— Par deux fois, en ces derniers temps, monsieur Poirot, je suis entrée en communication avec un Esprit qui m’a dit s’appeler Robert. Les deux fois, le message était identique : « Pas mort ! » Nous étions très intriguées, car nous ne connaissons pas de Robert. Nous avons demandé à l’Esprit de préciser. Il nous a donné des initiales : R. U. Nous l’avons interrogé de nouveau. Ces initiales, étaient-ce les siennes ? Réponse : « Oui, mais le message est de Robert, pour R. U. » Je me suis alors souvenu que ma belle-sœur se prénomme Rosaleen… Rosaleen Underhay… Le sens devenait limpide. Les initiales, étant les mêmes, avaient embrouillé les choses, mais, en fin de compte, tout était clair : « Dites à Rosaleen que Robert Underhay n’est pas mort. »
— Vous avez fait la commission ?
Mrs Cloade, surprise par la brutalité de la question, répondit avec embarras :
— Mon Dieu… non ! Les gens, n’est-ce pas, sont si sceptiques ! Rosaleen, j’en ai peur, ne me croirait pas. Une telle communication la tourmenterait sans utilité… Vous me comprenez ? Elle se demanderait s’il est vraiment vivant, où il est, ce qu’il fait…
— Dans les instants où il ne pratique pas le spiritisme ? Je comprends fort bien. Il n’en a pas moins choisi une curieuse façon de donner de ses nouvelles !
— Ah ! monsieur Poirot, on voit bien que vous n’êtes pas un initié ! Nous ne savons rien de sa situation. Le pauvre capitaine Underhay – je devrais peut-être dire le major Underhay, je ne me souviens pas – est peut-être prisonnier des sauvages, au cœur de l’Afrique noire. Mais, si on pouvait le retrouver et le rendre à sa chère petite Rosaleen, songez, monsieur Poirot, à ce que serait leur joie, à tous les deux ! Ce sont les Esprits qui m’ont amenée à vous, monsieur Poirot. Je suis convaincue que vous ne vous déroberez pas !
Songeur, Poirot regardait la visiteuse.
— Mes services coûtent cher, dit-il d’une voix douce. Très, très cher même… et la mission dont vous parlez ne serait pas facile !
— Voilà qui est bien embarrassant !… Notre situation financière n’est actuellement pas très brillante et, personnellement, j’ai des ennuis d’argent plus considérables encore que mon cher mari ne se figure. J’ai acheté des valeurs, sur le conseil des Esprits, et jusqu’à présent mes spéculations n’ont pas été très heureuses. En fait, ces actions ont vu leurs cours s’effondrer et, pratiquement, elles sont maintenant invendables. Naturellement, je n’ai pas osé parler de cela à mon mari et je ne vous le dis que pour que vous compreniez ma position. Mais, étant donné, mon cher monsieur Poirot, qu’il s’agit de réunir deux jeunes époux, que c’est là une mission noble entre toutes…
— La noblesse de la tâche, chère madame, ne paiera ni le paquebot, ni le chemin de fer, ni l’avion. Pour ne rien dire des télégrammes des câbles et du reste !
— Mais si vous le retrouvez… si vous retrouvez le capitaine Underhay vivant… je crois pouvoir vous certifier que, cela fait, le… le remboursement de vos frais ne présentera aucune difficulté.
— Il est donc riche, le capitaine Underhay ?
— Non… C’est-à-dire… Non, il n’est pas riche. Seulement, je puis vous assurer, je vous en donne même ma parole, que la question d’argent ne se posera pas.
Poirot secoua lentement la tête.
— Je suis navré, madame, mais la réponse est non.
Cette réponse, il eut quelque peine à la faire admettre. La dame partie, il resta un bon moment, le front soucieux, perdu dans ses pensées. Il se rappelait maintenant pourquoi ce nom de Cloade lui avait paru familier. La conversation à laquelle il avait assisté au Coronation Club, certain soir d’alerte, lui revenait en mémoire. Il lui semblait entendre encore la grosse voix du major Porter, racontant une histoire qui n’intéressait personne. Il se souvenait également fort bien de l’expression consternée du causeur quand, son récit terminé, un monsieur avait posé son journal sur son fauteuil et était sorti sans dire un mot.
Mais ce qui le tracassait, c’était l’impossibilité où il se trouvait de deviner le jeu de cette femme qui venait de quitter son bureau. Il y avait une sorte de contradiction latente entre les propos fumeux de la dame, ses discours ésotériques, les colliers et les amulettes qui tintinnabulaient sur sa poitrine, et le dur éclat que prenaient parfois ses yeux bleus.
« Que me voulait-elle au juste ? songeait Poirot. Et que s’est-il passé à…
Il jeta un coup d’œil sur la carte de visite restée sur son bureau et acheva :
« … à Warmsley Vale. »
Cinq jours plus tard exactement, un journal du soir annonça en quelques lignes la mort d’un homme qui s’appelait Enoch Arden, décédé à Warmsley Vale, un antique petit village, situé à trois milles du célèbre terrain de golf de Warmsley Heath.
« Je me demande bien, se dit de nouveau Poirot, ce qui a pu se passer à Warmsley Vale. »
PREMIÈRE PARTIE
I
Warmsley Heath se compose d’un terrain de golf, de deux hôtels, de quelques villas ruineuses dont les fenêtres ouvrent sur le golf, d’une rangée de magasins qu’on pouvait dire « de luxe » avant la guerre, et d’une station de chemin de fer. Quand on sort de la gare, on a, à gauche, une grande route qui s’en va vers Londres et, à droite, un petit sentier qui s’engage dans les champs, un poteau indicateur vous avisant qu’il conduit à Warmsley Vale.
Caché dans un fond entre des collines boisées, Warmsley Vale est aussi différent de Warmsley Heath qu’il est possible. Autrefois, c’était un bourg qui s’animait aux jours de marché. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’un village, avec, dans la rue principale, quelques maisons vieilles de plusieurs siècles, plusieurs cabarets et quelques boutiques sans élégance. On a l’impression d’être à deux cents kilomètres de Londres, alors qu’on n’en est pas à quarante. Les habitants sont unanimes à proclamer le peu de sympathie que leur inspire ce Warmsley Heath, qui a « poussé comme un champignon ».
Il y a, un peu en dehors du village, quelques charmantes villas, entourées de beaux jardins comme on les aimait autrefois. C’est dans l’une d’elles, White House, que Lynn Marchmont vint se réinstaller, en 1946, au début du printemps, lorsqu’elle fut rendue à la vie civile.
Au matin du troisième jour, à son réveil, elle se mit à la fenêtre de sa chambre pour contempler la pelouse mal entretenue qui descendait vers des prairies où des ormes s’apercevaient de loin en loin. Elle huma l’air avec délices. Il semait bon la terre mouillée. Cette odeur-là, il y avait deux ans et demi qu’elle lui manquait…
Il était vraiment magnifique de se retrouver chez soi, magnifique d’être dans sa chambre à coucher à soi – cette petite pièce à laquelle elle avait si souvent songé, et avec tant de nostalgie, alors qu’elle était au-delà des mers – magnifique de ne plus être en uniforme et d’avoir le droit de circuler en jupe de tweed, dans de bons vieux vêtements qu’on aimait, encore que les mites se fussent un peu trop occupées d’eux durant les années de guerre !
Il lui était très agréable de ne plus être embrigadée dans les Wrens[1] et de se dire qu’elle était de nouveau une femme libre. Le service ne lui avait pas déplu. Le travail ne manquait pas d’intérêt et, parfois, on s’amusait bien, mais la monotone routine quotidienne l’avait souvent exaspérée et, souvent aussi, l’idée qu’elle était conduite avec les autres, comme un troupeau, lui avait été insupportable. Dans ces moments-là, elle aurait voulu s’en aller. Durant cet été torride et interminable qu’elle avait passé en Orient, avait-elle assez souhaité de revoir bien vite Warmsley Vale, la vieille maison si fraîche et si gentille malgré son âge, et aussi sa chère Mums !
Sa mère, Lynn l’adorait et la trouvait exaspérante. Loin d’elle, elle n’avait pas cessé de l’aimer, mais elle avait presque oublié qu’elle était « impossible ». S’il lui arrivait de s’en souvenir, c’était pour elle une raison supplémentaire de regretter Warmsley Vale. Chère Mums ! Elle était crispante, mais, à certaines heures, Lynn aurait tout donné pour entendre sa maman énoncer, de sa voix douce et plaintive, quelque cliché éprouvé. Ah ! rentrer chez soi et n’en plus bouger !
Elle y était maintenant, chez elle. Elle y était depuis trois jours. Démobilisée, libre. Et déjà elle n’était plus pleinement satisfaite, déjà elle sentait qu’elle avait besoin d’autre chose. La maison, Mums, Rowley, la ferme, la famille, tout cela était tel qu’autrefois. Trop. Rien n’avait changé.
Rien n’avait changé. Mais Lynn, elle, n’était plus la même…
— Chérie…
C’était la voix haut perchée de Mrs Marchmont, qui appelait du bas de l’escalier.
— Ma petite fille veut-elle prendre son petit déjeuner au lit ?
Lynn s’empressa de crier sa réponse.
— Bien sûr que non ! Je descends.
« Pourquoi m’appelle-t-elle « sa petite fille » ? songeait-elle. C’est ridicule ! »
Dégringolant l’escalier, elle gagna la salle à manger. Le breakfast n’était pas fameux. Lynn s’était déjà rendu compte qu’on ne pouvait se nourrir qu’à condition de consacrer à la recherche des vivres plus de temps et d’attention qu’il n’était raisonnable. Exception faite de ce que pouvait faire une femme de ménage qui venait quatre fois par semaine et sur qui il ne fallait pas trop compter, Mrs Marchmont, seule à la maison, devait s’occuper de tout, aussi bien de la cuisine que du ménage. Elle avait déjà presque atteint la quarantaine quand Lynn était venue au monde et sa santé n’était pas des meilleures. Sa situation financière s’était modifiée de façon fâcheuse, Lynn avait eu déjà l’occasion de s’en apercevoir. Les revenus, modestes mais sûrs, qui, avant la guerre, permettaient à Mrs Marchmont de vivre confortablement, avaient diminué de moitié du seul fait des impôts. Les prix, les gages, les dépenses, tout avait monté.
« Charmante époque ! » songeait Lynn. Ses yeux parcouraient la rubrique des demandes d’emploi d’un quotidien :
Ex-W. A. A. F.[2] cherche situation où esprit d’initiative et habitude du commandement seraient appréciés.
W. R. E. N., démobilisée, cherche poste requérant autorité et sens de l’organisation.
De l’esprit d’initiative, de l’autorité, l’habitude du commandement et le sens de l’organisation, voilà ce qu’on offrait. Mais que demandait-on ? Des gens qui savaient faire la cuisine ou qui avaient une bonne connaissance de la sténographie, des employés ponctuels, qui accepteraient une besogne routinière et rendraient ainsi les meilleurs services.
Tout cela au surplus, ne la concernait pas. Sa voie, à elle, était tracée. Elle deviendrait la femme de Rowley Cloade, son cousin. Ils s’étaient fiancés sept ans plus tôt, juste avant la guerre. Si loin que remontassent ses souvenirs, elle avait toujours souhaité d’épouser Rowley. Quand il avait choisi de devenir fermier, cette décision l’avait enchantée. C’était une vie saine, un peu plate peut-être, où le travail était dur. Mais ils aimaient, l’un comme l’autre, le grand air et les animaux. Évidemment, les choses ne se présentaient plus comme autrefois. L’oncle Gordon avait toujours promis…
Justement, de l’autre côté de la table, Mrs Marchmont parlait de lui.
— Comme je te l’ai écrit, ma chérie, sa mort nous a donné à tous un rude coup. Il n’était rentré en Angleterre que depuis quarante-huit heures et nous ne l’avions pas revu. Si seulement il n’était pas resté à Londres ! Si seulement il était venu directement ici !
« Oui, si seulement… »
Lynn était à l’autre bout du monde quand elle avait appris la nouvelle. Elle lui avait causé beaucoup de chagrin. Mais ce que la mort de son oncle représentait pour elle, elle commençait seulement à s’en rendre compte.
Depuis sa plus lointaine enfance, sa vie – comme celle de tous les autres – avait été dominée par Gordon Cloade. Riche, sans enfant, l’homme avait pris toute la famille sous sa protection.
Rowley compris. Avec son ami Johnnie Wavasour, Rowley avait fondé une société pour exploiter la ferme. Ils n’avaient que de petits capitaux, mais ils étaient pleins de courage et d’énergie. Gordon Cloade leur avait donné son approbation.
Mais il comptait bien ne pas s’en tenir là.
— On ne peut pas réussir dans l’agriculture sans capitaux, avait-il dit à Lynn. Seulement, avant de rien faire, je veux d’abord savoir si ces deux garçons-là ont assez de volonté et de cœur pour faire marcher leur affaire. Si je les aidais maintenant, je ne serais pas fixé là-dessus avant peut-être des années. Si je constate qu’ils ont vraiment l’étoffe nécessaire, si tout va bien de ce côté-là, alors Lynn, tu n’as pas à te tracasser : je mettrai à leur disposition tous les fonds indispensables pour faire quelque chose de propre. Donc, ma petite, ne t’en fais pas pour ton avenir ! Tu es la femme qu’il faut à Rowley. Seulement, ce que je te dis, garde-le pour toi !
Elle avait su se taire. Rowley, cependant, avait découvert tout seul le bienveillant intérêt que son oncle voulait bien lui porter. Il avait compris que c’était à lui de démontrer à Gordon que Rowley et Johnnie seraient, pour son argent, un excellent placement.
Oui, tous, ils avaient toujours dépendu de Gordon Cloade. Non qu’ils fussent des parasites ou des paresseux. Jeremy Cloade était le principal associé d’une firme de solicitors et Lionel Cloade était médecin. Mais tous travaillaient avec cette certitude réconfortante qu’un jour ils auraient de l’argent. Inutile de se restreindre ou de faire des économies. L’avenir était assuré. Gordon Cloade, veuf et sans descendance directe, y veillerait. Il le leur avait dit à tous, et plus d’une fois.
Adela Marchmont, sa sœur, était, après son veuvage, restée à White House, alors qu’elle aurait pu peut-être se transporter dans une maison plus petite et d’un entretien plus facile. Lynn avait suivi les cours des collèges les plus réputés et, s’il n’y avait pas eu la guerre, elle aurait pu poursuivre ses études, sans avoir à se demander si elles étaient coûteuses ou non. Les chèques de l’oncle Gordon arrivaient avec une sympathique régularité et l’on pouvait se permettre bien des petits luxes.
Tout était parfait, pour le présent et pour le futur. Sur quoi, contrairement à tout ce qu’on pouvait attendre, Gordon Cloade s’était remarié.