LE BOURGEOIS GENTILHOMME de Molière

LE BOURGEOIS GENTILHOMME – MOLIÈRE > ACTE PREMIER

Acte premier

Scène I

L’ouverture se fait par un grand assemblage d’instruments ; et dans le milieu du théâtre on voit un élève du Maître de musique, qui compose sur une table un air que le Bourgeois a demandé pour une sérénade.

Maître de musique, Maître à danser, trois Musiciens, deux Violons, quatre Danseurs

Maître de musique, parlant à ses Musiciens.

Venez, entrez dans cette salle, et vous reposez là, en attendant qu’il vienne.

Maître à danser, parlant aux Danseurs.

Et vous aussi, de ce côté

Maître de musique, à l’Elève.

Est-ce fait ?

L’Elève

Oui.

Maître de musique

Voyons… Voilà qui est bien.

Maître à danser

Est-ce quelque chose de nouveau ?

Maître de musique

Oui, c’est un air pour une sérénade, que je lui ai fait composer ici, en attendant que notre homme fût éveillé.

Maître à danser

Peut-on voir ce que c’est ?

Maître de musique

Vous l’allez entendre, avec le dialogue, quand il viendra. Il ne tardera guère.

Maître à danser

Nos occupations, à vous, et à moi, ne sont pas petites maintenant.

Maître de musique

Il est vrai. Nous avons trouvé ici un homme comme il nous le faut à tous deux ; ce nous est une douce rente que ce Monsieur Jourdain, avec les visions de noblesse et de galanterie qu’il est allé se mettre en tête ; et votre danse et ma musique auroient à souhaiter que tout le monde lui ressemblât.

Maître à danser

Non pas entièrement ; et je voudrois pour lui qu’il se connût mieux qu’il ne fait aux choses que nous lui donnons.

Maître de musique

Il est vrai qu’il les connoît mal, mais il les paye bien ; et c’est de quoi maintenant nos arts ont plus besoin que de toute autre chose.

Maître à danser

Pour moi, je vous l’avoue ; je me repais un peu de gloire ; les applaudissements me touchent ; et je tiens que dans tous les beaux arts, c’est un supplice assez fâcheux que de se produire à des sots que d’essuyer sur des compositions la barbarie d’un stupide. Il y a plaisir, ne m’en parlez point, à travailler pour des personnes qui soient capables de sentir les délicatesses d’un art, qui sachent faire un doux accueil aux beautés d’un ouvrage, et par de chatouillantes approbations vous régaler de votre travail. Oui, la récompense la plus agréable qu’on puisse recevoir des choses que l’on fait, c’est de les voir connues, de les voir caressées d’un applaudissement. qui vous honore. Il n’y a rien, à mon avis, qui nous paye mieux que cela de toutes nos fatigues ; et ce sont des douceurs exquises que des louanges éclairées.

Maître de musique

J’en demeure d’accord, et je les goûte comme vous. Il n’y a rien assurément qui chatouille davantage que les applaudissements que vous dites. Mais cet encens ne fait pas vivre ; des louanges toutes pures ne mettent point un homme à son aise : il y faut mêler du solide ; et la meilleure façon de louer, c’est de louer avec les mains. C’est un homme, à la vérité, dont les lumières sont petites, qui parle à tort et à travers de toutes choses, et n’applaudit qu’à contre-sens ; mais son argent redresse les jugements de son esprit ; il a du discernement dans sa bourse ; ses louanges sont monnoyées ; et ce bourgeois ignorant nous vaut mieux, comme vous voyez, que le grand seigneur éclairé qui nous a introduits ici.

Maître à danser

Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites ; mais le trouve que vous appuyez un peu trop sur l’argent ; et l’intérêt est quelque chose de si bas, qu’il ne faut jamais qu’un honnête homme montre pour lui de l’attachement.

Maître de musique

Vous recevez. fort bien pourtant l’argent que notre homme vous donne.

Maître à danser

Assurément ; mais je n’en fais pas tout mon bonheur, et je voudrois qu’avec son bien il eût encore quelque bon goût des choses.

Maître de musique

Je le voudrois aussi, et c’est à quoi nous travaillons tous deux autant que nous pouvons. Mais, en tout cas, il nous donne moyen de nous faire connoître dans le monde ; et il payera pour les autres ce que les autres loueront pour lui.

Maître à danser

Le voilà qui vient.

Scène II

Monsieur Jourdain, deux Laquais, Maître de musique ; Maître à danser, Violons, Musiciens et Danseurs

Monsieur Jourdain

Hé bien, Messieurs ? qu’est-ce ? me ferez-vous voir votre petite drôlerie.

Maître à danser

Comment ? quelle petite drôlerie ?

Monsieur Jourdain

Eh la… comment appelez-vous cela ? votre prologue ou dialogue de chansons et de danse.

Maître à danser

Ah ! ah !

Maître de musique

Vous nous y voyez préparés.

Monsieur Jourdain

Je vous ai fait un peu attendre, mais c’est que je me fais habiller aujourd’hui comme les gens de qualité ; et mon tailleur m’a envoyé des bas de soie que j’ai pensé ne mettre jamais.

Maître de musique

Nous ne sommes ici que pour attendre votre loisir.

Monsieur Jourdain

Je vous prie tous deux de ne vous point en aller, qu’on ne m’ait apporté mon habit, afin que vous me puissiez voir.

Maître à danser

Tout ce qu’il vous plaira.

Monsieur Jourdain

Vous me verrez équipé comme il faut, depuis les pieds jusqu’à la tête.

Maître de musique

Nous n’en doutons point.

Monsieur Jourdain

Je me suis fait faire cette indienne-ci.

Maître à danser

Elle est fort belle.

Monsieur Jourdain

Mon tailleur m’a dit que les gens de qualité étoient comme cela le matin.

Maître de musique

Cela vous sied à merveille.

Monsieur Jourdain

Laquais ! holà, mes deux laquais !

Premier laquais

Que voulez-vous, Monsieur ?

Monsieur Jourdain

Rien. C’est pour voir si vous m’entendez bien. (Aux deux Maîtres.) Que dites-vous de mes livrées ?

Maître à danser

Elles sont magnifiques.

Monsieur Jourdain

(Il entr’ouvre sa robe et fait voir un haut-de-chausses étroit de velours rouge, et une camisole de velours vert, dont il est vêtu.)

Voici encore un petit déshabillé pour faire le matin mes exercices.

Maître de musique

Il est galant.

Monsieur Jourdain

Laquais !

Premier laquais

Monsieur.

Monsieur Jourdain

L’autre laquais !

Second laquais

Monsieur.

Monsieur Jourdain

Tenez ma robe. Me trouvez-vous bien comme cela ?

Maître à danser

Fort bien. On ne peut pas mieux.

Monsieur Jourdain

Voyons un peu votre affaire.

Maître de musique

Je voudrois bien auparavant vous faire entendre un air qu’il vient de composer pour la sérénade que vous m’avez demandée. C’est un de mes écoliers, qui a pour ces sortes de choses un talent admirable.

Monsieur Jourdain

Oui ; mais il ne falloit pas faire faire cela par un écolier, et vous n’étiez pas trop bon vous-même pour cette besogne-là.

Maître de musique

Il ne faut pas, Monsieur, que le nom d’écolier vous abuse. Ces sortes d’écoliers en savent autant que les plus grands maîtres, et l’air est aussi beau qu’il s’en puisse faire. Ecoutez seulement.

Monsieur Jourdain

Donnez-moi ma robe pour mieux entendre… Attendez, je crois que je serai mieux sans robe… Non ; redonnez-la-moi, cela ira mieux.

Musicien, chantant.

Je languis nuit et jour, et mon mal est extrême,

Depuis qu’à vos rigueurs vos beaux yeux m’ont soumis ;

Si vous traitez ainsi, belle Iris, qui vous aime,

Hélas ! que pourriez-vous faire à vos ennemis ?

Monsieur Jourdain

Cette chanson me semble un peu lugubre, elle endort, et je voudrois que vous la pussiez un peu ragaillardir par-ci, par-là.

Maître de musique

Il faut, Monsieur, que l’air soit accommodé aux paroles.

Monsieur Jourdain

On m’en apprit un tout à fait joli, il y a quelque temps. Attendez… La… comment est-ce qu’il dit ?

Maître à danser

Par ma foi ! je ne sais.

Monsieur Jourdain

Il y a du mouton dedans.

Maître à danser

Du mouton ?

Monsieur Jourdain

Oui. Ah !

(Monsieur Jourdain chante.)

Je croyois Janneton

Aussi douce que belle,

Je croyois Janneton

Plus douce qu’un mouton :

Hélas ! Hélas ! elle est cent fois ;

Mille fois plus cruelle,

Que n’est le tigre aux bois.

N’est-il pas joli ?

Maître de musique

Le plus joli du monde.

Maître à danser

Et vous le chantez bien.

Monsieur Jourdain

C’est sans avoir appris la musique

Maître de musique

Vous devriez l’apprendre, Monsieur, comme vous faites la danse. Ce sont deux arts qui ont une étroite liaison ensemble.

Maître à danser

Et qui ouvrent l’esprit d’un homme aux belles choses.

Monsieur Jourdain

Est-ce que les gens de qualité apprennent aussi la musique ?

Maître de musique

Oui, Monsieur.

Monsieur Jourdain

Je l’apprendrai donc. Mais je ne sais quel temps je pourrai prendre ; car, outre le Maître d’armes qui me montre, j’ai arrêté encore un Maître de philosophie, qui doit commencer ce matin.

Maître de musique

La philosophie est quelque chose ; mais la musique, Monsieur, la musique…

Maître à danser

La musique et la danse… La musique et la danse, c’est là tout ce qu’il faut.

Maître de musique

Il n’y a rien qui soit si utile dans un Etat que la musique

Maître à danser

Il n’y a rien qui soit si nécessaire aux hommes que la danse.

Maître de musique

Sans la musique, un Etat ne peut subsister.

Maître à danser

Sans la danse, un homme ne sauroit rien faire.

Maître de musique

Tous les désordres ; toutes les guerres qu’on voit dans le monde, n’arrivent que pour n’apprendre pas la musique.

Maître à danser

Tous les malheurs des hommes, tous les revers funestes dont les histoires sont remplies, les bévues des politiques, et les manquements des grands capitaines, tout cela n’est venu que faute de savoir danser.

Monsieur Jourdain

Comment cela ?

Maître de musique

La guerre ne vient-elle pas d’un manque d’union entre les hommes ?

Monsieur Jourdain

Cela est vrai.

Maître de musique

Et si tous les hommes apprenoient la musique, ne seroit-ce pas le moyen de s’accorder ensemble, et de voir dans le monde la paix universelle ?

Monsieur Jourdain

Vous avez raison.

Maître à danser

Lorsqu’un homme a commis un manquement dans sa conduite, soit aux affaires de sa famille ou au gouvernement d’un Etat, ou au commandement d’une armée, ne dit-on pas toujours : « Un tel a fait un mauvais pas dans une telle affaire »

Monsieur Jourdain

Oui, on dit cela.

Maître à danser

Et faire un mauvais pas peut-il procéder d’autre chose que de ne savoir pas danser ?

Monsieur Jourdain

Cela est vrai, vous avez raison tous deux.

Maître à danser

C’est pour vous faire voir l’excellence et l’utilité de la danse et de la musique.

Monsieur Jourdain

Je comprends cela à cette heure.

Maître de musique

Voulez-vous voir nos deux affaires ?

Monsieur Jourdain

Oui.

Maître de musique

Je vous l’ai déjà dit, c’est un petit essai que j’ai fait autrefois des diverses passions que peut exprimer la musique.

Monsieur Jourdain

Fort bien.

Maître de musique

Allons, avancez. Il faut vous figurer qu’ils sont habillés en bergers.

Monsieur Jourdain

Pourquoi toujours des bergers ? On ne voit que cela partout.

Maître à danser

Lorsqu’on a des personnes à faire parler en musique, il faut bien que, pour la vraisemblance, on donne dans la bergerie. Le chant a été de tout temps affecté aux bergers ; et il n’est guère naturel en dialogue que des princes ou des bourgeois chantent leurs passions

Monsieur Jourdain

Passe, passe, Voyons.

Dialogue en musique

Une musicienne et deux musiciens

Un coeur, dans l’amoureux empire,

De mille soins est toujours agité :

On dit qu’avec plaisir on languit, on soupire ;

Mais, quoi qu’on puisse dire,

Il n’est rien de si doux que notre liberté.

Premier musicien

Il n’est rien de si doux que les tendres ardeurs.

Qui font vivre deux coeurs

Dans une même envie.

On ne peut être heureux sans amoureux désirs :

Otez l’amour de la vie,

Vous en êtes les plaisirs.

Second musicien

Il serait doux d’entrer sous l’amoureuse loi,

Si l’on trouvoit en amour de la foi ;

Mais, hélas ! ô rigueur cruelle !

On ne voit point de bergère fidèle,

Et ce sexe inconstant, trop indigne du jour,

Doit faire pour jamais renoncer à l’amour.

Premier musicien

Aimable ardeur,

Musicienne

Franchise heureuse,

Second musicien

Sexe trompeur,

Premier musicien

Que tu m’es précieuse !

Musicienne

Que tu plais à mon coeur !

Second musicien

Que tu me fais d’horreur !

Premier musicien

Ah ! quitte pour aimer cette haine mortelle.

Musicienne

On peut, on peut te montrer

Une bergère fidèle.

Second musicien

Hélas ! où la rencontrer ?

Musicienne

Pour défendre notre gloire,

Je te veux offrir mon coeur.

Second musicien

Mais, Bergère, puis-je croire

Qu’il ne sera point trompeur ?

Musicienne

Voyons par expérience

Qui des deux aimera mieux.

Second musicien

Qui manquera de constance,

Le puissent perdre les Dieux !

Tous trois

A des ardeurs si belles

Laissons-nous enflammer :

Ah ! qu’il est doux d’aimer,

Quand deux coeurs sont fidèles !

Monsieur Jourdain

Est-ce tout ?

Maître de musique

Oui.

Monsieur Jourdain

Je trouve cela bien troussé, et il y a là dedans de petits dictons assez jolis.

Maître à danser

Voici, pour mon affaire, un petit essai des plus beaux mouvements et des plus belles attitudes dont une danse puisse être variée.

Monsieur Jourdain

Sont-ce encore des bergers ?

Maître à danser

C’est ce qu’il vous plaira. Allons.

Quatre Danseurs exécutent tous les mouvements différents et toutes les sortes de pas que le Maître à danser leur commande, et cette danse fait le premier intermède.

LE BOURGEOIS GENTILHOMME – MOLIÈRE > ACTE II

Acte II

Scène I

Monsieur Jourdain, Maître de musique, Maître à danser, Laquais

Monsieur Jourdain

Voilà qui n’est point sot, et ces gens-là se trémoussent bien.

Maître de musique

Lorsque la danse sera mêlée avec la musique, cela fera plus d’effet encore, et vous verrez quelque chose de galant dans le petit ballet que nous avons ajusté pour vous.

Monsieur Jourdain

C’est pour tantôt au moins ; et la personne pour qui j’ai fait faire tout cela, me doit faire l’honneur de venir dîner céans.

Maître à danser

Tout est prêt.

Maître de musique

Au reste, Monsieur, ce n’est pas assez : il faut qu’une personne comme vous, qui êtes magnifique, et qui avez de l’inclination pour les belles choses, ait un concert de musique chez soi tous les mercredis ou tous les jeudis.

Monsieur Jourdain

Est-ce que les gens de qualité en ont ?

Maître de musique

Oui, Monsieur.

Monsieur Jourdain

J’en aurai donc. Cela sera-t-il beau ?

Maître de musique

Sans doute. Il vous faudra trois voix : un dessus, une haute-contre, et une basse, qui seront accompagnées d’une basse de viole, d’un théorbe, et d’un clavecin pour les basses continues, avec deux dessus de violon pour jouer les ritournelles

Monsieur Jourdain

Il y faudra mettre aussi une trompette marine. La trompette marine est un instrument qui me plaît, et qui est harmonieux.

Maître de musique

Laissez-nous gouverner les choses.

Monsieur Jourdain

Au moins n’oubliez pas tantôt d’envoyer des musiciens, pour chanter à table.

Maître de musique

Vous aurez tout ce qu’il vous faut.

Monsieur Jourdain

Mais surtout, que le ballet soit beau.

Maître de musique

Vous en serez content, et, entre autres choses, de certains menuets que vous y verrez.

Monsieur Jourdain

Ah ! les menuets sont ma danse, et je veux que vous me les voyiez danser. Allons, mon maître.

Maître à danser

Un chapeau, Monsieur, s’il vous plaît. La, la, la ; La, la, la, la, la, la ; La, la, la, bis ; La, la, la ; La, la. En cadence, s’il vous plaît. La, la, la, la. La jambe droite. La, la, la. Ne remuez point tant les épaules. La, la, la, la, la ; La, la, la, la, la. Vos deux bras sont estropiés. La, la, la, la, la. Haussez la tête. Tournez la pointe du pied en dehors. La, la, la. Dressez votre corps.

Monsieur Jourdain

Euh ?

Maître de musique

Voilà qui est le mieux du monde.

Monsieur Jourdain

A propos. Apprenez-moi comme il faut faire une révérence pour saluer une marquise : j’en aurai besoin tantôt.

Maître à danser

Une révérence pour saluer une marquise ?

Monsieur Jourdain

Oui : une marquise qui s’appelle Dorimène.

Maître à danser

Donnez-moi la main.

Monsieur Jourdain

Non. Vous n’avez qu’à faire : je le retiendrai bien.

Maître à danser

Si vous voulez la saluer avec beaucoup de respect, il faut faire d’abord une révérence en arrière, puis marcher vers elle avec trois révérences en avant, et à la dernière vous baisser jusqu’à ses genoux.

Monsieur Jourdain

Faites un peu. Bon.

Premier Laquais

Monsieur, voilà votre maître d’armes qui est là.

Monsieur Jourdain

Dis-lui qu’il entre ici pour me donner leçon. Je veux que vous me voyiez faire.

Scène II

Maître d’armes, Maître de musique, Maître à danser, Monsieur Jourdain, deux Laquais

Maître d’armes, après lui avoir mis le fleuret à la main.

Allons, Monsieur, la révérence. Votre corps droit. Un peu penché sur la cuisse gauche. Les jambes point tant écartées. Vos pieds sur une même ligne. Votre poignet à l’opposite de votre hanche. La pointe de votre épée vis-à-vis de votre épaule. Le bras pas tout à fait si étendu. La main gauche à la hauteur de l’oeil. L’épaule gauche plus quartée. La tête droite. Le regard assuré. Avancez. Le corps ferme. Touchez-moi l’épée de quarte, et achevez de même. Une, deux. Remettez-vous. Redoublez de pied ferme. Un saut en arrière. Quand vous portez la botte, Monsieur, il faut que l’épée parte la première, et que le corps soit bien effacé. Une, deux. Allons, touchez-moi l’épée de tierce, et achevez de même. Avancez. Le corps ferme. Avancez. Partez de là. Une, deux. Remettez-vous. Redoublez. Un saut en arrière. En garde, Monsieur, en garde. (Le Maître d’armes lui pousse deux ou trois bottes, en lui disant : « En garde. »)

Monsieur Jourdain

Euh ?

Maître de Musique

Vous faites des merveilles.

Maître d’armes

Je vous l’ai déjà dit, tout le secret des armes ne consiste qu’en deux choses, à donner, et à ne point recevoir ; et comme je vous fis voir l’autre jour par raison démonstrative, il est impossible que vous receviez, si vous savez détourner l’épée de votre ennemi de la ligne de votre corps : ce qui ne dépend seulement que d’un petit mouvement du poignet ou en dedans, ou en dehors.

Monsieur Jourdain

De cette façon donc, un homme, sans avoir du coeur, est sûr de tuer son homme, et de n’être point tué.

Maître d’armes

Sans doute. N’en vîtes-vous pas la démonstration ?

Monsieur Jourdain

Oui.

Maître d’armes

Et c’est en quoi l’on voit de quelle considération nous autres nous devons être dans un Etat, et combien la science des armes l’emporte hautement sur toutes les autres sciences inutiles, comme la danse, la musique, la…

Maître à danser

Tout beau, Monsieur le tireur d’armes : ne parlez de la danse qu’avec respect.

Maître de musique

Apprenez, je vous prie, à mieux traiter l’excellence de la musique.

Maître d’armes

Vous êtes de plaisantes gens, de vouloir comparer vos sciences à la mienne.

Maître de musique

Voyez un peu l’homme d’importance !

Maître à danser

Voilà un plaisant animal, avec son plastron !

Maître d’armes

Mon petit maître à danser, je vous ferois danser comme il faut. Et vous, mon petit musicien, je vous ferois chanter de la belle manière.

Maître à danser

Monsieur le batteur de fer, je vous apprendrai votre métier.

Monsieur Jourdain, au Maître à danser.

Etes-vous fou de l’aller quereller, lui qui entend la tierce et la quarte, et qui sait tuer un homme par raison démonstrative ?

Maître à danser

Je me moque de sa raison démonstrative, et de sa tierce et de sa quarte.

Monsieur Jourdain

Tout doux, vous dis-je.

Maître d’armes

Comment ? petit impertinent.

Monsieur Jourdain

Eh ! mon Maître d’armes.

Maître à danser

Comment ? grand cheval de carrosse.

Monsieur Jourdain

Eh ! mon Maître à danser.

Maître d’armes

Si je me jette sur vous…

Monsieur Jourdain

Doucement.

Maître à danser

Si je mets sur vous la main…

Monsieur Jourdain

Tout beau.

Maître d’armes

Je vous étrillerai d’un air…

Monsieur Jourdain

De grâce !

Maître à danser

Je vous rosserai d’une manière…

Monsieur Jourdain

Je vous prie.

Maître de musique

Laissez-nous un peu lui apprendre à parler.

Monsieur Jourdain

Mon Dieu ! arrêtez-vous !

Scène III

Maître de philosophie, Maître de musique, Maître à danser, Maître d’armes, Monsieur Jourdain, Laquais

Monsieur Jourdain

Holà, Monsieur le Philosophe, vous arrivez tout à propos avec votre philosophie. Venez un peu mettre la paix entre ces personnes-ci.

Maître de philosophie

Qu’est-ce donc ? qu’y a-t-il, Messieurs ?

Monsieur Jourdain

Ils se sont mis en colère pour la préférence de leurs professions, jusqu’à se dire des injures, et vouloir en venir aux mains.

Maître de philosophie

Hé quoi ? Messieurs, faut-il s’emporter de la sorte ? et n’avez-vous point lu le docte traité que Sénèque a composé de la colère ? Y a-t-il rien de plus bas et de plus honteux que cette passion, qui fait d’un homme une bête féroce ? et la raison ne doit-elle pas être maîtresse de tous nos mouvements ?

Maître à danser

Comment, Monsieur, il vient nous dire des injures à tous deux, en méprisant la danse que j’exerce, et la musique dont il fait profession ?

Maître de philosophie

Un homme sage est au-dessus de toutes les injures qu’on lui peut dire ; et la grande réponse qu’on doit faire aux outrages, c’est la modération et la patience.

Maître d’armes

Ils ont tous deux l’audace de vouloir comparer leurs professions à la mienne.

Maître de philosophie

Faut-il que cela vous émeuve ? Ce n’est pas de vaine gloire et de condition que les hommes doivent disputer entre eux ; et ce qui nous distingue parfaitement les uns des autres, c’est la sagesse et la vertu.

Maître a danser

Je lui soutiens que la danse est une science à laquelle on ne peut faire assez d’honneur.

Maître de musique

Et moi, que la musique en est une que tous les siècles ont révérée.

Maître d’armes

Et moi, je leur soutiens à tous deux que la science de tirer des armes est la plus belle et la plus nécessaire de toutes les sciences.

Maître de philosophie

Et que sera donc la philosophie ? Je vous trouve tous trois bien impertinents de parler devant moi avec cette arrogance et de donner impudemment le nom de science à des choses que l’on ne doit pas même honorer du nom d’art, et qui ne peuvent être comprises que sous le nom de métier misérable de gladiateur, de chanteur et de baladin !

Maître d’armes

Allez, philosophe de chien.

Maître de musique

Allez, belître de pédant.

Maître à danser

Allez, cuistre fieffé.

Maître de philosophie

Comment ? marauds que vous êtes… (Le Philosophe se jette sur eux, et tous trois le chargent de coups, et sortent en se battant.)

Monsieur Jourdain

Monsieur le Philosophe.

Maître de philosophie

Infâmes ! coquins ! insolents !

Monsieur Jourdain

Monsieur le Philosophe.

Maître d’armes

La peste l’animal !

Monsieur Jourdain

Messieurs.

Maître de philosophie

Impudents !

Monsieur Jourdain

Monsieur le Philosophe.

Maître à danser

Diantre soit de l’âne bâté !

Monsieur Jourdain

Messieurs.

Maître de philosophie

Scélérats !

Monsieur Jourdain

Monsieur le Philosophe.

Maître de musique

Au diable l’impertinent !

Monsieur Jourdain

Messieurs.

Maître de philosophie

Fripons ! gueux ! traîtres ! imposteurs !

(Ils sortent.)

Monsieur Jourdain

Monsieur le Philosophe, Messieurs, Monsieur le Philosophe, Messieurs, Monsieur le Philosophe. Oh ! battez-vous tant qu’il vous plaira : je n’y saurois que faire, et je n’irai pas gâter ma robe pour vous séparer. Je serois bien fou de m’aller fourrer parmi eux, pour recevoir quelque coup qui me feroit mal.

Scène IV

Maître de philosophie ; Monsieur Jourdain

Maître de philosophie, en raccommodant son collet.

Venons à notre leçon.

Monsieur Jourdain

Ah ! Monsieur, je suis fâché des coups qu’ils vous ont donnés.

Maître de philosophie

Cela n’est rien. Un philosophe sait recevoir comme il faut les choses, et je vais composer contre eux une satire du style de Juvénal, qui les déchirera de la belle façon. Laissons cela. Que voulez-vous apprendre ?

Monsieur Jourdain

Tout ce que je pourrai, car j’ai toutes les envies du monde d’être savant ; et j’enrage que mon père et ma mère ne m’aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences, quand j’étois jeune.

Maître de philosophie

Ce sentiment est raisonnable : Nam sine doctrina vita est quasi mortis imago. Vous entendez cela, et vous savez le latin sans doute.

Monsieur Jourdain

Oui, mais faites comme si je ne le savois : expliquez-moi ce que cela veut dire.

Maître de philosophie

Cela veut dire que Sans la science, la vie est presque une image de la mort.

Monsieur Jourdain

Ce latin-là a raison.

Maître de philosophie

N’avez-vous point quelques principes, quelques commencements des sciences ?

Monsieur Jourdain

Oh ! oui, je sais lire et écrire.

Maître de philosophie

Par où vous plaît-il que nous commencions ? Voulez-vous que je vous apprenne la logique ?

Monsieur Jourdain

Qu’est-ce que c’est que cette logique ?

Maître de philosophie

C’est elle qui enseigne les trois opérations de l’esprit.

Monsieur Jourdain

Qui sont-elles, ces trois opérations de l’esprit ?

Maître de la philosophie

La première, la seconde et la troisième. La première est de bien concevoir par le moyen des universaux. La seconde de bien juger par le moyen des catégories ; et la troisième, de bien tirer une conséquence par le moyen des figures Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Baralipton, etc.

Monsieur Jourdain

Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs. Cette logique-là ne me revient point. Apprenons autre chose qui soit plus joli.

Maître de philosophie

Voulez-vous apprendre la morale ?

Monsieur Jourdain

La morale ?

Maître de philosophie

Oui.

Monsieur Jourdain

Qu’est-ce qu’elle dit, cette morale ?

Maître de philosophie

Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et…

Monsieur Jourdain

Non, laissons cela. Je suis bilieux comme tous les diables ; et il n’y a morale qui tienne, je me veux mettre en colère tout mon soûl, quand il m’en prend envie.

Maître de philosophie

Est-ce la physique que vous voulez apprendre ?

Monsieur Jourdain

Qu’est-ce qu’elle chante, cette physique ?

Maître de philosophie

La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles, et les propriétés du corps ; qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes et des animaux, et nous enseigne les causes de tous les météores, l’arc-en-ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents et les tourbillons.

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