Le Crime de Sylvestre Bonnard

Dernière Page

21 août 1882.

Page quatre-vingt-septième… Encore une vingtaine de lignes etmon livre sur les insectes et les fleurs sera terminé. Pagequatre-vingt-septième et dernière… « Comme on vient de levoir, les visites des insectes ont une grande importance pour lesplantes ; ils se chargent en effet de transporter au pistil lepollen des étamines. Il semble que la fleur soit disposée et paréedans l’attente de cette visite nuptiale. Je crois avoir démontréque le nectaire de la fleur distille une liqueur sucrée qui attirel’insecte et l’oblige à opérer inconsciemment la fécondationdirecte ou croisée. Ce dernier mode est le plus fréquent. J’ai faitvoir que les fleurs sont colorées et parfumées de manière à attirerles insectes et construites intérieurement de sorte à offrir à cesvisiteurs un passage tel qu’en pénétrant dans la corolle, ilsdéposent sur le stigmate le pollen dont ils sont chargés. Sprengel,mon maître vénéré, disait à propos du duvet qui tapisse la corolledu géranium des bois : « Le sage auteur de la nature n’apas voulu créer un seul poil inutile. » Je dis à montour : Si le lis des champs, dont parle l’Évangile, est plusrichement vêtu que le roi Salomon, son manteau de pourpre est unmanteau de noces, et cette riche parure est une nécessité de saperpétuelle existence[1] .

« Brolles, le 21 août1882. »

 

Brolles ! Ma maison est la dernière qu’on trouve dans larue du village, en allant à la forêt. C’est une maison à pignondont le toit d’ardoise s’irise au soleil comme une gorge de pigeon.La girouette qui s’élève sur ce toit me vaut plus de considérationdans le pays que tous mes travaux d’histoire et de philologie. Iln’y a pas un marmot qui ne connaisse la girouette deM. Bonnard. Elle est rouillée et grince aigrement au vent.Parfois elle refuse tout service, comme Thérèse, qui se laisseaider, en grognant, par une jeune paysanne. La maison n’est pasgrande, mais j’y vis à l’aise. Ma chambre a deux fenêtres et reçoitle premier soleil. Au-dessus est la chambre des enfants. Jeanne etHenri viennent habiter deux fois l’an.

Le petit Sylvestre y avait son berceau. C’était un joli enfant,mais il était bien pâle. Quand il jouait sur l’herbe, sa mère lesuivait d’un regard inquiet et à tout moment arrêtait son aiguillepour le reprendre sur ses genoux. Le pauvre petit ne voulait pass’endormir. Il disait que quand il dormait il allait loin, bienloin, où c’était noir et où il voyait des choses qui lui faisaientpeur et qu’il ne voulait plus voir.

Alors sa mère m’appelait, et je m’asseyais près de sonberceau : il prenait un de mes doigts dans sa petite mainchaude et sèche et il me disait :

– Parrain, il faut que tu me contes une histoire.

Je lui faisais des contes de toute sorte, qu’il écoutaitgravement. Tous l’intéressaient, mais il y en avait un surtout dontsa petite âme était émerveillée : c’était l’Oiseaubleu. Quand j’avais fini, il me disait :

– Encore ! encore !

Je recommençais, et sa petite tête pâle et veinée tombait surl’oreiller.

Le médecin répondait à toutes nos questions :

– Il n’a rien d’extraordinaire !

Non ! Le petit Sylvestre n’avait rien d’extraordinaire. Unsoir de l’an dernier, son père m’appela :

– Venez, me dit-il ; le petit est plus mal.

J’approchai du berceau près duquel la mère se tenait immobile,attachée par toutes les puissances de son âme.

Le petit Sylvestre tourna lentement vers moi ses prunelles quimontaient sous ses paupières et ne voulaient plus redescendre.

– Parrain, me dit-il, il ne faut plus me dire deshistoires.

Non, il ne fallait plus lui dire des histoires !

Pauvre Jeanne, pauvre mère !

Je suis trop vieux pour rester bien sensible, mais, en vérité,c’est un mystère douloureux que la mort d’un enfant.

 

Aujourd’hui, le père et la mère sont revenus pour six semainessous le toit du vieillard. Les voici qui reviennent de la forêt ense donnant le bras. Jeanne est serrée dans sa mante noire, et Henryporte un crêpe à son chapeau de paille ; mais ils sont tousdeux brillants de jeunesse et ils se sourient doucement l’un àl’autre, ils sourient à la terre qui les porte, à l’air qui lesbaigne, à la lumière que chacun d’eux voit briller dans les yeux del’autre. Je leur fais signe de ma fenêtre avec mon mouchoir, et ilssourient à ma vieillesse.

Jeanne monte lestement l’escalier, m’embrasse et murmure à monoreille quelques mots que je devine plutôt que je ne les entends.Et je lui réponds :

– Dieu vous bénisse, Jeanne, vous et votre mari, dans votrepostérité la plus reculée. Et nunc dimittis servum tuum,Domine.

 

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer