Le Crime de Sylvestre Bonnard

I.

Lusance, 8 août 1874.

Quand je descendis de voiture à la station de Melun, la nuitrépandait sa paix sur la campagne silencieuse. La terre chaufféetout le jour par un soleil pesant, par un « grassoleil », comme disent les moissonneurs du val de Vire,exhalait une odeur forte et chaude. Au ras du sol, des parfumsd’herbe traînaient lourdement. Je secouai la poussière du wagon etrespirai d’une poitrine allègre. Mon sac de voyage, que magouvernante avait bourré de linge et de menus objets de toilette,munditiis, me pesait si peu dans la main, que je l’agitaicomme un écolier agite, au sortir de la classe, le paquet sanglé deses livres rudimentaires.

Plût au ciel que je fusse encore un petit grimaud d’école !Mais il n’y a pas loin de soixante ans bien sonnés que feu ma bonnemère, m’ayant préparé de ses mains une tartine de raisiné, la mitdans un panier dont elle me passa l’anse au bras, et me mena, ainsimuni, à la pension tenue par M. Douloir, entre cour et jardin,dans un angle du passage du Commerce, bien connu des moineaux.L’énorme M. Douloir nous sourit avec une grâce enjouée, et ilme caressa la joue pour mieux exprimer, sans doute, la tendresseque je lui inspirais spontanément. Mais quand ma mère eut traverséla cour, au milieu des moineaux qui s’envolaient devant elle,M. Douloir ne souriait plus, il ne me témoignait plus aucunetendresse et paraissait, au contraire, me considérer comme un petitêtre fort incommode. Je reconnus depuis qu’il éprouvait dessentiments de cette nature à l’égard de tous ses élèves. Il nousdistribuait les coups de férule avec une agilité qu’on n’eût pointattendue de son épaisse corpulence. Mais sa première tendresse luirevenait chaque fois qu’il parlait à nos mères en notre présence,et alors, tout en vantant nos heureuses dispositions, il nouscouvrait d’un regard affectueux. Ce fut un bien bon temps que celuique je passai sur les bancs de M. Douloir avec des petitscamarades qui, comme moi, pleuraient et riaient de tout leur cœur,du matin au soir.

Après plus d’un demi-siècle, ces souvenirs remontent tout fraiset clairs à la surface de mon âme, sous ce ciel étoilé, qui n’a paschangé depuis et dont les clartés immuables et sereines verront,sans faillir, bien d’autres écoliers comme j’étais, devenir dessavants catarrheux et chenus comme je suis.

Étoiles, qui avez lui sur la tête légère ou pesante de tous mesancêtres oubliés, c’est à votre clarté que je sens s’éveiller enmoi un regret douloureux ! Je voudrais avoir une postérité quivous voie encore quand je ne vous verrai plus. Je serais père etgrand-père si vous l’aviez voulu, Clémentine, vous dont les jouesétaient si fraîches sous votre capote rose ! Mais vousépousâtes M. Achille Allier, riche campagnard nivernais, unpeu gentilhomme, car le vilain, son père, acquéreur de biensnationaux, avait acheté le chartrier de ses seigneurs avec leurchâteau et leurs terres. Je ne vous ai pas revue depuis votremariage, Clémentine, et j’imagine que votre vie coula belle,obscure et douce dans votre manoir rustique. J’appris un jour, parhasard, d’un de vos amis, que vous aviez quitté cette vie, laissantune fille qui vous ressemblait. À cette nouvelle, qui vingt ansauparavant eût révolté toutes les énergies de mon âme, il se fit enmoi comme un grand silence ; le sentiment qui me remplit toutentier fut, non pas une douleur aiguë, mais la tristesse profondeet tranquille d’une âme docile aux grands enseignements de lanature. J’ai compris que ce que j’avais aimé n’était qu’une ombre.Mais votre souvenir reste le charme de ma vie. Votre forme aimable,après s’être lentement flétrie, a disparu sous l’herbe grasse. Lajeunesse de votre fille est déjà passée. Sa beauté sans doute estdépouillée. Et je vous vois toujours, Clémentine, avec vos bouclesblondes et votre capote rose.

La belle nuit ! Elle règne dans une noble langueur sur leshommes et les bêtes qu’elle a déliés du joug quotidien, etj’éprouve sa bénigne influence, bien que, par une habitude de plusde soixante ans, je ne sente plus les choses que par les signes quiles représentent. Il n’y a pour moi dans le monde que des mots,tant je suis philologue ! Chacun fait à sa manière le rêve desa vie. J’ai fait ce rêve dans ma bibliothèque, et, quand mon heuresera venue de quitter ce monde, Dieu veuille me prendre sur monéchelle, devant mes tablettes chargées de livres !

– Eh ! c’est pardieu bien lui ! Bonjour, monsieurSylvestre Bonnard. Où donc alliez-vous, battant la campagne devotre pied léger, tandis que je vous attendais devant la gare avecmon cabriolet ? Vous m’aviez échappé à la sortie du train etje rentrais bredouille à Lusance. Donnez-moi votre sac et montez envoiture près de moi. Savez-vous bien qu’il y a, d’ici au château,sept bons kilomètres ?

Qui me parle ainsi, à pleins poumons, du haut de soncabriolet ? M. Paul de Gabry, neveu et héritier deM. Honoré de Gabry, pair de France en 1842, récemment décédé àMonaco. Aussi bien, c’était M. Paul de Gabry chez qui je merendais avec ma valise bouclée par ma gouvernante. Cet excellenthomme venait d’hériter, conjointement avec ses deux beaux-frères,des biens de son oncle, qui, issu d’une très ancienne famille derobe, possédait dans son château de Lusance une bibliothèque richeen manuscrits dont quelques-uns remontent au XIIIesiècle. C’était pour inventorier et cataloguer ces manuscrits queje venais à Lusance, sur la prière de M. Paul de Gabry, dontle père, galant homme et bibliophile distingué, avait entretenuavec moi, de son vivant, des relations parfaitement courtoises. Àvrai dire, le fils n’a point hérité des nobles inclinations dupère. M. Paul s’est adonné aux sports ; il est fortentendu en chevaux et en chiens, et je crois que, de toutes lessciences propres à assouvir ou à tromper l’inépuisable curiositédes hommes, celles de l’écurie et du chenil sont les seules qu’ilpossède pleinement.

Je ne puis dire que je fus surpris de le rencontrer, puisquej’avais rendez-vous avec lui, mais j’avoue qu’entraîné par le coursnaturel de mes pensées, j’avais perdu de vue le château de Lusanceet ses hôtes, à ce point que l’appel d’un gentilhomme campagnard,au départ de la route qui déroulait devant moi, comme on dit,« un bon ruban de queue », me frappa tout d’abord lesoreilles ainsi qu’un bruit insolite.

J’ai lieu de craindre que ma physionomie n’ait trahi madistraction incongrue par une certaine expression de stupiditéqu’elle revêt dans la plupart des transactions sociales. Ma valiseprit place dans le cabriolet et je suivis ma valise. Mon hôte meplut par sa franchise et sa simplicité.

– Je n’entends rien à vos vieux parchemins, me dit-il, maisvous aurez chez nous à qui parler. Sans compter le curé, qui faitdes livres, et le médecin, qui est fort aimable, bien que libéral,vous trouverez quelqu’un qui vous tiendra tête. C’est ma femme.Elle n’est pas une savante, mais il n’y a pas de chose, je crois,qu’elle ne devine. Je compte, Dieu merci ! d’ailleurs, vousgarder assez longtemps pour vous faire rencontrer avec mademoiselleJeanne, qui a des doigts de magicienne et une âme d’ange.

– Cette demoiselle, dis-je, si heureusement douée, est-ellede votre famille ?

– Non pas, répondit M. Paul, le regard tendu vers lesoreilles de son cheval, qui battait du sabot la route bleuie par lalune. C’est une jeune amie de ma femme. Elle est orpheline de pèreet de mère. Son père nous a fait courir une grosse aventured’argent et nous en sommes quittes avec lui pour beaucoup plus quela peur.

Puis il secoua la tête et, changeant de propos, il m’avertit del’état d’abandon dans lequel je trouverais le parc et le château,restés absolument déserts depuis trente-deux années.

J’appris de lui que M. Honoré de Gabry, son oncle, était,en son vivant, fort mal avec les braconniers du pays, que songarde-chasse tirait comme des lapins. Un d’eux, paysan vindicatif,qui avait reçu en plein visage le plomb du seigneur, le guetta unsoir, derrière les arbres du mail, et le manqua de peu, car il luibrûla d’une balle le bout de l’oreille.

– Mon oncle, ajouta M. Paul, chercha à découvrir d’oùvenait le coup, mais il ne vit rien et regagna le château sanshâter le pas. Le lendemain, ayant fait appeler son intendant, illui donna l’ordre de clore le manoir et le parc et de n’y laisserentrer âme qui vive. Il défendit expressément qu’on touchât à rien,qu’on entretînt ni qu’on réparât rien sur sa terre et dans ses mursjusqu’à son retour. Il ajouta entre ses dents, comme dans lachanson, qu’il reviendrait à Pâques ou à la Trinité, et, comme dansla chanson, la Trinité se passa sans qu’on le revît. Il est mort,l’an dernier, à Monaco, et nous sommes entrés les premiers, monbeau-frère et moi, dans le château abandonné depuis trente-deuxans. Nous avons trouvé un marronnier au milieu du salon. Quant auparc, il faudrait pour le visiter qu’il y eût encore desallées.

Mon compagnon se tut, et l’on n’entendait plus que le trotrégulier du cheval au milieu du bruissement des insectes dans lesherbes. Des deux côtés de la route les gerbes dressées dans leschamps prenaient sous la clarté incertaine de la lune l’apparencede grandes femmes blanches agenouillées, et je m’abandonnais auxmagnifiques enfantillages des séductions de la nuit. Ayant passésous les épais ombrages du mail, nous tournâmes à angle droit etroulâmes sur une avenue seigneuriale au bout de laquelle le châteaum’apparut brusquement dans sa masse noire, avec ses tours enpoivrière. Nous suivîmes une sorte de chaussée qui donnait accès àla cour d’honneur et qui, jetée sur un fossé rempli d’eau courante,remplaçait un pont-levis détruit dès longtemps. La perte de cepont-levis fut, je pense, la première humiliation que ce manoirguerrier eut à subir avant d’être réduit à l’aspect pacifique souslequel il me reçut. Les étoiles se reflétaient dans l’eau sombreavec une merveilleuse netteté. M. Paul me conduisit, en hôtecourtois, jusqu’à ma chambre, située dans les combles, au bout d’unlong corridor, et, s’excusant sur l’heure tardive de ne pas meprésenter tout de suite à sa femme, me souhaita le bonsoir.

Ma chambre, peinte en blanc et tendue de perse, est empreintedes grâces galantes du XVIIIe siècle. Des cendres encorechaudes, qui me montrèrent par quels soins on avait dissipél’humidité, emplissaient la cheminée, dont la tablette supportaitun buste en biscuit de la reine Marie-Antoinette. Sur le cadreblanc de la glace assombrie et tachée, deux crochets de cuivre, oùs’étaient suspendues les châtelaines des dames d’autrefois,s’offraient à l’envi pour recevoir ma montre, que j’eus soin deremonter ; car, contrairement aux maximes des Thélémites,j’estime que l’homme n’est maître du temps, qui est la vie même,que lorsqu’il l’a divisé en heures, en minutes et en secondes,c’est-à-dire en parcelles proportionnées à la brièveté del’existence humaine.

Et je songeai que la vie ne nous semble courte que parce quenous la mesurons inconsidérément à nos folles espérances. Nousavons tous, comme le vieillard de la fable, une aile à ajouter ànotre bâtiment. Je veux achever, avant de mourir, l’histoire desabbés de Saint-Germain-des-Prés. Le temps que Dieu accorde à chacunde nous est comme un tissu précieux que nous brodons de notremieux. J’ai ouvré ma trame de toute sorte d’illustrationsphilologiques. Ainsi allaient mes pensées, et, en nouant monfoulard sur ma tête, l’idée du temps me ramena au passé, et, pourla seconde fois dans un tour de cadran, je songeai à vous,Clémentine, pour vous bénir dans votre postérité, avant de soufflerma bougie et de m’endormir au chant des grenouilles.

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