— Elle m’a fait, à moi aussi, l’impression d’un témoin étonnamment sincère.
— Nous avons d’ailleurs la preuve qu’elle dit la vérité. Savez-vous ce que les Hunter étaient allés faire à Londres ?
— C’est une des choses que je me demande.
— Eh bien, voici ! Rosaleen Cloade n’a que l’usufruit, sa vie durant, des biens de Gordon Cloade. Sauf, je crois, pour un millier de livres, elle ne peut toucher au capital. Mais ses bijoux sont à elle. La première chose qu’elle a faite en arrivant à Londres a été de vendre quelques jolies pièces à des joailliers de Bond Street. Elle avait un besoin immédiat d’argent liquide. Autrement dit, il lui fallait acheter le silence d’un maître chanteur.
— Vous appelez ça une preuve contre David Hunter ?
— Que voulez-vous de plus ?
Poirot hocha la tête.
— Preuve qu’il y ait eu chantage, oui. Preuve que Hunter ait eu l’intention de commettre un crime, non. Il faut choisir, mon cher ! Ou ce jeune homme avait l’intention de payer ou il se proposait de tuer. Vous prouvez qu’il songeait à payer.
Spence l’admit à regret.
— Oui, peut-être… Mais il peut avoir changé d’avis.
Poirot haussa les épaules.
— Les types de ce genre-là, poursuivit le commissaire, je les connais. Ce sont des gars qui font merveille pendant la guerre. Ils ont un certain courage physique, de l’audace et un total mépris du danger. Ils ne reculent devant aucun risque et il leur arrive souvent de décrocher la Victoria Cross, parfois à titre posthume. En temps de guerre, ces gens-là se comportent en héros. La paix revenue, ils finissent généralement en prison. Ils aiment l’aventure, ils ne savent pas se gouverner, ils méprisent la société… et, surtout, ils n’ont pas le respect de la vie humaine.
Poirot acquiesça d’un mouvement de tête. Le commissaire se tut et les deux hommes restèrent un instant silencieux.
— J’admets, dit Poirot au bout d’un moment, que nous avons là un homme qui peut faire un assassin. En sommes-nous plus avancés ?
Spence considéra Poirot avec étonnement.
— Cette affaire, monsieur Poirot, a l’air de vous intéresser beaucoup ?
— J’en conviens.
— Puis-je vous demander pourquoi ?
— À franchement parler, répondit le détective, je n’en sais trop rien ! Peut-être parce qu’il y a deux ans je me suis trouvé dans ce club, alors que ce brave major Porter, le raseur-maison, racontait une histoire que personne n’écoutait. C’était pendant une alerte, j’essayais de faire bonne figure, parce que j’ai ma petite vanité, mais j’avais l’estomac tout barbouillé et, afin de ne pas trop penser aux bombes, seul peut-être de tous ceux qui étaient là, je prêtais au major une oreille attentive. Son récit ne manquait pas d’intérêt et je tâchais de me persuader que je ne serais peut-être pas fâché, un jour, de connaître les faits qu’il rapportait. C’est ce qui s’est produit.
— L’impossible est arrivé !
— Au contraire ! Il est arrivé ce qu’on pouvait attendre… et la chose est déjà en soi très remarquable.
— Vous attendiez un meurtre ?
Spence était sceptique.
— Non, dit Poirot. Mais une femme se remarie et il existe une chance que son premier mari soit encore vivant. Bon. Il est vivant. Va-t-il se montrer ? C’est ce qu’il fait. Dès lors, il y a possibilité de chantage. Effectivement, il y a chantage. Nouvelle possibilité : le maître chanteur peut être réduit au silence. C’est bien ce qui s’est passé non ?
Spence n’avait pas l’air très convaincu.
— Quoi qu’il en soit, reprit-il, nous n’avons là qu’une affaire assez banale, celle du chantage qui provoque un meurtre.
— Banale, vous trouvez ? Ce n’est pas mon avis.
D’un ton très calme, Poirot ajouta :
— Dans cette histoire-là, il n’y a rien de normal.
— Rien de normal ? Que voulez-vous dire par-là ?
— Ce que je dis. Regardez le mort, par exemple.
L’incompréhension de Spence était flagrante.
— Ça ne vous frappe pas ? reprit Poirot. Je me trompe peut-être… Pourtant, prenons ensemble un point particulier ! Underhay arrive au Cerf. Il écrit à David Hunter. Celui-ci reçoit sa lettre le lendemain matin, à l’heure du petit déjeuner. C’est bien ça ?
— Oui. Il le reconnaît d’ailleurs.
— Cette lettre, c’était bien le premier signe de la présence d’Underhay à Warmsley Vale ? Quelle est la première chose que fait Hunter ? Il expédie sa sœur à Londres !
— Ça se comprend fort bien ! répliqua Spence. Il veut se sentir libre de manœuvrer à sa guise. Il redoute une faiblesse de la femme. N’oublions pas que, dans l’association, c’est lui le cerveau. Il commande et Mrs Cloade obéit.
— C’est l’évidence même. Donc, il l’envoie à Londres et va rendre visite à Enoch Arden. Nous avons, par Béatrice Lippincott, une relation passable de leur conversation. Il en reste, clair comme le jour, que David Hunter ne savait pas si l’homme à qui il parlait était ou non Robert Underhay. Il avait peut-être une présomption, mais il n’avait aucune certitude.
— C’est parfaitement normal, monsieur Poirot. Rosaleen Hunter a épousé Underhay au Cap et, tout de suite après, est partie avec lui pour le Nigeria. Hunter et Underhay ne se sont jamais rencontrés. Hunter se doutait vraisemblablement comme vous le dites, que c’était Underhay qu’il avait en face de lui, mais il ne pouvait pas en être sûr, puisqu’il ne l’avait jamais vu auparavant.
Pensif, Poirot regardait le commissaire.
— Alors, il n’y a pas quelque chose là-dedans qui vous frappe, comme très particulier ?
— Je vois où vous voulez en venir. Pourquoi Underhay n’a-t-il pas dit tout de suite qu’il était Underhay ? Je crois que c’est très explicable. Quand des gens… respectables se mettent à se conduire comme des coquins, ils tiennent souvent à sauver les apparences. Ils présentent les choses de telle façon qu’ils peuvent croire qu’ils ne se compromettent pas. Non, l’attitude d’Underhay en la circonstance ne me paraît pas extraordinaire. Il faut tenir compte de la nature humaine.
— La nature humaine ! dit Poirot. Je crois bien que c’est à cause d’elle que cette affaire me passionne. Tout à l’heure, pendant l’enquête, je regardais les Cloade. Il y en a beaucoup ! Ils ont tous un intérêt commun, mais chacun d’eux a son tempérament, à lui, ses idées et ses sentiments propres. Tous, pendant des années, ont dépendu de Gordon Cloade, le grand homme de la famille. Façon de parler, bien entendu. Ils avaient des ressources personnelles, mais, consciemment ou non, ils en étaient peu à peu arrivés à s’appuyer sur lui. Qu’arrive-t-il, commissaire, je vous le demande, qu’arrive-t-il au lierre quand on abat le chêne autour duquel il a enroulé ses vrilles ?
— La question est un peu en dehors de ma spécialité.
— J’en suis moins sûr que vous, mon cher. Le caractère d’un homme n’est pas immuable. Il peut se développer, prendre de la vigueur, il peut aussi s’effriter. Ce que nous sommes vraiment, nous ne le découvrons qu’au moment de l’épreuve, quand il s’agit de savoir si nous resterons debout ou si nous tomberons.
Spence, un peu dérouté, avoua qu’il ne saisissait pas très bien.
— En tout cas, ajouta-t-il, les Cloade sont maintenant tirés d’épaisseur. Ils sont riches… ou, du moins, le seront, les formalités légales remplies.
— Cela peut demander du temps, répondit Poirot, et il leur reste à pulvériser le témoignage de Mrs Gordon Cloade. Tout de même, une femme doit bien savoir si le cadavre qu’on lui montre est ou non celui de son époux ?
La tête légèrement inclinée sur l’épaule, il guettait la réaction du massif commissaire.
— Croyez-vous, répondit Spence avec cynisme, qu’une femme n’a pas de bonnes raisons de ne pas reconnaître son mari quand il y va pour elle d’un revenu représentant environ deux millions de livres ?
Après un silence, il ajouta :
— Et puis, si ce n’était pas Robert Underhay, pourquoi l’aurait-on tué ?
— Le fait est, dit Poirot, songeur, que c’est toute la question.
VI
Sur la place du Marché, Poirot s’arrêta pour regarder autour de lui. Il reconnut la maison de Jeremy Cloade et, de l’autre côté de la rue, celle du docteur Cloade, avec sa plaque en cuivre usée par le temps. En face de lui, Poirot avait l’église de l’Assomption, un édifice fort modeste, un peu écrasé par le temple protestant qui se trouvait un peu plus loin.
Poirot entra dans l’église catholique. Il priait depuis un instant quand il entendit, à quelque distance derrière lui, des reniflements qui semblaient indiquer que quelqu’un pleurait dans le voisinage. Il tourna la tête avec circonspection et aperçut, agenouillée sur un prie-Dieu, une femme en noir, le visage dans ses mains. Peu après, elle se levait et se dirigeait vers la sortie. Poirot, qui avait reconnu Rosaleen Cloade, la suivit.
Il la rejoignit sous le porche, où elle s’était arrêtée, essayant de se ressaisir tout à fait avant de traverser le village. Il la salua courtoisement et, d’une voix douce, lui demanda s’il pouvait quelque chose pour elle. La question ne parut pas la surprendre. Elle y répondit avec la simplicité d’un enfant malheureux.
— Non, personne ne peut rien pour moi.
— Pourtant, vous avez de gros ennuis. Je ne me trompe pas ?
— Ils ont emmené David !… Maintenant, je suis toute seule ! Ils prétendent qu’il a tué. Mais c’est faux ! C’est faux !
Reconnaissant Poirot, elle ajouta :
— Vous étiez à l’enquête, n’est-ce pas ? Je vous ai vu.
— C’est exact. Et, si je puis vous être utile, madame, j’en serai fort heureux.
— J’ai peur. David disait toujours que je n’avais rien à craindre aussi longtemps qu’il était là pour s’occuper de moi. Mais, maintenant qu’il est arrêté, j’ai peur. Il m’a dit… qu’ils souhaitaient ma mort, tous ! C’est horrible et c’est probablement vrai !
— Alors, madame, laissez-moi vous venir en aide ?
Elle secoua la tête.
— Personne ne peut rien pour moi. Je ne puis même pas me confesser ! Il faut que je porte seule le poids de mes péchés et je n’ai même pas droit aux consolations de Dieu !
Elle regardait Poirot. Elle faisait peine à voir.
— Vous ne pouvez pas vous confesser ? C’est pourtant pour ça que vous étiez entrée à l’église ?
— J’étais venue y chercher un peu de réconfort, mais comment aurais-je pu l’y trouver ! J’ai tant péché !
— Nous avons tous péché.
— Oui. Seulement, on se repent, on se confesse…
Elle se cacha le visage dans les mains.
— Les mensonges que j’ai dits ! Tous ces mensonges !
— Vous avez menti à propos de votre mari ? C’est bien Robert Underhay qui a été tué ici, n’est-ce pas ?
Le regard de Rosaleen se fit soupçonneux.
— Je vous répète ce que j’ai dit : ce n’était pas mon mari. Ce mort ne lui ressemblait pas du tout !
— Pas du tout ?
— Pas du tout !
Des yeux, elle défiait Poirot.
— Pouvez-vous, demanda-t-il d’une voix très calme, me dire comment était votre époux ?
Elle pâlit. La peur lui déformait les traits.
— Je n’ai rien à vous dire !
Sa réponse lancée, elle passa devant Poirot et s’éloigna d’un pas rapide. Il ne fit pas un geste pour la retenir et n’essaya pas de la suivre. Il hocha la tête, d’un air satisfait, puis, sans se presser, se remit en route. Arrivé à l’extrémité du village, il se dirigea vers le Cerf. Rowley Cloade et Lynn Marchmont étaient devant la porte.
Poirot, tout en approchant, examinait la jeune fille avec intérêt. Il la trouvait jolie et elle devait être intelligente. Il préférait, quant à lui, les femmes un peu plus « féminines ». Lynn Marchmont était indiscutablement du genre « moderne », de ces jeunes personnes, libres d’allures et de langage, qui prétendent ne prendre conseil que d’elles-mêmes et pour qui les principales vertus masculines sont l’esprit d’entreprise et d’audace.
Rowley, une fois encore, remercia Poirot. Pour lui, il se plaisait à le dire, le détective avait véritablement fait un miracle. Poirot savait là-dessus, à quoi s’en tenir. Il n’avait pas eu grand-peine à découvrir le major Porter. Il ne se défendit pourtant pas d’avoir fait quelque chose d’extraordinaire. Le prestidigitateur ne raconte pas au public comment il fait ses tours.
— Bref, conclut Rowley, je ne sais pas comment vous avez fait, mais, Lynn et moi, nous vous sommes très reconnaissants.
Affirmation que l’attitude de Lynn semblait démentir. Elle ne faisait aucun effort pour être aimable.
— Grâce à vous, poursuivit Rowley, notre vie, quand nous serons mariés, sera toute différente de ce qu’elle aurait été !
Lynn se tourna vivement vers lui.
— Qu’en sais-tu ?
Poli, Poirot demanda :
— Quand vous mariez-vous ?
— En juin.
— Il y a longtemps que vous êtes fiancés ?
— Presque six ans, répondit Rowley. Lynn était dans les Wrens.
— Et les Wrens n’ont pas le droit de se marier ?
— Je n’étais pas en Angleterre, dit Lynn d’un ton sec.
Poirot remarqua que Rowley fronçait le sourcil.
— Nous allons vous laisser, monsieur Poirot, reprit le jeune homme. J’imagine que vous êtes pressé de rentrer à Londres.
Poirot sourit.
— Mais je ne rentre pas à Londres !
— Comment !
Rowley était stupéfait.