Monsieur Jourdain
Il y a trop de tintamarre là dedans, trop de brouillamini.
Maître de philosophie
Que voulez-vous donc que je vous apprenne ?
Monsieur Jourdain
Apprenez-moi l’orthographe.
Maître de philosophie
Très-volontiers.
Monsieur Jourdain
Après, vous m’apprendrez l’almanach, pour savoir quand il y a de la lune et quand il n’y en a point.
Maître de philosophie
Soit. Pour bien suivre votre pensée et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer selon l’ordre des choses, par une exacte connoissance de la nature des lettres, et de la différente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus j’ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles parce qu’elles expriment les voix ; et en consonnes, ainsi appelées consonnes parce qu’elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les diverses articulations des voix. Il y a cinq voyelles ou voix : A, E, I, O, U.
Monsieur Jourdain
J’entends tout cela.
Maître de philosophie
La voix A se forme en ouvrant fort la bouche : A.
Monsieur Jourdain
A, A. Oui.
Maître de philosophie
La voix E se forme en rapprochant la mâchoire d’en bas de celle d’en haut : A, E.
Monsieur Jourdain
A, E, A, E. Ma foi ! oui. Ah ! que cela est beau !
Maître de philosophie
Et la voix I en rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles : A, E, I.
Monsieur Jourdain
A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science !
Maître de philosophie
La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas : O.
Monsieur Jourdain
O, O. Il n’y a rien de plus juste. A, E, I, O, I, O. Cela est admirable ! I, O, I, O.
Maître de philosophie
L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O.
Monsieur Jourdain
O, O, O. Vous avez raison. O. Ah ! la belle chose, que de savoir quelque chose !
Maître de philosophie
La voix U se forme en rapprochant les dents sans les joindre entièrement, et allongeant les deux lèvres en dehors, les approchant aussi l’une de l’autre sans les joindre tout à fait : U
Monsieur Jourdain
U, U. Il n’y a rien de plus véritable : U.
Maître de philosophie
Vos deux lèvres s’allongent comme si vous faisiez la moue : d’où vient que si vous la voulez faire à quelqu’un, et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que : U.
Monsieur Jourdain
U, U. Cela est vrai. Ah ! que n’ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela ?
Maître de philosophie
Demain, nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes.
Monsieur Jourdain
Est-ce qu’il y a des choses aussi curieuses qu’à celles-ci ?
Maître de philosophie
Sans doute. La consonne D, par exemple, se prononce en donnant du bout de la langue au-dessus des dents d’en haut : Da.
Monsieur Jourdain
Da, Da. Oui. Ah ! les belles choses ! les belles choses !
Maître de philosophie
L’F en appuyant les dents d’en haut sur la lèvre de dessous : Fa.
Monsieur Jourdain
Fa, Fa. C’est la vérité. Ah ! mon père et ma mère, que je vous veux de mal !
Maître de philosophie
Et l’R, en portant le bout de la langue jusqu’au haut du palais, de sorte qu’étant frôlée par l’air qui sort avec force, elle lui cède, et revient toujours au même endroit, faisant une manière de tremblement : Rra.
Monsieur Jourdain
R, r, ra ; R, r, r, r, r, ra. Cela est vrai ! Ah ! l’habile homme que vous êtes ! et que j’ai, perdu de temps ! R, r, r, ra.
Maître de philosophie
Je vous expliquerai à fond toutes ces curiosités.
Monsieur Jourdain
Je vous en prie. Au reste, il faut que je vous fasse une confidence. Je suis amoureux d’une personne de grande qualité, et je souhaiterois que vous m’aidassiez à lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds.
Maître de philosophie
Fort bien.
Monsieur Jourdain
Cela sera galant, oui.
Maître de philosophie
Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez écrire ?
Monsieur Jourdain
Non, non, point de vers.
Maître de philosophie
Vous ne voulez que de la prose ?
Monsieur Jourdain
Non, je ne veux ni prose ni vers.
Maître de philosophie
Il faut bien que ce soit l’un, ou l’autre.
Monsieur Jourdain
Pourquoi ?
Maître de philosophie
Par la raison, Monsieur, qu’il n’y a pour s’exprimer que la prose, ou les vers.
Monsieur Jourdain
Il n’y a que la prose ou les vers ?
Maître de philosophie
Non, Monsieur : tout ce qui n’est point prose est vers ; et tout ce qui n’est point vers est prose.
Monsieur Jourdain
Et comme l’on parle qu’est-ce que c’est donc que cela ?
Maître de philosophie
De la prose.
Monsieur Jourdain
Quoi ? quand je dis : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit », c’est de la prose ?
Maître de philosophie
Oui, Monsieur.
Monsieur Jourdain
Par ma foi ! il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j’en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela. Je voudrois donc lui mettre dans un billet : Belle Marquise ; vos beaux yeux me font mourir d’amour ; mais je voudrois que cela fût mis d’une manière galante, que cela fût tourné gentiment.
Maître de philosophie
Mettre que les feux de ses yeux réduisent votre coeur en cendres ; que vous souffrez nuit et jour pour elle les violences d’un…
Monsieur Jourdain
Non, non, non, je ne veux point tout cela ; je ne veux que ce que je vous ai dit : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.
Maître de philosophie
Il faut bien étendre un peu la chose.
Monsieur Jourdain
Non, vous dis-je, je ne veux que ces seules paroles-là dans le billet ; mais tournées à la mode, bien arrangées comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour voir, les diverses manières dont on les peut mettre.
Maître de philosophie
On les peut mettre premièrement comme vous avez dit : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. Ou bien : D’amour mourir me font, belle Marquise, vos beaux yeux. Ou bien : Vos yeux beaux d’amour me font, belle Marquise, mourir. Ou bien : Mourir vos beaux yeux, belle Marquise, d’amour me font. Ou bien : Me font vos yeux beaux mourir, belle Marquise, d’amour.
Monsieur Jourdain
Mais de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure ?
Maître de philosophie
Celle que vous avez dite : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.
Monsieur Jourdain.
Cependant je n’ai point étudié, et j’ai fait cela tout du premier coup. Je vous remercie de tout mon coeur, et vous prie de venir demain de bonne heure.
Maître de philosophie
Je n’y manquerai pas.
Monsieur Jourdain
Comment ? mon habit n’est point encore arrivé ?
Second laquais
Non, Monsieur.
Monsieur Jourdain
Ce maudit tailleur me fait bien attendre pour un jour où j’ai tant d’affaires. J’enrage. Que la fièvre quartaine puisse serrer bien fort le bourreau de tailleur ! Au diable le tailleur ! La peste étouffe le tailleur ! Si je le tenois maintenant, ce tailleur détestable, ce chien de tailleur-là, ce traître de tailleur, je…
Scène V
Maître tailleur, Garçon tailleur, portant l’habit de M. Jourdain, Monsieur Jourdain, Laquais
Monsieur Jourdain
Ah vous voilà ! je m’allois mettre en colère contre vous.
Maître tailleur
Je n’ai pas pu venir plus tôt, et j’ai mis vingt garçons après votre habit.
Monsieur Jourdain
Vous m’avez envoyé des bas de soie si étroits, que j’ai eu toutes les peines du monde à les mettre, et il y a déjà deux mailles de rompues.
Maître tailleur
Ils ne s’élargiront que trop.
Monsieur Jourdain
Oui, si je romps toujours des mailles. Vous m’avez aussi fait faire des souliers qui me blessent furieusement.
Maître tailleur
Point du tout, Monsieur.
Monsieur Jourdain
Comment, point du tout ?
Maître tailleur
Non, ils ne vous blessent point.
Monsieur Jourdain
Je vous dis qu’ils me blessent ; moi.
Maître tailleur
Vous vous imaginez cela.
Monsieur Jourdain
Je me l’imagine, parce que je le sens. Voyez la belle raison !
Maître tailleur
Tenez, voilà le plus bel habit de la cour, et le mieux assorti. C’est un chef-d’oeuvre que d’avoir inventé un habit sérieux qui ne fût pas noir ; et je le donne en six coups aux tailleurs les plus éclairés.
Monsieur Jourdain
Qu’est-ce que c’est que ceci ? vous avez mis les fleurs en enbas.
Maître tailleur
Vous ne m’aviez pas dit que vous les vouliez en enhaut.
Monsieur Jourdain
Est-ce qu’il faut dire cela ?
Maître tailleur
Oui, vraiment. Toutes les personnes de qualité les portent de la sorte.
Monsieur Jourdain
Les personnes de qualité portent les fleurs en enbas ?
Maître tailleur
Oui, Monsieur.
Monsieur Jourdain
Oh ! voilà qui est donc bien.
Maître tailleur
Si vous voulez, je les mettrai en enhaut.
Monsieur Jourdain
Non, non.
Maître tailleur
Vous n’avez qu’à dire.
Monsieur Jourdain
Non, vous dis-je ; vous avez bien fait. Croyez-vous que l’habit m’aille bien ?
Maître tailleur
Belle demande ! Je défie un peintre, avec son pinceau, de vous faire rien de plus juste. J’ai chez moi un garçon qui, pour monter une rhingrave, est le plus grand génie du monde ; et un autre qui, pour assembler un pourpoint, est le héros de notre temps.
Monsieur Jourdain
La perruque, et les plumes sont-elles comme il faut ?
Maître tailleur
Tout est bien.
Monsieur Jourdain, en regardant l’habit du tailleur.
Ah ! ah ! Monsieur le tailleur, voilà de mon étoffe du dernier habit que vous m’avez fait. Je la reconnois bien.
Maître tailleur
C’est que l’étoffe me sembla si belle que j’en ai voulu lever un habit pour moi.
Monsieur Jourdain
Oui, mais il ne falloit pas le lever avec le mien.
Maître tailleur
Voulez-vous mettre votre habit ?
Monsieur Jourdain
Oui, donnez-moi.
Maître tailleur
Attendez. Cela ne va pas comme cela. J’ai amené des gens pour vous habiller en cadence, et ces sortes d’habits se mettent avec cérémonie. Holà ! entrez, vous autres. Mettez cet habit à Monsieur, de la manière que vous faites aux personnes de qualité.
(Quatre Garçons tailleurs entrent, dont deux lui arrachent le haut-de-chausses de ses exercices, et deux autres la camisole ; puis ils lui mettent son habit neuf ; et M. Jourdain se promène entre eux, et leur montre son habit, pour voir s’il est bien. Le tout à la cadence de toute la symphonie.)
Garçon tailleur
Mon gentilhomme, donnez, s’il vous plaît, aux garçons quelque chose pour boire.
Monsieur Jourdain
Comment m’appelez-vous ?
Garçon tailleur
Mon gentilhomme.
Monsieur Jourdain
Mon gentilhomme ! Voilà ce que c’est de se mettre en personne de qualité. Allez-vous-en demeurer toujours habillé en bourgeois, on ne vous dira point : « Mon gentilhomme. » Tenez, voilà pour « Mon gentilhomme ».
Garçon tailleur
Monseigneur, nous vous sommes bien obligés.
Monsieur Jourdain.
Monseigneur, oh, oh ! « Monseigneur ! » Attendez, mon ami : « Monseigneur » mérite quelque chose, et ce n’est pas une petite parole que « Monseigneur ». Tenez, voilà ce que Monseigneur vous donne.
Garçon tailleur
Monseigneur, nous allons boire tous à la santé de Votre Grandeur.
Monsieur Jourdain
Votre Grandeur ! Oh, oh, oh ! Attendez, ne vous en allez pas. A moi « Votre Grandeur ! » Ma foi, s’il va jusqu’à l’Altesse, il aura toute la bourse. Tenez, voilà pour Ma Grandeur.
Garçon tailleur
Monseigneur, nous la remercions très-humblement de ses libéralités.
Monsieur Jourdain
Il a bien fait : je lui allois tout donner.
(Les quatre Garçons tailleurs se rejouissent par une danse qui fait le second intermède.)
LE BOURGEOIS GENTILHOMME – MOLIÈRE > ACTE III
Acte III
Scène I
Monsieur Jourdain, Laquais
Monsieur Jourdain
Suivez-moi, que j’aille un peu montrer mon habit par la ville ; et surtout ayez soin tous deux de marcher immédiatement sur mes pas, afin qu’on voye bien que vous êtes à moi.
Laquais
Oui, Monsieur.
Monsieur Jourdain
Appelez-moi Nicole, que je lui donne quelques ordres. Ne bougez, la voilà.
Scène II
Nicole, Monsieur Jourdain, Laquais
Monsieur Jourdain
Nicole !
Nicole
Plaît-il ?
Monsieur Jourdain
Ecoutez.
Nicole
Hi, hi, hi, hi, hi.