Le Crime de Sylvestre Bonnard

II.

Lusance, 9 août.

Pendant le déjeuner, j’eus mainte occasion d’apprécier laconversation de madame de Gabry, qui m’apprit que le château étaithanté par des fantômes et notamment par la Dame « aux troisplis dans le dos », empoisonneuse de son vivant et âme enpeine désormais. Je ne saurais dire combien elle sut donnerd’esprit et de vie à cette vieille histoire de nourrice. Nousprîmes le café sur la terrasse, dont les balustres, embrassés etarrachés à leur rampe de pierre par un lierre vigoureux, restaientpris entre les nœuds de la plante lascive, dans l’attitude éperduedes femmes thessaliennes aux bras des centaures ravisseurs.

Le château, en forme de chariot à quatre roues, flanqué d’unetourelle à chaque angle, avait, par suite de remaniementssuccessifs, perdu tout caractère. C’était une ample et estimablebâtisse, rien de plus. Il ne me parut pas avoir éprouvé de notablesdommages pendant un abandon de trente-deux années. Mais lorsque,conduit par madame de Gabry, j’entrai dans le grand salon durez-de-chaussée, je vis les planchers bombés, les plinthespourries, les boiseries fendillées, les peintures des trumeauxtournées au noir et pendant aux trois quarts hors de leurs châssis.Un marronnier, ayant soulevé les lames du parquet, avait grandi làet il tournait vers la fenêtre sans vitres les panaches de seslarges feuilles.

Je ne vis pas ce spectacle sans inquiétude, en songeant que lariche bibliothèque de M. Honoré de Gabry, installée dans unepièce voisine, était exposée depuis si longtemps à des influencesdélétères. Toutefois en contemplant le jeune marronnier du salon,je ne pus m’empêcher d’admirer la vigueur magnifique de la natureet l’irrésistible force qui pousse tout germe à se développer dansla vie. Par contre, je m’attristai à songer que l’effort que nousfaisons, nous autres savants, pour retenir et conserver les chosesmortes est un pénible et vain effort. Tout ce qui a vécu estl’aliment nécessaire des nouvelles existences. L’Arabe qui se bâtitune cabane avec les marbres des temples de Palmyre est plusphilosophe que tous les conservateurs des musées de Londres, deParis et de Munich.

 

Lusance, 11 août.

Dieu soit loué ! La bibliothèque, située au levant, n’a paséprouvé d’irréparables dommages. Hors la lourde rangée des vieuxCoutumiers in-folio, que les loirs ont percée de part enpart, les livres sont intacts dans leurs armoires grillées. J’aipassé toute la journée à classer des manuscrits. Le soleil entraitpar les hautes fenêtres sans rideaux, et j’entendais, à travers meslectures, parfois très intéressantes, les bourdons alourdis heurterpesamment les vitres, les boiseries craquer et les mouches, ivresde lumière et de chaleur, ronfler des ailes en cercle sur ma tête.Vers trois heures, leur bourdonnement fut tel que je levai la têtede dessus un document fort précieux pour l’histoire de Melun auXIIIe siècle, et je me mis à considérer les mouvementsconcentriques de ces bestioles ou « bestions », comme ditLa Fontaine. Je dus constater que la chaleur agit sur les ailesd’une mouche tout autrement que sur le cerveau d’un archivistepaléographe, car j’éprouvais une grande difficulté à penser et unetorpeur assez agréable dont je ne sortis que par un effort violent.La cloche, qui sonna le dîner, me surprit au milieu de mes travaux,et il me fallut faire ma toilette en grande hâte pour paraîtredécemment devant madame de Gabry.

Le repas, amplement servi, se prolongea de lui-même. J’ai untalent de dégustation qui va peut-être au-dessus du médiocre. Monhôte, qui s’aperçut de mes connaissances, m’estima assez pourdéboucher en mon honneur certaine bouteille de château-margaux. Jebus avec respect ce vin de grande race et de noble vertu, dont onne peut louer assez le bouquet et le feu. Cette ardente rosée serépandit dans mes veines et m’anima d’un zèle juvénile. Assis surla terrasse, auprès de madame de Gabry, dans le crépuscule quibaignait de mystère les formes agrandies des arbres, j’eus leplaisir d’exprimer à ma spirituelle hôtesse mes impressions avecune vivacité et une abondance tout à fait remarquables chez unhomme dénué, comme je le suis, de toute imagination. Je luidépeignis spontanément, et sans m’aider d’aucun texte ancien, latristesse douce du soir et la beauté de cette terre natale qui nousnourrit, non seulement de pain et de vin, mais encore d’idées, desentiments et de croyances, et qui nous recevra tous dans son seinmaternel, comme des petits enfants fatigués d’un long jour.

– Monsieur, me dit cette aimable dame, vous voyez cesvieilles tours, ces arbres, ce ciel : comme les personnagesdes contes et des chansons populaires sont naturellement sortis detout cela ! Voici là-bas le sentier par lequel le petitChaperon rouge alla au bois cueillir des noisettes. Ce cielchangeant et toujours à demi voilé fut sillonné par les chars desfées, et la tour du Nord a pu cacher jadis sous son toit pointu lavieille filandière dont le fuseau piqua la Belle au boisdormant.

Je songeais encore à ces gracieuses paroles, pendant queM. Paul me racontait, à travers les bouffées d’un cigarecapiteux, je ne sais quel procès intenté par lui à la commune ausujet d’une prise d’eau. Madame de Gabry, sentant la fraîcheur dusoir, frissonna sous son châle et nous quitta pour gagner sachambre. Je résolus alors, au lieu de monter dans la mienne, deretourner dans la bibliothèque pour continuer l’examen desmanuscrits. Malgré l’opposition de M. Paul, qui voulait que jem’allasse coucher, j’entrai dans ce que j’appellerai, en vieuxlangage, « la librairie », et je me mis au travail, à lalumière de la lampe.

Après avoir lu quinze pages, évidemment écrites par un scribeignorant et distrait, car j’eus quelque peine à en saisir le sens,je plongeai la main dans la poche béante de ma redingote pour entirer ma tabatière, mais ce mouvement si naturel et quasiinstinctif me coûta cette fois un peu d’effort et de fatigue ;toutefois j’ouvris la boîte d’argent et j’en tirai quelques grainsde la poudre odorante, qui s’éparpillèrent le long du plastron dema chemise, sous mon nez frustré. Je suis certain que mon nezexprima son désappointement, car il est fort expressif. Il a trahiplusieurs fois mes plus intimes pensées et notamment dans labibliothèque publique de Coutances, où je découvris, à la barbe demon collègue Brioux, le cartulaire de Notre-Dame des Anges.

Quelle ne fut pas ma joie ! Mes yeux, petits et ternes sousleurs lunettes, n’en laissèrent rien voir. Mais à la seule vue demon nez en pied de marmite, qui frémissait de joie et d’orgueil,Brioux devina que j’avais fait une trouvaille. Il remarqua levolume que je tenais, nota l’endroit où je le mis en quittant laplace, l’alla prendre sur mes talons, le copia en cachette et lepublia à la hâte, pour me jouer un tour. Mais, croyant m’engeigner,il s’engeigna lui-même. Son édition fourmille de fautes, et j’eusla satisfaction d’y relever quelques grosses bévues.

Pour revenir au point où j’étais, je soupçonnai qu’une lourdesomnolence pesait sur mon esprit. J’avais sous les yeux une chartedont chacun peut apprécier l’intérêt, quand j’aurai dit que mentiony est faite d’un clapier vendu à Jehan d’Estourville, prêtre, en1212. Mais, bien que j’en sentisse alors toute l’importance, je n’ydonnai pas l’attention qu’un tel document exigeait impérieusement.Mes yeux, quoi que je fisse, se tournaient vers un côté de la tablequi ne présentait aucun objet important au point de vue del’érudition. Il n’y avait à cet endroit qu’un assez gros volumeallemand, relié en peau de truie, avec des clous de cuivre auxplats et d’épaisses nervures sur le dos. C’était un bel exemplairede cette compilation recommandable seulement pour les gravures surbois dont elle est ornée et qui est si connue sous le nom deChronique de Nuremberg. Le volume, dont les plats étaientlégèrement entrebâillés, reposait sur sa tranche médiane.

Je ne saurais dire depuis combien de temps mes regards étaientattachés sans cause sur ce vieil in-folio, quand ils furentcaptivés par un spectacle tellement extraordinaire qu’un hommetotalement dépourvu d’imagination, comme je suis, devait lui-mêmeen être vivement frappé.

Je vis tout à coup, sans m’être aperçu de sa venue, une petitepersonne assise sur le dos du livre, un genou replié et une jambependante, à peu près dans l’attitude que prennent sur leur chevalles amazones d’Hyde-Park ou du bois de Boulogne. Elle était sipetite que son pied ballant ne descendait pas jusqu’à la table surlaquelle s’étalait en serpentant la queue de sa robe. Mais sonvisage et ses formes étaient d’une femme adulte. L’ampleur de soncorsage et la rondeur de sa taille ne laissaient aucun doute à cetégard, même à un vieux savant comme moi. J’ajouterai, sans craintede me tromper, qu’elle était fort belle et de mine fière, car mesétudes iconographiques m’ont habitué de longue date à reconnaîtrela pureté d’un type et le caractère d’une physionomie. La figure decette dame, assise si inopinément sur le dos d’une Chronique deNuremberg, respirait une noblesse mélangée de mutinerie. Elleavait l’air d’une reine, mais d’une reine capricieuse ; et jejugeai, à la seule expression de son regard, qu’elle exerçaitquelque part une grande autorité avec beaucoup de fantaisie. Sabouche était impérieuse et ironique et ses yeux bleus riaient d’unefaçon inquiétante sous des sourcils noirs, dont l’arc était trèspur. J’ai toujours entendu dire que les sourcils noirs sont trèsséants aux blondes, et cette dame était blonde. En somme,l’impression qu’elle donnait était celle de la grandeur.

Il peut sembler étrange qu’une personne haute comme unebouteille et qui aurait disparu dans la poche de ma redingote, s’iln’eût pas été irrévérencieux de l’y mettre, donnât précisémentl’idée de la grandeur. Mais il y avait dans les proportions de ladame assise sur la Chronique de Nuremberg une sveltesse sifière, une harmonie si majestueuse, elle gardait une attitude à lafois si aisée et si noble, qu’elle me parut grande. Bien que monencrier, qu’elle considérait avec une attention moqueuse comme sielle eût pu lire par avance tous les mots qui devaient en sortir aubout de ma plume, fût pour elle un bassin profond où elle eûtnoirci jusqu’à la jarretière ses bas de soie rose à coins d’or,elle était grande, vous dis-je, et imposante dans sonenjouement.

Son costume, approprié à sa physionomie, était d’une extrêmemagnificence ; il consistait en une robe de brocart d’or etd’argent et en un manteau de velours nacarat, doublé de menu vair.La coiffure était une sorte de hennin à deux cornes, que des perlesd’un bel orient rendaient clair et lumineux comme le croissant dela lune. Sa petite main blanche tenait une baguette qui attira monattention d’une manière d’autant plus efficace que mes étudesarchéologiques m’ont disposé à reconnaître avec quelque certitudeles insignes par lesquels se distinguent les notables personnes dela légende et de l’histoire. Cette connaissance me fut utile encette occasion. J’examinai la baguette, et je reconnus qu’elleavait été taillée dans une menue branche de coudrier. C’est, medis-je, une baguette de fée ; conséquemment, la dame qui latient est une fée.

Heureux de connaître la personne à qui j’avais affaire,j’essayai de rassembler mes idées pour lui adresser un complimentrespectueux. J’eusse éprouvé quelque satisfaction, je le confesse,à lui parler doctement du rôle de ses pareilles, tant dans lesraces saxonne et germanique, que dans l’Occident latin. Une telledissertation était dans ma pensée une façon ingénieuse de remerciercette dame d’être apparue à un vieil érudit, contrairement àl’usage constant de ses semblables, qui ne se montrent qu’auxenfants naïfs et aux villageois incultes.

« Pour être fée, on n’en est pas moins femme, me disais-je,et puisque madame Récamier, ainsi que je l’ouïs dire à J.-J.Ampère, comptait pour quelque chose l’impression que produisait sabeauté sur les petits ramoneurs, la dame surnaturelle qui estassise sur la Chronique de Nuremberg sera sans douteflattée d’entendre un érudit la traiter doctement comme unemédaille, un sceau, une fibule ou un jeton. » Mais cetteentreprise, qui coûtait beaucoup à ma timidité, me devint vraimentimpossible, quand je vis la dame de la Chronique tirer vivementd’une aumônière, qu’elle portait au côté, des noisettes pluspetites que je n’en vis jamais, en briser les coquilles entre sesdents et me les jeter au nez, tandis qu’elle croquait l’amande avecla gravité d’un enfant qui tète.

En une telle conjoncture, je fis ce qu’exigeait la dignité de lascience, je me tus. Mais, les coquilles m’ayant causé unchatouillement pénible, je portai la main à mon nez et je constataialors, à ma grande surprise, que mes lunettes en chevauchaientl’extrémité et que je voyais la dame non à travers, mais par-dessusles verres, chose incompréhensible, puisque mes yeux, usés sur lesvieux textes, ne distinguent pas sans besicles un melon d’unecarafe, placés tous deux au bout de mon nez.

Ce nez, remarquable par sa masse, sa forme et sa coloration,attira légitimement l’attention de la fée, car elle saisit ma plumed’oie, qui s’élevait comme un panache au-dessus de l’encrier, etelle promena sur mon nez les barbes de cette plume. J’eus parfois,en compagnie, l’occasion de me prêter aux espiègleries innocentesdes jeunes demoiselles qui, m’associant à leurs jeux, m’offraientleur joue à baiser à travers un dossier de chaise ou m’invitaient àéteindre une bougie qu’elles élevaient tout à coup hors de laportée de mon souffle. Mais jusque-là aucune personne du sexe nem’avait soumis à des caprices aussi familiers que de m’agacer lesnarines avec les barbes de ma propre plume. Je me rappelaiheureusement une maxime de feu mon grand-père, qui avait coutume dedire que tout est permis aux dames, et que tout ce qui vientd’elles est grâce et faveur. Je reçus donc comme faveur et grâceles coquilles des noisettes et les barbes de la plume, et j’essayaide sourire. Bien plus ! je pris la parole :

– Madame, dis-je avec politesse et dignité, vous accordezl’honneur de votre visite, non à un morveux ni à un rustre, maisbien à un bibliothécaire assez heureux pour vous connaître et quisait que jadis vous emmêliez dans les crèches les crins de lajument, buviez le lait dans les jattes écumeuses, couliez desgraines à gratter dans le dos des aïeules, faisiez pétiller l’âtreaux nez des bonnes gens et, pour tout dire, mettiez le désordre etla gaieté dans la maison. Vous pouvez vous vanter, de plus,d’avoir, le soir, dans les bois, fait les plus jolies peurs dumonde aux couples attardés. Mais je vous croyais évanouie à jamaisdepuis trois siècles au moins. Se peut-il, madame, qu’on vous voieen ce temps de chemins de fer et de télégraphe ? Ma concierge,qui fut nourrice en son temps, ne sait pas votre histoire, et monpetit voisin, que sa bonne mouche encore, affirme que vousn’existez point.

– Qu’en dites-vous ? s’écria-t-elle d’une voixargentine, en se campant dans sa petite taille royale d’une façoncavalière et en fouettant comme un hippogriffe le dos de laChronique de Nuremberg.

– Je ne sais, lui répondis-je, en me frottant les yeux.

Cette réponse, empreinte d’un scepticisme profondémentscientifique, fit sur mon interlocutrice le plus déplorableeffet.

– Monsieur Sylvestre Bonnard, me dit-elle, vous n’êtesqu’un cuistre. Je m’en étais toujours doutée. Le plus petit desmarmots qui vont par les chemins avec un pan de chemise à la fentede leur culotte me connaît mieux que tous les gens à lunettes devos Instituts et de vos Académies. Savoir n’est rien, imaginer esttout. Rien n’existe que ce qu’on imagine. Je suis imaginaire. C’estexister cela, je pense ! On me rêve et je parais ! Toutn’est que rêve, et, puisque personne ne rêve de vous, SylvestreBonnard, c’est vous qui n’existez pas. Je charme le monde ; jesuis partout, sur un rayon de lune, dans le frisson d’une sourcecachée, dans le feuillage mouvant qui chante, dans les blanchesvapeurs qui montent, chaque matin, du creux des prairies, au milieudes bruyères roses, partout !… On me voit, on m’aime. Onsoupire, on frissonne sur la trace légère de mes pas qui fontchanter les feuilles mortes. Je fais sourire les petits enfants, jedonne de l’esprit aux plus épaisses nourrices. Penchée sur lesberceaux, je lutine, je console et j’endors, et vous doutez quej’existe ! Sylvestre Bonnard, votre chaude douillette recouvrele cuir d’un âne.

Elle se tut ; l’indignation gonflait ses fines narines, et,tandis que j’admirais, malgré mon dépit, la colère héroïque decette petite personne, elle promena ma plume dans l’encrier, commeun aviron dans un lac, et me la jeta au nez le bec en avant.

Je me frottai le visage, que je sentis tout mouillé d’encre.Elle avait disparu. Ma lampe s’était éteinte ; un rayon delune traversait la vitre et descendait sur la Chronique deNuremberg. Un vent frais, qui s’était élevé sans que je m’enaperçusse, faisait voler plumes, papiers et pains à cacheter. Matable était toute tachée d’encre. J’avais laissé ma fenêtreentrouverte pendant l’orage. Quelle imprudence !

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