est plus beau que de hanter votre bourgeoisie.

Madame Jourdain

Camon vraiment ! il y a fort à gagner à fréquenter vos nobles, et vous avez bien opéré avec ce beau Monsieur le comte dont vous vous êtes embéguiné.

Monsieur Jourdain

Paix ! Songez à ce que vous dites. Savez-vous bien, ma femme, que vous ne savez pas de qui vous parlez, quand vous parlez de lui ? C’est une personne d’importance plus que vous ne pensez, un seigneur que l’on considère à la cour, et qui parle au Roi tout comme je vous parle. N’est-ce pas une chose qui m’est tout à fait honorable, que l’on voye venir chez moi si souvent une personne de cette qualité, qui m’appelle son cher ami, et me traite comme si j’étois son égal ? Il a pour moi des bontés qu’on ne devineroit jamais ; et, devant tout le monde, il me fait des caresses dont je suis moi-même confus.

Madame Jourdain

Oui, il a des bontés pour vous, et vous fait des caresses ; mais il vous emprunte votre argent.

Monsieur Jourdain

Hé bien ! ne m’est-ce pas de l’honneur, de prêter de l’argent à un homme de cette condition-là ? et puis-je faire moins pour un seigneur qui m’appelle son cher ami ?

Madame Jourdain

Et ce seigneur que fait-il pour vous ?

Monsieur Jourdain

Des choses dont on seroit étonné, si on les savoit.

Madame Jourdain

Et quoi ?

Monsieur Jourdain

Baste, je ne puis pas m’expliquer. Il suffit que si je lui ai prêté de l’argent, il me le rendra bien, et avant qu’il soit peu.

Madame Jourdain

Oui, attendez-vous à cela.

Monsieur Jourdain

Assurément : ne me l’a-t-il pas dit ?

Madame Jourdain

Oui, oui : il ne manquera pas d’y faillir.

Monsieur Jourdain

Il m’a juré sa foi de gentilhomme.

Madame Jourdain

Chansons.

Monsieur Jourdain

Ouais, vous êtes bien obstinée, ma femme. Je vous dis qu’il me tiendra parole, j’en suis sûr.

Madame Jourdain

Et moi, je suis sûre que non, et que toutes les caresses qu’il vous fait ne sont que pour vous enjôler.

Monsieur Jourdain

Taisez-vous : le voici.

Madame Jourdain

Il ne nous faut plus que cela. Il vient peut-être encore vous faire quelque emprunt ; et il me semble que j’ai dîné quand je le vois.

Monsieur Jourdain

Taisez-vous, vous dis-je.

Scène IV

Dorante, Monsieur Jourdain, Madame Jourdain, Nicole

Dorante

Mon cher ami, Monsieur Jourdain, comment vous portez-vous ?

Monsieur Jourdain

Fort bien, Monsieur, pour vous rendre mes petits services.

Dorante

Et Madame Jourdain que voilà comment se porte-t-elle ?

Madame Jourdain

Madame Jourdain se porte comme elle peut.

Dorante

Comment, Monsieur Jourdain ? vous voilà le plus propre du monde !

Monsieur Jourdain

Vous voyez.

Dorante

Vous avez tout à fait bon air avec cet habit, et nous n’avons point de jeunes gens à la cour qui soient mieux faits que vous.

Monsieur Jourdain

Hay, hay.

Madame Jourdain

Il le gratte par où il se démange.

Dorante

Tournez-vous. Cela est tout à fait galant.

Madame Jourdain

Oui, aussi sot par derrière que par devant.

Dorante

Ma foi ! Monsieur Jourdain, j’avois une impatience étrange de vous voir. Vous êtes l’homme du monde que j’estime le plus, et je parlois de vous encore ce matin dans la chambre du Roi.

Monsieur Jourdain

Vous me faites beaucoup d’honneur, Monsieur. (A Madame Jourdain.) Dans la chambre du Roi !

Dorante

Allons, mettez…

Monsieur Jourdain

Monsieur, je sais le respect que je vous dois.

Dorante

Mon Dieu ! mettez : point de cérémonie entre nous, je vous prie.

Monsieur Jourdain

Monsieur…

Dorante

Mettez, vous dis-je, Monsieur Jourdain : vous êtes mon ami.

Monsieur Jourdain

Monsieur, je suis votre serviteur.

Dorante

Je ne me couvrirai point, si vous ne vous couvrez.

Monsieur Jourdain

J’aime mieux être incivil qu’importun.

Dorante

Je suis votre débiteur, comme vous le savez.

Madame Jourdain

Oui, nous ne le savons que trop.

Dorante

Vous m’avez généreusement prêté de l’argent en plusieurs occasions, et vous m’avez obligé de la meilleure grâce du monde, assurément.

Monsieur Jourdain

Monsieur, vous vous moquez.

Dorante

Mais je sais rendre ce qu’on me prête, et reconnoître les plaisirs qu’on me fait.

Monsieur Jourdain

Je n’en doute point, Monsieur.

Dorante

Je veux sortir d’affaire avec vous, et je viens ici pour faire nos comptes ensemble.

Monsieur Jourdain

Hé bien ! vous voyez votre impertinence, ma femme.

Dorante

Je suis homme qui aime à m’acquitter le plus tôt que je puis.

Monsieur Jourdain

Je vous le disois bien.

Dorante

Voyons un peu ce que je vous dois.

Monsieur Jourdain

Vous voilà, avec vos soupçons ridicules.

Dorante

Vous souvenez-vous bien de tout l’argent que vous m’avez prêté ?

Monsieur Jourdain

Je crois que oui. J’en ai fait un petit mémoire. Le voici. Donné à vous une fois deux cents louis.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer