Le Crime de Sylvestre Bonnard

IV.

Paris, 16 avril.

Saint Droctovée et les premiers abbés de Saint-Germain-des-Présm’occupent depuis quarante ans, mais je ne sais si j’écrirai leurhistoire avant d’aller les rejoindre. Il y a déjà longtemps que jesuis vieux. Un jour de l’an passé, sur le pont des Arts, quelqu’unde mes confrères de l’Institut se plaignit devant moi de l’ennui devieillir. «&|160;C’est encore, lui répondit Sainte-Beuve, le seulmoyen qu’on ait trouvé de vivre longtemps.&|160;» J’ai usé de cemoyen, et je sais ce qu’il vaut. Le dommage est, non point de tropdurer, mais bien de voir tout passer autour de soi. Mère, femme,amis, enfants, la nature fait et défait ces divins trésors avec unemorne indifférence, et il se trouve qu’enfin nous n’avons aimé,nous n’avons embrassé que des ombres. Mais il en est de sidouces&|160;! Si jamais créature glissa comme une ombre dans la vied’un homme, c’est bien la jeune fille que j’aimais quand (choseincroyable à cette heure) j’étais moi-même un jeune homme. Etpourtant le souvenir de cette ombre est encore aujourd’hui une desmeilleures réalités de ma vie.

Un sarcophage chrétien des catacombes de Rome porte une formuled’imprécation dont j’ai appris avec le temps à comprendre le sensterrible. Il y est dit&|160;: «&|160;Si quelque impie viole cettesépulture, qu’il meure le dernier des siens&|160;!&|160;» En maqualité d’archéologue, j’ai ouvert des tombeaux, remué des cendres,pour recueillir les lambeaux d’étoffes, les ornements de métal etles gemmes qui étaient mêlés à ces cendres. Je l’ai fait par unecuriosité de savant, de laquelle la vénération et la piétén’étaient point absentes. Puisse la malédiction gravée par un despremiers disciples des apôtres sur la tombe d’un martyr ne jamaism’atteindre&|160;! Mais comment me frapperait-elle&|160;? Je nedois pas craindre de survivre aux miens tant qu’il y aura deshommes sur la terre, car il en est toujours qu’on peut aimer.

Hélas&|160;! la puissance d’aimer s’affaiblit et se perd avecl’âge comme toutes les autres énergies de l’homme. L’exemple leprouve et c’est là ce qui m’effraie. Suis-je certain de n’avoir pasmoi-même éprouvé déjà ce grand dommage&|160;? Je l’auraisassurément éprouvé sans une heureuse rencontre qui m’a rajeuni. Lespoètes parlent de la fontaine de Jouvence&|160;: elle existe, ellejaillit de dessous terre à chacun de nos pas. Et l’on passe sans yboire&|160;!

Depuis que j’ai trouvé la petite-fille de Clémentine, ma vie,qui n’avait plus d’utilité, a repris un sens et une raisond’être.

Aujourd’hui, je prends le soleil, comme on dit enProvence&|160;; je le prends sur la terrasse du Luxembourg, au piedde la statue de Marguerite de Navarre. C’est un soleil deprintemps, capiteux comme un vin jeune. Je suis assis et je songe.Mes pensées s’échappent de ma tête comme la mousse d’une bouteillede bière. Elles sont légères et leur pétillement m’amuse. Jerêve&|160;; cela est bien permis, je pense à un bonhomme qui publiatrente volumes de textes anciens et collabora pendant vingt-six ansau Journal des savants. J’ai la satisfaction d’avoir faitma tâche aussi bien qu’il m’était possible et d’avoir pleinementexercé les médiocres facultés que la nature m’avait données. Mesefforts ne furent pas tout à fait vains, et j’ai contribué, pour mamodeste part, à cette renaissance des travaux historiques quirestera l’honneur de ce siècle inquiet. Je serai compté certesparmi les dix ou douze érudits qui révélèrent à la France sesantiquités littéraires. Ma publication des œuvres poétiques deGauthier de Coincy inaugura une méthode judicieuse et fit date.C’est dans le calme sévère de la vieillesse que je me décerne àmoi-même ce prix mérité, et Dieu, qui voit mon âme, sait sil’orgueil ou la vanité ont la moindre part à la justice que je merends.

Mais je suis las, mes yeux se troublent, ma main tremble, et jevois mon image en ces vieillards d’Homère que leur faiblesseécartait des combats et qui, assis sur les remparts, élevaientleurs voix comme les cigales dans la feuillée.

Ainsi allaient mes pensées quand trois jeunes gens s’assirentbruyamment dans mon voisinage. Je ne sais si chacun d’eux étaitvenu en trois bateaux, comme le singe de La Fontaine, mais il estcertain que les trois se mirent sur douze chaises. Je pris plaisirà les observer, non qu’ils eussent rien de bien extraordinaire,mais parce que je leur trouvai cet air brave et joyeux qui estnaturel à la jeunesse. Ils appartenaient aux écoles. J’en fusassuré moins peut-être aux livres qu’ils tenaient à la main qu’aucaractère de leur physionomie. Car tous ceux qui s’occupent deschoses de l’esprit se reconnaissent dès l’abord par un je ne saisquoi qui leur est commun. J’aime beaucoup les jeunes gens etceux-ci me plurent, malgré certaines façons provocantes etfarouches qui me rappelèrent à merveille le temps de mes études.Toutefois ils ne portaient point, comme nous, de longs cheveux surdes pourpoints de velours&|160;; ils ne se promenaient pas, commenous, avec une tête de mort&|160;; ils ne s’écriaient pas, commenous&|160;: «&|160;Enfer et malédiction&|160;!&|160;» Ils étaientcorrectement vêtus et ni leur costume ni leur langagen’empruntaient rien au Moyen Âge. Je dois ajouter qu’ilss’occupèrent des femmes qui passaient sur la terrasse et qu’ils enapprécièrent quelques-unes en termes assez vifs. Mais leursréflexions sur ce sujet n’allèrent point jusqu’à m’obliger àquitter la place. Au reste, quand la jeunesse est studieuse, je luipermets d’avoir ses gaietés.

Un d’eux ayant fait je ne sais quelle plaisanteriegalante&|160;:

–&|160;Qu’est-ce à dire&|160;? s’écria, avec un léger accentgascon, le plus petit et le plus brun des trois. C’est à nousautres physiologistes à nous occuper de la matière vivante. Quant àvous, Gélis, qui, comme tous vos confrères les archivistespaléographes, n’existez que dans le passé, occupez-vous de cesfemmes de pierre qui sont vos contemporaines.

Et il lui montrait du doigt les statues des dames de l’ancienneFrance qui s’élèvent toutes blanches, en demi-cercle sous lesarbres de la terrasse. Cette plaisanterie, insignifiante enelle-même, m’apprit du moins que celui qu’on nommait Gélis était unélève de l’École des chartes. La suite de la conversation me fitsavoir que son voisin, blond et blême jusqu’à l’effacement,silencieux et sarcastique, était Boulmier, son camarade d’école.Gélis et le futur docteur (je souhaite qu’il le devienne un jour)discouraient ensemble avec beaucoup de fantaisie et de verve. Aprèss’être élevés jusqu’aux plus hautes spéculations, ils jouaient surles mots et disaient de ces bêtises particulières aux gensd’esprit&|160;; je veux dire des bêtises énormes. Je n’ai pasbesoin d’ajouter qu’ils ne consentaient à soutenir que les plusmonstrueux paradoxes. À la bonne heure&|160;! Je n’aime pas lesjeunes gens trop raisonnables.

L’étudiant en médecine, ayant regardé le titre du livre queBoulmier tenait à la main&|160;:

–&|160;Tiens&|160;! lui dit-il, tu lis du Michelet,toi&|160;!

–&|160;Oui, répondit gravement Boulmier, j’aime les romans.

Gélis, qui les dominait de sa belle taille élancée, de son gesteimpérieux et de sa parole prompte, prit le livre, le feuilleta etdit&|160;:

–&|160;C’est le Michelet de la dernière manière, le meilleurMichelet. Plus de récit&|160;! Des colères, des pâmoisons, unecrise d’épilepsie à propos de faits qu’il dédaigne d’exposer. Descris de petit enfant, des envies de femme grosse&|160;! des soupirset pas une phrase faite&|160;! C’est étonnant&|160;!

Et il rendit le livre à son camarade. «&|160;Cette folie estamusante, me dis-je, et non pas si dénuée de sens qu’elle en al’air. Car il y a bien un peu d’agitation et je dirais même detrépidation dans les derniers écrits de notre grandMichelet.&|160;»

Mais l’étudiant provençal affirma que l’histoire était unexercice de rhétorique tout à fait méprisable. Selon lui, la seuleet vraie histoire est l’histoire naturelle de l’homme. Micheletétait dans la voie quand il rencontra la fistule de Louis XIV, maisil retomba tout aussitôt dans la vieille ornière.

Ayant exprimé cette judicieuse pensée, le jeune physiologistealla rejoindre un groupe d’amis qui passait. Les deux archivistes,moins apparentés dans le jardin trop distant de la rueParadis-au-Marais, restèrent en tête à tête et se mirent à causerde leurs études. Gélis, qui achevait sa troisième année d’école,préparait une thèse dont il exposa le sujet avec un enthousiasmejuvénile. À la vérité, ce sujet me parut bon et d’autant meilleurque j’ai cru devoir moi-même en traiter récemment une notablepartie. C’était le Monasticon gallicanum. Le jeune érudit(je lui donne ce nom comme un présage) voulait expliquer toutes lesplanches gravées vers 1690 pour l’ouvrage que Dom Germain eût faitimprimer sans l’irrémédiable empêchement qu’on ne prévoit guère etqu’on n’évite jamais. Dom Germain laissa du moins en mourant sonmanuscrit complet et bien en ordre. En ferai-je autant dumien&|160;? Mais ce n’est point la question. M.&|160;Gélis, autantque je pus le comprendre, se proposait de consacrer une noticearchéologique à chacune des abbayes figurées par les humblesgraveurs de Dom Germain.

Son ami lui demanda s’il connaissait tous les documentsmanuscrits et imprimés relatifs à son sujet. C’est alors que jedressai l’oreille. Ils parlèrent d’abord des sources originales, etje dois reconnaître qu’ils le firent avec une suffisante méthode,malgré d’innombrables et difformes calembours. Puis ils en vinrentaux travaux de la critique contemporaine.

–&|160;As-tu lu, dit Boulmier, la notice de Courajod&|160;?

«&|160;Bon&|160;!&|160;» me dis-je.

–&|160;Oui, répondit Gélis&|160;; c’est un travailconsciencieux.

–&|160;As-tu lu, dit Boulmier, l’article de Tamisey de Larroquedans la Revue des questions historiques&|160;?

«&|160;Bon&|160;!&|160;» me dis-je pour la seconde fois.

–&|160;Oui, répondit Gélis, et j’y ai trouvé des indicationsutiles.

–&|160;As-tu lu, dit Boulmier, le Tableau des abbayesbénédictines en 1600, par Sylvestre Bonnard&|160;?

«&|160;Bon&|160;!&|160;» me dis-je pour la troisième fois.

–&|160;Mon Dieu&|160;! non, répondit Gélis. Et je ne sais si jele lirai. Sylvestre Bonnard est un imbécile.

En tournant la tête, je vis que l’ombre avait gagné la place oùj’étais. Il faisait frais et je m’estimai fort sot de risquer unrhumatisme à écouter les impertinences de deux jeunes fats.

«&|160;Ah&|160;! ah&|160;! me dis-je en me levant. Que cetoisillon jaseur fasse sa thèse et la soutienne. Il trouvera moncollègue Quicherat ou quelque autre professeur de l’École pour luimontrer son béjaune. Je le nomme proprement un polisson, etvraiment, en y songeant comme j’y songe à cette heure, ce qu’il adit de Michelet est intolérable et passe les bornes. Parler ainsid’un vieux maître plein de génie&|160;! c’estabominable&|160;!&|160;»

&|160;

17 avril.

–&|160;Thérèse, donnez-moi mon chapeau neuf, ma meilleureredingote et ma canne à pomme d’argent.

Mais Thérèse est sourde comme un sac de charbon et lente commela justice. Les ans en sont la cause. Le pis est qu’elle croitavoir ouïe fine et bon pied&|160;: et, fière de ses soixante ansd’honnête domesticité, elle sert son vieux maître avec le plusvigilant despotisme.

Que vous disais-je&|160;?… La voici qui ne veut pas me donner macanne à pomme d’argent, de peur que je ne la perde. Il est vrai quej’oublie assez souvent parapluies et béquilles dans les omnibus etchez les libraires. Mais j’ai une bonne raison pour prendreaujourd’hui mon vieux jonc dont la pomme d’argent ciselé représenteDon Quichotte galopant, la lance en arrêt, contre des moulins àvent, tandis que Sancho Pança, les bras au ciel, le conjure en vainde s’arrêter. Cette canne est tout ce que j’ai recueilli del’héritage de mon oncle, le capitaine Victor, qui fut de son vivantplus semblable à Don Quichotte qu’à Sancho Pança et qui aimait lescoups aussi naturellement qu’on les craint d’ordinaire.

Depuis trente ans, je la porte, cette canne, à chaque coursemémorable ou solennelle que je fais, et les deux figurines duseigneur et de l’écuyer m’inspirent et me conseillent. Je crois lesentendre. Don Quichotte me dit&|160;:

–&|160;Pense fortement de grandes choses, et sache que la penséeest la seule réalité du monde. Hausse la nature à ta taille, et quel’univers entier ne soit pour toi que le reflet de ton âmehéroïque. Combats pour l’honneur&|160;; cela seul est digne d’unhomme, et s’il t’arrive de recevoir des blessures, répands ton sangcomme une rosée bienfaisante, et souris.

Et Sancho Pança me dit à son tour&|160;:

–&|160;Reste ce que le ciel t’a fait, mon compère. Préfère lacroûte de pain qui sèche dans ta besace aux ortolans qui rôtissentdans la cuisine du seigneur. Obéis à ton maître, sage ou fou, et net’embarrasse pas le cerveau de trop de choses inutiles. Crains lescoups&|160;: c’est tenter Dieu que de chercher le péril.

Mais si le chevalier incomparable et son non pareil écuyer sonten image au bout de ce bâton, ils sont en réalité dans mon forintérieur. Nous avons tous en nous un Don Quichotte et un Sanchoque nous écoutons, et alors même que Sancho nous persuade, c’estDon Quichotte qu’il nous faut admirer… Mais trêve deradotage&|160;! et allons chez madame de Gabry pour une affaire quipasse le train ordinaire de la vie.

&|160;

Même jour.

Je trouvai madame de Gabry vêtue de noir et mettant sesgants.

–&|160;Je suis prête, me dit-elle.

Prête, c’est ainsi que je l’ai trouvée en toute occasion de bienfaire.

Nous descendîmes l’escalier et montâmes en voiture.

Je ne sais quelle secrète influence je craignais de dissiper enrompant le silence, mais nous suivîmes les larges boulevardsdéserts en regardant, sans rien dire, les croix, les cippes et lescouronnes qui attendent chez le marchand leur funèbreclientèle.

Le fiacre s’arrêta aux derniers confins de la terre des vivants,devant la porte sur laquelle sont gravées des parolesd’espérance.

Nous allâmes le long d’une allée de cyprès, puis nous suivîmesun chemin étroit ménagé entre des tombes.

–&|160;C’est là, me dit-elle.

Sur la frise ornée de torches renversées, cette inscriptionétait gravée&|160;:

FAMILLES ALLIER ET ALEXANDRE

Une grille fermait l’entrée du monument. Au fond, surmontant unautel couvert de roses, une plaque de marbre portait des noms parmilesquels je lus ceux de Clémentine et de sa fille.

Ce que je ressentis alors fut quelque chose de profond et devague qui ne peut s’exprimer que par les sons d’une belle musique.J’entendis des instruments d’une douceur céleste chanter dans mavieille âme. Aux graves harmonies d’un hymne funéraire se mêlaientles notes voilées d’un cantique d’amour, car mon âme confondaitdans un même sentiment la morne gravité du présent et les grâcesfamilières du passé.

En quittant cette tombe que madame de Gabry avait parfumée deroses, nous traversâmes le cimetière sans nous rien dire. Quandnous fûmes de nouveau au milieu des vivants, ma langue sedélia.

–&|160;Tandis que je vous suivais dans ces allées muettes,dis-je à madame de Gabry, je songeais à ces anges des légendesqu’on rencontre aux confins mystérieux de la vie et de la mort. Latombe à laquelle vous m’avez conduit, et que j’ignorais commepresque tout ce qui touche celle qu’elle recouvre avec les siens,m’a rappelé des émotions uniques dans ma vie et qui sont dans cettevie si terne comme une lumière sur un chemin noir. La lumières’éloigne à mesure que la route s’allonge&|160;; je suis presque aubas de la dernière côte, et pourtant, je vois la lueur aussi vivechaque fois que je me retourne. Les souvenirs se pressent dans monâme. Je suis comme un vieux chêne noueux et moussu qui réveille desnichées d’oiseaux chanteurs en agitant ses branches. Par malheur lachanson de mes oiseaux est vieille comme le monde et ne peut amuserque moi.

–&|160;Cette chanson me charmera, me dit-elle. Contez-moi vossouvenirs, et parlez-moi comme à une vieille femme. J’ai trouvé cematin trois fils blancs dans mes cheveux.

–&|160;Voyez-les venir sans regret, madame, répondis-je&|160;:le temps n’est doux que pour ceux qui le prennent en douceur. Etquand, dans de longues années, une légère écume d’argent borderavos bandeaux noirs, vous serez revêtue d’une beauté nouvelle, moinsvive, mais plus touchante que la première, et vous verrez votremari admirer vos cheveux blancs à l’égal de la boucle noire quevous lui donnâtes en vous mariant et qu’il porte dans un médailloncomme une chose sainte. Ces boulevards sont larges et peufréquentés. Nous pourrons causer tout à l’aise en cheminant. Jevous dirai d’abord comment j’ai connu le père de Clémentine. Maisn’attendez rien d’extraordinaire, rien de remarquable, car vousseriez grandement déçue.

»&|160;M.&|160;de&|160;Lessay habitait le second étage d’unevieille maison de l’avenue de l’Observatoire, dont la façade deplâtre ornée de bustes antiques et le grand jardin sauvage furentles premières images qui s’imprimèrent dans mes yeuxd’enfant&|160;; et sans doute, lorsque viendra le jour inévitable,elles se glisseront les dernières sous mes paupières appesanties.Car c’est dans cette maison que je suis né&|160;; c’est dans cejardin que j’appris, en jouant, à sentir et à connaître quelquesparcelles de ce vieil univers. Heures charmantes, heuressacrées&|160;! quand l’âme toute fraîche découvre le monde, qui serevêt pour elle d’un éclat caressant et d’un charme mystérieux.C’est qu’en effet, madame, l’univers n’est que le reflet de notreâme.

»&|160;Ma mère était une créature bien heureusement douée. Ellese levait avec le soleil comme les oiseaux, auxquels elleressemblait par l’industrie domestique, par l’instinct maternel,par un perpétuel besoin de chanter et par une sorte de grâcebrusque que je sentais fort bien, tout enfant que j’étais. Elleétait l’âme de la maison, qu’elle remplissait de son activitéordonnée et joyeuse. Mon père était aussi lent qu’elle était vive.Je me rappelle son visage placide sur lequel passait par moment unsourire ironique. Il était fatigué, et il aimait sa fatigue. Assisprès de la fenêtre, dans son grand fauteuil, il lisait du matin ausoir, et c’est de lui que je tiens l’amour des livres. J’ai dans mabibliothèque un Mably et un Raynal qu’il a annotés de sa main d’unbout à l’autre. Il ne fallait point espérer qu’il se mêlât de rienau monde. Quand ma mère essayait par des ruses gracieuses de letirer de son repos, il hochait la tête avec cette douceurinexorable qui fait la force des caractères faibles. Il désespéraitla pauvre femme, qui n’entrait pas du tout dans cette sagessecontemplative et ne comprenait de la vie que les soins quotidienset le gai travail de chaque heure. Elle le croyait malade etcraignait qu’il ne le devînt davantage. Mais son apathie avait uneautre cause.

»&|160;Mon père, entré dans les bureaux de la marine, sousM.&|160;Decrès, en 1801, fit preuve d’un véritable talentd’administrateur. L’activité était grande alors dans le départementde la marine, et mon père devint, en 1805, chef de la deuxièmedivision administrative. Cette année-là, l’empereur, auquel ilavait été signalé par le ministre, lui demanda un rapport surl’organisation de la marine anglaise. Ce travail, empreint, àl’insu du rédacteur, d’un esprit profondément libéral etphilosophique, ne fut terminé qu’en 1807, dix-huit mois environaprès la défaite de l’amiral Villeneuve à Trafalgar. Napoléon, qui,depuis cette sinistre journée, ne voulait plus entendre parler d’unvaisseau, feuilleta le mémoire avec colère, et le jeta au feu ens’écriant&|160;: «&|160;Des phrases&|160;! des phrases&|160;! desphrases&|160;!&|160;» On rapporta à mon père que la colère del’empereur était telle en ce moment qu’il foulait le manuscrit soussa botte, dans le feu de la cheminée. C’était d’ailleurs sonhabitude, quand il était irrité, de tisonner avec ses pieds,jusqu’à ce qu’il eût roussi ses semelles.

»&|160;Mon père ne se releva jamais de cette disgrâce, etl’inutilité de tous ses efforts pour bien faire fut certainement lacause de l’apathie dans laquelle il tomba plus tard. PourtantNapoléon, de retour de l’île d’Elbe, le fit appeler et le chargeade rédiger, dans un esprit patriotique et libéral, desproclamations et des bulletins à la flotte. Après Waterloo, monpère, plus attristé que surpris, resta à l’écart et ne fut pointinquiété. Seulement on s’accorda à dire que c’était un jacobin, unbuveur de sang, un de ces hommes qu’on ne peut pas voir. Le frèreaîné de ma mère, Victor Maldent, capitaine d’infanterie, mis à lademi-solde en 1814 et licencié en 1815, aggravait par sa mauvaiseattitude les difficultés que la chute de l’empire avait causées àmon père. Le capitaine Victor criait dans les cafés et dans lesbals publics que les Bourbons avaient vendu la France aux Cosaques.Il découvrait à tout venant une cocarde tricolore cachée dans lacoiffe de son chapeau&|160;; il portait avec ostentation une cannedont le pommeau, travaillé au tour, avait pour ombre la silhouettede l’empereur.

»&|160;Si vous n’avez pas vu, madame, certaines lithographies deCharlet, vous ne pouvez vous faire aucune idée de la physionomie del’oncle Victor quand, serré à la taille dans sa redingote àbrandebourgs, portant sur la poitrine sa croix d’honneur et desviolettes, il se promenait dans le jardin des Tuileries avec unefarouche élégance.

»&|160;L’oisiveté et l’intempérance donnèrent le plus mauvaisgoût à ses passions politiques. Il insultait les gens qu’il voyaitlire la Quotidienne ou le Drapeau blanc, et lesforçait à se battre avec lui. Il eut ainsi la douleur et la hontede blesser en duel un enfant de seize ans. Enfin, mon oncle Victorétait tout le contraire d’un homme sage&|160;; et, comme il venaitdéjeuner et dîner chez nous tous les jours que Dieu faisait, sonmauvais renom s’attachait à notre foyer. Mon pauvre père souffraitcruellement des incartades de son hôte, mais, comme il était bon,il laissait sans rien dire sa porte ouverte au capitaine, qui l’enméprisait cordialement.

»&|160;Ce que je vous raconte là, madame, me fut expliquédepuis. Mais mon oncle le capitaine m’inspirait alors le plus purenthousiasme, et je me promettais bien de lui ressembler un jourautant qu’il me serait possible. Un beau matin, pour commencer laressemblance, je me campai le poing sur la hanche et jurai comme unmécréant. Mon excellente mère m’appliqua sur la joue un soufflet sileste, que je restai quelque temps stupéfait avant de fondre enlarmes. Je vois encore le vieux fauteuil de velours d’Utrecht jaunederrière lequel je répandis ce jour-là d’innombrables pleurs.

»&|160;J’étais alors un bien petit homme. Un matin mon père,m’ayant pris dans ses bras, selon son habitude, me sourit aveccette nuance de raillerie qui donnait quelque chose de piquant àson éternelle douceur. Pendant qu’assis sur ses genoux je jouaisavec ses longs cheveux gris, il me disait des choses que je necomprenais pas très bien, mais qui m’intéressaient beaucoup parcela même qu’elles étaient mystérieuses. Je crois, sans en êtrebien sûr, qu’il me contait, ce matin-là, l’histoire du petit roid’Yvetot, d’après la chanson. Tout à coup nous entendîmes un grandbruit et les vitres résonnèrent. Mon père m’avait laissé glisser àses pieds&|160;; ses bras étendus battaient l’air entremblant&|160;; sa face était inerte et toute blanche, avec desyeux énormes. Il essaya de parler, mais ses dents claquaient.Enfin, il murmura&|160;: «&|160;Ils l’ont fusillé&|160;!&|160;» Jene savais ce qu’il voulait dire et j’éprouvais une terreur obscure.J’ai su depuis qu’il parlait du maréchal Ney, tombé le 7 décembre1815, sous le mur qui fermait un terrain vague attenant à notremaison.

»&|160;Vers ce temps, je rencontrais souvent dans l’escalier unvieillard (ce n’était peut-être pas tout à fait un vieillard), dontles petits yeux noirs brillaient avec une extraordinaire vivacité,sur un visage basané et immobile. Il ne me semblait pas vivant, ou,du moins, il ne me semblait pas vivre de la même façon que lesautres hommes. J’avais vu, chez M.&|160;Denon, où mon père m’avaitmené, une momie rapportée d’Égypte&|160;; et je me figurais debonne foi que la momie de M.&|160;Denon se réveillait quand elleétait seule, sortait de son coffre doré, mettait un habit noisetteet une perruque poudrée, et que c’était alorsM.&|160;de&|160;Lessay. Et aujourd’hui même, chère madame, tout enrepoussant cette opinion comme dénuée de fondement, je doisconfesser que M.&|160;de&|160;Lessay ressemblait beaucoup à lamomie de M.&|160;Denon. C’est assez pour expliquer que cepersonnage m’inspirait une terreur fantastique.

»&|160;En réalité, M.&|160;de&|160;Lessay était un petitgentilhomme et un grand philosophe. Disciple de Mably et deRousseau, il se flattait d’être sans préjugés, et cette prétentionétait à elle seule un gros préjugé. Je vous parle, madame, d’uncontemporain d’un âge disparu. Je crains de ne pas me fairecomprendre et je suis certain de ne pas vous intéresser. Cela estsi loin de nous&|160;! Mais j’abrège autant qu’il estpossible&|160;; d’ailleurs, je ne vous ai rien promisd’intéressant, et vous ne pouviez pas vous attendre à ce qu’il yeût de grandes aventures dans la vie de SylvestreBonnard.&|160;»

Madame de Gabry m’encouragea à poursuivre et je le fis en cestermes&|160;:

–&|160;M.&|160;de&|160;Lessay était brusque avec les hommes etcourtois envers les dames. Il baisait la main de ma mère, que lesmœurs de la république et de l’empire n’avaient point habituée àcette galanterie. Par lui, je touchai à l’époque de Louis XVI.M.&|160;de&|160;Lessay était géographe, et personne, à ce que jecrois, ne s’est montré aussi fier que lui de s’occuper de la figurede cette terre. Il avait fait dans l’ancien régime de l’agricultureen philosophe et consumé ainsi ses champs jusqu’au dernier arpent.N’ayant plus une motte de terre à lui, il s’empara du globe entieret dressa une quantité extraordinaire de cartes, d’après lesrelations de voyageurs. Nourri comme il l’était de la plus puremoelle de l’Encyclopédie, il ne se bornait pas à parquer leshumains à tel degré, tant de minutes et tant de secondes delatitude et de longitude. Il s’occupait de leur bonheur,hélas&|160;! Il est à remarquer, madame, que les hommes qui se sontoccupés du bonheur des peuples ont rendu leurs proches bienmalheureux. M.&|160;de&|160;Lessay était royaliste voltairien,espèce assez commune alors parmi les ci-devant. Il était plusgéomètre que d’Alembert, plus philosophe que Jean-Jacques et plusroyaliste que Louis XVIII. Mais son amour pour le roi n’était rienen comparaison de sa haine pour l’empereur. Il était entré dans laconspiration de Georges contre le premier consul&|160;;l’instruction l’ayant ignoré ou méprisé, il ne figura pas parmi lesaccusés&|160;; il ne pardonna jamais cette injure à Bonaparte,qu’il nommait l’ogre de Corse, et à qui il n’aurait jamais confié,disait-il, un régiment, tant il le trouvait un pitoyablemilitaire.

»&|160;En 1813, M.&|160;de&|160;Lessay, veuf depuis de longuesannées, épousa, à l’âge de cinquante-cinq ans environ, une trèsjeune femme qu’il employa à dessiner des cartes géographiques, etqui lui donna une fille et mourut en couches. Ma mère l’avaitsoignée dans sa courte maladie&|160;; elle veilla à ce que l’enfantne manquât de rien. Cette enfant se nommait Clémentine.

»&|160;De cette mort et de cette naissance datent les relationsde ma famille avec M.&|160;de&|160;Lessay. Comme je sortais alorsde la première enfance, je m’obscurcis et m’épaissis&|160;; jeperdis le don charmant de voir et de sentir, et les choses ne mecausèrent plus ces surprises délicieuses qui font l’enchantement del’âge le plus tendre. Aussi ne me reste-t-il plus aucun souvenirdes temps qui suivirent la naissance de Clémentine&|160;; je saisseulement qu’à peu de mois d’intervalle j’éprouvai un malheur dontla pensée me serre encore le cœur. Je perdis ma mère. Un grandsilence, un grand froid et une grande ombre enveloppèrentsubitement la maison.

»&|160;Je tombai dans une sorte d’engourdissement. Mon pèrem’envoya au lycée, et j’eus bien de la peine à sortir de matorpeur.

»&|160;Je n’étais pourtant pas tout à fait un imbécile, et mesprofesseurs m’apprirent à peu près tout ce qu’ils voulurent,c’est-à-dire un peu de grec et de latin. Je n’eus commerce qu’avecles Anciens. J’appris à estimer Miltiade et à admirer Thémistocle.Quintus Fabius me devint familier, autant du moins que lafamiliarité m’était possible avec un si grand consul. Fier de ceshautes relations, je n’abaissai plus les yeux sur la petiteClémentine et sur son vieux père, qui d’ailleurs partirent un jourpour la Normandie sans que je daignasse m’inquiéter de leurretour.

»&|160;Ils revinrent pourtant, madame, ils revinrent&|160;!Influences du ciel, énergies de la nature, puissances mystérieusesqui répandez sur les hommes le don d’aimer, vous savez si j’ai revuClémentine&|160;! Ils entrèrent dans notre triste demeure.M.&|160;de&|160;Lessay ne portait plus perruque. Chauve, avec desmèches grises sur ses tempes rouges, il annonçait une robustevieillesse. Mais cette divine créature que je voyais resplendir àson bras et dont la présence illuminait le vieux salon fané, cen’était donc pas une apparition, c’était donc Clémentine&|160;! Jele dis en vérité&|160;: ses yeux bleus, ses yeux de pervenche meparurent une chose surnaturelle, et encore aujourd’hui je ne puism’imaginer que ces deux joyaux animés aient subi les fatigues de lavie et la corruption de la mort.

»&|160;Elle se troubla un peu en saluant mon père, qu’elle neconnaissait pas. Son teint était légèrement rosé et sa boucheentrouverte souriait de ce sourire qui fait songer à l’infini, sansdoute parce qu’il ne trahit aucune pensée précise et qu’iln’exprime que la joie de vivre et le bonheur d’être belle. Sonvisage brillait sous une capote rose comme un bijou dans un écrinouvert&|160;; elle portait une écharpe de cachemire sur une robe demousseline blanche froncée à la taille et qui laissait passer lebout d’une bottine mordorée… Ne vous moquez point, chèremadame&|160;; c’était la mode alors, et je ne sais si les nouvellesont autant de simplicité, de fraîcheur et de grâce décente.

»&|160;M.&|160;de&|160;Lessay nous dit qu’ayant entrepris lapublication d’un atlas historique, il revenait habiter Paris ets’arrangerait avec plaisir de son ancien appartement, s’il étaitvacant. Mon père demanda à mademoiselle de Lessay si elle étaitheureuse de venir dans la capitale. Elle l’était, car son sourires’épanouit. Elle souriait aux fenêtres ouvertes sur le jardin vertet lumineux&|160;; elle souriait au Marius de bronze assis dans lesruines de Carthage sur le cadran de la pendule&|160;; elle souriaitaux vieux fauteuils de velours jaune et au pauvre étudiant quin’osait lever les yeux sur elle. À compter de ce jour, comme jel’aimai&|160;!

»&|160;Mais nous voici arrivés rue de Sèvres et bientôt nousverrons vos fenêtres. Je suis un bien mauvais conteur et, si jem’avisais par impossible de composer un roman, je n’y réussiraisguère. J’ai préparé longuement un récit que je vais vous faire enquelques mots&|160;; car il y a une certaine délicatesse, unecertaine grâce de l’âme qu’un vieillard blesserait en s’étendantavec complaisance sur les sentiments de l’amour même le plus pur.Faisons quelques pas sur ce boulevard bordé de couvents, et monrécit tiendra aisément dans l’espace qui nous sépare du petitclocher que vous voyez là-bas.

»&|160;M.&|160;de&|160;Lessay, apprenant que je sortais del’École des chartes, me jugea digne de collaborer à son atlashistorique. Il s’agissait de déterminer sur une suite de cartes ceque le vieillard philosophe nommait les vicissitudes des empiresdepuis Noé jusqu’à Charlemagne. M.&|160;de&|160;Lessay avaitemmagasiné dans sa tête toutes les erreurs du XVIIIesiècle en matière d’antiquités. J’étais, en histoire, de l’écoledes novateurs et dans un âge où l’on ne sait guère feindre. Lafaçon dont le vieillard comprenait ou plutôt ne comprenait pas lestemps barbares, son obstination à voir dans la haute antiquité desprinces ambitieux, des prélats hypocrites et cupides, des citoyensvertueux, des poètes philosophes et autres personnages qui n’ontjamais existé que dans les romans de Marmontel, me rendaithorriblement malheureux et m’inspira d’abord toutes sortesd’objections fort rationnelles sans doute, mais parfaitementinutiles et quelquefois dangereuses. M.&|160;de&|160;Lessay étaitbien irascible et Clémentine était bien belle. Entre elle et lui,je passais des heures de tortures et de délices. J’aimais&|160;; jefus lâche, et lui accordai bientôt tout ce qu’il exigea sur lafigure historique et politique que cette terre, qui plus tarddevait porter Clémentine, affectait aux époques d’Abraham, de Menèset de Deucalion.

»&|160;À mesure que nous dressions nos cartes, mademoiselle deLessay les lavait à l’aquarelle. Penchée sur la table, elle tenaitle pinceau à deux doigts&|160;; une ombre lui descendait despaupières sur les joues et baignait ses yeux mi-clos d’une ombrecharmante. Parfois elle levait la tête et je voyais sa boucheentrouverte. Il y avait tant d’expression dans sa beauté qu’elle nepouvait respirer sans avoir l’air de soupirer, et ses attitudes lesplus ordinaires me plongeaient dans une rêverie profonde. En lacontemplant, je convenais avec M.&|160;de&|160;Lessay que Jupiteravait régné despotiquement sur les régions montueuses de laThessalie et qu’Orphée fut imprudent en confiant au clergél’enseignement de la philosophie. Je ne sais pas encore aujourd’huisi j’étais un lâche ou un héros quand j’accordais cela à l’entêtévieillard.

»&|160;Mademoiselle de Lessay, je dois le dire, ne me prêtaitpas grande attention. Cette indifférence me semblait si juste et sinaturelle que je ne songeais pas à m’en plaindre&|160;; j’ensouffrais, mais c’était sans le savoir. J’espérais&|160;: nous n’enétions encore qu’au premier empire d’Assyrie.

»&|160;M.&|160;de&|160;Lessay venait chaque soir prendre le caféavec mon père. Je ne sais comment ils s’étaient liés, car il estrare de rencontrer deux natures aussi complètement différentes. Monpère admirait peu et pardonnait beaucoup. Avec l’âge il avait prisen haine toutes les exagérations. Il revêtait ses idées de millenuances fines et n’épousait jamais une opinion qu’avec toutessortes de réserves. Ces habitudes d’un esprit délicat faisaientbondir le vieux gentilhomme sec et cassant que la modération d’unadversaire ne désarmait jamais, bien au contraire&|160;! Jeflairais un danger. Ce danger était Bonaparte. Mon père n’avaitgardé aucune tendresse pour lui, mais, ayant travaillé sous sesordres, il n’aimait pas à l’entendre injurier, surtout au profitdes Bourbons, contre lesquels il avait des griefs sanglants.M.&|160;de&|160;Lessay, plus voltairien et plus légitimiste quejamais, faisait remonter à Bonaparte l’origine de tout malpolitique, social et religieux. En cet état de choses, le capitaineVictor m’inquiétait par-dessus tout. Cet oncle terrible étaitdevenu parfaitement intolérable depuis que sa sœur n’était plus làpour le calmer. La harpe de David était brisée, et Saül se livraità ses fureurs. La chute de Charles X augmenta l’audace du vieuxnapoléonien, qui fit toutes les bravades imaginables. Il nefréquentait plus avec assiduité notre maison trop silencieuse pourlui. Mais parfois, à l’heure du dîner, nous le voyions apparaîtrecouvert de fleurs, comme un mausolée. Communément, il se mettait àtable en jurant du fond de sa gorge, vantait, entre les bouchées,ses bonnes fortunes de vieux brave. Puis, le dîner fini, il pliaitsa serviette en bonnet d’évêque, avalait un demi-carafond’eau-de-vie et s’en allait avec la hâte d’un homme épouvanté àl’idée de passer sans boire un temps quelconque en tête à tête avecun vieux philosophe et un jeune savant. Je sentais bien que, s’ilrencontrait un jour M.&|160;de&|160;Lessay, tout serait perdu. Cejour arriva, madame&|160;!

»&|160;Le capitaine disparaissait cette fois sous les fleurs etressemblait si bien à un monument commémoratif des gloires del’empire qu’on avait envie de lui passer une couronne d’immortellesà chaque bras. Il était extraordinairement satisfait, et lapremière personne qui bénéficia de cette heureuse disposition futla cuisinière, qu’il prit par la taille au moment où elle posait lerôti sur la table.

»&|160;Après le dîner, il repoussa le carafon qu’on lui présentaen disant qu’il ferait flamber tout à l’heure l’eau-de-vie dans soncafé. Je lui demandai en tremblant s’il n’aimerait pas mieux qu’onlui servît son café tout de suite. Il était fort défiant et pointsot, mon oncle Victor. Ma précipitation lui parut de mauvais aloi,car il me regarda d’un certain air et me dit&|160;:

»&|160;– Patience&|160;! mon neveu. Ce n’est pas à l’enfant detroupe à sonner la retraite, que diable&|160;! Vous êtes donc bienpressé, monsieur le magister, de voir si j’ai des éperons à mesbottes.

»&|160;Il était clair que le capitaine avait deviné que jesouhaitais son prompt départ. Le connaissant, j’eus la certitudequ’il resterait. Il resta. Les moindres circonstances de cettesoirée demeurent empreintes dans ma mémoire. Mon oncle était tout àfait jovial. La seule pensée d’être importun le gardait en bellehumeur. Il nous conta dans un excellent style de caserne, ma foi,certaine histoire d’une religieuse, d’un trompette et de cinqbouteilles de chambertin qui doit être fort goûtée dans lesgarnisons et que je n’essayerais pas de vous conter, madame, mêmesi je me la rappelais. Quand nous passâmes dans le salon, il noussignala le mauvais état de nos chenets et nous enseigna doctementl’emploi du tripoli pour le polissage des cuivres. De politique,pas un mot. Il se ménageait. Huit coups sonnèrent dans les ruinesde Carthage. C’était l’heure de M.&|160;de&|160;Lessay. Quelquesminutes après il entra dans le salon avec sa fille. Le trainordinaire des soirées commença. Clémentine se mit à broder près dela lampe, dont l’abat-jour laissait sa jolie tête dans une ombrelégère et ramenait sur ses doigts une clarté qui les rendaitpresque lumineux. M.&|160;de&|160;Lessay parla d’une comèteannoncée par les astronomes et développa à cette occasion desthéories qui, si hasardeuses qu’elles fussent, témoignaient dequelque culture intellectuelle. Mon père, qui avait desconnaissances en astronomie, exprima de saines idées, qu’il terminapar son éternel&|160;: «&|160;Que sais-je, enfin&|160;?&|160;» Jeproduisis à mon tour l’opinion de notre voisin de l’Observatoire,le grand Arago. L’oncle Victor affirma que les comètes ont uneinfluence sur la qualité des vins et cita à l’appui une joyeusehistoire de cabaret. J’étais si content de cette conversation queje m’efforçai de la maintenir, à l’aide de mes plus fraîcheslectures, par un long exposé de la constitution chimique de cesastres légers qui, répandus dans les espaces célestes sur desmilliards de lieues, tiendraient dans une bouteille. Mon père, unpeu surpris de mon éloquence, me regardait avec sa placide ironie.Mais on ne peut rester toujours dans les cieux. Je parlai, enregardant Clémentine, d’une comète de diamants que j’avais admiréela veille à la montre d’un joaillier. Je fus bien mal inspiré.

»&|160;– Mon neveu, s’écria le capitaine Victor, ta comète nevalait pas celle qui brillait dans les cheveux de l’impératriceJoséphine quand elle vint à Strasbourg distribuer des croix àl’armée.

»&|160;– Cette petite Joséphine aimait grandement la parure,reprit M.&|160;de&|160;Lessay, entre deux gorgées de café. Je nel’en blâme pas&|160;; elle avait du bon, quoiqu’un peu légère.C’était une Tascher et elle fit grand honneur à Buonaparte enl’épousant. Une Tascher, ce n’est pas beaucoup dire, mais unBuonaparte, ce n’est rien dire du tout.

»&|160;– Qu’entendez-vous par là, monsieur le marquis&|160;?demanda le capitaine Victor.

»&|160;– Je ne suis pas marquis, répondit sèchementM.&|160;de&|160;Lessay, et j’entends que Buonaparte eût été fortbien apparié en épousant une de ces femmes cannibales que lecapitaine Cook décrit dans ses voyages, nues, tatouées, un anneaudans les narines et dévorant avec délices des membres humainsputréfiés.

»&|160;Je l’avais prévu, pensai-je, et dans mon angoisse (ôpauvre cœur humain&|160;!) ma première idée fut de remarquer lajustesse de mes prévisions. Je dois dire que la réponse ducapitaine fut du genre sublime. Il se campa le poing sur la hanche,toisa dédaigneusement M.&|160;de&|160;Lessay et dit&|160;:

»&|160;– Napoléon, monsieur le vidame, eut une autre femme queJoséphine et que Marie-Louise. Cette compagne, vous ne laconnaissez pas et, moi, je l’ai vue de près&|160;; elle porte unmanteau d’azur constellé d’étoiles, elle est couronnée delauriers&|160;; la croix d’honneur brille sur sa poitrine&|160;;elle se nomme la Gloire.

»&|160;M.&|160;de&|160;Lessay posa sa tasse sur la cheminée etdit tranquillement&|160;:

»&|160;– Votre Buonaparte était un polisson.

»&|160;Mon père se leva avec nonchalance, étendit lentement lebras et dit d’une voix très douce àM.&|160;de&|160;Lessay&|160;:

»&|160;– Quel qu’ait été l’homme qui est mort à Sainte-Hélène,j’ai travaillé dix ans dans son gouvernement et mon beau-frère futblessé trois fois sous ses aigles. Je vous supplie, monsieur etami, de ne plus l’oublier à l’avenir.

»&|160;Ce que n’avaient pas fait les insolences sublimes etburlesques du capitaine, la remontrance courtoise de mon père jetaM.&|160;de&|160;Lessay dans une colère furieuse.

»&|160;– Je l’oubliais, s’écria-t-il, blême, les dents serrées,l’écume à la bouche&|160;; j’avais tort. La caque sent toujours lehareng, et quand on a servi des coquins…

»&|160;À ce mot, le capitaine lui sauta à la gorge. Il l’aurait,je crois, étranglé sans sa fille et sans moi.

»&|160;Mon père, les bras croisés, un peu plus pâle qu’àl’ordinaire, regardait ce spectacle avec une indicible expressionde pitié. Ce qui suivit fut plus lamentable encore, mais à quoi boninsister sur la folie de deux vieillards&|160;? Enfin, je parvins àles séparer. M.&|160;de&|160;Lessay fit un signe à sa fille etsortit. Comme elle le suivait, je courus après elle dansl’escalier.

»&|160;– Mademoiselle, lui dis-je, éperdu, en lui pressant lamain, je vous aime&|160;! je vous aime&|160;!

»&|160;Elle garda une seconde ma main dans la sienne&|160;; sabouche s’entrouvrit. Qu’allait-elle dire&|160;? Mais tout à coup,levant les yeux vers son père qui montait l’étage, elle retira samain et me fit un geste d’adieu.

»&|160;Je ne l’ai pas revue depuis. Son père alla se loger ducôté du Panthéon, dans un appartement qu’il avait loué pour lavente de son atlas historique. Il y mourut, peu de mois après,d’une attaque d’apoplexie. Sa fille se retira à Nevers dans safamille maternelle. C’est à Nevers qu’elle épousa le fils d’unriche paysan, Achille Allier.

»&|160;Quant à moi, madame, je vécus seul en paix avecmoi-même&|160;: mon existence, exempte de grands maux et de grandesjoies, fut assez heureuse. Mais je n’ai pu de longtemps voir dansles soirées d’hiver un fauteuil vide auprès du mien, sans que moncœur se serrât douloureusement. Clémentine est morte depuislongtemps. Sa fille l’a suivie dans l’éternel repos. J’ai vu chezvous sa petite-fille. Je ne dirai pas encore comme le vieillard del’Écriture&|160;: «&|160;Et maintenant, rappelez à vous votreserviteur, Seigneur.&|160;» Si un bonhomme comme moi peut êtreutile à quelqu’un, c’est à cette orpheline que je veux, avec votreaide, consacrer mes dernières forces.&|160;»

J’avais prononcé ces derniers mots dans le vestibule del’appartement de madame de Gabry, et j’allais me séparer de cetaimable guide, quand elle me dit&|160;:

–&|160;Cher monsieur, je ne puis vous aider en cela autant queje voudrais. Jeanne est orpheline et mineure. Vous ne pouvez rienfaire pour elle sans l’autorisation de son tuteur.

–&|160;Ah&|160;! m’écriai-je, je n’avais pas songé le moins dumonde que Jeanne eût un tuteur.

Madame de Gabry me regarda avec quelque surprise. Ellen’attendait pas d’un vieillard tant de simplicité.

Elle reprit&|160;:

–&|160;Le tuteur de Jeanne Alexandre est maître Mouche, notaireà Levallois-Perret. Je crains que vous ne vous entendiez pas bienavec lui, car c’est un homme sérieux.

–&|160;Eh&|160;! bon Dieu&|160;! m’écriai-je, avec qui doncvoulez-vous que je m’entende à mon âge, si ce n’est avec lespersonnes sérieuses&|160;?

Elle sourit avec une douce malice, comme souriait mon père, etdit&|160;:

–&|160;Avec ceux qui vous ressemblent. M.&|160;Mouche n’est pasprécisément de ceux-là&|160;: il ne m’inspire aucune confiance. Ilfaudra que vous lui demandiez l’autorisation d’aller voir Jeanne,qu’il a mise dans un pensionnat des Ternes où elle n’est pasheureuse.

Je baisai les mains de madame de Gabry, et nous nousséparâmes.

&|160;

Du 2 au 5 mai.

Je l’ai vu dans son étude, maître Mouche, le tuteur de Jeanne.Petit, maigre et sec, son teint semble fait de la poussière de sespaperasses. C’est un animal lunetté, car on ne peut l’imaginer sansses lunettes. Je l’ai entendu, maître Mouche&|160;; il a une voixde crécelle et il parle en termes choisis, mais j’eusse préféréqu’il ne choisît pas du tout ses termes. Je l’ai observé, maîtreMouche&|160;; il est cérémonieux et guette son monde du coin del’œil, sous ses lunettes.

Maître Mouche est heureux, m’a-t-il dit&|160;; il est ravi del’intérêt que je porte à sa pupille. Mais il ne croit pas qu’onsoit sur la terre pour s’amuser. Non, il ne le croit pas&|160;; etje dirai, pour être juste, qu’on est de son avis quand on est prèsde lui, tant il est peu récréatif. Il craindrait qu’on ne donnâtune idée fausse et pernicieuse de la vie à sa chère pupille en luiprocurant trop de plaisirs. C’est pourquoi, me dit-il, il a suppliémadame de Gabry de ne prendre que très rarement cette jeune fillechez elle.

Je quittai le poudreux tabellion et sa poudreuse étude, avec uneautorisation en règle (tout ce qui vient de maître Mouche est enrègle) de voir le premier jeudi de chaque mois mademoiselle JeanneAlexandre chez mademoiselle Préfère, institutrice, rue Demours, auxTernes.

&|160;

Le premier jeudi de mai, je me rendis chez mademoiselle Préfère,dont l’établissement me fut signalé d’assez loin par une enseigneen lettres bleues. Ce bleu me fut un premier indice du caractère demademoiselle Virginie Préfère, lequel j’eus depuis l’occasiond’étudier amplement. Une servante effarée prit ma carte etm’abandonna sans un mot d’espoir dans un froid parloir où jerespirai cette odeur fade particulière aux réfectoires des maisonsd’éducation. Le plancher de ce parloir avait été ciré avec une siimpitoyable énergie que je pensai rester en détresse sur le seuil.Mais, ayant heureusement remarqué des petits carrés de laine seméssur le parquet devant les chaises de crin, je parvins, en mettantsuccessivement le pied sur chacun de ces îlots de tapisserie, àm’avancer jusqu’à l’angle de la cheminée, où je m’assisessoufflé.

Il y avait sur cette cheminée, dans un grand cadre doré, unécriteau qui s’intitulait, en gothique flamboyant&|160;:Tableau d’honneur et qui contenait un très grand nombre denoms, parmi lesquels je n’eus pas le plaisir de trouver celui deJeanne Alexandre. Après avoir lu plusieurs fois ceux des élèves quis’étaient honorées aux yeux de mademoiselle Préfère, je m’inquiétaide ne rien entendre venir. Mademoiselle Préfère aurait certainementréussi à établir sur ses domaines pédagogiques le silence absoludes espaces célestes, si les moineaux n’avaient choisi sa cour poury venir en essaims innombrables piailler à-bec-que-veux-tu. C’étaitplaisir de les entendre. Mais de les voir, le moyen, je vous prie,à travers les vitres dépolies&|160;? Il fallut me contenter duspectacle qu’offrait le parloir décoré du haut en bas, sur lesquatre murs, des dessins exécutés par les pensionnaires del’établissement. Il y avait là des vestales, des fleurs, deschaumières, des chapiteaux, des volutes et une énorme tête deTatius, roi des Sabins, signée Estelle Mouton.

J’admirais depuis assez longtemps l’énergie avec laquellemademoiselle Mouton avait accusé les sourcils en broussaille et lesyeux irrités du guerrier antique, quand un bruit plus léger quecelui d’une feuille morte qui glisse au vent me fit tourner latête. En effet, ce n’était pas une feuille morte&|160;: c’étaitmademoiselle Préfère. Les mains jointes, elle avançait sur lemiroir du parquet comme les saintes de la Légende doréesur le cristal des eaux. Mais en toute autre occasion mademoisellePréfère ne m’aurait pas fait songer, je crois, aux vierges chères àla pensée mystique. À ne considérer que son visage, elle m’auraitplutôt rappelé une pomme de reinette conservée pendant l’hiver dansle grenier d’une sage ménagère. Elle avait sur les épaules unepèlerine à franges qui n’offrait par elle-même rien deconsidérable, mais qu’elle portait comme si c’eût été un vêtementsacerdotal ou l’insigne d’une haute magistrature.

Je lui expliquai le but de ma visite et lui remis ma lettred’introduction.

–&|160;Vous avez vu M.&|160;Mouche, me dit-elle. Sa santéest-elle aussi bonne que possible&|160;? C’est un homme si honnête,si…

Elle n’acheva pas et ses regards s’élevèrent au plafond. Lesmiens les y suivirent et rencontrèrent une petite spirale endentelle de papier, qui, suspendue à la place d’un lustre, étaitdestinée, selon mes conjectures, à attirer les mouches et à lesdétourner, par conséquent, des cadres dorés des glaces et dutableau d’honneur.

–&|160;J’ai rencontré, dis-je, mademoiselle Alexandre chezmadame de Gabry et j’ai pu apprécier l’excellent caractère et lavive intelligence de cette jeune fille. Ayant autrefois connu sesgrands-parents, je me sens enclin à reporter sur elle l’intérêtqu’ils m’inspiraient.

Pour toute réponse, mademoiselle Préfère soupira profondément,pressa sur son cœur sa mystérieuse pèlerine et contempla de nouveaula petite spirale de papier.

Enfin elle me dit&|160;:

–&|160;Monsieur, puisque vous avez connu monsieur et madame NoëlAlexandre, j’aime à croire que vous avez déploré, commeM.&|160;Mouche et comme moi, les folles spéculations qui les ontconduits à la ruine et ont réduit leur fille à la misère.

Je songeai, en entendant ces paroles, que c’est un grand tortque d’être malheureux et que ce tort est impardonnable à ceux quifurent longtemps dignes d’envie. Leur chute nous venge et nousflatte, et nous sommes impitoyables.

Après avoir déclaré en toute franchise que j’étais tout à faitétranger aux affaires de finance, je demandai à la maîtresse depension si elle était contente de mademoiselle Alexandre.

–&|160;Cette enfant est indomptable, s’écria mademoisellePréfère.

Et elle prit une attitude de haute école pour exprimersymboliquement la situation que lui créait une élève si difficile àdresser. Puis, revenue à des sentiments plus calmes&|160;:

–&|160;Cette jeune personne, dit-elle, n’est pas sansintelligence. Mais elle ne peut se résoudre à apprendre les chosespar principes.

Quelle étrange demoiselle que la demoiselle Préfère&|160;! Ellemarchait sans lever les jambes et parlait sans remuer les lèvres.Sans m’arrêter plus que de raison à ces particularités, je luirépondis que les principes étaient sans doute quelque chosed’excellent et que je m’en rapportais sur ce point à ses lumières,mais qu’enfin, quand on savait une chose, il était indifférentqu’on l’eût apprise d’une façon ou d’une autre.

Mademoiselle Préfère fit lentement un signe de dénégation. Puisen soupirant&|160;:

–&|160;Ah&|160;! monsieur, dit-elle, les personnes étrangères àl’éducation s’en font des idées bien fausses. Je suis certainequ’elles parlent dans les meilleures intentions du monde, maiselles feraient mieux, beaucoup mieux de s’en rapporter auxpersonnes compétentes.

Je n’insistai pas et lui demandai si je pourrais voir sanstarder mademoiselle Alexandre.

Elle contempla sa pèlerine, comme pour lire dans l’emmêlementdes franges, ainsi qu’en un grimoire, la réponse qu’elle devaitrendre, et dit enfin&|160;:

–&|160;Mademoiselle Alexandre a une répétition à donner. Ici lesgrandes enseignent les petites. C’est ce qu’on appellel’enseignement mutuel… Mais je serais désolée que vous vous fussiezdérangé inutilement. Je vais la faire appeler. Permettez-moiseulement, monsieur, pour plus de régularité, d’inscrire votre nomsur le registre des visiteurs.

Elle s’assit devant la table, ouvrit un gros cahier et, tirantde dessous sa pèlerine la lettre de maître Mouche qu’elle y avaitglissée&|160;:

–&|160;Bonnard par un d, n’est-ce pas&|160;? medit-elle en écrivant&|160;; excusez-moi d’insister sur ce détail.Mais mon opinion est que les noms propres ont une orthographe. Ici,monsieur, on fait des dictées de noms propres… de noms historiques,bien entendu&|160;!

Ayant inscrit mon nom d’une main déliée, elle me demanda si ellene pourrait pas le faire suivre d’une qualité quelconque, tellequ’ancien négociant, employé, rentier, ou toute autre. Il y avaitdans son registre une colonne pour les qualités.

–&|160;Mon Dieu&|160;! madame, lui dis-je, si vous tenezabsolument à remplir votre colonne, mettez&|160;: membre del’Institut.

C’était bien la pèlerine de mademoiselle Préfère que je voyaisdevant moi&|160;; mais ce n’était plus mademoiselle Préfère qui enétait revêtue&|160;; c’était une nouvelle personne, avenante,gracieuse, câline, heureuse, radieuse, celle-là. Ses yeuxsouriaient&|160;: les petites rides de son visage (le nombre en estgrand&|160;!) souriaient&|160;; sa bouche aussi souriait, mais d’unseul côté. Elle parla&|160;; sa voix allait à son air, c’était unevoix de miel&|160;:

−&|160;Vous disiez donc, monsieur, que cette chère Jeanne esttrès intelligente. J’ai fait de mon côté la même observation et jesuis fière de m’être rencontrée avec vous. Cette jeune fillem’inspire en vérité beaucoup d’intérêt. Bien qu’un peu vive, elle ace que j’appelle un heureux caractère. Mais pardonnez-moi d’abuserde vos précieux moments.

Elle appela la servante, qui se montra plus empressée et pluseffarée que devant et qui disparut sur l’ordre d’avertirmademoiselle Alexandre que M.&|160;Sylvestre Bonnard, membre del’Institut, l’attendait au parloir.

Mademoiselle Préfère n’eut que le temps de me confier qu’elleavait un profond respect pour les décisions de l’Institut quellesqu’elles fussent, et Jeanne parut, essoufflée, rouge comme unepivoine, les yeux grands ouverts, les bras ballants, charmante danssa gaucherie naïve.

–&|160;Comme vous êtes faite, ma chère enfant&|160;! murmuramademoiselle Préfère, avec un douceur maternelle, en lui arrangeantson col.

Jeanne était faite, il est vrai, d’une bien étrange façon. Sescheveux, tirés en arrière et pris dans un filet duquel ilss’échappaient par mèches, ses bras maigres enfermés jusqu’au coudedans des manches de lustrine, ses mains rouges d’engelures et dontelle semblait fort embarrassée, sa robe trop courte qui laissaitvoir des bas trop larges et des bottines éculées, une corde àsauter passée comme une ceinture autour de sa taille, tout celafaisait de Jeanne une demoiselle peu présentable.

–&|160;Petite folle&|160;! soupira mademoiselle Préfère, quicette fois semblait, non plus une mère, mais une sœur aînée.

Puis, elle s’échappa en glissant comme une ombre sur le miroirdu plancher.

Je dis à Jeanne&|160;:

–&|160;Asseyez-vous, Jeanne, et parlez-moi comme à un ami. Nevous plaisez-vous pas ici&|160;?

Elle hésita, puis me répondit avec un sourire résigné&|160;:

–&|160;Pas beaucoup.

Elle tenait dans ses mains les deux bouts de sa corde et setaisait.

Je lui demandai si, grande comme elle était, elle sautait encoreà la corde.

–&|160;Oh&|160;! non, monsieur, me répondit-elle vivement. Quandla bonne m’a dit qu’un monsieur m’attendait au parloir, je faisaissauter les petites. Alors j’ai noué la corde autour de ma taillepour ne pas la perdre. Ce n’était pas convenable. Je vous prie dem’excuser. Mais j’ai si peu l’habitude de recevoir desvisites&|160;!

–&|160;Juste ciel&|160;! pourquoi serais-je offensé de votrecordelière&|160;? Les Clarisses portaient une corde à la ceinture,et c’étaient de saintes filles.

–&|160;Vous êtes bien bon, monsieur, me dit-elle, d’être venu mevoir et de me parler comme vous me parlez. Je n’ai pas pensé à vousremercier quand je suis entrée, parce que j’étais trop surprise.Avez-vous vu madame de Gabry&|160;? Parlez-moi d’elle, voulez-vous,monsieur&|160;?

–&|160;Madame de Gabry, répondis-je, va bien. Elle est dans sabelle terre de Lusance. Je vous dirai d’elle, Jeanne, ce qu’unvieux jardinier disait de la châtelaine, sa maîtresse, quand ons’inquiétait d’elle à lui&|160;: «&|160;Madame est dans sonchemin.&|160;» Oui, madame de Gabry est dans son chemin&|160;; voussavez, Jeanne, comme ce chemin est bon et de quel pas égal elle ymarche. L’autre jour, avant qu’elle partît pour Lusance, je suisallé avec elle loin, bien loin, et nous avons parlé de vous. Nousavons parlé de vous, mon enfant, sur la tombe de votre mère.

–&|160;Je suis bien heureuse, me dit Jeanne.

Et elle se mit à pleurer.

C’est avec respect que je laissai couler les larmes d’une jeunefille. Puis, tandis qu’elle s’essuyait les yeux, je la priai de medire quelle était sa vie dans cette maison.

Elle m’apprit qu’elle était à la fois élève et maîtresse.

–&|160;On vous commande et vous commandez. Cet état de chosesest fréquent dans le monde. Endurez-le, mon enfant.

Mais elle me fit comprendre qu’elle n’était pas enseignée etqu’elle n’enseignait pas, qu’elle était chargée d’habiller lesenfants de la petite classe, de les laver, de leur apprendre labienséance, l’alphabet, l’usage de l’aiguille, de les faire joueret de les coucher, la prière dite.

–&|160;Ah&|160;! m’écriai-je, c’est cela que mademoisellePréfère nomme l’enseignement mutuel. Je ne puis vous le cacher,Jeanne, mademoiselle Préfère ne me plaît pas tout à fait et je nela crois pas aussi bonne que je voudrais.

–&|160;Oh&|160;! me répondit Jeanne, elle est comme la plupartdes gens. Elle est bonne avec les gens qu’elle aime et elle n’estpas bonne avec les gens qu’elle n’aime pas. Mais voilà&|160;! jecrois qu’elle ne m’aime pas beaucoup.

–&|160;Et M.&|160;Mouche&|160;? Jeanne, que faut-il penser deM.&|160;Mouche&|160;?

Elle me répondit vivement&|160;:

–&|160;Monsieur, je vous supplie de ne pas me parler deM.&|160;Mouche. Je vous en supplie.

Je cédai à cette prière ardente et presque farouche et changeaide propos.

–&|160;Jeanne, modelez-vous ici des figures de cire&|160;? Jen’ai pas oublié la fée qui me surprit si fort à Lusance.

–&|160;Je n’ai pas de cire, me répondit-elle en laissant tomberses bras.

–&|160;Pas de cire, m’écriai-je, dans une républiqued’abeilles&|160;! Jeanne, je vous apporterai des cires colorées etlucides comme des joyaux.

–&|160;Je vous remercie, monsieur&|160;; mais ne le faites pas.Je n’ai pas le temps ici de travailler à mes poupées de cire.Pourtant j’avais commencé un petit saint Georges pour madame deGabry, un tout petit saint Georges avec une cuirasse dorée. Maisles petites filles ont compris que c’était une poupée, elles ontjoué avec et l’ont mis en pièces.

Elle tira de la poche de son tablier une figurine dont lesmembres disloqués étaient retenus à peine par leur âme de fil defer. À cette vue elle fut prise de tristesse et de gaieté&|160;; lagaieté l’emporta et elle sourit, d’un sourire qui s’arrêtabrusquement.

Mademoiselle Préfère était debout, amène, à la porte duparloir.

–&|160;Cette chère enfant&|160;! soupira la maîtresse de pensionde sa voix la plus tendre. Je crains qu’elle ne vous fatigue.D’ailleurs, vos moments sont précieux.

Je la priai de perdre cette illusion et, me levant pour prendrecongé, je tirai de mes poches quelques tablettes de chocolat etautres douceurs que j’avais apportées.

–&|160;Oh&|160;! monsieur, s’écria Jeanne, il y en a pour toutela pension.

La dame à la pèlerine intervint&|160;:

–&|160;Mademoiselle Alexandre, dit-elle, remerciez monsieur desa générosité.

Jeanne la regarda d’un air assez farouche&|160;; puis, setournant vers moi&|160;:

–&|160;Je vous remercie, monsieur, de ces friandises et je vousremercie surtout de la bonté que vous avez eue de venir mevoir.

–&|160;Jeanne, lui dis-je en lui serrant les deux mains, restezune bonne et courageuse enfant. Au revoir.

En se retirant avec ses paquets de chocolat et de pâtisseries,il lui arriva de faire claquer les poignées de sa corde contre ledossier d’une chaise. Mademoiselle Préfère, indignée, pressa soncœur à deux mains sous sa pèlerine, et je m’attendis à voirs’évanouir son âme scolastique.

Quand nous fûmes seuls, elle reprit sa sérénité, et je doisdire, sans me flatter, qu’elle me sourit de tout un côté duvisage.

–&|160;Mademoiselle, lui dis-je, profitant de ses bonnesdispositions, j’ai remarqué que Jeanne Alexandre était un peu pâle.Vous savez mieux que moi combien l’âge indécis où elle est exige deménagements et de soins. Je vous offenserais en la recommandantplus instamment à votre vigilance.

Ces paroles semblèrent la ravir. Elle contempla avec un aird’extase la petite spirale du plafond et s’écria en joignant lesmains&|160;:

–&|160;Comme ces hommes éminents savent descendre jusque dansles plus infimes détails&|160;!

Je lui fis observer que la santé d’une jeune fille n’était pasun infime détail, et j’eus l’honneur de la saluer. Mais ellem’arrêta sur le seuil et me dit en confidence&|160;:

–&|160;Excusez ma faiblesse, monsieur. Je suis femme et j’aimela gloire. Je ne puis vous cacher que je me sens honorée par laprésence d’un membre de l’Institut dans ma modeste institution.

J’excusai la faiblesse de mademoiselle Préfère, et, songeant àJeanne avec l’aveuglement de l’égoïsme, je me dis le long duchemin&|160;:

–&|160;Que ferons-nous de cette enfant&|160;?

&|160;

2 juin.

J’avais conduit ce jour-là jusqu’au cimetière de Marnes un vieuxcollègue de grand âge qui, selon la pensée de Gœthe, avait consentià mourir. Le grand Gœthe, dont la puissance vitale étaitextraordinaire, croyait en effet qu’on ne meurt que quand on leveut bien, c’est-à-dire quand toutes les énergies qui résistent àla décomposition finale, et dont l’ensemble fait la vie même, sontdétruites jusqu’à la dernière. En d’autres termes, il pensait qu’onne meurt que quand on ne peut plus vivre. À la bonne heure&|160;!il ne s’agit que de s’entendre, et la magnifique pensée de Gœthe seramène, quand on sait la prendre, à la chanson de La Palice.

Donc, mon excellent collègue avait consenti à mourir, grâce àdeux ou trois attaques d’apoplexie des plus persuasives et dont ladernière fut sans réplique. Je l’avais peu pratiqué de son vivant,mais il paraît que je devins son ami dès qu’il ne fut plus, car noscollègues me dirent d’un ton grave, avec un visage pénétré, que jedevais tenir un des cordons du poêle et parler sur la tombe.

Après avoir lu fort mal un petit discours que j’avais écrit demon mieux, ce qui n’est pas beaucoup dire, j’allai me promener dansles bois de Ville-d’Avray et suivis, sans trop peser sur la cannedu capitaine, un sentier couvert sur lequel le jour tombait endisques d’or. Jamais l’odeur de l’herbe et des feuilles humides,jamais la beauté du ciel et la sérénité puissante des arbresn’avaient pénétré si avant mes sens et toute mon âme, etl’oppression que je ressentais dans ce silence traversé d’une sortede tintement continu était à la fois sensuelle et religieuse.

Je m’assis à l’ombre du chemin sous un bouquet de jeunes chênes.Et là, je me promis de ne point mourir, ou du moins de ne pointconsentir à mourir, avant de m’être assis de nouveau sous un chêneoù, dans la paix d’une large campagne, je songerais à la nature del’âme et aux fins dernières de l’homme. Une abeille, dont lecorsage brun brillait au soleil comme une armure de vieil or, vintse poser sur une fleur de mauve d’une sombre richesse et bienouverte sur sa tige touffue. Ce n’était certainement pas lapremière fois que je voyais un spectacle si commun, mais c’était lapremière que je le voyais avec une curiosité si affectueuse et siintelligente. Je reconnus qu’il y avait entre l’insecte et la fleurtoutes sortes de sympathies et mille rapports ingénieux que jen’avais pas soupçonnés jusque-là.

L’insecte, rassasié de nectar, s’élança en ligne hardie. Je merelevai du mieux que je pus, et me rajustai sur mes jambes.

Adieu, dis-je à la fleur et à l’abeille. Adieu. Puissé-je vivreencore le temps de deviner le secret de vos harmonies. Je suis bienfatigué. Mais l’homme est ainsi fait qu’il ne se délasse d’untravail que par un autre. Ce sont les fleurs et les insectes qui mereposeront, si Dieu le veut, de la philologie et de ladiplomatique. Combien le vieux mythe d’Antée est plein desens&|160;! J’ai touché la terre et je suis un nouvel homme, etvoici qu’à soixante-huit ans de nouvelles curiosités naissent dansmon âme comme on voit des rejetons s’élancer du tronc creux d’unvieux saule.

&|160;

4 juin.

J’aime à regarder de ma fenêtre la Seine et ses quais par cesmatins d’un gris tendre qui donnent aux choses une douceur infinie.J’ai contemplé le ciel d’azur qui répand sur la baie de Naples sasérénité lumineuse. Mais notre ciel de Paris est plus animé, plusbienveillant et plus spirituel. Il sourit, menace, caresse,s’attriste et s’égaie comme un regard humain. Il verse en ce momentune molle clarté sur les hommes et les bêtes de la ville, quiaccomplissent leur tâche quotidienne. Là-bas, sur l’autre berge,les forts du port Saint-Nicolas déchargent des cargaisons de cornesde bœuf, et des coltineurs posés sur une passerelle volante fontsauter lestement, de bras en bras, des pains de sucre jusque dansla cale du bateau à vapeur. Sur le quai du nord, les chevaux defiacre, alignés à l’ombre des platanes, la tête dans leur musette,mâchent tranquillement leur avoine, tandis que les cochersrubiconds vident leur verre devant le comptoir du marchand de vin,en guettant du coin de l’œil le bourgeois matinal.

Les bouquinistes déposent leurs boîtes sur le parapet. Cesbraves marchands d’esprit, qui vivent sans cesse dehors, la blouseau vent, sont si bien travaillés par l’air, les pluies, les gelées,les neiges, les brouillards et le grand soleil, qu’ils finissentpar ressembler aux vieilles statues des cathédrales. Ils sont tousmes amis, et je ne passe guère devant leurs boîtes sans en tirerquelque bouquin qui me manquait jusque-là, sans que j’eusse lemoindre soupçon qu’il me manquât.

À mon retour au logis, ce sont les cris de ma gouvernante, quim’accuse de crever toutes mes poches et d’emplir la maison de vieuxpapiers qui attirent les rats. Thérèse est sage en cela, et c’estjustement parce qu’elle est sage que je ne l’écoute pas&|160;; car,malgré ma mine tranquille, j’ai toujours préféré la folie despassions à la sagesse de l’indifférence. Mais, parce que mespassions ne sont point de celles qui éclatent, dévastent et tuent,le vulgaire ne les voit pas. Elles m’agitent pourtant, et il m’estarrivé plus d’une fois de perdre le sommeil pour quelques pagesécrites par un moine oublié ou imprimées par un humble apprenti dePierre Schœffer. Et si ces belles ardeurs s’éteignent en moi, c’estque je m’éteins lentement moi-même. Nos passions, c’est nous. Mesbouquins, c’est moi. Je suis vieux et racorni comme eux.

Un vent léger balaye avec la poussière de la chaussée lesgraines ailées des platanes et les brins de foin échappés à labouche des chevaux. Ce n’est rien que cette poussière, mais, en lavoyant s’envoler, je me rappelle que dans mon enfance je regardaistourbillonner une poussière pareille&|160;; et mon âme de vieuxParisien en est émue. Tout ce que je découvre de ma fenêtre, cethorizon qui s’étend à ma gauche jusqu’aux collines de Chaillot etqui me laisse apercevoir l’Arc de Triomphe comme un dé de pierre,la Seine, fleuve de gloire, et ses ponts, les tilleuls de laterrasse des Tuileries, le Louvre de la Renaissance, ciselé commeun joyau&|160;; à ma droite, du côté du Pont-Neuf, ponsLutetiae Novus dictus, comme on lit sur les anciennesestampes, le vieux et vénérable Paris avec ses tours et sesflèches, tout cela, c’est ma vie, c’est moi-même, et je ne seraisrien sans ces choses qui se reflètent en moi avec les mille nuancesde ma pensée et m’inspirent et m’animent. C’est pourquoi j’aimeParis d’un immense amour.

Et pourtant je suis las, et je sens qu’on ne peut se reposer ausein de cette ville qui pense tant, qui m’a appris à penser et quim’invite sans cesse à penser. Comment n’être point agité au milieude ces livres qui sollicitent sans cesse ma curiosité et lafatiguent sans la satisfaire&|160;? Tantôt, c’est une date qu’ilfaut chercher, tantôt un lieu qu’il importe de déterminerprécisément ou quelque vieux terme dont il est intéressant deconnaître le vrai sens. Des mots&|160;? – Eh&|160;! oui, des mots.Philologue, je suis leur souverain, ils sont mes sujets, et je leurdonne, en bon roi, ma vie entière. Ne pourrai-je abdiquer unjour&|160;? Je devine qu’il y a quelque part, loin d’ici, à l’oréed’un bois, une maisonnette où je trouverais le calme dont j’aibesoin, en attendant qu’un plus grand calme, irrévocable celui-là,m’enveloppe tout entier. Je rêve un banc sur le seuil et des champsà perte de vue. Mais il faudrait qu’un frais visage sourît près demoi pour refléter et concentrer toute cette fraîcheur&|160;; je mecroirais grand-père, et tout le vide de ma vie serait comblé.

Je ne suis point un homme violent et pourtant je m’irriteaisément, et tous mes ouvrages m’ont causé autant de chagrins quede plaisirs. Je ne sais comment il se fit que je songeai alors à latrès vaine et très négligeable impertinence que se permit, à monégard, voilà trois mois, mon jeune ami du Luxembourg. Je ne luidonne pas par ironie ce nom d’ami, car j’aime la jeunesse studieuseavec ses témérités et ses écarts d’esprit. Toutefois mon jeune amipassa les bornes. Maître Ambroise Paré, qui procéda le premier à laligature des artères et qui, ayant trouvé la chirurgie exercée pardes barbiers empiriques, l’éleva à la hauteur où elle estaujourd’hui, fut attaqué dans sa vieillesse par tous les apprentisporte-lancette. Pris à partie en termes injurieux par un jeuneétourdi qui pouvait être le meilleur fils du monde, mais quin’avait pas le sentiment du respect, le vieux maître lui réponditdans son traité de la Mumie, de la Licorne, des Venins et de laPeste. «&|160;Je le prie, lui dit le grand homme, je le prie,s’il a envie d’opposer quelques contredits à ma réplique, qu’ilquitte les animosités et qu’il traite plus doucement le bonvieillard.&|160;» Cette réponse est admirable sous la plumed’Ambroise Paré&|160;; mais, vînt-elle d’un rebouteux de village,blanchi dans le travail et moqué par un jouvenceau, elle seraitlouable encore.

On croira peut-être que ce souvenir n’était que l’éveil d’unebasse rancune. Je le crus aussi et je m’accusai de m’attachermisérablement aux propos d’un enfant qui ne sait ce qu’il dit. Parbonheur, mes réflexions à ce sujet prirent ensuite un meilleurcours&|160;; c’est pourquoi je les note sur mon cahier. Je merappelai qu’un beau jour de ma vingtième année (il y a de cela prèsd’un demi-siècle), je me promenais dans ce même jardin duLuxembourg avec quelques camarades. Nous parlâmes de nos vieuxmaîtres, et un de nous vint à nommer M.&|160;Petit-Radel, éruditestimable qui jeta le premier quelque lumière sur les originesétrusques, mais qui eut le malheur de dresser un tableauchronologique des amants d’Hélène. Ce tableau nous fit beaucouprire, et je m’écriai&|160;: «&|160;Petit-Radel est un sot, non pasen trois lettres, mais bien en douze volumes.&|160;»

Cette parole d’adolescent est trop légère pour peser sur laconscience d’un vieillard. Puissé-je n’avoir lancé dans la bataillede la vie que des traits aussi innocents&|160;! Mais je me demandeaujourd’hui si, dans mon existence, je n’ai pas fait, sans m’endouter, quelque chose d’aussi ridicule que le tableau chronologiquedes amants d’Hélène. Le progrès des sciences rend inutiles lesouvrages qui ont le plus aidé à ce progrès. Comme ces ouvrages neservent plus à grand-chose, la jeunesse croit de bonne foi qu’ilsn’ont jamais servi à rien&|160;; elle les méprise et, pour peuqu’il s’y trouve quelque idée trop surannée, elle en rit. Voilàcomment, à vingt ans, je m’amusai de M.&|160;Petit-Radel et de sontableau de chronologie galante&|160;; voilà comment hier, auLuxembourg, mon jeune et irrévérencieux ami…

Rentre en toi-même, Octave, etcesse de te plaindre.

Quoi&|160;! tu veux qu’ont’épargne et n’as rien épargné.

&|160;

6 juin.

C’était le premier jeudi de juin. Je fermai mes livres et priscongé du saint abbé Droctovée, qui, jouissant de la béatitudecéleste, n’est pas bien pressé, je pense, de voir son nom et sestravaux glorifiés, sur cette terre, dans une humble compilationsortie de mes mains. Le dirai-je&|160;? Ce pied de mauve que je visl’autre semaine visité par une abeille m’occupe plus que tous lesvieux abbés crossés et mitrés. Et tantôt encore, ma gouvernante mesurprit à la fenêtre de la cuisine examinant à la loupe des fleursde giroflée. Il y a dans un livre de Sprengel que j’ai lu dans mapremière jeunesse, alors que je lisais tout, quelques idées sur lesamours des fleurs qui me reviennent à l’esprit après un demi-siècled’oubli et qui, aujourd’hui, m’intéressent à ce point que jeregrette de n’avoir pas consacré les humbles facultés de mon âme àl’étude des insectes et des plantes.

C’était en cherchant ma cravate que je faisais ces réflexions.Mais, ayant fouillé inutilement un très grand nombre de tiroirs,j’eus recours à ma gouvernante. Thérèse vintclopin-clopant&|160;:

–&|160;Monsieur, me dit-elle, il fallait me dire que voussortiez et je vous aurais donné votre cravate.

–&|160;Mais, Thérèse, répondis-je, ne serait-il pas meilleur dela placer dans un endroit où je pusse la trouver sans votreaide&|160;?

Thérèse ne daigna pas me répondre.

Thérèse ne me laisse plus la disposition de rien. Je ne puisavoir un mouchoir sans le lui demander, et, comme elle est sourde,impotente et que, de plus, elle perd tout à fait la mémoire, jelanguis dans un perpétuel dénuement. Cependant elle jouit avec unsi tranquille orgueil de son autorité domestique, que je ne me senspas le courage de tenter un coup d’État contre le gouvernement demes armoires.

–&|160;Ma cravate, Thérèse&|160;! m’entendez-vous&|160;? macravate&|160;! ou, si vous me désespérez par de nouvelles lenteurs,ce n’est pas une cravate qu’il me faudra, c’est une corde pour mependre.

–&|160;Vous êtes donc bien pressé, monsieur, me répond Thérèse.Votre cravate n’est pas perdue. Rien ne se perd ici, car j’ai soinde tout. Mais laissez-moi au moins le temps de la trouver.

»&|160;Voilà pourtant, pensai-je, voilà le résultat d’undemi-siècle de dévouement. Ah&|160;! si, par bonheur, cetteinexorable Thérèse avait, une fois, une seule fois dans sa vie,manqué à ses devoirs de servante, si elle s’était trouvée uneminute en faute, elle n’aurait pas pris sur moi cet empireinflexible et j’oserais du moins lui résister. Mais résiste-t-on àla vertu&|160;? Les gens qui n’eurent point de faiblesses sontterribles&|160;; on n’a point de prise sur eux. Voyez plutôtThérèse&|160;: pas un vice par où la prendre. Elle ne doute nid’elle, ni de Dieu, ni du monde. C’est la femme forte, c’est lavierge sage de l’Écriture et, si les hommes l’ignorent, je laconnais. Elle apparaît dans mon âme tenant à la main une lampe, unehumble lampe de ménage qui brille sous les solives d’un toitrustique et qui ne s’éteindra jamais au bout de ce bras maigre,tors et fort comme un sarment.&|160;»

–&|160;Thérèse, ma cravate&|160;! Ne savez-vous pas,malheureuse, que c’est aujourd’hui le premier jeudi de juin et quemademoiselle Jeanne m’attend&|160;? La maîtresse du pensionnat a dûfaire cirer à point le plancher du parloir&|160;; je suis sûr qu’ons’y mire à l’heure qu’il est, et ce sera une distraction pour moi,quand je m’y romprai les os, ce qui ne peut tarder, d’y voir commedans une glace ma triste figure. Prenant alors pour modèlel’aimable et admirable héros dont l’image est ciselée sur la cannede l’oncle Victor, je m’efforcerai de montrer un visage riant etune âme constante. Voyez ce beau soleil. Les quais en sont toutdorés et la Seine sourit par d’innombrables petites ridesétincelantes. La ville est d’or&|160;; une poussière blonde flottesur ses beaux contours comme une chevelure… Thérèse, macravate&|160;!… Ah&|160;! je comprends aujourd’hui le bonhommeChrysale, qui serrait ses rabats dans un gros Plutarque. À sonexemple, je mettrai désormais toutes mes cravates entre lesfeuillets des Acta sanctorum.

Thérèse me laissait dire et cherchait en silence. J’entendisqu’on sonnait doucement à la porte.

–&|160;Thérèse, dis-je, on sonne. Donnez-moi ma cravate et allezouvrir&|160;; ou bien allez ouvrir et, avec l’aide du ciel, vous medonnerez ensuite ma cravate. Mais ne restez pas ainsi, je vous enprie, entre ma commode et notre porte, comme une haquenée, si j’osedire, entre deux selles.

Thérèse marcha vers la porte comme à l’ennemi. Mon excellentegouvernante est devenue très inhospitalière. L’étranger lui estsuspect. À l’entendre, cette disposition procède d’une longueexpérience des hommes. Je n’eus pas le temps de considérer si lamême expérience faite par un autre expérimentateur donnerait lemême résultat. Maître Mouche m’attendait dans mon cabinet.

Maître Mouche est encore plus jaune que je n’avais cru. Il a deslunettes bleues, et ses prunelles trottent dessous, comme dessouris derrière un paravent.

Maître Mouche s’excuse d’être venu me déranger dans un moment…Il ne caractérise pas ce moment, mais je pense qu’il veut dire unmoment où je n’ai pas de cravate. Ce n’est pas de ma faute, commevous savez. Maître Mouche, qui n’en sait rien, n’en paraîtd’ailleurs nullement offensé. Il craint seulement d’être importun.Je le rassure à demi. Il me dit que c’est comme tuteur demademoiselle Alexandre qu’il est venu causer avec moi. Tout d’abordil m’invite à ne tenir aucun compte des restrictions qu’il a crudevoir apporter primitivement à l’autorisation à nous accordée devoir mademoiselle Jeanne dans son pensionnat. Désormaisl’établissement de mademoiselle Préfère me serait ouvert tous lesjours de midi à quatre heures. Sachant l’intérêt que je porte àcette jeune fille, il croit de son devoir de me renseigner sur lapersonne à laquelle il a confié sa pupille. Mademoiselle Préfère,qu’il connaît depuis longtemps, est en possession de toute saconfiance. Mademoiselle Préfère est, selon lui, une personneéclairée, de bon conseil et de bonnes mœurs.

–&|160;Mademoiselle Préfère, me dit-il, a des principes&|160;;et c’est chose rare, monsieur, par le temps qui court. Tout estbien changé actuellement, et cette époque ne vaut pas lesprécédentes.

–&|160;Témoin mon escalier, monsieur, répondis-je&|160;; il selaissait monter, il y a vingt-cinq ans, le plus aisément du monde,et maintenant il m’essouffle et me rompt les jambes dès lespremières marches. Il s’est gâté. Il y a aussi les journaux, et leslivres que jadis je dévorais sans peine au clair de la lune et quiaujourd’hui, par le plus beau soleil, se moquent de ma curiosité etne me montrent que du blanc et du noir, quand je n’ai point delunettes. La goutte me travaille les membres. C’est là encore unedes malices du temps.

–&|160;Non seulement cela, monsieur, me répondit gravementmaître Mouche&|160;; mais ce qu’il y a de réellement mauvais dansnotre époque, c’est que personne n’est content de sa position. Ilrègne du haut en bas de la société, dans toutes les classes, unmalaise, une inquiétude, une soif de bien-être.

–&|160;Mon Dieu&|160;! monsieur, répondis-je, croyez-vous quecette soif de bien-être soit un signe des temps&|160;? Les hommesn’ont eu à aucune époque l’appétit du malaise. Ils ont toujourscherché à améliorer leur état. Ce constant effort a produit deconstantes révolutions. Il continue, voilà tout&|160;!

–&|160;Ah&|160;! monsieur, me répondit maître Mouche, on voitbien que vous vivez dans vos livres, loin des affaires&|160;! Vousne voyez pas, comme moi, les conflits d’intérêts, les luttesd’argent. C’est du grand au petit la même effervescence. On selivre à une spéculation effrénée. Ce que je vois m’épouvante.

Je me demandais si maître Mouche n’était venu chez moi que pourm’exprimer sa misanthropie vertueuse&|160;; mais j’entendis desparoles plus consolantes sortir de ses lèvres. Maître Mouche meprésentait Virginie Préfère comme une personne digne de respect,d’estime et de sympathie, pleine d’honneur, capable de dévouement,instruite, discrète, lisant bien à haute voix, pudique et sachantposer des vésicatoires. Je compris alors qu’il ne m’avait fait unepeinture si sombre de la corruption universelle, qu’afin de fairemieux ressortir, par le contraste, les vertus de l’institutrice.J’appris que l’établissement de la rue Demours était bienachalandé, lucratif et en possession de l’estime publique. MaîtreMouche, pour confirmer ses déclarations, étendit sa main gantée delaine noire. Puis il ajouta&|160;:

–&|160;Je suis à même, par ma profession, de connaître le monde.Un notaire est un peu un confesseur. J’ai cru de mon devoir,monsieur, de vous apporter ces bons renseignements au moment où unheureux hasard vous a mis en rapport avec mademoiselle Préfère. Jen’ai qu’un mot à ajouter&|160;: cette demoiselle, qui ignoreabsolument la démarche que je fais près de vous, m’a parlé l’autrejour de vous en termes profondément sympathiques. Je lesaffaiblirais en les répétant, et je ne pourrais d’ailleurs lesredire sans trahir en quelque sorte la confiance de mademoisellePréfère.

–&|160;Ne la trahissez pas, monsieur, répondis-je, ne latrahissez pas. À vous dire vrai, j’ignorais que mademoisellePréfère me connût le moins du monde. Toutefois, puisque vous avezsur elle l’influence d’une ancienne amitié, je profiterai,monsieur, de vos bonnes dispositions à mon égard pour vous prierd’user de votre crédit auprès de votre amie en faveur demademoiselle Jeanne Alexandre. Cette enfant, car c’est une enfant,est surchargée de travail. À la fois élève et maîtresse, elle sefatigue beaucoup. De plus, on lui fait trop sentir, je crains, sapauvreté, et c’est une nature généreuse que les humiliationspousseraient à la révolte.

–&|160;Hélas&|160;! me répondit maître Mouche, il faut bien lapréparer à la vie. On n’est pas sur la terre pour s’amuser et pourfaire ses quatre cents volontés.

–&|160;On est sur la terre, répondis-je vivement, pour se plairedans le beau et dans le bien et pour faire ses quatre centsvolontés quand elles sont nobles, spirituelles et généreuses. Uneéducation qui n’exerce pas les volontés est une éducation quidéprave les âmes. Il faut que l’instituteur enseigne à vouloir.

Je crus voir que maître Mouche m’estimait un pauvre homme. Ilreprit avec beaucoup de calme et d’assurance&|160;:

–&|160;Songez, monsieur, que l’éducation des pauvres doit êtrefaite avec beaucoup de circonspection et en vue de l’état dedépendance qu’ils doivent avoir dans la société. Vous ne savezpeut-être pas que Noël Alexandre est mort insolvable, et que safille est élevée presque par charité.

–&|160;Oh&|160;! monsieur&|160;! m’écriai-je, ne le disons pas.Le dire, c’est se payer, et ce ne serait plus vrai.

–&|160;Le passif de la succession, poursuivit le notaire,excédait l’actif. Mais j’ai pris des arrangements avec lescréanciers, dans l’intérêt de la mineure.

Il m’offrit de me donner des explications détaillées&|160;; jeles refusai, étant incapable de comprendre les affaires en généralet celles de maître Mouche en particulier. Le notaire s’appliqua denouveau à justifier le système d’éducation de mademoiselle Préfère,et me dit, en manière de conclusion&|160;:

–&|160;On n’apprend pas en s’amusant.

–&|160;On n’apprend qu’en s’amusant, répondis-je. L’artd’enseigner n’est que l’art d’éveiller la curiosité des jeunes âmespour la satisfaire ensuite, et la curiosité n’est vive et saine quedans les esprits heureux. Les connaissances qu’on entonne de forcedans les intelligences les bouchent et les étouffent. Pour digérerle savoir, il faut l’avoir avalé avec appétit. Je connais Jeanne.Si cette enfant m’était confiée je ferais d’elle, non pas unesavante, car je lui veux du bien, mais une enfant brillanted’intelligence et de vie et en laquelle toutes les belles choses dela nature et de l’art se refléteraient avec un doux éclat. Je laferais vivre en sympathie avec les beaux paysages, avec les scènesidéales de la poésie et de l’histoire, avec la musique noblementémue. Je lui rendrais aimable tout ce que je voudrais lui faireaimer. Il n’est pas jusqu’aux travaux d’aiguille que je nerehausserais pour elle par le choix des tissus, le goût desbroderies et le style des guipures. Je lui donnerais un beau chienet un poney pour lui enseigner à gouverner des créatures&|160;; jelui donnerais des oiseaux à nourrir pour lui apprendre le prixd’une goutte d’eau et d’une miette de pain. Afin de lui créer unejoie de plus, je voudrais qu’elle fût charitable avec allégresse.Et puisque la douleur est inévitable, puisque la vie est pleine demisères, je lui enseignerais cette sagesse chrétienne qui nousélève au-dessus de toutes les misères et donne une beauté à ladouleur même. Voilà comment j’entends l’éducation d’une jeunefille&|160;!

–&|160;Je m’incline, répondit maître Mouche en joignant ses deuxgants de laine noire.

Et il se leva.

–&|160;Vous entendez bien, lui dis-je en le reconduisant, que jene prétends pas imposer à mademoiselle Préfère mon systèmed’éducation, qui est tout intime et parfaitement incompatible avecl’organisation des pensionnats les mieux tenus. Je vous supplieseulement de lui persuader de donner moins de travail et plus derécréation à Jeanne, de ne la point humilier et de lui accorderautant de liberté d’esprit et de corps qu’en comporte le règlementde l’institution.

C’est avec un sourire pâle et mystérieux que maître Mouchem’assura que mes observations seraient prises en bonne part etqu’on en tiendrait grand compte.

Là-dessus il me fit un petit salut et sortit, me laissant dansun certain état de trouble et de malaise. J’ai pratiqué dans ma viedes personnes de diverses sortes, mais aucune qui ressemble à cenotaire ou à cette institutrice.

&|160;

6 juillet.

Maître Mouche m’ayant fort retardé par sa visite, je renonçai àaller voir Jeanne ce jour-là. Des devoirs professionnelsm’occupèrent le reste de la semaine. Bien que dans l’âge dudétachement, je tiens encore par mille liens au monde dans lequelj’ai vécu. Je préside des académies, des congrès, des sociétés. Jesuis accablé de fonctions honorifiques&|160;; j’en remplis jusqu’àsept bien comptées dans un seul ministère. Les bureaux voudraientbien se débarrasser de moi, et je voudrais bien me débarrasserd’eux. Mais l’habitude est plus forte qu’eux et que moi, et jemonte clopin-clopant les escaliers de l’État. Après moi, les vieuxhuissiers se montreront entre eux mon ombre errant dans lescouloirs. Quand on est très vieux, il devient extrêmement difficilede disparaître. Il est pourtant temps, comme dit la chanson, deprendre ma retraite et de songer à faire une fin.

Une vieille marquise philosophe, amie d’Helvétius en son belâge, et que je vis fort âgée chez mon père, reçut à sa dernièremaladie la visite de son curé, qui voulut la préparer à mourir.

–&|160;Cela est-il si nécessaire&|160;? lui répondit-elle. Jevois tout le monde y réussir parfaitement du premier coup.

Mon père l’alla voir peu de temps après et la trouva fortmal.

–&|160;Bonsoir, mon ami, lui dit-elle, en lui serrant la main,je vais voir si Dieu gagne à être connu.

Voilà comment mouraient les belles amies des philosophes. Cettemanière de finir n’est point, certes, d’une vulgaire impertinence,et des légèretés comme celles-là ne se trouvent pas dans la têtedes sots. Mais elles me choquent. Ni mes craintes ni mes espérancesne s’arrangent d’un tel départ. Je voudrais au mien un peu derecueillement, et c’est pour cela qu’il faudra bien que je songe,d’ici à quelques années, à me rendre à moi-même, sans quoi jerisquerais bien… Mais, chut&|160;! Que Celle qui passe ne seretourne pas en entendant son nom. Je puis bien encore souleversans elle mon fagot.

J’ai trouvé Jeanne tout heureuse. Elle m’a conté que, jeudidernier, après la visite de son tuteur, mademoiselle Préfèrel’avait affranchie du règlement et allégée de divers travaux.Depuis ce bienheureux jeudi, elle se promène librement dans lejardin, qui ne manque que de fleurs et de feuilles&|160;; elle amême des facilités pour travailler à son malheureux petit saintGeorges.

Elle me dit en souriant&|160;:

–&|160;Je sais bien que c’est à vous que je dois tout cela.

Je lui parlai d’autre chose, mais je remarquai qu’elle nem’écoutait pas aussi bien qu’elle aurait voulu.

–&|160;Je vois que quelque idée vous occupe, lui dis-je&|160;;parlez-moi de cela, ou nous ne dirons rien qui vaille, ce qui neserait digne ni de vous ni de moi.

Elle me répondit&|160;:

–&|160;Oh&|160;! je vous écoutais bien, monsieur&|160;; mais ilest vrai que je pensais à quelque chose. Vous me pardonnerez,n’est-ce pas&|160;? Je pensais qu’il faut que mademoiselle Préfèrevous aime beaucoup pour être devenue tout d’un coup si bonne avecmoi.

Et elle me regarda d’un air à la fois souriant et effaré qui mefit rire.

–&|160;Cela vous étonne&|160;? dis-je.

–&|160;Beaucoup, me répondit-elle.

–&|160;Pourquoi, s’il vous plaît&|160;?

–&|160;Parce que je ne vois pas du tout de raisons pour que vousplaisiez à mademoiselle Préfère.

–&|160;Vous me croyez donc bien déplaisant, Jeanne&|160;?

–&|160;Oh&|160;! non, mais vraiment je ne vois aucune raisonpour que vous plaisiez à mademoiselle Préfère. Et pourtant vous luiplaisez beaucoup, beaucoup. Elle m’a fait appeler et m’a posétoutes sortes de questions sur vous.

–&|160;En vérité&|160;?

–&|160;Oui, elle voulait connaître votre intérieur. C’est aupoint qu’elle m’a demandé l’âge de votre gouvernante&|160;!

–&|160;Eh bien&|160;! lui dis-je, qu’en pensez-vous&|160;?

Elle garda longtemps les yeux fixés sur le drap usé de sesbottines et elle semblait absorbée par une méditation profonde.Enfin, relevant la tête&|160;:

–&|160;Je me défie, dit-elle. Il est bien naturel, n’est-ce pas,qu’on soit inquiète de ce qu’on ne comprend pas&|160;? Je sais bienque je suis une étourdie, mais j’espère que vous ne m’en voulezpas.

–&|160;Non, certes, Jeanne, je ne vous en veux pas.

J’avoue que sa surprise me gagnait et je remuais dans ma vieilletête cette pensée de la jeune fille&|160;: on est inquiet de cequ’on ne comprend pas.

Mais Jeanne reprit en souriant&|160;:

–&|160;Elle m’a demandé… devinez&|160;!… Elle m’a demandé sivous aimiez la bonne chère.

–&|160;Et comment avez-vous reçu, Jeanne, cette aversed’interrogations&|160;?

–&|160;J’ai répondu&|160;: «&|160;Je ne sais pas,mademoiselle.&|160;» Et mademoiselle m’a dit&|160;: «&|160;Vousêtes une petite sotte. Les moindres détails de la vie d’un hommesupérieur doivent être remarqués. Sachez, mademoiselle, queM.&|160;Sylvestre Bonnard est une des gloires de laFrance.&|160;»

–&|160;Peste&|160;! m’écriai-je. Et qu’en pensez-vous,mademoiselle&|160;?

–&|160;Je pense que mademoiselle Préfère avait raison. Mais jene tiens pas… (c’est mal, ce que je vais vous dire) je ne tiens pasdu tout à ce que mademoiselle Préfère ait raison en quoi que cesoit.

–&|160;Eh bien&|160;! soyez satisfaite, Jeanne&|160;:mademoiselle Préfère n’avait pas raison.

–&|160;Si&|160;! si&|160;! elle avait bien raison. Mais jevoulais aimer tous ceux qui vous aiment, tous sans exception, et jene le peux plus, car il ne me sera jamais possible d’aimermademoiselle Préfère.

–&|160;Jeanne, écoutez-moi, répondis-je gravement, mademoisellePréfère est devenue bonne avec vous, soyez bonne avec elle.

Elle répliqua d’un ton sec&|160;:

–&|160;Il est très facile à mademoiselle Préfère d’être bonneavec moi&|160;; et il me serait très difficile d’être bonne avecelle.

C’est en donnant plus de gravité encore à mon langage que jerepris&|160;:

–&|160;Mon enfant, l’autorité des maîtres est sacrée. Votremaîtresse de pension représente auprès de vous la mère que vousavez perdue.

À peine avais-je dit cette solennelle bêtise que je m’enrepentis cruellement. L’enfant pâlit, ses yeux se gonflèrent.

–&|160;Oh&|160;! monsieur&|160;! s’écria-t-elle, commentpouvez-vous dire une chose pareille, vous&|160;?

Oui, comment, avais-je pu dire cette chose&|160;?

Elle répétait&|160;:

–&|160;Maman&|160;! ma chère maman&|160;! ma pauvremaman&|160;!

Le hasard m’empêcha d’être sot jusqu’au bout. Je ne sais commentil se fit que j’eus l’air de pleurer. On ne pleure plus à mon âge.Il faut qu’une toux maligne m’ait tiré des larmes des yeux. Enfin,c’était à s’y tromper. Jeanne s’y trompa. Oh&|160;! quel pur, quelradieux sourire brilla alors sous ses beaux cils mouillés comme dusoleil dans les branches après une pluie d’été&|160;! Nous nousprîmes les mains, et nous restâmes longtemps sans nous rien dire,heureux.

–&|160;Mon enfant, dis-je enfin, je suis très vieux, et bien dessecrets de la vie, que vous découvrirez peu à peu, me sont révélés.Croyez-moi&|160;: l’avenir est fait du passé. Tout ce que vousferez pour bien vivre ici, sans haine et sans amertume, vousservira à vivre un jour en paix et en joie dans votre maison. Soyezdouce et sachez souffrir. Quand on souffre bien on souffre moins.S’il vous arrive un jour d’avoir un vrai sujet de plainte, je serailà pour vous entendre. Si vous êtes offensée, madame de Gabry etmoi, nous le serons avec vous.

–&|160;Votre santé est-elle tout à fait bonne, chermonsieur&|160;?

C’était mademoiselle Préfère, venue en tapinois, qui me faisaitcette question accompagnée d’un sourire. Ma première pensée fut dela vouer à tous les diables, la seconde de constater que sa boucheétait faite pour sourire comme une casserole pour jouer du violon,la troisième fut de lui rendre sa politesse et de lui dire quej’espérais qu’elle se portait bien.

Elle envoya la jeune fille se promener dans le jardin&|160;;puis une main sur sa pèlerine et l’autre étendue vers le tableaud’honneur, elle me montra le nom de Jeanne Alexandre écrit en rondeen tête de la liste.

–&|160;Je vois avec un sensible plaisir, lui dis-je, que vousêtes satisfaite de la conduite de cette enfant. Rien ne peut m’êtreplus agréable, et je suis porté à attribuer cet heureux résultat àvotre affectueuse vigilance. J’ai pris la liberté de vous faireenvoyer quelques livres qui peuvent intéresser et instruire desjeunes filles. Vous jugerez, après y avoir jeté les yeux, si vousdevez les communiquer à mademoiselle Alexandre et à sescompagnes.

La reconnaissance de la maîtresse de pension alla jusqu’àl’attendrissement et s’étendit en paroles. Pour y coupercourt&|160;:

–&|160;Il fait bien beau aujourd’hui, dis-je.

–&|160;Oui, me répondit-elle, et, si cela continue, ces chèresenfants auront un beau temps pour prendre leurs ébats.

–&|160;Vous voulez sans doute parler des vacances. Maismademoiselle Alexandre, qui n’a plus de parents, ne sortira pasd’ici. Que fera-t-elle, mon Dieu, dans cette grande maisonvide&|160;?

–&|160;Nous lui donnerons le plus de distractions que nouspourrons. Je la conduirai dans les musées et…

Elle hésita, puis en rougissant&|160;:

–&|160;… et chez vous, si vous le permettez.

–&|160;Comment donc&|160;! m’écriai-je. Mais voilà uneexcellente idée.

Nous nous quittâmes fort amis l’un de l’autre. Moi d’elle parceque j’avais obtenu ce que je souhaitais&|160;; elle de moi, sansmotif appréciable, ce qui, selon Platon, la met au plus haut degréde la hiérarchie des âmes.

Pourtant, c’est avec de mauvais pressentiments que j’introduiscette personne chez moi. Et je voudrais bien que Jeanne fût end’autres mains que les siennes. Maître Mouche et mademoisellePréfère sont des esprits qui passent le mien. Je ne sais jamaispourquoi il disent ce qu’ils disent, ni pourquoi ils font ce qu’ilsfont&|160;; il y a en eux des profondeurs mystérieuses qui metroublent. Comme Jeanne me le disait tout à l’heure&|160;: on estinquiet de ce qu’on ne comprend pas.

Hélas&|160;! à mon âge on sait trop combien la vie est peuinnocente&|160;; on sait trop ce qu’on perd à durer en ce monde etl’on n’a de confiance qu’en la jeunesse.

&|160;

16 août.

Je les attendais. Vraiment, je les attendais avec impatience.Pour amener Thérèse à les bien accueillir, j’ai employé tout monart d’insinuer et de plaire, mais c’est peu. Elles vinrent. Jeanneétait, ma foi&|160;! toute pimpante. Ce n’est point sa grand-mère,assurément. Mais aujourd’hui, pour la première fois, je m’aperçusqu’elle avait une physionomie agréable, chose qui, en ce monde, estfort utile à une femme. Elle sourit, et la cité des livres en futtout égayée.

J’épiai Thérèse&|160;; j’observai si ses rigueurs de vieillegardienne s’adoucissaient à la vue de la jeune fille. Je la visarrêter sur Jeanne ses yeux ternes, sa face à longues peaux, sabouche creuse, son menton pointu de vieille fée puissante. Et cefut tout.

Mademoiselle Préfère, de bleu vêtue, avançait, reculait,sautillait, trottinait, s’écriait, soupirait, baissait les yeux,levait les yeux, se confondait en politesses, n’osait pas, osait,n’osait plus, osait encore, faisait la révérence, bref, unmanège.

–&|160;Que de livres&|160;! s’écria-t-elle. Et vous les aveztous lus, monsieur Bonnard&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! oui, répondis-je, et c’est pour cela que jene sais rien du tout, car il n’y a pas un de ces livres qui n’endémente un autre, en sorte que, quand on les connaît tous, on nesait que penser. J’en suis là, madame.

Là-dessus, elle appela Jeanne pour lui communiquer sesimpressions. Mais Jeanne regardait par la fenêtre&|160;:

–&|160;Que c’est beau&|160;! nous dit-elle. J’aime voir coulerla rivière. Cela fait penser à tant de choses&|160;!

Mademoiselle Préfère ayant ôté son chapeau et découvert un frontorné de boucles blondes, ma gouvernante empoigna fortement lechapeau en disant qu’il lui déplaisait de voir traîner les hardessur les meubles. Puis elle s’approcha de Jeanne et lui demanda«&|160;ses nippes&|160;» en l’appelant sa petite demoiselle. Lapetite demoiselle, lui donnant son mantelet et son chapeau, dégageaun cou gracieux et une taille ronde dont les contours sedétachaient nettement sur la grande lumière de la fenêtre, etj’aurais souhaité qu’elle fût vue en ce moment par toute autrepersonne qu’une vieille servante, une maîtresse de pension friséecomme un agneau et un bonhomme d’archiviste paléographe.

–&|160;Vous regardez la Seine, lui dis-je&|160;; elle étincelleau soleil.

–&|160;Oui, répondit-elle, accoudée à la barre d’appui. Ondirait une flamme qui coule. Mais voyez là-bas comme elle semblefraîche sous les saules de la berge qu’elle reflète. Ce petitcoin-là me plaît encore mieux que tout le reste.

–&|160;Allons&|160;! répondis-je, je vois que la rivière voustente. Que diriez-vous si, avec l’agrément de mademoiselle Préfère,nous allions à Saint-Cloud par le bateau à vapeur que nous nemanquerons pas de trouver en aval du Pont-Royal&|160;?

Jeanne était très contente de mon idée et mademoiselle Préfèrerésolue à tous les sacrifices. Mais ma gouvernante n’entendait pasnous laisser partir ainsi. Elle me conduisit dans la salle àmanger, où je la suivis en tremblant.

–&|160;Monsieur, me dit-elle quand nous fûmes seuls, vous nepensez jamais à rien et il faut que ce soit moi qui songe à tout.Heureusement que j’ai bonne mémoire.

Je ne jugeai pas opportun d’ébranler cette illusion téméraire.Elle poursuivit&|160;:

–&|160;Ainsi&|160;! vous vous en alliez sans me dire ce quiplaît à la petite demoiselle&|160;? Vous êtes bien difficile àcontenter, vous, monsieur, mais au moins vous savez ce qui est bon.Ce n’est pas comme ces jeunesses. Elles ne se connaissent pas encuisine. C’est souvent le meilleur qu’elles trouvent le pire et lemauvais qui leur semble bon, à cause du cœur qui n’est pas encorebien assuré à sa place, tant et si bien qu’on ne sait que faireavec elles. Dites-moi si la petite demoiselle aime les pigeons auxpetits pois et les profiteroles.

–&|160;Ma bonne Thérèse, répondis-je, faites à votre gré, et cesera très bien. Ces dames sauront se contenter de notre modesteordinaire.

Thérèse reprit sèchement&|160;:

–&|160;Monsieur, je vous parle de la petite demoiselle&|160;; ilne faut pas qu’elle s’en aille de la maison sans avoir un peuprofité. Quant à la vieille frisée, si mon dîner ne lui convientpas, elle pourra bien se sucer les pouces. Je m’en moque.

Je retournai, l’âme en repos, dans la cité des livres, oùmademoiselle Préfère travaillait au crochet si tranquillement,qu’on eût dit qu’elle était chez elle. Je faillis le croiremoi-même. Elle tenait peu de place, il est vrai, au coin de lafenêtre. Mais elle avait si bien choisi sa chaise et son tabouret,que ces meubles semblaient faits pour elle.

Jeanne, au contraire, donnait aux livres et aux tableaux un longregard, qui semblait presque un affectueux adieu.

–&|160;Tenez, lui dis-je&|160;; amusez-vous à feuilleter celivre, qui ne peut manquer de vous plaire, car il contient debelles gravures.

Et j’ouvris devant elle le recueil des costumes deVecellio&|160;; non pas, s’il vous plaît, la banale copiemaigrement exécutée par des artistes modernes, mais bien unmagnifique et vénérable exemplaire de l’édition princeps, laquelleest noble à l’égal des nobles dames qui figurent sur ses feuilletsjaunis et embellis par le temps.

En feuilletant les gravures avec une naïve curiosité, Jeanne medit&|160;:

–&|160;Nous parlions de promenade, mais c’est un voyage que vousme faites faire. Un grand voyage.

–&|160;Eh bien&|160;! mademoiselle, lui dis-je, il fauts’arranger commodément pour voyager. Vous êtes assise sur un coinde votre chaise que vous faites tenir sur un seul pied, et leVecellio doit vous fatiguer les genoux… Asseyez-vous pour de bon,mettez votre chaise d’aplomb et posez votre livre sur la table.

Elle m’obéit en souriant et me dit&|160;:

–&|160;Regardez, monsieur, le beau costume (C’était celui d’unedogaresse). Que c’est noble et quelles magnifiques idées celadonne&|160;! C’est pourtant beau, le luxe&|160;!

–&|160;Il ne faut pas exprimer de semblables pensées,mademoiselle, dit la maîtresse de pension, en levant de dessus sonouvrage un petit nez imparfait.

–&|160;C’est bien innocent, répondis-je. Il y a des âmes de luxequi ont le goût inné de la magnificence.

Le petit nez imparfait se rabattit aussitôt.

–&|160;Mademoiselle Préfère aime le luxe aussi, ditJeanne&|160;; elle découpe des transparents de papier pour leslampes. C’est du luxe économique, mais c’est du luxe tout demême.

Retournés à Venise, nous faisions la connaissance d’unepatricienne vêtue d’une dalmatique brodée, quand j’entendis lasonnette. Je crus que c’était quelque patronnet avec sa manne, maisla porte de la cité des livres s’ouvrit et… Tu souhaitais tout àl’heure, vieux Sylvestre Bonnard, que d’autres yeux que des yeuxlunettés et desséchés vissent ta protégée dans sa grâce&|160;; tessouhaits sont comblés de la façon la plus inattendue. Et comme àl’imprudent Thésée, une voix te dit&|160;:

Craignez, Seigneur, craignez quele Ciel rigoureux

Ne vous haïsse assez pour exaucervos vœux.

La porte de la cité des livres s’ouvrit et un beau jeune hommeparut, introduit par Thérèse. Cette vieille âme simple ne saitqu’ouvrir ou fermer la porte aux gens&|160;; elle n’entend rien auxfinesses de l’antichambre et du salon. Il n’est dans ses mœurs nid’annoncer ni de faire attendre. Elle jette les gens sur le palierou bien elle vous les pousse à la tête.

Voilà donc le beau jeune homme tout amené et je ne puis vraimentpas l’aller enfermer tout de suite, comme un animal dangereux, dansla pièce voisine. J’attends qu’il s’explique&|160;; il le fait sansembarras, mais il me semble qu’il a remarqué la jeune fille qui,penchée sur la table, feuillette le Vecellio. Je le regarde&|160;;ou je me trompe fort, ou je l’ai déjà vu quelque part. Il se nommeGélis. C’est là un nom que j’ai entendu je ne sais où. En fait,M.&|160;Gélis (puisque Gélis il y a) est fort bien tourné. Il medit qu’il est en troisième année à l’École des chartes, et qu’ilprépare depuis quinze ou dix-huit mois sa thèse de sortie, dont lesujet est l’état des abbayes bénédictines en 1700. Il vient de liremes travaux sur le Monasticon et il est persuadé qu’il nepeut mener sa thèse à bonne fin sans mes conseils, d’abord, et sansun certain manuscrit que j’ai en ma possession et qui n’est autreque le Registre des comptes de l’abbaye de Cîteaux de 1683 à1704.

M’ayant édifié sur ces points, il me remet une lettre derecommandation signée du nom du plus illustre de mes confrères.

À la bonne heure, j’y suis&|160;: M.&|160;Gélis est tout unimentle jeune homme qui, l’an passé, m’a traité d’imbécile, sous lesmarronniers. Ayant déplié sa lettre d’introduction, jesonge&|160;:

«&|160;Ah&|160;! ah&|160;! malheureux, tu es bien loin desoupçonner que je t’ai entendu et que je sais ce que tu penses demoi… ou du moins ce que tu pensais ce jour-là, car ces jeunes têtessont si légères&|160;! Je te tiens, jeune imprudent&|160;! te voilàdans l’antre du lion et si soudainement, ma foi&|160;! que le vieuxlion surpris ne sait que faire de sa proie. Mais toi, vieux lion,ne serais-tu pas un imbécile&|160;? si tu ne l’es pas, tu le fus.Tu fus un sot d’avoir écouté M.&|160;Gélis au pied de la statue deMarguerite de Valois, un double sot de l’avoir entendu, et untriple sot de n’avoir pas oublié ce qu’il eût mieux valu ne pasentendre.&|160;»

Ayant ainsi gourmandé le vieux lion, je l’exhortai à se montrerclément&|160;; il ne se fit pas trop tirer l’oreille et devintbientôt si gai qu’il se retint pour ne pas éclater en joyeuxrugissements.

À la manière dont je lisais la lettre de mon collègue, jepouvais passer pour ne pas savoir mes lettres. Ce fut long, etM.&|160;Gélis aurait pu s’ennuyer, mais il regardait Jeanne etprenait son mal en patience. Jeanne tournait quelquefois la tête denotre côté. On ne peut rester immobile, n’est-ce pas&|160;?Mademoiselle Préfère arrangeait ses boucles, et sa poitrine segonflait de petits soupirs. Il faut dire que j’ai été moi-mêmehonoré souvent de ces petits soupirs.

–&|160;Monsieur, dis-je, en pliant la lettre, je suis heureux depouvoir vous être utile. Vous vous occupez de recherches qui m’ont,pour ma part, bien vivement intéressé. J’ai fait ce que j’ai pu. Jesais comme vous – et mieux encore que vous – combien il reste àfaire. Le manuscrit que vous me demandez est à votredisposition&|160;; vous pouvez l’emporter, mais il n’est pas desplus petits, et je crains…

–&|160;Ah&|160;! monsieur, me dit Gélis, les gros livres ne mefont pas peur.

Je priai le jeune homme de m’attendre et j’allai dans un cabinetvoisin chercher le registre, que je ne trouvai pas d’abord et queje désespérai même de trouver quand je reconnus, à des signescertains, que ma gouvernante avait mis de l’ordre dans le cabinet.Mais le registre était si grand et si gros que Thérèse n’était pasparvenue à le ranger assez complètement. Je le soulevai avec peineet j’eus la joie de le trouver pesant à souhait.

«&|160;Attends, mon garçon, me dis-je avec un sourire qui devaitêtre très sarcastique, attends&|160;: je t’en vais accabler, il terompra les bras, puis la cervelle. C’est la première vengeance deSylvestre Bonnard. Nous aviserons ensuite.&|160;»

Quand je rentrai dans la cité des livres, j’entendisM.&|160;Gélis qui disait à Jeanne&|160;:

–&|160;Les Vénitiennes se trempaient les cheveux dans uneteinture blonde. Elles avaient le blond de miel et le blond d’or.Mais il y a des cheveux dont la couleur naturelle est bien plusjolie que celle du miel et de l’or.

Et Jeanne répondait par son silence pensif et recueilli. Jedevinai que ce coquin de Vecellio était de l’affaire et que,penchés sur le livre, ils avaient regardé ensemble la dogaresse etles patriciennes.

Je parus avec mon énorme bouquin, pensant que Gélis ferait lagrimace. C’était la charge d’un commissionnaire et j’en avais lesbras endoloris. Mais le jeune homme le souleva comme une plume etle mit sous son bras en souriant. Puis il me remercia avec cettebrièveté que j’estime, me rappela qu’il avait besoin de mesconseils et, ayant pris jour pour un nouvel entretien, partit ennous saluant tous le plus aisément du monde.

Je dis&|160;:

–&|160;Il est gentil, ce garçon.

Jeanne tourna quelques feuillets du Vecellio et ne réponditpas.

Nous allâmes à Saint-Cloud.

&|160;

Septembre. – Décembre.

Les visites au bonhomme se sont succédé avec une exactitude dontje suis profondément reconnaissant à mademoiselle Préfère, qui afini par avoir un coin attitré dans la cité des livres. Elle ditmaintenant&|160;: ma chaise, mon tabouret, mon casier. Son casierest une tablette dont elle a expulsé les poètes champenois pourloger son sac à ouvrage. Elle est bien aimable, et il faut que jesois un monstre pour ne pas l’aimer. Je la souffre dans toute larigueur du mot. Mais que ne souffrirait-on pas pour Jeanne&|160;?Elle donne à la cité des livres un charme dont je goûte le souvenirquand elle est partie. Elle est peu instruite, mais si bien douéeque, quand je veux lui montrer une belle chose, il se trouve que jene l’avais jamais vue et que c’est elle qui me la fait voir. S’ilm’a été jusqu’ici impossible de lui faire suivre mes idées, j’aisouvent pris plaisir à suivre le spirituel caprice des siennes.

Un homme plus sensé que moi songerait à la rendre utile. Maisn’est-il point utile dans la vie d’être aimable&|160;? Sans êtrejolie, elle charme. Charmer, cela sert autant, peut-être, que deravauder des bas. D’ailleurs, je ne suis pas immortel, et elle nesera sans doute pas encore très vieille quand mon notaire (quin’est point maître Mouche) lui lira certain papier que j’ai signétantôt.

Je n’entends pas qu’un autre que moi la pourvoie et la dote. Jene suis pas moi-même bien riche, et l’héritage paternel ne s’estpas accru dans mes mains. On n’amasse pas des écus à compulser desvieux textes. Mais mes livres, au prix où se vend aujourd’hui cettenoble denrée, valent quelque chose. Il y a sur cette tabletteplusieurs poètes du XVIe siècle que des banquiersdisputeraient à des princes. Et je crois que ces Heures deSimon Vostre ne passeraient point inaperçues à l’hôtel Silvestre,non plus que ces Preces piae à l’usage de la reine Claude.J’ai pris soin de réunir et de conserver tous ces exemplaires rareset curieux qui peuplent la cité des livres, et j’ai cru longtempsqu’ils étaient aussi nécessaires à ma vie que l’air et la lumière.Je les ai bien aimés, et aujourd’hui encore je ne puis m’empêcherde leur sourire et de les caresser. Ces maroquins sont si plaisantsà l’œil et ces vélins si doux au toucher&|160;! Il n’est pas unseul de ces livres qui ne soit digne, par quelque mérite singulier,de l’estime d’un galant homme. Quel autre possesseur saura lespriser comme il faut&|160;? Sais-je seulement si un nouveaupropriétaire ne les laissera pas périr dans l’abandon, ou ne lesmutilera pas par un caprice d’ignorant&|160;? Dans quelles mainstombera cet incomparable exemplaire de l’Histoire de l’abbayede Saint-Germain-des-Prés, aux marges duquel l’auteurlui-même, Dom Jacques Bouillard, mit de sa main des notessubstantielles&|160;?… Maître Bonnard, tu es un vieux fou. Tagouvernante, la pauvre créature, est aujourd’hui clouée dans sonlit par un rhumatisme rigoureux. Jeanne doit venir avec sonchaperon et, au lieu d’aviser à les recevoir, tu songes à millesottises. Sylvestre Bonnard, tu n’arriveras à rien, c’est moi quite le dis.

Et précisément je les vois de ma fenêtre qui descendent del’omnibus. Jeanne saute comme une chatte, et mademoiselle Préfèrese confie au bras robuste du conducteur avec les grâces pudiquesd’une Virginie réchappée du naufrage et résignée cette fois à selaisser sauver. Jeanne lève la tête, me voit, et me fait unimperceptible signe d’amitié confiante. Je m’aperçois qu’elle estjolie. Elle est moins jolie que n’était sa grand-mère. Mais sagrâce fait la joie et la consolation du vieux fou que je suis.Quant aux jeunes fous (il s’en trouve encore), je ne sais ce qu’ilsen penseront&|160;; ce n’est pas mon affaire… Mais faut-il terépéter, Bonnard, mon ami, que ta gouvernante est au lit et que tudois aller toi-même ouvrir ta porte&|160;?

Ouvre, bonhomme Hiver… c’est le Printemps qui sonne.

C’est Jeanne, en effet, Jeanne toute rose. Il s’en faut d’unétage que mademoiselle Préfère, essoufflée et indignée, atteigne lepalier.

J’expliquai l’état de ma gouvernante et proposai un dîner aurestaurant. Mais Thérèse, toute-puissante encore sur son lit dedouleur, décida qu’il fallait dîner à la maison. Les honnêtes gens,à son avis, ne dînaient pas au restaurant. D’ailleurs, elle avaittout prévu. Le dîner était acheté&|160;; la concierge lecuirait.

L’audacieuse Jeanne voulut aller voir si la vieille maladen’avait besoin de rien. Comme bien vous pensez, elle fut lestementrenvoyée au salon, mais pas avec tant de rudesse que j’avais lieude le craindre.

–&|160;Si j’ai besoin de me faire servir, ce qu’à Dieu neplaise&|160;! lui fut-il répondu, je trouverai quelqu’un de moinsmignon que vous. Il me faut du repos. C’est une marchandise dontvous ne tenez pas boutique à la foire, sous l’enseigne deMotus-un-doigt-sur-la-bouche. Allez rire et ne restez pas ici.C’est malsain&|160;: la vieillesse se gagne.

Jeanne, nous ayant rapporté ces paroles, ajouta qu’elle aimaitbeaucoup la langue de la vieille Thérèse. Sur quoi, mademoisellePréfère lui reprocha d’avoir des goûts peu distingués. J’essayai del’excuser par l’exemple de tant de bons artisans du parler maternelqui tenaient pour leurs maîtres en langage les forts du port aufoin et les vieilles lavandières. Mais mademoiselle Préfère avaitdes goûts trop distingués pour se rendre à mes raisons.

Cependant Jeanne prit un visage suppliant et me demanda lafaveur de mettre un tablier blanc et d’aller à la cuisine s’occuperdu dîner.

–&|160;Jeanne, répondis-je avec la gravité d’un maître, je croisque, s’il s’agit de briser les assiettes, d’ébrécher les plats, debosseler les casseroles et de défoncer les bouillottes, la créaturesordide que Thérèse a placée dans la cuisine suffira à sa tâche,car il me semble entendre en ce moment dans la cuisine des bruitsdésastreux. Toutefois, je vous prépose, Jeanne, à la confection dudessert. Allez chercher un tablier blanc&|160;; je vous le ceindraimoi-même.

En effet, je lui nouai solennellement le tablier de toile à lataille, et elle s’élança dans la cuisine pour y apprêter, commenous le sûmes plus tard, des mets délicats.

Je n’eus pas à me louer de ce petit arrangement, carmademoiselle Préfère, restée seule avec moi, prit des alluresinquiétantes. Elle me regarda avec des yeux pleins de larmes et deflammes et poussa d’énormes soupirs.

–&|160;Je vous plains, me dit-elle, un homme comme vous, unhomme d’élite, vivre seul avec une grossière servante (car elle estgrossière, cela est incontestable)&|160;! Quelle cruelleexistence&|160;! Vous avez besoin de repos, de ménagements,d’égards, de soins de toute sorte&|160;; vous pouvez tomber malade.Et il n’y a pas de femme qui ne se ferait honneur de porter votrenom et de partager votre existence. Non&|160;! il n’y en apas&|160;: c’est mon cœur qui me le dit.

Et elle pressait des deux mains ce cœur prêt sans cesse às’échapper.

J’étais littéralement désespéré. J’essayai de remontrer àmademoiselle Préfère que j’entendais ne rien changer au train de mavie fort avancée et que j’avais autant de bonheur qu’encomportaient ma nature et ma destinée.

–&|160;Non&|160;! vous n’êtes pas heureux, s’écria-t-elle&|160;;il faudrait auprès de vous une âme capable de vous comprendre.Sortez de votre engourdissement, jetez les yeux autour de vous.Vous avez des relations étendues, de belles connaissances. On n’estpas membre de l’Institut sans fréquenter la société. Voyez, jugez,comparez. Une femme sensée ne vous refusera pas sa main. Je suisfemme, monsieur&|160;: mon instinct ne me trompe pas&|160;; il y aquelque chose là qui me dit que vous trouverez le bonheur dans lemariage. Les femmes sont si dévouées, si aimantes (pas toutes, sansdoute, mais quelques-unes)&|160;! Et puis elles sont sensibles à lagloire&|160;! Votre cuisinière n’a plus de forces&|160;; elle estsourde, elle est infirme&|160;; s’il vous arrivait malheur lanuit&|160;! Tenez, je frémis, rien que d’y penser&|160;!

Et elle frémissait réellement&|160;; elle fermait les yeux,serrait les poings, trépignait. Mon abattement était extrême. Avecquelle formidable ardeur elle reprit&|160;:

–&|160;Votre santé&|160;! votre chère santé&|160;! Je donneraisavec joie tout mon sang pour conserver les jours d’un savant, d’unlittérateur, d’un homme de mérite, d’un membre de l’Institut. Etune femme qui n’en ferait pas autant, je la mépriserais. Tenez,monsieur, j’ai connu la femme d’un grand mathématicien, d’un hommequi faisait des cahiers entiers de calculs dont il remplissaittoutes les armoires de sa maison. Il avait une maladie de cœur etil dépérissait à vue d’œil. Et je voyais sa femme, là, tranquilleauprès de lui. Je n’ai pas pu y tenir, je lui ai dit un jour&|160;:«&|160;Ma chère, vous n’avez pas de cœur. À votre place, je ferais…je ferais… Je ne sais pas ce que je ferais&|160;!&|160;»

Elle s’arrêta épuisée. Ma situation était terrible. Direnettement à mademoiselle Préfère ce que je pensais de ses conseils,il ne fallait pas y songer. Car me brouiller avec elle, c’étaitperdre Jeanne. Je pris donc la chose en douceur. D’ailleurs, elleétait chez moi&|160;: cette considération m’aida à garder quelquecourtoisie.

–&|160;Je suis très vieux, mademoiselle, lui répondis-je, et jecrains bien que vos avis ne viennent un peu tard. J’y songeraitoutefois. En attendant, remettez-vous. Il serait bon que vousprissiez un verre d’eau sucrée.

À ma grande surprise, ces paroles la calmèrent soudainement, etje la vis s’asseoir avec tranquillité dans son coin, près de soncasier, sur sa chaise, les pieds sur son tabouret.

Le dîner était tout à fait manqué. Mademoiselle Préfère, perduedans un rêve, n’y prit point garde. Je suis fort sensibled’ordinaire à ces sortes de mésaventures&|160;; mais celle-ci causaà Jeanne une telle joie que je finis moi-même par y prendreplaisir. Je ne savais pas encore, à mon âge, qu’un poulet brûléd’un côté et cru de l’autre fût une chose comique&|160;; les riresclairs de Jeanne me l’apprirent. Ce poulet nous fit dire millechoses très spirituelles que j’ai oubliées, et je fus enchantéqu’on ne l’eût pas raisonnablement rôti.

Le dîner s’acheva non sans grâce quand la jeune fille en tablierblanc, mince et droite, apporta le plat d’œufs à la neige qu’elleavait apprêté. Dans leur bain d’or pâle, ils brillaient du pluscandide éclat et répandaient une fine odeur de vanille. Et elle lesposa sur la table avec la gravité ingénue d’une ménagère deChardin.

Dans le fond de mon âme, j’étais très inquiet. Il me paraissaità peu près impossible de me maintenir longtemps en bons termes avecmademoiselle Préfère, dont les fureurs matrimoniales avaientéclaté. Et la maîtresse partie, adieu l’écolière&|160;! Je profitaide ce que la bonne âme était allée mettre son manteau, pourdemander à Jeanne très précisément quel âge elle avait. Elle avaitdix-huit ans et un mois. Je comptai sur mes doigts et trouvaiqu’elle ne serait pas majeure avant deux ans et onze mois. Commentpasser tout ce temps-là&|160;?

En me quittant, mademoiselle Préfère me regarda avec tantd’expression que j’en tremblai de tous mes membres.

–&|160;Au revoir, dis-je gravement à la jeune fille. Maisécoutez-moi&|160;: votre ami est vieux et peut vous manquer.Promettez-moi de ne jamais vous manquer à vous-même et je seraitranquille. Dieu vous garde, mon enfant&|160;!

Ayant fermé la porte sur elle, j’ouvris la fenêtre pour la voirs’en aller. La nuit était sombre, et je n’aperçus que des ombresconfuses qui glissaient sur le quai noir. Le bourdonnement immenseet sourd de la ville montait jusqu’à moi, et j’eus le cœurserré.

&|160;

15 décembre.

Le roi de Thulé gardait une coupe d’or que son amante lui avaitlaissée en souvenir. Près de mourir et sentant qu’il avait bu pourla dernière fois, il jeta la coupe à la mer. Je garde ce cahier desouvenirs comme le vieux prince des mers brumeuses gardait sa coupeciselée, et, de même qu’il abîma son joyau d’amour, je brûlerai celivre de raison. Ce n’est pas, certes, par une avarice hautaine etpar un orgueil égoïste que je détruirai ce monument d’une humblevie&|160;; mais je craindrais que les choses qui me sont chères etsacrées n’y parussent, par défaut d’art, vulgaires etridicules.

Je ne dis pas cela en vue de ce qui va suivre. Ridicule jel’étais certainement quand, prié à dîner chez mademoiselle Préfère,je m’assis dans une bergère (c’était bien une bergère) à la droitede cette inquiétante personne. La table était dressée dans un petitsalon. Assiettes ébréchées, verres dépareillés, couteaux branlantdans le manche, fourchettes à dents jaunes, rien ne manquait de cequi coupe net l’appétit d’un honnête homme.

On me confia que le dîner était fait pour moi, pour moi seul,bien que maître Mouche en fût. Il faut que mademoiselle Préfère sesoit imaginé que j’ai pour le beurre des goûts de Sarmate, carcelui qu’elle m’offrit était rance à l’excès.

Le rôti acheva de m’empoisonner. Mais j’eus le plaisird’entendre maître Mouche et mademoiselle Préfère parler de lavertu. Je dis le plaisir, je devrais dire la honte, car lessentiments qu’ils exprimaient sont fort au-dessus de ma grossièrenature.

Ce qu’ils disaient me prouva clair comme le jour que ledévouement était leur pain quotidien et que le sacrifice leur étaitaussi nécessaire que l’air et l’eau. Voyant que je ne mangeais pas,mademoiselle Préfère fit mille efforts pour vaincre ce qu’elleétait assez bonne pour nommer ma discrétion. Jeanne n’était pas dela fête, parce que, me dit-on, sa présence, contraire au règlement,aurait blessé l’égalité si nécessaire à maintenir entre tant dejeunes élèves.

La servante désolée servit un maigre dessert, et disparut commeune ombre.

Alors, mademoiselle Préfère raconta à maître Mouche avec degrands transports tout ce qu’elle m’avait dit dans la cité deslivres, pendant que ma gouvernante était au lit. Son admirationpour un membre de l’Institut, ses craintes de me voir malade etseul, la certitude où elle était qu’une femme intelligente seraitheureuse et fière de partager mon existence, elle ne dissimularien&|160;; bien au contraire, elle ajouta de nouvelles folies.Maître Mouche approuvait de la tête en cassant des noisettes. Puis,après tout ce verbiage, il demanda avec un agréable sourire ce quej’avais répondu.

Mademoiselle Préfère, une main sur son cœur et l’autre étenduevers moi, s’écria&|160;:

–&|160;Il est si affectueux, si supérieur, si bon et sigrand&|160;! Il a répondu… Mais je ne saurais pas, moi, simplefemme, répéter les paroles d’un membre de l’Institut&|160;: ilsuffit que je les résume. Il a répondu&|160;: «&|160;Oui, je vouscomprends, et j’accepte.&|160;»

Ayant ainsi parlé, elle me prit une main. Maître Mouche se leva,tout ému, et me saisit l’autre main.

–&|160;Je vous félicite, monsieur, me dit-il.

J’ai quelquefois eu peur dans ma vie, mais je n’avais jamaiséprouvé un effroi d’une nature aussi écœurante.

Je dégageai mes deux mains et, m’étant levé pour donner toute lagravité possible à mes paroles&|160;:

–&|160;Madame, dis-je, je me serai mal expliqué chez moi ou jevous aurai mal comprise ici. Dans les deux cas, une déclarationnette est nécessaire. Permettez-moi, madame, de la faire toutuniment. Non, je ne vous ai pas comprise&|160;; non, je n’ai rienaccepté&|160;; j’ignore absolument quel peut être le parti que vousavez en vue pour moi, si toutefois vous en avez un. Dans tous lescas, je ne veux pas me marier. Ce serait à mon âge uneimpardonnable folie et je ne puis pas encore, à l’heure qu’il est,me figurer qu’une personne de sens, comme vous, ait pu me donner leconseil de me marier. J’ai même tout lieu de croire que je metrompe, et que vous ne m’avez rien dit de semblable. Dans ce cas,vous excuserez un vieillard déshabitué du monde, peu fait aulangage des dames et désolé de son erreur.

Maître Mouche se rassit tout doucement à sa place, où, faute denoisettes, il tailla un bouchon.

Mademoiselle Préfère, m’ayant considéré pendant quelquesinstants avec de petits yeux ronds et secs que je ne luiconnaissais pas encore, reprit sa douceur et sa grâce ordinaires.C’est d’une voix mielleuse qu’elle s’écria&|160;:

–&|160;Ces savants&|160;! ces hommes de cabinet&|160;! ils sontcomme des enfants. Oui, monsieur Bonnard, vous êtes un véritableenfant.

Puis, se tournant vers le notaire, qui se tenait coi, le nez surson bouchon&|160;:

–&|160;Oh&|160;! ne l’accusez pas&|160;! lui dit-elle d’une voixsuppliante. Ne l’accusez pas&|160;! Ne pensez pas de mal de lui, jevous en prie. N’en pensez pas&|160;! Faut-il vous le demander àgenoux&|160;?

Maître Mouche examina son bouchon sur toutes ses faces, sanss’expliquer autrement.

J’étais indigné&|160;; à en juger à la chaleur que je sentais àla tête, mes joues devaient être extrêmement rouges. Cettecirconstance me fit comprendre les paroles que j’entendis alors àtravers le bourdonnement de mes tempes&|160;:

–&|160;Il m’effraie, notre pauvre ami. Monsieur Mouche, veuillezouvrir la fenêtre. Il me semble qu’une compresse d’arnica luiferait du bien.

Je m’enfuis dans la rue avec un indicible sentiment de dégoût etd’effroi.

&|160;

20 décembre.

Je fus huit jours sans entendre parler de l’institution Préfère.Ne pouvant rester plus longtemps sans nouvelles de Jeanne etsongeant d’ailleurs que je me devais à moi-même de ne pas quitterla place, je pris le chemin des Ternes.

Le parloir me sembla plus froid, plus humide, plusinhospitalier, plus insidieux, et la servante plus effarée, plussilencieuse que jamais. Je demandai Jeanne et ce fut, après unassez long temps, mademoiselle Préfère qui se montra, grave, pâle,les lèvres minces, les yeux durs.

–&|160;Monsieur, je regrette vivement, me dit-elle en croisantles bras sous sa pèlerine, de ne pouvoir vous permettre de voiraujourd’hui mademoiselle Alexandre&|160;; mais cela m’estimpossible.

–&|160;Et pourquoi donc&|160;?

–&|160;Monsieur, les raisons qui m’obligent à vous demander derendre vos visites ici moins fréquentes sont d’une natureparticulièrement délicate, et je vous prie de m’épargner lacontrariété de les dire.

–&|160;Madame, répondis-je, je suis autorisé par le tuteur deJeanne à voir sa pupille tous les jours. Quelles raisonspouvez-vous avoir de vous mettre en travers des volontés deM.&|160;Mouche&|160;?

–&|160;Le tuteur de mademoiselle Alexandre (et elle pesait surce nom de tuteur comme sur un point d’appui solide) souhaite aussivivement que moi de voir la fin de vos assiduités.

–&|160;Veuillez, s’il en est ainsi, me donner ses raisons et lesvôtres.

Elle contempla la petite spirale de papier et répondit avec uncalme sévère&|160;:

–&|160;Vous le voulez&|160;? Bien qu’une telle explication soitpénible pour une femme, je cède à vos exigences. Cette maison,monsieur, est une maison honorable. J’ai ma responsabilité&|160;:je dois veiller comme une mère sur chacune de mes élèves. Vosassiduités auprès de mademoiselle Alexandre ne pourraient seprolonger sans nuire à cette jeune fille. Mon devoir est de lesfaire cesser.

–&|160;Je ne vous comprends pas, répondis-je.

Et c’était bien la vérité. Elle reprit lentement&|160;:

–&|160;Vos assiduités dans cette maison sont interprétées parles personnes les plus respectables et les moins soupçonneusesd’une telle façon que je dois, dans l’intérêt de mon établissementet dans l’intérêt de mademoiselle Alexandre, les faire cesser auplus vite.

–&|160;Madame, m’écriai-je, j’ai entendu bien des sottises dansma vie, mais aucune qui soit comparable à celle que vous venez dedire&|160;!

Elle me répondit simplement&|160;:

–&|160;Vos injures ne m’atteignent pas. On est bien forte quandon accomplit un devoir.

Et elle pressa sa pèlerine contre son cœur, non plus cette foispour contenir, mais sans doute pour caresser ce cœur généreux.

–&|160;Madame, dis-je, en la marquant du doigt, vous avezsoulevé l’indignation d’un vieillard. Faites en sorte que cevieillard vous oublie, et n’ajoutez pas de nouveaux méfaits à ceuxque je découvre. Je vous avertis que je ne cesserai pas de veillersur mademoiselle Alexandre. Si vous la violentez en quoi que cesoit, malheur à vous&|160;!

Elle devenait plus tranquille à mesure que je m’animais, etc’est avec un beau sang-froid qu’elle me répondit&|160;:

–&|160;Monsieur, je suis trop éclaircie sur la nature del’intérêt que vous portez à cette jeune fille pour ne pas lasoustraire à cette surveillance dont vous me menacez. J’aurais dû,voyant l’intimité plus qu’équivoque dans laquelle vous vivez avecvotre gouvernante, épargner votre contact à une innocente enfant.Je le ferai à l’avenir. Si j’ai été jusqu’ici trop confiante, cen’est pas vous, c’est mademoiselle Alexandre qui peut me lereprocher&|160;; mais elle est trop naïve, trop pure, grâce à moi,pour soupçonner la nature du péril que vous lui avez fait courir.Vous ne m’obligerez pas, je suppose, à l’en instruire.

«&|160;Allons, me dis-je, en haussant les épaules, il fallait,mon pauvre Bonnard, que tu vécusses jusqu’à présent pour apprendreexactement ce que c’est qu’une méchante femme. À présent, tascience est complète à cet égard.&|160;»

Je sortis sans répondre, et j’eus le plaisir de voir, à lasubite rougeur de la maîtresse de pension, que mon silence latouchait beaucoup plus que n’avaient fait mes paroles.

Je traversai la cour en regardant de tous côtés si jen’apercevrais pas Jeanne. Elle me guettait&|160;; elle courut àmoi.

–&|160;Si on touche à un de vos cheveux, Jeanne, écrivez-moi.Adieu.

–&|160;Non&|160;! pas adieu&|160;!

Je répondis&|160;:

–&|160;Non&|160;! non&|160;! pas adieu. Écrivez-moi.

J’allai tout droit chez madame de Gabry.

–&|160;Madame est à Rome, avec Monsieur. Monsieur ne le savaitdonc pas&|160;?

–&|160;Si fait&|160;! répondis-je, Madame me l’a écrit.

Elle me l’avait écrit en effet, et il fallait que j’eusse perduun peu la tête pour l’oublier. Ce fut l’opinion du domestique, caril me regarda d’un air qui disait&|160;: «&|160;Monsieur Bonnardest tombé en enfance&|160;», et il se pencha sur la rampe del’escalier pour voir si je ne me livrerais pas à quelque actionextraordinaire. Je descendis raisonnablement les degrés et il seretira désappointé.

En rentrant chez moi, j’appris que M.&|160;Gélis était dans lesalon. Ce jeune homme me fréquente assidûment. Il n’a certes pas lejugement sûr, mais son esprit n’est pas banal. Cette fois sa visitene laissa pas que de m’embarrasser. Hélas&|160;! pensai-je, je vaisdire à mon jeune ami quelque sottise, et il trouvera aussi que jebaisse. Je ne puis pourtant pas lui expliquer que j’ai été demandéen mariage et traité d’homme sans mœurs, que Thérèse est soupçonnéeet que Jeanne reste au pouvoir de la femme la plus scélérate de laterre. Je suis vraiment en bel état pour parler des abbayescisterciennes avec un jeune et malveillant érudit. Allons,pourtant, allons&|160;!…

Mais Thérèse m’arrêta&|160;:

–&|160;Comme vous êtes rouge, monsieur&|160;! me dit-elle d’unton de reproche.

–&|160;C’est le printemps, lui répondis-je.

Elle se récria&|160;:

–&|160;Le printemps au mois de décembre&|160;?

Nous sommes en effet au mois de décembre. Ah&|160;! quelle têteest la mienne, et le bel appui qu’a en moi la pauvreJeanne&|160;!

–&|160;Thérèse, prenez ma canne et mettez-la, s’il se peut, dansun endroit où on la retrouve.

«&|160;Bonjour, monsieur Gélis. Comment vousportez-vous&|160;?&|160;»

&|160;

Sans date.

Le lendemain le bonhomme voulut se lever&|160;; il ne le putpas. Elle était rude, la main invisible qui le tenait étendu surson lit. Le bonhomme, exactement cloué, se résigna à ne pas bouger,mais ce furent ses idées qui trottèrent.

Il fallait qu’il eût une forte fièvre, car mademoiselle Préfère,les abbés de Saint-Germain-des-Prés et le maître d’hôtel de madamede Gabry lui apparaissaient sous des formes fantastiques. Le maîtred’hôtel notamment s’allongeait sur sa tête en grimaçant comme unegargouille de cathédrale. J’avais l’idée qu’il y avait beaucoup demonde, beaucoup trop de monde dans ma chambre.

Cette chambre est meublée à l’antique&|160;; le portrait de monpère en grand uniforme et celui de ma mère en robe de cachemirependent au mur sur une tapisserie de papier à ramages verts. Je lesais et je sais même que tout cela est bien fané. Mais la chambred’un vieil homme n’a pas besoin d’être coquette&|160;; il suffitqu’elle soit propre, et Thérèse y pourvoit. Celle-ci est, de plus,assez imagée pour plaire à mon esprit resté un peu enfantin etmusard. Il y a, aux murs et sur les meubles, des choses quid’ordinaire me parlent et m’égaient. Mais que me veulentaujourd’hui toutes ces choses&|160;? Elles sont devenues criardes,grimaçantes et menaçantes. Cette statuette, moulée sur une desVertus théologales de Notre-Dame de Brou, si ingénue et sigracieuse dans son état naturel, fait maintenant des contorsions etme tire la langue. Et cette belle miniature, dans laquelle un desplus suaves élèves de Jehan Fouquet s’est représenté, ceint de lacordelière des fils de saint François, offrant à genoux son livreau bon duc d’Angoulême, qui donc l’a ôtée de son cadre, pour mettreà la place une grosse tête de chat qui me regarde avec des yeuxphosphorescents&|160;? Les ramages du papier sont devenus aussi destêtes, des têtes vertes et difformes… Non pas, ce sont bien,aujourd’hui comme il y a vingt ans, des feuillages imprimés et pasautre chose… Non, je disais bien, ce sont des têtes avec des yeux,un nez, une bouche, des têtes&|160;!… Je comprends&|160;: ce sont àla fois des têtes et des feuillages. Je voudrais bien ne pas lesvoir.

Là, à ma droite, la jolie miniature du franciscain est revenue,mais il me semble que je la retiens par un accablant effort de mavolonté et que, si je me lasse, la vilaine tête de chat vareparaître. Je n’ai pas le délire&|160;: je vois bien Thérèse aupied de mon lit&|160;; j’entends bien qu’elle me parle, et je luirépondrais avec une parfaite lucidité si je n’étais pas occupé àmaintenir dans leur figure naturelle tous les objets quim’entourent.

Voici venir le médecin. Je ne l’avais pas demandé&|160;; maisj’ai plaisir à le voir. C’est un vieux voisin à qui j’ai été de peude profit, mais que j’aime beaucoup. Si je ne lui dis pasgrand-chose, j’ai du moins toute ma connaissance et même je suissingulièrement rusé, car j’épie ses gestes, ses regards, lesmoindres plis de son visage. Il est fin, le docteur, et je ne saisvraiment pas ce qu’il pense de mon état. Le mot profond de Gœthe merevient à l’esprit et je dis&|160;:

–&|160;Docteur, le vieil homme a consenti à être malade&|160;;mais il n’en accordera pas davantage pour cette fois à lanature.

Ni le docteur ni Thérèse ne rient de ma plaisanterie. Il fautqu’ils ne l’aient pas comprise.

Le docteur s’en va, le jour tombe, et des ombres de toutessortes se forment et se dissipent comme des nuages dans les plis demes rideaux. Des ombres passent en foule devant moi&|160;; àtravers elles je vois la face immobile de ma fidèle servante. Toutà coup un cri, un cri aigu, un cri de détresse me déchire lesoreilles. Est-ce vous, Jeanne, qui m’appelez&|160;?

Le jour est tombé, et les ombres s’installent à mon chevet pourtoute la longue nuit.

À l’aube, je sens une paix, une paix immense m’envelopper toutentier. Est-ce votre sein que vous m’ouvrez, Seigneur monDieu&|160;?

&|160;

Février 1876.

Le docteur est tout à fait jovial. Il paraît que je lui faisbeaucoup d’honneur en me tenant debout. À l’entendre, des maux sansnombre ont fondu ensemble sur mon vieux corps.

Ces maux, effroi de l’homme, ont des noms, effroi du philologue.Ce sont des noms hybrides, mi-grecs, mi-latins, avec des désinencesen ite indiquant l’état inflammatoire, et enalgie exprimant la douleur. Le docteur me les débite avecun nombre suffisant d’adjectifs en ique destinés à encaractériser la détestable qualité. Bref une bonne colonne duDictionnaire de médecine.

–&|160;Touchez là, docteur. Vous m’avez rendu à la vie, je vouspardonne. Vous m’avez rendu à mes amis, je vous en remercie. Jesuis solide, dites-vous. Sans doute, sans doute&|160;; mais j’aibeaucoup duré. Je suis un vieux meuble fort comparable au fauteuilde mon père. C’était un fauteuil que cet homme de bien tenaitd’héritage et dans lequel il s’asseyait du matin au soir. Vingtfois le jour, je me perchais, en bambin que j’étais, sur le bras dece siège antique. Tant qu’il tint bon, on n’y prit point garde.Mais il se mit à boiter d’un pied, et on commença à dire quec’était un bon fauteuil. Il boita ensuite de trois pieds, grinça duquatrième et devint presque manchot des deux bras. C’est alorsqu’on s’écria&|160;: «&|160;Quel solide fauteuil&|160;!&|160;» Onadmirait que, n’ayant pas un bras vaillant et pas une jambed’aplomb, il gardât figure de fauteuil, se tînt à peu près deboutet fît encore quelque service. Le crin lui sortit du corps, ilrendit l’âme. Et quand Cyprien, notre domestique, lui scia lesmembres pour le mettre au bûcher, les cris d’admirationredoublèrent&|160;: «&|160;L’excellent, le merveilleuxfauteuil&|160;! Il fut à l’usage de Pierre-Sylvestre Bonnard,marchand drapier, d’Épiménide Bonnard, son fils, et deJean-Baptiste Bonnard, chef de la 3e division maritimeet philosophe pyrrhonien. Quel vénérable et robustefauteuil&|160;!&|160;» En réalité c’était un fauteuil mort. Ehbien&|160;! docteur, je suis ce fauteuil. Vous me jugez solideparce que j’ai résisté à des assauts qui auraient tué tout à faitbon nombre de gens et qui ne m’ont tué, moi, qu’aux trois quarts.Grand merci. Je n’en suis pas moins quelque chosed’irrémédiablement avarié.

Le docteur veut me prouver, à l’aide de grands mots grecs etlatins, que je suis en bon état. Le français est trop clair pourune démonstration de ce genre. Toutefois je consens à être persuadéet je le reconduis jusqu’à ma porte.

–&|160;À la bonne heure&|160;! me dit Thérèse, voilà comme ilfaut mettre dehors les médecins. Pour peu que vous vous y preniezencore deux ou trois fois de cette manière, il n’y reviendra plus,et ce sera bien fait.

–&|160;Eh bien, Thérèse, puisque je suis redevenu un si vaillanthomme, ne me refusez plus mes lettres. Il y en a un bon paquet sansdoute, et ce serait une méchanceté de m’empêcher plus longtemps deles lire.

Thérèse, après quelques façons, me donna mes lettres. Mais, àquoi bon&|160;? j’ai regardé toutes les enveloppes et aucune n’estécrite par cette petite main que je voudrais voir ici, feuilletantle Vecellio. J’ai rejeté tout le paquet, qui ne me dit plusrien.

&|160;

Avril-juin.

L’affaire a été chaude.

–&|160;Attendez, monsieur, que j’aie mis mes nippes propres, m’adit Thérèse, et cette fois encore, je sortirai avec vous&|160;; jeprendrai votre pliant, comme j’ai fait ces derniers jours, et nousirons nous mettre au soleil.

En vérité, Thérèse me croit infirme. J’ai été malade, sansdoute, mais il y a fin à tout. Madame la Maladie s’en est allée, ily a beau temps, et voilà bien trois mois que sa suivante au pâle etgracieux visage, dame Convalescence, m’a fait gentiment ses adieux.Si j’écoutais ma gouvernante, je serais M.&|160;Argan toutbonnement, et je me coifferais, pour le reste de mes jours, d’unbonnet de nuit à rubans… Pas de cela&|160;! J’entends sortir seul.Thérèse ne l’entend pas. Elle tient mon pliant et veut mesuivre.

–&|160;Thérèse, nous nous mettrons demain en espalier contre lemur de la petite Provence, tant qu’il vous fera plaisir. Maisaujourd’hui j’ai des affaires qui pressent.

Des affaires&|160;! Elle croit qu’il s’agit d’argent etm’explique que rien ne presse.

–&|160;Tant mieux&|160;! mais il y a d’autres affaires quecelles-là, en ce monde.

Je supplie, je gronde, je m’échappe.

Il fait assez beau temps. Moyennant un fiacre et si Dieu nem’abandonne, je viendrai à bout de mon aventure.

Voici le mur qui porte en lettres bleues ces mots&|160;:Pensionnat de demoiselles tenu par mademoiselle VirginiePréfère. Voici la grille qui s’ouvrirait largement sur la courd’honneur, si elle s’ouvrait jamais. Mais la serrure en estrouillée et des lames de tôle, appliquées aux barreaux, protègentcontre les regards indiscrets les petites âmes auxquellesmademoiselle Préfère enseigne sans nul doute la modestie, lasincérité, la justice et le désintéressement. Voici une fenêtregrillée dont les carreaux barbouillés révèlent les communs, œilterne, seul ouvert sur le monde extérieur.

Quant à la petite porte bâtarde par laquelle je suis tant defois entré et qui m’est désormais interdite, je la retrouve avecson judas grillé. Le degré de pierre qui y conduit est usé, et,sans avoir de trop bons yeux sous mes lunettes, je vois sur lapierre les petites lignes blanches qu’ont faites en passant lessemelles ferrées des écolières. Ne puis-je donc y passer à montour&|160;? Il me semble que Jeanne souffre dans cette maisonmaussade, et qu’elle m’appelle en secret. Je ne puis m’éloigner.L’inquiétude me prend&|160;: je sonne. La servante effarée vientm’ouvrir, plus effarée que jamais. La consigne est donnée&|160;; jene puis voir mademoiselle Jeanne. Je demande au moins de sesnouvelles. La servante, après avoir regardé de droite et de gauche,me dit qu’elle va bien et me referme la porte au nez. Me voilà denouveau dans la rue.

Et depuis, que de fois j’ai erré ainsi, sous ce mur, et passédevant la petite porte, honteux, désespéré d’être plus faiblemoi-même que l’enfant qui n’a en ce monde d’appui que le mien.

&|160;

10 juin.

J’ai surmonté ma répugnance et suis allé voir maître Mouche. Jeremarque tout d’abord que l’étude est plus poudreuse et plus moisieque l’an passé. Le notaire m’apparaît avec ses gestes étroits etses prunelles agiles sous les lunettes. Je lui fais mes plaintes.Il me répond… Mais à quoi bon fixer, même dans un cahier qui doitêtre brûlé, le souvenir d’un plat coquin&|160;? Il donne raison àmademoiselle Préfère, dont il a depuis longtemps apprécié l’espritet le caractère. Sans vouloir se prononcer sur le fond du débat, ildoit dire que les apparences ne me sont pas favorables. Cela metouche peu. Il ajoute (et cela me touche davantage) que la faiblesomme qu’il avait entre les mains pour l’éducation de sa pupille setrouve épuisée et qu’en cette circonstance il admire vivement ledésintéressement de mademoiselle Préfère, qui consent à garder prèsd’elle mademoiselle Jeanne.

Une magnifique lumière, la lumière d’un beau jour verse sesondes incorruptibles dans ce lieu sordide et éclaire cet homme.Au-dehors, elle répand sa splendeur sur toutes les misères d’unquartier populeux.

Qu’elle est douce, cette lumière dont mes yeux s’emplissentdepuis si longtemps, et dont je ne jouirai bientôt plus&|160;! Jem’en vais, songeur, les mains derrière le dos, le long desfortifications, et je me trouve, sans savoir comment, dans desfaubourgs perdus, plantés de maigres jardins. Sur le bord d’unchemin poudreux, je rencontre une plante dont la fleur à la foiséclatante et sombre semble faite pour s’associer aux deuils lesplus nobles et les plus purs. C’est une ancolie. Nos pères lanommaient le gant de Notre-Dame. Une Notre-Dame qui se ferait toutepetite, pour apparaître à des enfants, pourrait seule glisser sesdoigts mignons dans les étroites capsules de cette fleur.

Voici un gros bourdon qui s’y fourre brutalement&|160;; sabouche ne peut atteindre au nectar et le gourmand s’efforce envain. Il renonce enfin et sort tout barbouillé de pollen. Il arepris son vol lourd&|160;; mais les fleurs sont rares dans cefaubourg souillé par la suie des usines. Il revient à l’ancolie, etcette fois, il perce la corolle et suce le nectar à traversl’ouverture qu’il a faite&|160;; je n’aurais pas cru qu’un bourdoneût tant de sens. Cela est admirable. Les insectes et les fleursm’émerveillent davantage à mesure que je les observe mieux. Je suiscomme le bon Rollin, que les fleurs de ses pêchers ravissaient. Jevoudrais bien avoir un beau jardin, et vivre à l’orée d’unbois.

&|160;

Août – septembre.

J’eus l’idée de venir, un dimanche matin, épier le moment où lesélèves de mademoiselle Préfère vont en file à la messe paroissiale.Je les vis passer deux par deux, les petites en tête, avec desmines sérieuses. Il y en avait trois, semblablement vêtues,courtes, rondes, importantes, que je reconnus pour être lesdemoiselles Mouton. Leur sœur aînée est l’artiste qui dessina laterrible tête de Tatius, roi des Sabins. Au flanc de la colonne, lasous-maîtresse, un paroissien à la main, s’agitait et fronçait lessourcils. Les moyennes, puis les grandes, passèrent en chuchotant.Mais je ne vis pas Jeanne.

J’ai demandé au ministère de l’Instruction publique s’il n’yavait pas au fond de quelque carton des notes sur l’institution dela rue Demours. J’ai obtenu qu’on y envoyât des inspectrices. Ellessont revenues apportant les meilleures notes. La pension Préfèreest à leur avis une pension modèle. Si je provoque une enquête, ilest certain que mademoiselle Préfère recevra les palmesacadémiques.

&|160;

3 octobre.

Ce jeudi étant jour de sortie, je rencontrai, aux abords de larue Demours, les trois petites demoiselles Mouton. Ayant salué leurmère, je demandai à l’aînée, qui peut avoir douze ans, comment seportait mademoiselle Jeanne Alexandre, sa compagne.

La petite demoiselle Mouton me répondit tout d’untrait&|160;:

–&|160;Jeanne Alexandre n’est pas ma compagne. Elle est dans lapension par charité, alors on lui fait balayer la classe. C’estMademoiselle qui l’a dit.

Les trois petites demoiselles se remirent en marche, et madameMouton les suivit de près, en me jetant, par-dessus sa largeépaule, un regard de défiance.

Hélas&|160;! je suis réduit à des démarches suspectes. Madame deGabry ne reviendra à Paris que dans trois mois au plus tôt. Loind’elle, je n’ai ni tact ni esprit&|160;; je ne suis qu’une lourde,incommode et nuisible machine.

Et je ne puis pourtant souffrir que Jeanne, servante depensionnat, demeure exposée aux offenses de M.&|160;Mouche.

&|160;

28 décembre.

Le temps était noir et froid. Il faisait déjà nuit. Je sonnai àla petite porte avec la tranquillité d’un homme qui ne craint plusrien. Dès que la servante timide m’eut ouvert, je lui glissai unepièce d’or dans la main et lui en promis une autre si elleparvenait à me faire voir mademoiselle Alexandre. Sa réponsefut&|160;:

–&|160;Dans une heure, à la fenêtre grillée.

Et elle me referma la porte au nez si rudement que mon chapeauen trembla sur ma tête.

J’attendis une longue heure dans des tourbillons de neige, puisje m’approchai de la fenêtre. Rien&|160;! Le vent faisait rage etla neige tombait dru. Les ouvriers qui passaient près de moi, leursoutils à l’épaule, tête basse sous les flocons épaissis, meheurtaient. Rien. Je craignais qu’on ne me remarquât. Je savaisavoir mal fait en soudoyant une servante, mais je n’en avais nulregret. Celui-là est méprisable qui ne sait sortir au besoin de larègle commune. Un quart d’heure se passa. Rien. Enfin, la fenêtres’entrouvrit.

–&|160;C’est vous, monsieur Bonnard&|160;?

–&|160;C’est vous, Jeanne&|160;? En un mot quedevenez-vous&|160;?

–&|160;Je vais bien, très bien&|160;!

–&|160;Mais encore&|160;?

–&|160;On m’a mise dans la cuisine et je balaye les salles.

–&|160;Dans la cuisine&|160;! balayeuse, vous&|160;! Bontédivine&|160;!

–&|160;Oui, parce que mon tuteur ne paye plus ma pension.

–&|160;Votre tuteur est un misérable.

–&|160;Vous savez donc&|160;?…

–&|160;Quoi&|160;?

–&|160;Oh&|160;! ne me faites pas dire cela. Mais j’aimeraismieux mourir que de me trouver seule avec lui.

–&|160;Et pourquoi ne m’avez-vous pas écrit&|160;?

–&|160;J’étais surveillée.

En ce moment, ma résolution était prise et rien ne pouvait plusm’en faire changer. Il me vint bien à l’idée que je pouvais ne pasêtre dans mon droit, mais je me moquai bien de cette idée. Étantrésolu, je fus prudent. J’agis avec un calme remarquable.

–&|160;Jeanne, demandai-je, cette chambre où vous êtescommunique-t-elle avec la cour&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Pouvez-vous tirer vous-même le cordon&|160;?

–&|160;Oui, s’il n’y a personne dans la loge.

–&|160;Allez voir, et tâchez qu’on ne vous voie pas.

J’attendis, surveillant la porte et la fenêtre.

Jeanne reparut derrière les barreaux au bout de cinq ou sixsecondes, enfin&|160;!

–&|160;La bonne est dans la loge, me dit-elle.

–&|160;Bien, dis-je. Avez-vous une plume et del’encre&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Un crayon&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Passez-le-moi.

Je tirai de ma poche un vieux journal et, sous le vent quisoufflait à éteindre les lanternes, dans la neige qui m’aveuglait,j’arrangeai de mon mieux autour de ce journal une bande à l’adressede mademoiselle Préfère.

Tout en écrivant, je demandai à Jeanne&|160;:

–&|160;Quand le facteur passe, il met les lettres et les papiersdans la boîte, il sonne&|160;? La bonne ouvre la boîte et va portertout de suite à mademoiselle Préfère ce qu’elle y a trouvé&|160;?N’est-ce pas ainsi que cela se passe à chaquedistribution&|160;?

Jeanne me dit qu’elle croyait que cela se passait ainsi.

–&|160;Nous verrons bien. Jeanne, guettez encore, et dès que labonne aura quitté la loge, tirez le cordon et venez dehors.

Ayant dit, je glissai mon journal dans la boîte, sonnai roide etm’allai cacher dans l’embrasure d’une porte voisine.

J’y étais depuis quelques minutes quand la petite portetressaillit, puis s’entrouvrit et une jeune tête passa à travers.Je la pris, je l’attirai à moi.

–&|160;Venez, Jeanne, venez.

Elle me regardait avec inquiétude. Certainement elle craignaitque je ne fusse fou. J’étais, au contraire, plein de sens.

–&|160;Venez, venez, mon enfant.

–&|160;Où&|160;?

–&|160;Chez madame de Gabry.

Alors elle me prit le bras. Nous courûmes quelque temps commedes voleurs. La course n’est pas ce qui convient à ma corpulence.M’arrêtant à demi suffoqué, je m’appuyai à quelque chose qui setrouva être la poêle d’un marchand de marrons établi au coin d’undébit de vin où buvaient des cochers. Un de ceux-ci nous demandas’il ne nous fallait pas une voiture. Certes&|160;! il nous enfallait une. L’homme au fouet, ayant posé son verre sur le comptoird’étain, monta sur son siège et poussa son cheval en avant. Nousétions sauvés.

–&|160;Ouf&|160;! m’écriai-je, en m’épongeant le front, car,malgré le froid, je suais à grosses gouttes.

Ce qui est étrange, c’est que Jeanne semblait avoir plus que moiconscience de l’acte que nous venions de commettre. Elle était trèssérieuse et visiblement inquiète.

–&|160;Dans la cuisine&|160;! m’écriai-je avec indignation. Ellesecoua la tête comme pour dire&|160;:

«&|160;Là ou ailleurs, que m’importe&|160;!&|160;» Et, à lalueur des lanternes, je remarquai avec douleur que son visage étaitmaigre et ses traits tirés. Je ne lui trouvai plus cette vivacité,ces brusques élans, cette rapide expression qui m’avaient tant pluen elle. Ses regards étaient lents, ses gestes contraints, sonattitude morne. Je lui pris la main&|160;: une main durcie,endolorie et froide. La pauvre enfant avait bien souffert. Jel’interrogeai&|160;; elle me raconta tranquillement quemademoiselle Préfère l’avait fait appeler un jour et l’avaittraitée de monstre et de petite vipère, sans qu’elle sûtpourquoi.

–&|160;Elle ajouta&|160;: «&|160;Vous ne reverrez plus monsieurBonnard, qui vous donnait de mauvais conseils et qui s’est fort malconduit à mon égard.&|160;» Je lui dis&|160;: «&|160;Cela,mademoiselle, je ne le croirai jamais.&|160;» Mademoiselle me donnaun soufflet et me renvoya à l’étude. Cette nouvelle que je ne vousverrais plus, ce fut pour moi comme la nuit qui tombe. Vous savez,ces soirs où l’on est triste quand l’ombre vous prend, ehbien&|160;! figurez-vous ce moment-là prolongé pendant dessemaines, pendant des mois. Un jour j’appris que vous étiez auparloir avec la maîtresse, je vous guettai&|160;; nous nous sommesdit&|160;: «&|160;Au revoir.&|160;» J’étais un peu consolée. Àquelque temps de là, mon tuteur vint me prendre un jeudi. Jerefusai de sortir avec lui. Il me répondit bien doucement quej’étais une petite capricieuse. Et il me laissa tranquille. Mais,le surlendemain, mademoiselle Préfère vint à moi avec un air siméchant que j’eus peur. Elle tenait une lettre à la main.«&|160;Mademoiselle, me dit-elle, votre tuteur m’apprend qu’il aépuisé toutes les sommes qui vous appartenaient. N’ayez paspeur&|160;: je ne veux pas vous abandonner&|160;; mais vousconviendrez qu’il est juste que vous gagniez votre vie.&|160;»

»&|160;Alors elle m’employa à nettoyer la maison et,quelquefois, elle m’enfermait dans un grenier pendant des journées.Voilà, monsieur, ce qui est arrivé en votre absence. Si j’avais puvous écrire, je ne sais pas si je l’aurais fait, parce que je necroyais pas qu’il vous fût possible de me tirer du pensionnat, et,comme on ne me forçait pas à aller voir M.&|160;Mouche, rien nepressait. Je pouvais attendre dans le grenier et dans lacuisine.

–&|160;Jeanne, m’écriai-je, dussions-nous fuir jusqu’en Océanie,l’abominable Préfère ne vous reprendra plus. J’en fais un grandserment. Et pourquoi n’irions-nous pas en Océanie&|160;? Le climaty est sain, et je voyais l’autre jour dans un journal qu’on y a despianos. En attendant, allons chez madame de Gabry, qui, parbonheur, est à Paris depuis trois ou quatre jours&|160;; car noussommes deux innocents et nous avons grand besoin d’aide.

Tandis que je parlais, les traits de Jeanne pâlissaient ets’effaçaient&|160;; un voile était sur ses regards, un plidouloureux contracta ses lèvres entrouvertes. Elle laissa tomber satête sur mon épaule et resta sans connaissance.

Je la pris dans mes bras et la montai dans l’escalier de madamede Gabry comme un petit enfant endormi. Abîmé de fatigue etd’émotion, je m’affaissai avec elle sur la banquette du palier. Là,bientôt, elle se ranima&|160;:

–&|160;C’est vous&|160;! me dit-elle en rouvrant les yeux. Jesuis contente.

Nous nous fîmes ouvrir en cet état la porte de notre amie. Huitheures sonnaient. Madame de Gabry accueillit le vieillard etl’enfant avec bonté. Surprise, elle l’était certainement, mais ellene nous interrogea pas.

–&|160;Madame, lui dis-je, nous venons nous mettre tous deuxsous votre protection. Et, avant tout, nous venons vous demander àsouper. Jeanne du moins, car elle vient de s’évanouir de faiblesseen voiture. Pour moi, je ne pourrais me mettre un morceau sous ladent à cette heure tardive, sans me préparer une nuit d’agonie.J’espère que M.&|160;de&|160;Gabry se porte bien.

–&|160;Il est ici, me dit-elle.

Et aussitôt elle le fit avertir de notre venue.

J’eus plaisir à voir sa face ouverte et à serrer sa main carrée.Nous passâmes tous quatre dans la salle à manger et pendant qu’onservait à Jeanne de la viande froide, à laquelle elle ne touchaitpas, je contai notre affaire. Paul de Gabry me demanda lapermission d’allumer sa pipe, puis il m’écouta silencieusement.Quand j’eus fini, il gratta sur ses joues sa barbe courte etdrue.

–&|160;Sacrebleu&|160;! s’écria-t-il, vous vous êtes mis dans dejolis draps, monsieur Bonnard&|160;!

Puis, remarquant Jeanne qui tournait alors de lui à moi sesgrands yeux effarés&|160;:

–&|160;Venez donc, me dit-il.

Je le suivis dans son cabinet, où brillaient à la lueur deslampes, sur la tenture sombre, des carabines et des couteaux dechasse. Là, m’entraînant sur un canapé de cuir&|160;:

–&|160;Qu’avez-vous fait&|160;! me dit-il, qu’avez-vous fait,grand Dieu&|160;! Détournement de mineure, rapt, enlèvement&|160;!Vous vous êtes mis une belle affaire sur les bras. Vous êtes toutbonnement sous le coup de cinq à dix ans de prison.

–&|160;Miséricorde&|160;! m’écriai-je&|160;; dix ans de prisonpour avoir sauvé une innocente enfant&|160;!

–&|160;C’est la loi&|160;! répondit M.&|160;de&|160;Gabry. Jeconnais bien le code, voyez-vous, mon cher monsieur Bonnard, nonpas parce que j’ai fait mon droit, mais parce que, étant maire deLusance, j’ai dû me renseigner moi-même pour renseigner mesadministrés. Mouche est un coquin, la Préfère une drôlesse et vousun… je ne trouve pas de mot assez fort.

Ayant ouvert sa bibliothèque, qui contenait des colliers àchien, des cravaches, des étriers, des éperons, des boîtes decigares et quelques livres usuels, il prit un code et se mit à lefeuilleter.

–&|160;Crimes et délits… séquestration de personnes, cen’est pas votre cas… Enlèvement de mineurs, nous y sommes…ARTICLE 354. – Quiconque aura, par fraude ou violence, enlevéou fait enlever des mineurs, ou les aura entraînés, détournés oudéplacés, ou les aura fait entraîner, détourner ou déplacer deslieux où ils étaient mis par ceux à l’autorité ou la directiondesquels ils étaient soumis ou confiés, subira la peine de laréclusion. Voir code pénal, 21 et 28… 21. – La durée de laréclusion sera au moins de cinq années… 28. – La condamnation à laréclusion emporte la dégradation civique. C’est bien clair,n’est-ce pas, monsieur Bonnard&|160;?

–&|160;Parfaitement clair.

Continuons&|160;: ARTICLE 356. – Si le ravisseur n’avait pasencore vingt et un ans, il ne sera puni que d’un… Cela ne nousregarde pas. ARTICLE 357. – Dans le cas où le ravisseur auraitépousé la fille qu’il a enlevée, il ne pourra être poursuivi quesur la plainte des personnes qui, d’après le code civil, ont ledroit de demander la nullité du mariage, ni condamné qu’après quela nullité du mariage aura été prononcée. Je ne sais pas s’ilest dans vos projets d’épouser mademoiselle Alexandre. Vous voyezque le code est bon enfant et qu’il vous ouvre une porte de cecôté-là. Mais j’ai tort de plaisanter, car votre situation estmauvaise. Comment un homme comme vous a-t-il pu s’imaginer qu’onpouvait à Paris, au XIXe siècle, enlever impunément unejeune fille&|160;? Nous ne sommes plus au Moyen Âge, et le raptn’est plus permis.

–&|160;Ne croyez pas, répondis-je, que le rapt fût permis dansl’ancien droit. Vous trouverez dans Baluze un décret rendu par leroi Childebert à Cologne, en 593 ou 94, sur cette matière. Qui nesait, d’ailleurs, que la fameuse ordonnance de Blois, de mai 1579,dispose formellement que ceux qui se trouveront avoir suborné filsou fille mineurs de vingt-cinq ans, sous prétexte de mariage ouautre couleur, sans le gré, vouloir ou consentement exprès despère, mère et des tuteurs seront punis de mort&|160;? Etpareillement, ajoute l’ordonnance, et pareillement serontpunis extraordinairement tous ceux qui auront participé audit rapt,et qui auront prêté conseil, confort et aide en aucune manière quece soit. Ce sont là, ou peu s’en faut, les propres termes del’ordonnance. Quant à cet article du code Napoléon que vous venezde me faire connaître, et qui excepte des poursuites le ravisseurmarié à la demoiselle qu’il a enlevée, il me rappelle que d’aprèsla coutume de Bretagne le rapt suivi de mariage n’était pas puni.Mais cet usage qui causa des abus fut supprimé vers 1720.

»&|160;Je vous donne cette date comme exacte à dix ans près. Mamémoire n’est plus très bonne, et le temps n’est plus où je pouvaisréciter par cœur, sans prendre haleine, quinze cents vers de Girartde Roussillon.&|160;»

»&|160;Pour ce qui est du capitulaire de Charlemagne qui règlela compensation du rapt, si je ne vous en parle pas, c’est parcequ’il est assurément présent à votre mémoire. Vous voyez donc bien,mon cher monsieur de Gabry, que le rapt fut considéré comme uncrime punissable sous les trois dynasties de la vieille France. Ona bien tort si l’on croit que le Moyen Âge était un temps de chaos.Persuadez-vous, au contraire…

M.&|160;de&|160;Gabry m’interrompit&|160;:

–&|160;Vous connaissez, s’écria-t-il, l’ordonnance de Blois,Baluze, Childebert et les Capitulaires, et vous ne connaissez pasle code Napoléon&|160;!

Je lui répondis qu’en effet je n’avais jamais lu ce code, et ilparut surpris.

–&|160;Comprenez-vous maintenant, ajouta-t-il, la gravité del’action que vous avez commise&|160;?

En vérité, je ne la comprenais pas encore. Mais, peu à peu, parl’effet des représentations très sensées de M.&|160;Paul, j’arrivaià sentir que je serais jugé, non sur mes intentions, qui étaientinnocentes, mais sur mon action, qui était condamnable. Alors je medésespérai et me lamentai.

–&|160;Que faire&|160;? m’écriai-je, que faire&|160;? Suis-jedonc perdu sans ressource et ai-je donc perdu avec moi la pauvreenfant que je voulais sauver&|160;?

M.&|160;de&|160;Gabry bourra silencieusement sa pipe et l’allumaavec tant de lenteur que son bon et large visage resta trois ouquatre minutes rouge comme celui d’un forgeron au feu de sa forge.Puis&|160;:

–&|160;Vous me demandez que faire&|160;: ne faites rien, moncher monsieur Bonnard. Pour l’amour de Dieu et dans votre intérêt,ne faites rien du tout. Vos affaires sont assez mauvaises&|160;; nevous en mêlez plus, de peur d’un nouveau dommage. Maispromettez-moi de répondre de tout ce que je ferai. J’irai dèsdemain matin voir M.&|160;Mouche, et s’il est ce que nous croyons,c’est-à-dire un gredin, je trouverai bien, quand le diable s’enmêlerait, un moyen de le rendre inoffensif. Car tout dépend de lui.Comme il est trop tard ce soir pour reconduire mademoiselle Jeanneà son pensionnat, ma femme gardera cette nuit la jeune fille auprèsd’elle. Cela constitue bel et bien le délit de complicité, maisnous ôtons ainsi tout caractère équivoque à la situation de lajeune fille. Quant à vous, cher monsieur, retournez vivement auquai Malaquais, et si l’on vient y chercher Jeanne, il vous serafacile de prouver qu’elle n’est pas chez vous.

Pendant que nous parlions ainsi, madame de Gabry prenait desarrangements pour coucher sa pensionnaire. Je vis passer dans uncouloir sa femme de chambre, qui portait sur son bras des drapsparfumés de lavande.

–&|160;Voilà, dis-je, une honnête et douce odeur.

–&|160;Que voulez-vous&|160;? me répondit madame de Gabry. Noussommes des paysans.

–&|160;Ah&|160;! lui répondis-je, puissé-je devenir aussi unpaysan&|160;! puissé-je, un jour, comme vous à Lusance, respirerd’agrestes senteurs, sous un toit perdu dans le feuillage, et, sice vœu est trop ambitieux pour un vieillard dont la vie s’achève,je désire du moins que mon linceul soit, comme ce linge, parfumé delavande.

Nous convînmes que je viendrais déjeuner le lendemain. Mais onme défendit expressément de me présenter avant midi. Jeanne, enm’embrassant, me supplia de ne pas la ramener à la pension. Nousnous quittâmes attendris et troublés.

&|160;

Je trouvai sur mon palier Thérèse en proie à une inquiétude quila rendait furieuse. Elle ne parla de rien de moins que dem’enfermer à l’avenir.

Quelle nuit je passai&|160;! Je ne fermai pas l’œil un seulinstant. Tantôt, je riais comme un gamin du succès de monaventure&|160;; tantôt, je me voyais, avec une angoisseinexprimable, traîné devant les magistrats et répondant sur le bancdes accusés du crime que j’avais si naturellement commis. J’étaisépouvanté, et pourtant je n’avais ni remords ni regrets. Le soleil,entré dans ma chambre, caressa gaiement le pied de mon lit, et jefis cette prière&|160;:

«&|160;Mon Dieu, vous qui fîtes le ciel et la rosée, comme ilest dit dans Tristan, jugez-moi dans votre équité, non selon mesactes, mais d’après mes intentions, qui furent droites etpures&|160;; et je dirai&|160;: Gloire à vous dans le ciel et paixsur la terre aux hommes de bonne volonté. Je remets en vos mainsl’enfant que j’ai volée&|160;! Faites ce que je n’ai sufaire&|160;; gardez-la de tous ses ennemis, et que votre nom soitbéni&|160;!&|160;»

&|160;

29 décembre.

Quand j’entrai chez madame de Gabry, je trouvai Jeannetransfigurée.

Avait-elle, comme moi, aux premiers rayons de l’aube, invoquéCelui qui fit le ciel et la rosée&|160;? Elle souriait dans unedouce quiétude.

Madame de Gabry la rappela pour achever sa coiffure, car cetteaimable hôtesse avait voulu arranger de ses mains les cheveux del’enfant qui lui était confiée. Venu un peu avant l’heure convenue,j’avais interrompu cette gracieuse toilette. Pour me punir, on mefit attendre seul dans le salon. M.&|160;de&|160;Gabry m’yrejoignit bientôt. Il venait évidemment du dehors, car son frontportait encore la marque du chapeau. Son visage exprimait uneanimation joyeuse. Je ne crus pas devoir lui faire de questions etnous allâmes tous déjeuner. Quand les domestiques eurent achevéleur service, M.&|160;Paul, qui gardait son histoire pour le café,nous dit&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;! je suis allé à Levallois.

–&|160;Vous avez vu maître Mouche&|160;? lui demanda vivementmadame de Gabry.

–&|160;Non&|160;! répondit-il, en observant nos visages, quimarquaient le désappointement.

Après avoir joui un temps raisonnable de notre inquiétude,l’excellent homme ajouta&|160;:

–&|160;Maître Mouche n’est plus à Levallois. Maître Mouche aquitté la France. Il y aura après-demain huit jours qu’il a mis laclef sous la porte, emportant l’argent de ses clients, une sommeassez ronde. J’ai trouvé l’étude fermée. Une voisine m’a dit lachose avec force malédictions et imprécations. Le notaire n’a paspris seul le train de 7 heures 55&|160;; il a enlevé la fille d’unperruquier de Levallois. Le fait m’a été confirmé par lecommissaire de police. Vraiment, maître Mouche pouvait-il lever lepied plus à propos&|160;? il aurait retardé son coup d’une semaineque, représentant de la société, il vous traînait comme uncriminel, monsieur Bonnard, devant les juges. Maintenant nousn’avons plus rien à craindre. À la santé de maître Mouche&|160;!s’écria-t-il, en versant de l’armagnac.

Je voudrais vivre longtemps pour me rappeler longtemps cettematinée. Nous étions réunis tous quatre dans la grande salle àmanger blanche, autour de la table de chêne ciré. M.&|160;Paulavait la joie forte et même un peu rude, et il buvait l’armagnac àlongs traits, le brave homme&|160;! Madame de Gabry et mademoiselleAlexandre me souriaient d’un sourire qui me paya de mes peines.

&|160;

Je reçus en rentrant au logis les plus aigres remontrances deThérèse, qui ne concevait plus rien à ma nouvelle manière de vivre.Il fallait à son avis que Monsieur eût perdu le sens.

–&|160;Oui, Thérèse, je suis un vieux fou et vous êtes unevieille folle. Cela est certain. Le bon Dieu nous bénisse, Thérèse,et nous donne de nouvelles forces, car nous avons de nouveauxdevoirs. Mais laissez-moi m’étendre sur ce canapé, car je ne puisme tenir debout.

&|160;

15 janvier 1877.

–&|160;Bonjour, monsieur, me dit Jeanne en m’ouvrant notreporte, tandis que Thérèse, distancée par l’enfant, grognait dansl’ombre du corridor.

–&|160;Mademoiselle, je vous prie de me nommer solennellementpar mon titre et de me dire&|160;: «&|160;Bonjour, montuteur.&|160;»

–&|160;C’est donc fait&|160;? Quel bonheur&|160;! me ditl’enfant, en tapant des mains.

–&|160;Cela s’est fait, mademoiselle, dans la salle commune,devant le juge de paix, et vous subirez dès aujourd’hui monautorité… Vous riez, ma pupille&|160;? Je le vois dans vosyeux&|160;: il vous passe quelque folle idée par la tête. Encoreune lune&|160;!

–&|160;Oh&|160;! non, monsieur… mon tuteur. Je regardais voscheveux blancs. Ils s’enroulent sur les bords de votre chapeaucomme du chèvrefeuille sur un balcon. Ils sont très beaux et je lesaime.

–&|160;Asseyez-vous, ma pupille, et, s’il est possible, ne ditesplus de choses déraisonnables&|160;; j’en ai de sérieuses à vousdire. Écoutez-moi&|160;: vous ne tenez pas absolument, je pense, àretourner chez mademoiselle Préfère&|160;?… Non. Que diriez-vous sije vous gardais ici pour achever votre éducation, jusqu’à ce que…que sais-je&|160;? Toujours, comme on dit.

–&|160;Oh&|160;! monsieur&|160;! s’écria-t-elle, rouge debonheur.

Je poursuivis&|160;:

–&|160;Il y a là, derrière, une petite chambre que magouvernante a préparée à votre intention. Vous y remplacerez desbouquins comme le jour succède à la nuit. Allez voir avec Thérèsesi cette chambre est habitable. Il est entendu avec madame de Gabryque vous y coucherez ce soir.

Elle y courait déjà&|160;; je la rappelai&|160;:

–&|160;Jeanne, écoutez-moi encore. Vous vous êtes fait jusqu’icibien voir de ma gouvernante qui, comme toutes les vieilles gens,est assez morose de son naturel. Ménagez-la. J’ai cru devoir laménager moi-même et souffrir ses impatiences. Je vous dirai,Jeanne, respectez-la. Et, en parlant ainsi, je n’oublie pas qu’elleest ma servante et la vôtre&|160;: elle ne l’oubliera pasdavantage. Mais vous devez respecter en elle son grand âge et songrand cœur. C’est une humble créature qui a longtemps duré dans lebien&|160;; elle s’y est endurcie. Souffrez la roideur de cette âmedroite. Sachez commander&|160;; elle saura obéir. Allez, mafille&|160;; arrangez votre chambre de la façon qui vous semblerale plus convenable pour votre travail et votre repos.

Ayant ainsi poussé Jeanne, avec ce viatique, dans son chemin debonne ménagère, je me mis à lire une revue qui, bien que menée pardes jeunes gens, est excellente. Le ton en est rude, mais l’espritzélé. L’article que je lus passe en précision et en fermeté tout cequ’on faisait dans ma jeunesse. L’auteur de cet article,M.&|160;Paul Meyer, marque chaque faute d’un coup d’ongleincisif.

Nous n’avions pas, nous autres, cette impitoyable justice. Notreindulgence était vaste. Elle allait à confondre le savant etl’ignorant dans la même louange. Pourtant il faut savoir blâmer etc’est là un devoir rigoureux. Je me rappelle le petit Raymond(c’était ainsi qu’on l’appelait). Il ne savait rien&|160;; il avaitl’esprit étroitement borné, mais il aimait beaucoup sa mère. Nousnous gardâmes de dénoncer l’ignorance et la stupidité d’un si bonfils, et le petit Raymond, grâce à notre complaisance, parvint àl’Institut. Il n’avait plus sa mère et les honneurs pleuvaient surlui. Il était tout-puissant, au grand préjudice de ses confrères etde la science. Mais voici venir mon jeune ami du Luxembourg.

–&|160;Bonsoir, Gélis. Vous avez aujourd’hui la mine réjouie.Que vous arrive-t-il, mon cher enfant&|160;?

Il lui arrive qu’il a soutenu très convenablement sa thèse etqu’il est reçu dans un bon rang. C’est ce qu’il m’annonce enajoutant que mes travaux, dont il fut question incidemment dans lecours de la séance, ont été, de la part des professeurs de l’école,l’objet d’un éloge sans réserve.

–&|160;Voilà qui va bien, répondis-je, et je suis heureux,Gélis, de voir ma vieille réputation associée à votre jeune gloire.Je m’intéressais vivement, vous le savez, à votre thèse&|160;; maisdes arrangements domestiques m’ont fait oublier que vous lasouteniez aujourd’hui.

Mademoiselle Jeanne vint à point le renseigner au sujet de cesarrangements. L’étourdie entra comme une brise légère dans la citédes livres, et s’écria que sa chambre était une petite merveille.Elle devint toute rouge en voyant M.&|160;Gélis. Mais nul ne peutéviter sa destinée.

J’observai que, cette fois, ils furent timides l’un et l’autreet ne causèrent point entre eux.

Tout beau&|160;! Sylvestre Bonnard, en observant votre pupillevous oubliez que vous êtes tuteur. Vous l’êtes de ce matin, etcette nouvelle fonction vous impose déjà des devoirs délicats. Vousdevez, Bonnard, écarter habilement ce jeune homme, vous devez…Eh&|160;! sais-je ce que je dois faire&|160;?…

M.&|160;Gélis prend des notes dans mon exemplaire unique dela Ginevera delle clare donne. J’ai tiré au hasard unlivre de la tablette la plus proche&|160;; je l’ouvre et j’entreavec respect au milieu d’un drame de Sophocle. En vieillissant, jeme prends d’amour pour les deux antiquités, et désormais les poètesde la Grèce et de l’Italie sont, dans la cité des livres, à lahauteur de mon bras. Je lis ce chœur suave et lumineux qui déroulesa belle mélopée au milieu d’une action violente, le chœur desvieillards thébains «&|160;‘΄Ερως ανικατε… InvincibleAmour, ô toi qui fonds sur les riches maisons, qui reposes sur lesjoues délicates de la jeune fille, qui passes les mers et visitesles étables, aucun des immortels ne peut te fuir, ni aucun deshommes qui vivent peu de jours&|160;; et qui te possède est endélire.&|160;» Et quand j’eus relu ce chant délicieux, la figured’Antigone m’apparut dans son inaltérable pureté. Quelles images,dieux et déesses qui flottiez dans le plus pur des cieux&|160;! Levieillard aveugle, le roi mendiant qui longtemps erra, conduit parAntigone, a reçu maintenant une sépulture sainte, et sa fille,belle comme les plus belles images que l’âme humaine ait jamaisconçues, résiste au tyran et ensevelit pieusement son frère. Elleaime le fils du tyran, et ce fils l’aime. Et tandis qu’elle va ausupplice où sa piété l’a conduite, les vieillardschantent&|160;:

«&|160;Invincible amour, ô toi qui fonds sur les riches maisons,toi qui reposes sur les joues délicates de la jeunefille…&|160;»

&|160;

Je ne suis pas un égoïste. Je suis sage&|160;; il faut quej’élève cette enfant, elle est trop jeune pour que je la marie.Non&|160;! je ne suis pas un égoïste, mais il faut que je la gardequelques années avec moi, avec moi seul. Ne peut-elle attendre mamort&|160;? Soyez tranquille, Antigone&|160;; le vieil Œdipetrouvera à temps le lieu saint de sa sépulture.

Pour le moment, Antigone aide notre gouvernante à éplucher lesnavets. Elle dit que cela lui revient comme étant de lasculpture.

&|160;

Mai.

Qui reconnaîtrait la cité des livres&|160;? Il y a maintenantdes fleurs sur tous les meubles. Jeanne a raison&|160;: ces rosessont fort belles dans ce vase de faïence bleue. Elle accompagnechaque jour Thérèse au marché, et en rapporte des fleurs. Lesfleurs sont en vérité de charmantes créatures. Il faudra bien unjour que je suive mon dessein et que je les étudie chez elles, à lacampagne, avec tout l’esprit de méthode dont je suis capable.

Et que faire ici&|160;? Pourquoi achever de brûler mes yeux surde vieux parchemins qui ne me disent plus rien qui vaille&|160;? Jeles déchiffrais jadis, ces anciens textes, avec une ardeurmagnanime. Qu’espérais-je donc y trouver alors&|160;? La date d’unefondation pieuse, le nom de quelque moine imagier ou copiste, leprix d’un pain, d’un bœuf ou d’un champ, une dispositionadministrative ou judiciaire, cela et quelque chose encore, quelquechose de mystérieux, de vague et de sublime qui échauffait monenthousiasme. Mais j’ai cherché soixante ans sans trouver cequelque chose. Ceux qui valaient mieux que moi, les maîtres, lesgrands, les Fauriel, les Thierry, qui ont découvert tant de choses,sont morts à la tâche sans avoir découvert non plus ce quelquechose qui, n’ayant pas de corps, n’a pas de nom, et sans lequelpourtant aucune œuvre de l’esprit ne serait entreprise sur cetteterre. Maintenant que je ne cherche que ce que je puisraisonnablement trouver, je ne trouve plus rien du tout, et il estprobable que je n’achèverai jamais l’histoire des abbés deSaint-Germain-des-Prés.

–&|160;Devinez, tuteur, ce que j’apporte dans monmouchoir&|160;?

–&|160;Il y a toute apparence que ce sont des fleurs,Jeanne.

–&|160;Oh&|160;! non, ce ne sont pas des fleurs. Regardez.

Je regarde et je vois une petite tête grise qui sort dumouchoir. C’est celle d’un petit chat gris. Le mouchoirs’ouvre&|160;: l’animal saute sur le tapis, se secoue, redresse uneoreille, puis l’autre et examine prudemment le lieu et lespersonnes.

Le panier au bras, Thérèse arrive, hors d’haleine. Son défautn’est pas de dissimuler&|160;; elle reproche véhémentement àMademoiselle d’apporter dans la maison un chat qu’elle ne connaîtpas. Jeanne, pour se justifier, raconte l’aventure. Passant avecThérèse devant la boutique d’un pharmacien, elle voit un apprentiqui envoie d’un grand coup de pied un petit chat dans la rue. Lechat, surpris et incommodé, se demande s’il restera dans la ruemalgré les passants qui le bousculent et l’effraient ou s’ilrentrera dans la boutique au risque d’en sortir de nouveau au boutd’un soulier. Jeanne estime que sa position est critique etcomprend qu’il hésite. Il a l’air stupide&|160;; elle pense quec’est l’indécision qui lui donne cet air. Elle le prend dans sesbras. Et n’étant à son aise ni dehors ni dedans, il consent àrester en l’air. Tandis qu’elle achève de le rassurer par descaresses, elle dit à l’apprenti pharmacien&|160;:

–&|160;Si cette bête vous déplaît, il ne faut pas labattre&|160;; il faut me la donner.

–&|160;Prenez-la, répond le potard.

–&|160;Voilà&|160;!… ajoute Jeanne en matière de conclusion.

Et elle se fait une voix flûtée pour promettre au minet toutessortes de douceurs.

–&|160;Il est bien maigre, dis-je, en examinant ce pitoyableanimal&|160;; de plus, il est bien laid.

Jeanne ne le trouve pas laid, mais elle reconnaît qu’il a l’airplus stupide que jamais&|160;; ce n’est pas cette foisl’indécision, c’est la surprise qui, selon elle, imprime ce fâcheuxcaractère à sa physionomie. Si nous nous mettions à sa place,pense-t-elle, nous conviendrions qu’il lui est impossible de riencomprendre à son aventure. Nous rions au nez de la pauvre bête, quigarde un sérieux comique. Jeanne veut le prendre dans ses bras,mais il se cache sous la table et n’en sort pas même à la vue d’unesoucoupe pleine de lait.

Nous nous éloignons&|160;; la soucoupe est vide.

–&|160;Jeanne, dis-je, votre protégé a une triste mine&|160;; ilest d’un naturel sournois&|160;; je souhaite qu’il ne commette pasdans la cité des livres des méfaits qui nous obligent à le renvoyerà sa pharmacie. En attendant, il faut lui donner un nom. Je vouspropose de le nommer Don Gris de Gouttière&|160;; mais cela estpeut-être un peu long. Pilule, Drogue ou Ricin serait plus bref etaurait l’avantage de rappeler sa première condition. Qu’endites-vous&|160;?

–&|160;Pilule irait bien, me répondit Jeanne, mais est-ilgénéreux de lui donner un nom qui lui rappelle sans cesse lesmalheurs dont nous l’avons tiré&|160;? Ce serait lui faire payernotre hospitalité. Soyons plus gracieux, et donnons-lui un jolinom, dans l’espoir qu’il le mérite. Voyez comme il nousregarde&|160;: il voit qu’on s’occupe de lui. Il est déjà moinsbête depuis qu’il n’est plus malheureux. Le malheur abêtit, je lesais bien.

–&|160;Eh bien, Jeanne, si vous le voulez, nous appelleronsvotre protégé Hannibal. La convenance de ce nom ne vous frappe pastout d’abord. Mais l’angora qui le précéda dans la cité des livreset à qui j’avais l’habitude de faire mes confidences, car il étaitsage et discrète personne, se nommait Hamilcar. Il est naturel quece nom engendre l’autre et qu’Hannibal succède à Hamilcar.

Nous tombâmes d’accord sur ce point.

–&|160;Hannibal&|160;! s’écria Jeanne, venez ici.

Hannibal, épouvanté par la sonorité étrange de son propre nom,s’alla tapir sous une bibliothèque dans un espace si petit qu’unrat n’y eût pas tenu.

Voilà un grand nom bien porté&|160;!

J’étais ce jour-là d’humeur à travailler et j’avais trempé dansl’encrier le bec de ma plume, quand j’entendis qu’on sonnait. Sijamais quelques oisifs lisaient ces feuillets barbouillés par unvieillard sans imagination, ils riraient bien de ces coups desonnette qui retentissent à tout moment dans le cours de mon récit,sans jamais introduire un personnage nouveau ni préparer une scèneinattendue. Au rebours le théâtre. M.&|160;Scribe n’ouvre sesportes qu’à bon escient et pour le plus grand plaisir des dames etdes demoiselles. C’est de l’art cela. Je me serais pendu plutôt qued’écrire un vaudeville, non par mépris de la vie, mais à cause queje ne saurais rien inventer de divertissant. Inventer&|160;! Ilfaut pour cela avoir reçu l’influence secrète. Ce don me seraitfuneste. Voyez-vous que, dans mon histoire de l’abbaye deSaint-Germain-des-Prés, j’invente quelque moinillon. Que diraientles jeunes érudits&|160;? Quel scandale à l’École&|160;! Quant àl’Institut, il ne dirait rien et n’en penserait pas davantage. Mesconfrères, s’ils écrivent encore un peu, ne lisent plus du tout.Ils sont de l’avis de Parny, qui disait&|160;:

Une paisibleindifférence

Est la plus sage desvertus.

Être le moins possible pour être le mieux possible, c’est à quois’efforcent ces bouddhistes sans le savoir. S’il est plus sagesagesse, je l’irai dire à Rome. Tout cela à propos du coup desonnette de M.&|160;Gélis.

Ce jeune homme a changé du tout au tout ses façons d’être. Ilest maintenant aussi grave qu’il était léger, aussi taciturne qu’ilétait bavard. Jeanne suit cet exemple. Nous sommes dans la phase dela passion contenue. Car, tout vieux que je suis, je ne m’y trompepas&|160;: ces deux enfants s’aiment avec force et durée. Jeannel’évite maintenant&|160;; elle se cache dans sa chambre quand ilentre dans la bibliothèque. Mais qu’elle le retrouve bien quandelle est seule&|160;! Seule, elle lui parle chaque soir dans lamusique qu’elle joue sur le piano avec un accent rapide et vibrantqui est l’expression nouvelle de son âme nouvelle.

Eh bien&|160;! pourquoi ne pas le dire&|160;? pourquoi ne pasavouer ma faiblesse&|160;? Mon égoïsme, si je me le cachais àmoi-même, en deviendrait-il moins blâmable&|160;? Je le diraidonc&|160;: Oui, j’attendais autre chose&|160;; oui, je comptais lagarder pour moi seul, comme mon enfant, comme ma petite-fille, nontoujours, pas même longtemps, mais quelques années encore. Je suisvieux. Ne pourrait-elle attendre&|160;? Et, qui sait&|160;? lagoutte et l’arthrite aidant, je n’aurais peut-être pas trop abuséde sa patience. C’était mon désir, c’était mon espoir. Je comptaissans elle, je comptais sans ce jeune étourdi. Mais, si le compteétait mauvais, le mécompte n’en est pas moins cruel. Et puis, il mesemble que tu te condamnes bien légèrement, mon ami SylvestreBonnard. Si tu voulais garder cette jeune fille quelques annéesencore, c’était dans son intérêt autant que dans le tien. Elle abeaucoup à apprendre, et tu n’es pas un maître à dédaigner. Quandce tabellion de Mouche, qui s’est livré depuis à une coquinerie siopportune, te fit l’honneur d’une visite, tu lui exposas tonsystème d’éducation avec la chaleur d’une âme bien éprise. Tout tonzèle tendait à l’appliquer, ce système. Jeanne est une ingrate etGélis un séducteur.

Mais enfin, si je ne le mets pas à la porte, ce qui serait d’ungoût et d’un sentiment détestables, il faut bien que je lereçoive&|160;; il y a assez longtemps qu’il attend dans mon petitsalon, en face des vases de Sèvres qui me furent gracieusementdonnés par le roi Louis-Philippe. Les Moissonneurs et lesPêcheurs de Léopold Robert sont peints sur ces vases deporcelaine, que Gélis et Jeanne s’accordent à trouver affreux.

–&|160;Mon cher enfant, excusez-moi de ne vous avoir pas reçutout de suite. J’achevais un travail.

Je dis vrai&|160;: la méditation est un travail, mais Gélis nel’entend pas ainsi&|160;; il croit qu’il s’agit d’archéologie, etme souhaite de terminer bientôt mon histoire des abbés deSaint-Germain-des-Prés. C’est seulement après m’avoir donné cettemarque d’intérêt qu’il me demande comment va mademoiselleAlexandre. À quoi je réponds&|160;: «&|160;Fort bien&|160;», d’unton sec par lequel se révèle mon autorité morale de tuteur.

Et après un moment de silence, nous causons de l’École, despublications nouvelles et du progrès des sciences historiques. Nousentrons dans les généralités. Les généralités sont d’une granderessource. J’essaie d’inculquer à Gélis un peu de respect pour lagénération d’historiens à laquelle j’appartiens. Je luidis&|160;:

–&|160;L’histoire, qui était un art et qui comportait toutes lesfantaisies de l’imagination, est devenue de notre temps une scienceà laquelle il faut procéder avec une rigoureuse méthode.

Gélis me demande la permission de n’être pas de mon avis. Il medéclare qu’il ne croit pas que l’histoire soit ni devienne jamaisune science.

–&|160;Et d’abord, me dit-il, qu’est-ce que l’histoire&|160;? Lareprésentation écrite des événements passés. Mais qu’est-ce qu’unévénement&|160;? Est-ce un fait quelconque&|160;? Non pas&|160;! medites-vous, c’est un fait notable. Or, comment l’historienjuge-t-il qu’un fait est notable ou non&|160;? Il en jugearbitrairement, selon son goût et son caprice, à son idée, enartiste enfin&|160;! car les faits ne se divisent pas, de leurpropre nature, en faits historiques et en faits non historiques.D’ailleurs un fait est quelque chose d’extrêmement complexe.L’historien représentera-t-il les faits dans leur complexité&|160;?Non, cela est impossible. Il les représentera dénués de la plupartdes particularités qui les constituent, par conséquent tronqués,mutilés, différents de ce qu’ils furent. Quant au rapport des faitsentre eux, n’en parlons pas. Si un fait dit historique est amené,ce qui est possible, par un ou plusieurs faits non historiques et,comme tels, inconnus, le moyen, pour l’historien, je vous prie, demarquer la relation de ces faits entre eux&|160;? Et je supposedans tout ce que je dis là, monsieur Bonnard, que l’historien asous les yeux des témoignages certains, tandis qu’en réalité, iln’accorde sa confiance à tel ou tel témoin que par des raisons desentiment. L’histoire n’est pas une science, c’est un art et on n’yréussit que par l’imagination.

M.&|160;Gélis me rappelle en ce moment certain jeune fou quej’entendis un certain jour discourir à tort et à travers dans lejardin du Luxembourg, sous la statue de Marguerite de Navarre. Etvoici qu’à un tournant de la conversation, nous nous rencontronsnez à nez avec Walter Scott, à qui mon jeune dédaigneux trouve unair rococo, troubadour et «&|160;dessus de pendule&|160;». Ce sontses propres expressions.

–&|160;Mais, dis-je, en m’échauffant pour la défense du pèremagnifique de Lucy et de la Jolie fille de Perth,tout le passé vit dans ses admirables romans&|160;; c’est del’histoire, c’est de l’épopée&|160;!

–&|160;C’est de la friperie, me répond Gélis.

Et croiriez-vous que cet enfant insensé m’affirme qu’on ne peut,si savant qu’on soit, se figurer précisément comment les hommesvivaient il y a cinq ou dix siècles, puisque ce n’est qu’àgrand-peine qu’on se les figure à peu près comme ils étaient il y adix ou quinze ans&|160;? Pour lui le poème historique, le romanhistorique, la peinture d’histoire sont des genres abominablementfaux&|160;!

–&|160;Dans tous les arts, ajoute-t-il, l’artiste ne peint queson âme&|160;; son œuvre, quel qu’en soit le costume, est sacontemporaine par l’esprit. Qu’admirons-nous dans la DivineComédie, sinon la grande âme de Dante&|160;? et les marbres deMichel-Ange, que nous représentent-ils d’extraordinaire, sinonMichel-Ange lui-même&|160;? Artiste, on donne sa propre vie à sescréations ou bien l’on taille des marionnettes et l’on habille despoupées.

Que de paradoxes et d’irrévérences&|160;! mais les audaces ne medéplaisent pas dans un jeune homme. Gélis se lève et serassied&|160;; je sais bien ce qui l’occupe et qui il attend. Levoici qui me parle des quinze cents francs qu’il gagne, auxquels ilconvient d’ajouter une petite rente de deux mille francs qu’iltient d’héritage. Je ne suis pas dupe de ses confidences. Je saisbien qu’il me fait ses petits comptes afin que je sache qu’il estun homme établi, rangé, casé, renté, pour tout dire&|160;: bon àmarier. C. q. f. d., comme disent les géomètres.

Il s’est levé et rassis vingt fois. Il se lève une vingt etunième fois et, comme il n’a pas vu Jeanne, il sort désolé.

Sitôt qu’il est parti, Jeanne entre dans la cité des livres sousprétexte de surveiller Hannibal. Elle est désolée, et c’est d’unevoix dolente qu’elle appelle son protégé pour lui donner du lait.Vois ce visage attristé, Bonnard&|160;! Tyran, contemple tonouvrage. Tu les as tenus séparés, mais ils ont même visage, et tuvois, à l’expression pareille de leurs traits, qu’ils sont malgrétoi unis de pensée. Cassandre, sois heureux&|160;! Bartholo,réjouis-toi&|160;! Ce que c’est que d’être tuteur&|160;! Lavoyez-vous, les deux genoux sur le tapis et la tête d’Hannibal dansles mains&|160;?

Oui&|160;! caresse ce stupide animal&|160;! plains-le&|160;!gémis sur lui&|160;! On sait, petite perfide, où vont vos soupirset ce qui cause vos plaintes.

Cela fait un tableau que je contemple longtemps&|160;; puis,ayant jeté un regard sur ma bibliothèque&|160;:

–&|160;Jeanne, dis-je, tous ces livres m’ennuient&|160;; nousallons les vendre.

&|160;

20 septembre.

C’en est fait&|160;: ils sont fiancés. Gélis, qui est orphelin,comme Jeanne est orpheline, m’a fait sa demande par un de sesprofesseurs, mien collègue, hautement estimé pour sa science et soncaractère. Mais quel messager d’amour, juste ciel&|160;! Un ours,non pas ours des Pyrénées, mais ours de cabinet, et cette secondevariété est beaucoup plus féroce que la première.

–&|160;À tort ou à raison (à tort, selon moi) Gélis ne tient pasà la dot&|160;; il prend votre pupille avec sa chemise.Dites&|160;: oui, et l’affaire est faite. Dépêchez-vous, jevoudrais vous montrer deux ou trois jetons de Lorraine assezcurieux et que vous ne connaissez pas, j’en suis sûr.

C’est littéralement ce qu’il m’a dit. Je lui répondis que jeconsulterais Jeanne, et je n’eus pas un mince plaisir à luidéclarer que ma pupille avait une dot.

La dot, la voilà&|160;! C’est ma bibliothèque. Henri et Jeannesont à mille lieues de s’en douter, et c’est un fait qu’on me croitgénéralement plus riche que je ne suis. J’ai la mine d’un vieilavare. Voilà certainement une mine bien menteuse, et qui m’a valubeaucoup de considération. Il n’est sorte de personne que le monderespecte à l’égal d’un riche crasseux.

J’ai consulté Jeanne, mais avais-je besoin d’écouter sa réponsepour l’entendre&|160;? C’en est fait&|160;! ils sont fiancés.

Il ne va ni à mon caractère ni à ma figure d’épier ces deuxjeunes gens pour noter ensuite leurs paroles et leurs gestes.Noli me tangere. C’est le mot des belles amours. Je saismon devoir&|160;: il est de respecter le secret de cette âmeinnocente sur laquelle je veille. Qu’ils s’aiment, cesenfants&|160;! Rien de leurs longs épanchements, rien de leurscandides imprudences ne sera retenu sur ce cahier par le vieuxtuteur dont l’autorité fut douce et dura si peu&|160;!

D’ailleurs, je ne me croise pas les bras et, s’ils ont leursaffaires, j’ai les miennes. Je dresse moi-même le catalogue de mabibliothèque en vue d’une vente aux enchères. C’est une tâche quim’afflige et m’amuse à la fois. Je la fais durer, peut-être un peuplus longtemps que de raison, et je feuillette ces exemplaires sifamiliers à ma pensée, à ma main, à mes yeux, au-delà du nécessaireet de l’utile. C’est un adieu, et il fut de tout temps dans lanature de l’homme de prolonger les adieux.

Ce gros volume qui m’a tant servi depuis trente ans, puis-je lequitter sans les égards qu’on doit à un bon serviteur&|160;? Etcelui-ci, qui m’a réconforté par sa saine doctrine, ne dois-jepoint le saluer une dernière fois, comme un maître&|160;? Maischaque fois que je rencontre un volume qui m’a induit en erreur,qui m’a affligé par ses fausses dates, lacunes, mensonges et autrespestes de l’archéologue&|160;:

–&|160;Va&|160;! lui dis-je avec une joie amère, va&|160;!imposteur, traître, faux témoin, fuis loin de moi, vadoretro, et puisses-tu, indûment couvert d’or, grâce à taréputation usurpée et à ton bel habit de maroquin, entrer dans lavitrine de quelque agent de change bibliomane, que tu ne pourrasséduire comme tu m’as séduit, puisqu’il ne te lira jamais.

Je mettais à part, pour les garder toujours, les livres quim’ont été donnés en souvenir. Quand je plaçai dans cette rangée lemanuscrit de la Légende dorée, je pensai le baiser, ensouvenir de madame Trépof, qui resta reconnaissante malgré sonélévation et ses richesses et qui, pour se montrer mon obligée,devint ma bienfaitrice. J’avais donc une réserve. C’est alors queje connus le crime. Les tentations me venaient pendant lanuit&|160;; à l’aube, elles étaient irrésistibles. Alors, tandisque tout dormait encore dans la maison, je me levais et je sortaisfurtivement de ma chambre.

Puissances de l’ombre, fantômes de la nuit, si, vous attardantchez moi après le chant du coq, vous me vîtes alors me glisser surla pointe des pieds dans la cité des livres, vous ne vous écriâtescertainement pas, comme madame Trépof à Naples&|160;: «&|160;Cevieillard a un bon dos&|160;!&|160;» J’entrais&|160;; Hannibal, laqueue toute droite, se frottait à mes jambes en ronronnant. Jesaisissais un volume sur sa tablette, quelque vénérable gothique ouun noble poète de la Renaissance, le joyau, le trésor dont j’avaisrêvé toute la nuit, je l’emportais et je le coulais au plus profondde l’armoire des ouvrages réservés, qui devenait pleine à encrever. C’est horrible à dire&|160;: je volais la dot de Jeanne. Etquand le crime était consommé, je me remettais à cataloguervigoureusement jusqu’à ce que Jeanne vînt me consulter sur quelquedétail de toilette ou de trousseau. Je ne comprenais jamais bien dequoi il s’agissait, faute de connaître le vocabulaire actuel de lacouture et de la lingerie. Ah&|160;! si une fiancée duXIVe siècle venait par miracle me parler chiffons, à labonne heure&|160;! je comprendrais son langage. Mais Jeanne n’estpas de mon temps, et je la renvoie à madame de Gabry, qui, en cemoment, lui sert de mère.

La nuit vient, la nuit est venue&|160;! Accoudés à la fenêtre,nous regardons la vaste étendue sombre, criblée de pointes delumière. Jeanne, penchée sur la barre d’appui, tient son front danssa main et semble attristée. Je l’observe et je me dis enmoi-même&|160;: «&|160;Tous les changements, même les plussouhaités, ont leur mélancolie, car ce que nous quittons, c’est unepartie de nous-mêmes&|160;; il faut mourir à une vie pour entrerdans une autre.&|160;»

Comme répondant à ma pensée, la jeune fille me dit&|160;:

–&|160;Mon tuteur, je suis bien heureuse, et pourtant j’ai enviede pleurer.

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