Le Crime de Sylvestre Bonnard

III.

Lusance, 12 août.

J’ai écrit à ma gouvernante, comme je m’y étais engagé, quej’étais sain et sauf. Mais je me suis bien gardé de lui dire quej’eus un rhume de cerveau pour m’être endormi le soir, dans labibliothèque, pendant que la fenêtre était ouverte, carl’excellente femme ne m’eût pas plus ménagé les remontrances queles parlements aux rois. « À votre âge, monsieur, m’eût-elledit, être si peu raisonnable ! » Elle est assez simplepour croire que la raison augmente avec les années. Je lui sembleune exception à cet égard.

N’ayant pas les mêmes motifs de taire mon aventure à madame deGabry, je lui contai mon rêve tout au long. Je le lui contai commeil est dans ce journal et comme je l’eus en dormant. J’ignore l’artdes fictions. Il se peut toutefois qu’en le contant et enl’écrivant j’aie mis çà et là quelques circonstances et quelquesparoles qui n’y étaient point d’abord, non certes pour altérer lavérité, mais plutôt par un secret désir d’éclaircir et d’achever cequi demeurait obscur et confus et en cédant peut-être à ce goût del’allégorie que, dans mon enfance, j’ai reçu des Grecs.

Madame de Gabry m’écouta sans déplaisir.

– Votre vision, me dit-elle, est charmante, et il faut biende l’esprit pour en avoir de pareilles.

– C’est donc, lui répondis-je, que j’ai de l’esprit quandje dors.

– Quand vous rêvez, reprit-elle ; et vous rêveztoujours !

Je sais bien qu’en parlant ainsi, madame de Gabry n’avait pasd’autre idée que de me faire plaisir, mais cette seule penséemérite toute ma reconnaissance, et c’est dans un esprit degratitude et de douce remembrance que je la note en ce cahier, queje relirai jusqu’à ma mort et qui ne sera lu par personne autre quemoi.

J’employai les jours qui suivirent à achever l’inventaire desmanuscrits de la bibliothèque de Lusance. Quelques motsconfidentiels qui échappèrent à M. Paul de Gabry me causèrentune surprise pénible et me déterminèrent à conduire mon travailautrement que je ne l’avais commencé. J’appris de lui que lafortune de M. Honoré de Gabry, mal gérée depuis longtemps etemportée en grande partie par la faillite d’un banquier dont il metut le nom, n’était transmise aux héritiers de l’ancien pair deFrance que sous la forme d’immeubles hypothéqués et de créancesirrécouvrables.

M. Paul, d’accord avec ses cohéritiers, était décidé àvendre la bibliothèque, et je dus rechercher les moyens d’opérercette vente le plus avantageusement possible. Étranger comme je lesuis à tout négoce et trafic, je résolus de prendre conseil d’unlibraire de mes amis. Je lui écrivis de me venir trouver à Lusanceet, en attendant sa venue, je pris ma canne et mon chapeau et m’enallai visiter les églises du diocèse, dont quelques-unes renfermentdes inscriptions funéraires qui n’ont pas encore été relevéescorrectement.

Je quittai donc mes hôtes et partis en pèlerinage. Exploranttout le jour les églises et les cimetières, visitant les curés etles tabellions de village, soupant à l’auberge avec les colporteurset les marchands de bestiaux, couchant dans des draps parfumés delavande, je goûtai pendant une semaine entière un plaisir calme etprofond à voir, tout en songeant aux morts, les vivants accomplirleur travail quotidien. Je ne fis, en ce qui concerne l’objet demes recherches, que des découvertes médiocres qui me causèrent unejoie modérée et par cela même salubre et nullement fatigante. Jerelevai quelques épitaphes intéressantes et j’ajoutai à ce petittrésor plusieurs recettes de cuisine rustique dont un bon curévoulut bien me faire part.

Ainsi enrichi, je retournai à Lusance et je traversai la courd’honneur avec l’intime satisfaction d’un bourgeois qui rentre chezlui. C’est là un effet de la bonté de mes hôtes, et l’impressionque je ressentis alors sur leur seuil prouve mieux que tous lesraisonnements l’excellence de leur hospitalité.

J’entrai jusque dans le grand salon sans rencontrer personne, etle jeune marronnier qui étendait là ses grandes feuilles me fitl’effet d’un ami. Mais ce que je vis ensuite sur la console mecausa une telle surprise que je rajustai à deux mains mes besiclessur mon nez et que je me tâtai pour me redonner une notion au moinssuperficielle de ma propre existence. Il me vint à l’esprit, en uneseconde, une vingtaine d’idées dont la plus soutenable fut quej’étais devenu fou. Il me semblait impossible que ce que je voyaisexistât, et il m’était impossible de ne pas le voir comme une choseexistante. Ce qui causait ma surprise reposait, comme j’ai dit, surla console, que surmontait une glace plombée et piquée.

Je m’aperçus dans cette glace, et je puis dire que j’ai vu unefois en ma vie l’image accomplie de la stupéfaction. Mais je medonnai raison à moi-même et je m’approuvai d’être stupéfait d’unechose stupéfiante.

L’objet, que j’examinais avec un étonnement que la réflexion nediminuait pas, s’imposait à mon examen dans une entière immobilité.La persistance et la fixité du phénomène excluaient toute idéed’hallucination. Je suis totalement exempt des affections nerveusesqui perturbent le sens de la vue. La cause en est généralement dueà des désordres stomacaux, et je suis pourvu, Dieu merci !d’un excellent estomac. D’ailleurs, les illusions de la vue sontaccompagnées de circonstances particulières et anormales quifrappent les hallucinés eux-mêmes et leur inspirent une sorted’effroi. Or, je n’éprouvais rien de semblable, et l’objet que jevoyais, bien qu’impossible en soi, m’apparaissait dans toutes lesconditions de la réalité naturelle. Je remarquais qu’il avait troisdimensions et des couleurs et qu’il portait ombre. Ah ! si jel’examinais ! Les larmes m’en vinrent aux yeux, et je dusessuyer les verres de mes lunettes.

Enfin il fallut me rendre à l’évidence et constater que j’avaisdevant les yeux, la fée, la fée que j’avais rêvée l’autre soir dansla bibliothèque. C’était elle, c’était elle, vous dis-je !Elle avait encore son air de reine enfantine, son attitude soupleet fière ; elle tenait dans la main sa baguette decoudrier ; elle portait le hennin à deux cornes, et la queuede la robe de brocart serpentait autour de ses petits pieds. Mêmevisage, même taille. C’est bien elle, et, pour qu’on ne s’y trompâtpas, elle était assise sur le dos d’un vieux et gros bouquin toutsemblable à la Chronique de Nuremberg. Son immobilité merassurait à demi, et je craignis en vérité qu’elle ne tirât encoredes noisettes de son aumônière pour m’en jeter les coquilles auvisage.

Je restais là, bras ballants et bouche bée, quand la voix demadame de Gabry résonna à mon oreille.

– Vous examinez votre fée, monsieur Bonnard, me dit monhôtesse ; eh bien ! la trouvez-vousressemblante ?

Cela fut vite dit ; mais, en l’entendant, j’eus le temps dereconnaître que ma fée était une statuette modelée en cirescolorées, avec beaucoup de goût et de sentiment, par une mainencore inexpérimentée. Le phénomène, ainsi ramené à uneinterprétation rationnelle, ne laissait pas de me surprendreencore. Comment et par qui la dame de la Chronique était-elleparvenue à une existence matérielle ? C’est ce qu’il metardait d’apprendre.

Me tournant vers madame de Gabry, je m’aperçus qu’elle n’étaitpas seule. Une jeune fille vêtue de noir se tenait près d’elle.Elle avait des yeux d’un gris aussi doux que le ciel del’Île-de-France, et d’une expression à la fois intelligente etnaïve. Au bout de ses bras un peu grêles se tourmentaient deuxmains déliées, mais rouges, comme il convient à des mains de jeunefille. Prise dans sa robe de mérinos, elle était tout d’un jetcomme un jeune arbre, et sa grande bouche annonçait la franchise.Je ne puis dire combien cette enfant me plut tout d’abord. Ellen’était pas belle, mais les trois fossettes de ses joues et de sonmenton riaient, et toute sa personne, qui gardait la gaucherie del’innocence, avait je ne sais quoi de brave et de bon.

Mes regards allaient de la statuette à la fillette et je viscelle-ci rougir, mais franchement, largement, à flot.

– Eh bien, me dit mon hôtesse, qui, accoutumée à mesdistractions, me faisait volontiers deux fois la même question,est-ce là véritablement la dame qui, pour vous voir, entra par lafenêtre que vous aviez laissée ouverte ? Elle fut bieneffrontée, mais vous bien imprudent. Enfin lareconnaissez-vous ?

– C’est elle, répondis-je, et je la revois sur cetteconsole telle que je la vis sur la table de la bibliothèque.

– S’il en est ainsi, répondit madame de Gabry,prenez-vous-en de cette ressemblance à vous d’abord, qui, pour unhomme dénué de toute imagination, comme vous dites être, savezpeindre vos songes sous de vives couleurs ; à moi ensuite, quiretins et sus redire fidèlement votre rêve, et enfin et surtout àmademoiselle Jeanne, qui a, sur mes indications précises, modelé lacire que vous voyez là.

Madame de Gabry avait pris, en parlant, la main de la jeunefille, mais celle-ci s’était dégagée et fuyait déjà dans leparc.

Madame de Gabry la rappela :

– Jeanne !… Peut-on être sauvage à ce point !Venez qu’on vous gronde !

Mais rien ne fit, et l’effarouchée disparut dans le feuillage.Madame de Gabry s’assit dans le seul fauteuil qui restât au salondélabré.

– Je serais bien surprise, me dit-elle, si mon mari ne vousavait pas déjà parlé de Jeanne. Nous l’aimons beaucoup, et c’estune excellente enfant. Dites vrai, comment trouvez-vous sastatuette ?

Je répondis que c’était un ouvrage plein d’esprit et de goût,mais qu’il manquait à l’auteur l’étude et la pratique ; qu’aureste j’étais touché au possible de ce que de jeunes doigts eussentbrodé de la sorte sur le canevas d’un bonhomme et figuré d’unefaçon si brillante les songeries d’un vieux radoteur.

– Si je vous demande ainsi votre avis, reprit madame deGabry, c’est que Jeanne est une pauvre orpheline. Croyez-vousqu’elle puisse gagner quelque argent à faire des statuettes commecelle-ci ?

– Pour cela, non ! répondis-je ; et il n’y a pastrop à le regretter. Cette demoiselle est, dites-vous, affectueuseet tendre ; je vous en crois et j’en crois son visage. La vied’artiste a des entraînements qui font sortir de la règle et de lamesure les âmes généreuses. Cette jeune créature est pétrie d’uneargile aimante. Mariez-la.

– Mais elle n’a pas de dot ! me répondit madame deGabry.

Puis, baissant un peu la voix :

– À vous, monsieur Bonnard, je puis tout dire. Le père decette enfant était un financier bien connu. Il montait de grandesaffaires. Il avait l’esprit aventureux et séduisant. Ce n’était pasun malhonnête homme : il se trompait lui-même avant de tromperles autres. Et c’est encore là, peut-être, la plus grande habileté.Nous étions en relations fréquentes avec lui. Il nous ensorcelatous, mon mari, mon oncle, mes cousins. Son effondrement fut subit.Dans ce désastre, la fortune de mon oncle – Paul vous l’a dit –sombra aux trois quarts. Nous fûmes beaucoup moins atteints, et,puisque nous n’avons pas d’enfants !… Il mourut peu de tempsaprès sa ruine, ne laissant absolument rien ; c’est ce qui mefait dire qu’il était probe. Vous devez connaître son nom, qu’on avu dans les journaux : Noël Alexandre. Sa femme était fortaimable ; je crois qu’elle avait été jolie. Elle aimait un peutrop paraître. Mais elle montra du courage et de la dignité lors dela ruine de son mari. Elle mourut un an après lui, laissant Jeanneseule au monde. Elle n’avait rien pu sauver de sa fortunepersonnelle, qui était assez belle. Madame Noël Alexandre était uneAllier, la fille d’Achille Allier, de Nevers.

– La fille de Clémentine ! m’écriai-je. Clémentine estmorte et sa fille est morte ! L’humanité se compose presquetout entière des morts, tant c’est peu que les vivants au regard dela multitude de ceux qui ont vécu. Qu’est-ce donc que cette vie,plus brève que la brève mémoire des hommes !

Et je fis cette prière mentale :

« D’où vous êtes aujourd’hui, Clémentine, regardez ce cœurmaintenant refroidi par l’âge, mais dont le sang bouillonna jadispour vous, et dites s’il ne se ranime pas à la pensée d’aimer cequi reste de vous sur la terre. Tout passe, puisque vous avezpassé, vous et votre fille ; mais la vie est immortelle ;c’est elle qu’il faut aimer dans ses figures sans cesserenouvelées.

» J’étais avec mes livres comme l’enfant qui agite desosselets. Ma vie, en ses derniers jours prend un sens, un intérêt,une raison d’être. Je suis grand-père. La petite-fille deClémentine est pauvre. Je ne veux pas qu’un autre que moi lapourvoie et la dote. »

Voyant que je pleurais, madame de Gabry s’éloigna lentement.

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