Le Gouffre Maracot (ou Le Monde perdu sous la mer)

Chapitre 2

 

Je crois que pendant quelques instants, nousavons partagé tous les trois le même sentiment. Nous n’avons pasvoulu faire ni voir la moindre chose. Sans bouger, nous essayionsde réaliser notre miracle : nous reposions juste au milieu del’un des plus grands océans du monde. Mais bientôt l’étrange décorqui nous entourait et que révélaient nos lampes nous a attirés versles hublots.

Nous nous étions posés sur un lit d’algueshautes (d’après Maracot, des cutleria multifida) ; leursfrondes jaunes s’agitaient sous l’action d’un courant sous-marin,exactement comme des branches sous une brise d’été. Elles n’étaientpas suffisamment longues pour gêner nos observations ; etcependant leurs grandes feuilles plates, dorées par notreéclairage, passaient par intermittence dans notre champ visuel.Au-delà de leur barrière mouvante, les déclivités d’un terraincouleur de machefer étaient parsemées de mollusques aux nuancesmagnifiques : holothuries, ascidies, échinodermes se serraientcomme jacinthes et primevères au printemps dans un parterred’Angleterre. Ces fleurs vivantes de la mer, écarlates, empourpréesou roses s’étalaient le plus décorativement du monde sur le fondnoir. Par des crevasses, de grandes éponges émergeaient touthérissées dans les rocs sombres. Quelques poissons des profondeursmoyennes surgissaient tels des éclairs de couleur dans notre cerclede lumière : Pendant que nous contemplions ce spectacleféerique, une voix angoissée a résonné dans le tubeacoustique :

– Alors, comment trouvez-vous le fond ?Tout se passe-t-il bien ? Ne restez pas trop longtemps, car lebaromètre dégringole, et je n’aime pas l’aspect du ciel. Avez-vousassez d’air ? Pouvons-nous faire quelque chose pourvous ?

– Tout va bien, capitaine ! a criéjoyeusement Maracot. Nous ne resterons pas longtemps. Vous nousavez admirablement soignés. Nous sommes aussi bien ici que dans noscabines. Tenez-vous prêt à nous déplacer lentement versl’avant.

Nous avions pénétré dans le royaume despoissons lumineux ; nous nous sommes amusés à éteindre noslampes et, dans le noir absolu (un noir dans lequel une plaquesensible aurait pu être exposée pendant une heure sans enregistrerla moindre trace d’un rayon ultra-violet) nous avons observél’activité phosphorescente de l’Océan. Une bête terrifiante avaitdes dents lumineuses qui luisaient d’une manière biblique dans lesténèbres de la mer. Une autre avait une longue antenne dorée ;une troisième un panache de flammes au-dessus de la tête. À pertede vue, des points brillants se déplaçaient ; chaque petitêtre vaquait à ses propres affaires et éclairait sa route avecautant d’efficacité qu’un taxi de nuit à l’heure des théâtres dansle Strand. Nous avons rallumé nos lampes ; le docteur Maracots’est livré à ses observations sur le fond de la mer.

– Nous ne sommes pas assez bas pour déterminerles couches caractéristiques des grands fonds, a-t-il déclaré. Ilsse trouvent loin de notre rayon d’action. Peut-être une autre fois,avec un câble plus long…

– Rayez cette idée de votre tête ! agrogné Scanlan. Oubliez-la !

Maracot a souri.

– Vous ne tarderez pas à vous acclimater auxgrands fonds, Scanlan. Cette première descente ne sera pas ladernière.

– Vous voulez nous envoyer aux enfers ! aprotesté Bill.

– Vous n’y attacherez pas plus d’importanceque pour descendre dans la cale du Stratford. Vousremarquerez, Monsieur Headley, que le terrain ici, pour autant quenous puissions l’observer à travers cette épaisseur d’hydrozoaireset d’éponges, est de la pierre ponce avec de la crasse noire debasalte, ce qui indique d’anciennes activités plutoniques.Réellement, j’incline à voir là une confirmation de mon opinionantérieure : cette crête fait partie d’une formationvolcanique, et le gouffre Maracot…

Il a articulé ces deux mots avec une tendresseinfinie.

– … représente la pente extérieure de lamontagne. Je pense qu’il serait intéressant de déplacer notre cagelentement et en avant, jusqu’à ce que nous arrivions au bord dugouffre et que nous constations le genre de formation que noustrouverons à cet endroit. Je m’attends à découvrir un précipice dedimensions majestueuses plongeant presque à la verticale dans lesprofondeurs extrêmes de l’Océan.

Cette expérience me semblait assez dangereuse,car je me demandais jusqu’à quel point notre câble mince pourraitsupporter la tension d’un déplacement latéral. Mais avec Maracot ledanger, pour lui ou pour quiconque, n’existait pas à partir dumoment où une observation scientifique était à faire. J’ai retenumon souffle (Bill Scanlan aussi) quand un lent déplacement de notrecoquille d’acier, écartant devant elle les frondes d’algues, nous aavertis que le câble se tendait au maximum ; vaillammenttoutefois, il a résisté, et nous avons commencé à glisser endouceur sur le plateau. Maracot, un compas à la main, dirigeait lamanœuvre en criant ses ordres dans le tube ; il n’hésitait pasà faire soulever notre cage chaque fois qu’un obstacle seprésentait sur notre route.

– Cette crête basaltique ne doit pas avoirplus de quinze cents mètres de large, nous expliquait-il. D’aprèsmes repères le gouffre se trouve à l’ouest du point d’où nous avonsplongé. À cette allure, nous ne tarderons pas à arriver aubout.

Nous avons glissé sans heurt sur la plainevolcanique, toute floconneuse d’algues dorées et parée dessomptueux joyaux que la nature avait taillés, jusqu’à ce que leProfesseur se précipite vers le téléphone.

– Stop ! Nous y sommes !

Soudainement un trou monstrueux s’était ouvertdevant nous. L’endroit était terrifiant : vraiment une visionde cauchemar ! Des falaises de basalte, noires et luisantes,tombaient à pic dans l’inconnu. De leurs bords pendaient deslaminaires, comme des fougères pendent parfois en haut d’un ravinde la terre, avec cette différence que là, sous cette frangemouvante et oscillante, il n’y avait rien que les parois d’unabîme. L’arête rocheuse du rebord des falaises décrivait une courbesur notre droite, et sur notre gauche comme pour fermer uncercle ; nous en ignorions le diamètre, car nos lumières neparvenaient pas à percer les ténèbres qui nous faisaient face.Quand nous avons dirigé vers le bas notre lampe de signalisationLucas, elle a projeté un long faisceau de rayons dorés etparallèles qui est descendu, descendu, pour se perdre dans legouffre qui s’ouvrait à nos pieds.

– C’est vraiment merveilleux ! s’estécrié Maracot qui contemplait le décor avec le regard satisfait dupropriétaire. En ce qui concerne la profondeur, je n’ai pas besoinde vous préciser que ce gouffre n’occupe pas le premier rang. Legouffre Challenger atteint huit mille deux cents mètres, près desîles Ladrone, le gouffre Planet au large des Philippines atteintneuf mille sept cent cinquante mètres, et d’autres encore leprécèdent sur ce plan-là ; par contre le gouffre Maracot estle seul à posséder une déclivité aussi accentuée ; il estégalement remarquable pour avoir échappé à l’observation de tantd’explorateurs hydrographes qui ont dressé la carte del’Atlantique. On peut à peine douter…

Au milieu de sa phrase il s’est interrompu, etson visage a exprimé une surprise et un intérêt intenses. BillScanlan et moi nous avons regardé par-dessus ses épaules, et noussommes restés pétrifiés par ce que nous avons vu.

Une grande bête remontait le tunnel de lumièreque nous avions projeté dans le gouffre. Au plus loin, là où lalumière se diluait dans l’obscurité de l’abîme, un corps noir avaitémergé et progressait lentement par embardées et par sauts. Quandil est venu en pleine lumière, nous avons mieux distingué saconformation redoutable. Bête ignorée de la science, elleprésentait certaines analogies avec d’autres qui nous étaientfamilières : trop allongée pour être un crabe géant, tropgrosse pour un homard géant, elle était bâtie sur le modèle del’écrevisse, avec deux pinces monstrueuses déployées sur le côté,et une paire d’antennes de cinq mètres de longueur qui frémissaientdevant ses yeux noirs et ternes. La carapace, jaune clair, avaitbien trois mètres de diamètre et dix mètres de long, sans parlerdes antennes.

– … Merveilleux ! s’est enfin exclaméMaracot en prenant force notes sur son carnet. Yeux semi-pédiculés,lamelles élastiques, famille des crustacés, espèce inconnue. Lecrustaceus maracoti ; pourquoi pas ? Pourquoipas ?

– Sapristi, je me passerais bien de savoircomment il s’appelle ! a crié Bill. Le voici qui vient surnous ! Dites, donc, si nous éteignions nos lumières ?

– Encore un petit moment, afin que je note lesréticulations !… Voilà, cela ira.

Il a tourné l’interrupteur, et nous noussommes retrouvés dans l’obscurité totale, que ne trouaient que deslueurs fugitives dans la mer : on aurait dit des météores parune nuit sans lune.

– Cette bête est sûrement la pire qui existeau monde, a soupiré Bill en s’épongeant le front. En la regardant,je me sentais comme un lendemain de cuite, après avoir bu unebouteille d’alcool prohibé.

– Elle n’était certes pas plaisante àconsidérer, a convenu le naturaliste. Et il doit être terribled’avoir affaire à elle si l’on s’expose à ses pinces formidables.Mais à l’intérieur de notre cage, nous pouvons nous offrir le luxede l’examiner en toute sécurité et à notre aise.

À peine avait-il fini sa phrase que nous avonsentendu sur l’acier de notre paroi un coup sec et dur, un vrai coupde pioche, suivi d’un long grattement puis d’un nouveau coup.

– Mais c’est qu’elle demande à entrer !s’est écrié Bill Scanlan tout alarmé. Il manque un écriteau« Défense d’entrer » sur cette cabane.

Un léger tremblement dans sa voix attestaitqu’il se forçait à plaisanter ; j’avoue que mes genouxs’entrechoquaient à la pensée que ce monstre essayait d’étreindrenos hublots les uns après les autres pour explorer cette étrangecoquille qui, s’il parvenait à la fendre, lui offrirait un dînertout prêt.

– Il ne peut pas nous faire de mal, a réponduMaracot qui avait perdu de son assurance. Mais peut-êtrevaudrait-il mieux nous débarrasser de cette brute…

Il a appelé le capitaine par le tube.

– … Relevez-nous de huit ou dixmètres !

Quelques secondes plus tard, nous avons quittéla plaine de lave et nous avons doucement oscillé dans l’eau calme.Mais la terrible bête avait de la suite dans les idées. Au boutd’un temps assez court, nous avons à nouveau entendu le grattementde ses antennes et ses coups de pinces tout autour de nous. C’étaitépouvantable de rester silencieusement assis dans le noir tout ensachant que la mort était aussi proche ! Si cette pincepuissante s’abattait sur le hublot, le verre résisterait-il ?Telle était la question muette que chacun de nous se posait.

Mais tout à coup un autre danger, aussiimprévu mais plus pressant, s’est présenté. Les petits coups secset durs ont retenti au-dessus de nos têtes, et nous nous sommes misà nous balancer à une cadence soutenue.

– Mon Dieu ! me suis-je écrié. Elle asaisi le câble. Elle va sûrement le couper !

– Dites donc, doc, le moment est venu de fairesurface. Je pense que nous en avons vu assez, et pour Bill Scanlan,c’est l’heure de « Home, sweet home » ! Réclamezl’ascenseur, et en route !

– Mais nous n’avons même pas accompli lamoitié de notre travail ! a protesté Maracot. Nous n’avonsfait que commencer l’exploration des arêtes du gouffre. Il faut aumoins voir quelle est sa largeur ! Quand nous aurons atteintl’autre versant, je consentirai à remonter…

Il s’est penché vers le tube acoustique.

– … Tout va bien, capitaine. Avancez à lavitesse de deux nœuds jusqu’à ce que je donne l’ordre destopper.

Lentement nous avons franchi le rebord dugouffre. Comme l’obscurité ne nous avait pas empêchés d’êtreattaqués, nous avons rallumé nos lampes. L’un des hublots étaitcomplètement obstrué par ce qui nous a semblé être le bas-ventre dela bête. Sa tête et ses grandes pinces travaillaient sur le haut denotre cage, et nous étions secoués comme une clochecarillonnée : le monstre devait avoir une force gigantesque.Des mortels se trouvèrent-ils jamais placés dans une situationanalogue, avec huit mille mètres d’eau sous leurs pieds et unabominable monstre au-dessus de leurs têtes ? Nos oscillationsdevenaient de plus en plus violentes. Un cri de panique a retentidans le tube : le capitaine s’était rendu compte des secoussesimprimées au câble. Désespéré, Maracot a bondi en levant les brasau ciel. Même de l’intérieur de notre coquille, nous avons senti lechoc provoqué par la rupture du câble. Dans la seconde qui a suivi,notre chute a commencé.

Quand ma mémoire se reporte à cet instantaffreux, j’entends encore le cri sauvage poussé par Maracot.

– Le câble s’est rompu ! On ne peut rienfaire ! Nous sommes tous des hommes morts ! a-t-il hurléen empoignant le tube acoustique. Au revoir ! capitaine !Adieu à tous !…

Tels ont été nos derniers mots au monde deshommes.

Nous ne sommes pas tombés comme une pierre,ainsi que vous pourriez le supposer. En dépit de notre poids, notrecoquille creuse nous procurait une sorte de flottabilité qui noussoutenait. Nous avons sombré dans le gouffre lentement et endouceur. J’ai entendu un long coup de racloir, quand nous avonséchappé aux pinces de l’ignoble bête qui avait été la cause denotre malheur ; puis dans un mouvement giratoire sanssecousses, nous sommes descendus en dessinant des cercles. Au boutde cinq bonnes minutes (qui nous ont paru une heure) nous avonsatteint la limite extrême de notre tube acoustique qui s’est cassécomme du fil. Notre tube d’aération s’est rompu au même moment.L’eau salée s’est précipitée à travers les ouvertures. De ses mainsexpertes, Bill Scanlan a fait une ligature avec des cordes autourde chacun des tubes en caoutchouc et a arrêté l’irruption de l’eau,tandis que le docteur Maracot dévissait le col de nos bouteillesd’air comprimé ; l’oxygène a fusé en sifflant. Quand le câbles’était rompu, la lumière s’était éteinte ; dans l’obscuritéMaracot est parvenu à relier les piles Hellesens, et des lampes sesont allumées au plafond.

– … Elles devraient durer une semaine, a-t-ildit en grimaçant un sourire. Nous aurons au moins de la lumièrepour mourir…

Hochant la tête, il nous a regardés avec unegrande gentillesse.

– … Pour moi, aucune importance : je suisun vieillard, et j’ai accompli ma tâche en ce monde. Mon uniqueregret est d’avoir permis à deux jeunes hommes de m’accompagner.J’aurais dû courir le risque tout seul…

Je me suis contenté de lui serrer la main.Vraiment j’aurais été incapable de parler. Bill Scanlan est restésilencieux lui aussi. Nous sombrions lentement ; des ombresnoires de poissons surpris s’écartaient de notre cage. Comme nososcillations continuaient, je me disais que rien ne pourrait nousempêcher de basculer sur le côté ou même de tomber la tête en bas.Heureusement notre poids avait été bien équilibré, ce qui nous apermis de garder une certaine stabilité. En regardant lebathymètre, j’ai constaté que nous étions déjà à seize centsmètres.

– … Vous voyez que j’avais raison, a faitobserver Maracot non sans complaisance. Vous avez lu mon articledans le bulletin de la Société Océanographique sur le rapport de lapression avec la profondeur, n’est-ce pas ? Je voudraispouvoir réapparaître sur la terre, ne serait-ce que pour confondreBülow de Giessen, qui s’est permis de me contredire.

– Ma parole ! Si seulement je pouvaisencore dire un mot aux gens de la terre, je ne le gaspillerais pasavec une tête carrée ! a dit le mécanicien. À Philadelphie, jeconnais une jolie fille qui aura des larmes plein ses beaux yeux,quand elle apprendra que Bill Scanlan n’est plus de ce monde. Entout cas, nous avons une drôle de manière d’en sortir, de cemonde !

– Vous n’auriez pas dû venir ! ai-jemurmuré en posant ma main sur la sienne.

– J’aurais été un bien piètre sportif si jevous avais laissés tomber ! Non, j’ai fait mon devoir. Je suiscontent de ne pas avoir flanché.

– Pour combien de temps enavons-nous ?

Je m’étais retourné vers le docteur Maracot.Il a haussé les épaules.

– De toutes façons, nous aurons le temps devoir le véritable fond de la mer, m’a-t-il répondu. Les bouteillesont de l’air pour quatorze ou quinze heures encore. Par contre lesdéchets vont nous asphyxier lentement. Si nous pouvions nousdébarrasser de notre bioxyde de carbone… !

– Impossible !

– Il y a une bouteille d’oxygène pur. Jel’avais prise en cas d’accidents. Un peu d’oxygène pur de temps àautre nous maintiendra en vie. Vous remarquerez que nous avons déjàdépassé trois mille trois cents mètres de profondeur.

– Pourquoi essayer de nous maintenir envie ? Plus tôt nous en aurons fini, mieux celavaudra !

– Voilà le bon tuyau ! s’est écriéScanlan. Abrégeons tout, et que ce soit fini !

– Et nous manquerions le plus merveilleuxspectacle que l’homme ait jamais vu !…

Maracot s’insurgeait.

– … Ce serait une trahison à l’égard de lascience ! Enregistrons au contraire les faits jusqu’au bout,même s’ils doivent être ensevelis avec nos corps. Jouez le jeu àfond !

– Voilà qui est parlé, doc ! a opinéScanlan. C’est vous qui avez les meilleures tripes del’équipe ! Nous assisterons au spectacle jusqu’au baisser derideau.

Nous étions tous les trois assis sur lecanapé ; nous nous y cramponnions de toute la force de nosdoigts quand la cage se penchait ou se balançait ; lespoissons continuaient à tracer des traînées lumineuses de bas enhaut de l’autre côté des hublots.

– Nous sommes maintenant à cinq mille mètres,a fait observer Maracot. Je vais nous donner de l’oxygène, MonsieurHeadley, car l’atmosphère sent un peu trop le renfermé. Au fait,ajouta-t-il avec son petit rire sec, ce gouffre sera certainementle gouffre Maracot jusqu’à la fin des temps : quand lecapitaine Howie ramènera la nouvelle, mes collègues veilleront à ceque mon tombeau soit aussi mon monument ! Bülow de Giessenlui-même…

Il a marmonné un grief scientifiqueincompréhensible.

Nous surveillions l’aiguille qui rampait versles six mille mètres. À un moment donné, nous sommes entrés encollision avec quelque chose de lourd, et nous avons éprouvé unetelle secousse que j’ai craint que nous ne basculions sur le flanc.Peut-être était-ce un énorme poisson ? À moins que nousn’ayons heurté une saillie de la falaise du sommet de laquelle nousavions été précipités. Dire que ce plateau nous avait semblé situési bas ! À présent, du sein de notre gouffre, il nousparaissait tout près de la surface… Nous continuions à dessiner descercles, à tomber de plus en plus bas à travers une immensitéopaque. Le cadran enregistrait sept mille cinq cents mètres.

– Nous approchons du terme de notre croisière,a déclaré Maracot. L’an dernier mon enregistreur m’avait indiquéune profondeur de huit mille mètres. Dans quelques minutes, nousserons fixés sur notre sort. Il se peut que le choc nous réduise enbouillie. Il se peut aussi…

À ce moment précis nous avons atterri.

Jamais bébé couché par sa tendre mère sur unlit de plumes ne s’est posé plus doucement que nous, surl’extrême-fond de l’océan Atlantique. La vase tendre, épaisse,élastique qui nous a recueillis s’est révélée un nid parfait quinous a épargné la plus petite secousse. C’est à peine si nous avonschancelé sur notre siège ; heureusement d’ailleurs, car nousétions perchés sur une sorte de proéminence, de tertre recouvertd’une boue épaisse, gélatineuse et visqueuse : nous noussommes balancés en équilibre instable : une bonne partie denotre base ne reposant sur rien, nous risquions de chavirer ;en fin de compte, notre cage s’est légèrement enlisée etimmobilisée. Alors le docteur Maracot a regardé à travers sonhublot, il a poussé un cri de surprise et il s’est précipité versl’interrupteur pour éteindre nos lampes.

Nous avons été stupéfaits : au lieud’être plongés dans les ténèbres, nous voyions clair. À l’extérieuril existait une lumière confuse, brumeuse, qui ressemblait au froidrayonnement d’un matin d’hiver, qui nous ouvrait un champ visuelsur quelques centaines de mètres dans chaque direction. Phénomèneimpossible, inconcevable ! Mais le témoignage de nos sensétait là pour nous prouver la réalité. Le fond du grand Océan estlumineux.

– Pourquoi pas ? s’est écrié Maracotaprès deux minutes d’observation admirative. J’aurais bien dû leprévoir ! Ce limon de glorigérine ou de ptéropode n’est-il pasle produit de la décomposition de milliards de milliards decréatures organiques ? Qui dit décomposition dit luminositéphosphorescente ! Où, dans toute la création, le verrait-onmieux qu’ici ? Ah, c’est tout de même pénible d’avoir unetelle démonstration sous les yeux, et de ne pas pouvoir communiquernotre science au monde !

– Et pourtant, lui ai-je fait observer, nousavons pêché une demi-tonne de gélatine de radiolaires, et nousn’avons pas détecté un rayonnement pareil.

– Ils l’avaient perdu au cours de leur longvoyage jusqu’à la surface. Et qu’est-ce qu’une demi-tonne à côté decette immensité de plaines en putréfaction lente ? Et voyez,regardez ! Les animaux des grands fonds marins pâturent sur cetapis organique exactement comme nos vaches paissent dans lesprés !

Tout un troupeau de gros poissons noirs,lourds et trapus, traversait en effet lentement le lit de l’Océanpour se diriger vers nous ; ils fouillaient comme des porcsparmi les excroissances spongieuses, et ils grignotaient tout enavançant. Une grosse bête rouge, qui avait bien l’air d’une stupidevache des océans, ruminait devant mon hublot ; d’autrespaissaient et broutaient ici et là ; de temps à autre elleslevaient la tête pour regarder l’objet bizarre qui venait de faireson apparition parmi elles.

Je ne pouvais qu’être émerveillé par Maracot.Dans cette atmosphère viciée, assis sous l’ombre même de la mort,il obéissait encore à sa vocation de savant, et il se hâtait detranscrire diverses observations sur son carnet. Sans suivre uneméthode aussi scrupuleuse, je n’en prenais pas moins force notesmentales, qui demeureront pour toujours gravées dans ma mémoire.Les plus basses plaines de l’Océan sont faites d’argilerouge ; mais ici cet argile était enduit d’alluvions gris quiformaient à perte de vue une plaine ondulée. Cette plaine n’étaitpas lisse ; sa surface était brisée par de nombreux mamelonsbizarres comme celui où nous étions perchés ; ces accidents deterrain se détachaient dans la lumière spectrale. Entre euxflottaient et dérivaient de grands nuages de poissonsétranges ; la plupart étaient inconnus de la science ;ils exhibaient toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, avec uneprédominance du noir et du rouge. Maracot les examinait avecpassion.

L’air commençant à devenir irrespirable, nousavons eu recours à une nouvelle émission d’oxygène. Faitcurieux : nous avions faim, tous les trois. Je serais plusexact si j’écrivais que nous éprouvions les affres d’une faimdévorante. Nous nous sommes jetés sur du bœuf en conserve, du painet du beurre, et nous avons arrosé ce repas d’un bon whisky, dû àla prévoyance de Maracot. Mes perceptions se trouvant stimulées, jem’étais assis devant mon hublot et je mourais d’envie de fumer unedernière cigarette, quand mes yeux ont distingué quelque chose quia déclenché dans ma tête un tourbillon de pensées etd’anticipations.

J’ai dit que la plaine grise ondulée de chaquecôté de notre cage était parsemée de mamelons. L’un d’eux,particulièrement important, était situé juste devant mon hublot, àune dizaine de mètres environ. Il portait sur son flanc unecertaine tache. En l’observant plus attentivement, j’ai constaté àmon vif étonnement que cette tache se prolongeait et faisait letour du renflement. Quand on est si près de la mort, il en fautbeaucoup pour s’émouvoir à propos de choses de ce monde. Toutefoisle souffle m’a manqué, et mon cœur s’est arrêté de battre, quandj’ai tout à coup compris qu’il s’agissait d’une frise et que, toutabîmée et couverte de barnacles qu’elle était, elle avait sûrementété sculptée autrefois par une main humaine. Maracot et Scanlan sesont précipités à mon hublot et ils ont contemplé avec un égalahurissement cette trace des activités omniprésentes del’homme.

– C’est de la sculpture, pour sûr ! s’estexclamé Scanlan. Je parie que cette grosse bosse a été le toitd’une maison. Mais dans ce cas, les autres seraient aussi desmaisons. Dites donc, patron, nous sommes tombés pile sur une vraieville !

– Oui, vraiment c’est une ancienne cité, aopiné Maracot. La géologie nous enseigne que les mers ont été jadisdes continents et les continents des mers ; mais j’avaistoujours repoussé l’idée qu’à une époque aussi récente que l’èrequaternaire un effondrement atlantique avait pu se produire. Larelation par Platon des racontars égyptiens aurait donc unfondement de vérité ? Ces formations volcaniques indiqueraientque l’effondrement en question a été provoqué par un séisme.

– Ces dômes sont disposés avec une régularitéévidente, ai-je remarqué. Je commence à penser qu’il ne s’agit pasde maisons séparées, mais de coupoles qui ornent le toit d’unénorme édifice.

– Je crois que vous avez raison, a ditScanlan. Il y en a quatre gros aux angles et des plus petits dansles alignements intermédiaires. Si nous pouvions voir l’ensemble,nous constaterions là que c’est bel et bien un bâtiment. Vouspourriez y loger toute l’usine Merribank, et pas mal d’autres parsurcroît !

– Il a été enseveli jusqu’au toit par ledégouttement continu d’en haut, a expliqué Maracot. D’autre part,il s’est conservé sans se pourrir. Nous avons une températureconstante légèrement supérieure à zéro degré dans les grandsfonds ; elle arrêterait le processus de destruction. Même ladissolution des dépôts bathyques qui pavent le lit de l’Océan etqui nous donnent incidemment de la luminosité doit être très lente.Mais, mon Dieu, ce marquage n’est pas une frise ; c’est uneinscription !…

Sans aucun doute, il ne se trompait pas. Lemême symbole se retrouvait un peu partout. Ces taches étaientindiscutablement des lettres d’un alphabet archaïque.

– … J’ai un peu étudié l’antiquitéphénicienne, et dans ces caractères je trouve quelque chose quiéveille en moi des souvenirs ! a ajouté notre chef. Hé bien,nous avons vu une cité engloutie des temps anciens, mes amis, etnous emporterons dans la tombe de merveilleusesconnaissances ! Il n’y a plus rien à apprendre. Notre livre descience est fermé. Je suis d’accord avec vous : plus tôtviendra la fin, mieux cela vaudra.

Elle ne pouvait plus tarder. L’air étaitstagnant, irrespirable, si chargé de gaz carbonique que l’oxygènepouvait à peine se frayer son chemin contre la pression. En nousmettant debout sur le canapé, nous pouvions aspirer un peu d’airplus pur, mais les vapeurs méphitiques s’élevaient peu à peu. Ledocteur Maracot s’est croisé les bras avec résignation, et sa têtes’est inclinée sur sa poitrine. Vaincu par le bioxyde de carbone,Scanlan était déjà étalé de tout son long sur le plancher. Moi,j’avais la tête qui tournait, et je sentais un poids intolérablem’oppresser. J’ai fermé les yeux, et j’ai compris que j’allaisperdre connaissance. Alors j’ai soulevé mes paupières pour adresserun dernier coup d’œil au monde que je quittais… et j’ai bondi enpoussant une exclamation de stupéfaction.

Un homme nous regardait par lehublot !

Était-ce du délire ? J’ai empoignéMaracot par l’épaule et je l’ai secoué violemment. Il s’estredressé, et bouche bée, incapable d’émettre un son, il a contemplécette apparition. Puisqu’il voyait la même chose que moi, il nes’agissait donc pas d’une fiction jaillie de mon cerveau. La têtequ’encadrait le hublot était longue, mince, bronzée ; elle seterminait par une courte barbe en pointe ; deux yeux vifsfuretaient dans notre cage, pour bien noter tous les détails denotre situation. Notre stupéfaction n’avait d’égale que celle quenous lisions dans le regard de l’homme. Nos lampes étaientallumées. Vraiment, ce devait être pour l’inconnu un tableau bienextraordinaire que cette chambre de mort dans laquelle un hommeinanimé gisait par terre, tandis que deux autres le dévisageaientavec les traits torturés, déformés d’agonisants par asphyxie !Maracot et moi, nous avions la main à notre gorge, et nos poitrineshaletantes exprimaient un message de désespoir. L’homme a fait ungeste de la main et il s’est éloigné précipitamment.

– Il nous abandonne à notre sort ! s’estécrié Maracot.

– À moins qu’il ne soit allé chercher dusecours. Transportons Scanlan sur le canapé. Il va mourir si nousle laissons par terre…

Nous avons relevé et transporté le mécanicien,et nous avons calé sa tête contre des coussins. Il avait le visagegris et il délirait doucement ; mais son pouls, bien quefaible, battait régulièrement.

– … Il ne faut pas encore désespérer, ai-jegrogné.

– Mais c’est de la folie ! s’est exclaméMaracot. Comment un homme pourrait-il vivre au fond del’Océan ? Comment respirerait-il ? C’est unehallucination collective. Mon jeune ami, nous sommes en train dedevenir fous !

J’ai regardé le paysage gris, désert,qu’éclairait cette sinistre lumière spectrale, et je me suis ditque Maracot devait avoir raison. Mais soudain, j’ai eu l’impressionque le décor s’agitait. Des ombres se dessinaient dans l’eau, auloin. Et puis leurs formes ont pris de la consistance, se sontaffirmées, solidifiées, jusqu’à devenir des silhouettes enmouvement. Oui, c’étaient des hommes, c’était une véritable foulequi se précipitait dans notre direction à travers l’eau, quiarrivait devant nos hublots, s’y pressait et s’y bousculait, nousmontrait du doigt et gesticulait dans une discussion animée.Plusieurs femmes s’étaient mêlées aux hommes. L’un de ceux-ci,solidement bâti, avait une très grosse tête et une longue barbenoire ; incontestablement il détenait de l’autorité. Il aprocédé à un rapide examen de notre coquille d’acier ; commeune partie de notre base débordait du mamelon sur lequel nous nousétions immobilisés, il a pu voir qu’une trappe était aménagée dansle fond. Il a fait partir un messager, pendant qu’il multipliaitdes signes énergiques, impératifs pour que de l’intérieur, nousouvrions la trappe.

– Pourquoi pas ? ai-je demandé à Maracot.Nous avons le choix entre deux morts : la noyade oul’asphyxie. Je suis incapable de demeurer ici plus longtemps.

– Nous pouvons fort bien éviter la noyade.L’eau pénétrant par la base ne pourra pas s’élever au-dessus duniveau de l’air comprimé. Donnez à Scanlan un peu de whisky. Ilfaut qu’il fasse un effort, même si ce doit être le dernier…

J’ai fait ingurgiter de force un peu d’alcoolà notre mécanicien. Il a tout avalé, et il a regardé autour de luiavec des yeux ahuris. Nous l’avons installé et maintenu sur sonséant. Il était encore à demi étourdi ; en quelques mots jelui ai expliqué la situation.

– … Nous courons le risque d’un empoisonnementpar le chlore si l’eau atteint les batteries, a expliqué Maracot.Ouvrez toutes les bouteilles d’air, car plus nous aurons depression, moins nous aurons d’eau. Bien ! Aidez-moi maintenantà tirer sur le levier.

Nous avons réuni nos forces pour actionner lelevier, et nous avons levé la plaque circulaire qui constituait lefond de notre petite maison. J’avais l’impression que je mesuicidais délibérément. L’eau verte, qui brillait et miroitait sousnos lampes, s’est ruée à l’intérieur avec force glouglous. Elle agrimpé jusqu’à nos pieds, jusqu’à nos genoux, jusqu’à notretaille ; puis elle s’est arrêtée. Mais la pression del’atmosphère devenait intolérable. Nous avions des bourdonnementsdans la tête, on battait le tambour dans nos oreilles. Nousn’aurions certainement pas survécu longtemps.

Pour ne pas tomber dans l’eau, nous nousétions agrippés au porte-bagage. Dans cette position, nous nepouvions plus regarder par les hublots, ni surveiller lespréparatifs qui précédaient notre délivrance. En fait, il noussemblait incroyable que nous pussions être effectivementsecourus ; mais l’air réfléchi et résolu de ces inconnus, etspécialement de leur chef barbu, autorisait une vague espérance.Tout à coup nous avons aperçu sa tête dans l’eau, à nospieds ; quelques secondes plus tard, il était debout à côté denous. Il n’était pas grand, mais très robuste ; il m’arrivaità l’épaule ; il nous examinait avec de grands yeux brunspleins d’une confiance amusée, qui avaient l’air de nousdire : « Pauvres types ! Vous croyez que vous êtesdans le pétrin ? Rassurez-vous : nous allons vous ensortir ! »

Un détail m’a laissé pantois : l’homme,en admettant qu’il fût un échantillon de la même humanité que lanôtre, avait tout autour de lui une enveloppe transparente quiprotégeait sa tête et son buste en ne laissant dégagés que ses braset ses jambes. Si transparente que dans l’eau elle était invisible.À l’air elle scintillait comme de l’argent, mais elle était aussiclaire que le verre le plus fin. J’ai remarqué qu’il portait unecurieuse bosse sur chaque épaule, à l’intérieur de sa gaineprotectrice : elle ressemblait à une boîte oblongue percée denombreux trous. Il avait l’air de porter des épaulettes.

Quand notre nouvel ami nous a rejoints, unautre homme est apparu par la trappe ouverte du fond, et il a lancésuccessivement trois grosses bulles de verre qui sont venuesflotter à la surface de l’eau. Puis six petites boîtes ont étépassées au chef de la main à la main ; il nous les a fixéesaux épaules par des courroies. Déjà je commençais à comprendre quela vie de ce peuple étrange ne comportait aucune infraction auxlois naturelles, et que l’une des deux boîtes devait produire del’air, l’autre absorbant les déchets de notre organisme. Ensuite ilnous a recouverts chacun d’une bulle de verre : c’était uncostume transparent, analogue au sien, qui se refermait étroitementsur les avant-bras et à la taille par des bandes élastiques, sibien que l’eau ne pouvait pénétrer. À l’intérieur de ce costume,nous pouvions enfin respirer tout à notre aise. Ç’a été pour moiune grande joie que de voir Maracot m’adresser son vieux clin d’œilderrière ses grosses lunettes, tandis que le large sourire de BillScanlan me rassurait sur sa résurrection. Notre sauveteur nous asoigneusement inspectés l’un après l’autre avec un air desatisfaction grave ; puis il nous a fait signe de le suivrepar la trappe et de sortir sur le lit de l’océan. Une douzaine demains se sont tendues vers nous pour nous aider à passer par latrappe, et nous avons fait nos premiers pas vacillants sur le limonvisqueux.

Aujourd’hui encore ce souvenirm’électrise ! Nous nous trouvions donc là, tous les trois,indemnes et à notre aise au fond d’un gouffre d’eau de huit millemètres de haut ? Où était la pression terrifiante sur laquelletant de savants avaient débridé leur imagination ? Elle nenous affectait pas davantage que les poissons raffinés quinageaient autour de nous. Certes, nos corps étaient protégés parces légères cloches de matière vitreuse qui était plus robuste,plus solide que l’acier le mieux trempé ; mais nos membres,qui étaient, eux, exposés directement à l’eau, n’éprouvaient riende plus que la ferme résistance du liquide, à la longuenégligeable. C’était merveilleux de nous sentir bien en vie, tousles trois, et de regarder derrière nous la coquille d’où nousavions émergé ! Les piles n’avaient pas épuisé leurcharge : notre cage présentait une apparence de féerie avecles faisceaux de lumière jaune qui s’en échappaient par chaquehublot, tandis qu’une foule de poissons se rassemblait devant lesvitres. Le chef a pris Maracot par une main, et nous nous sommesmis en route à travers la fondrière aqueuse.

C’est à ce moment que s’est produit unincident tout à fait surprenant, qui visiblement a étonné autantque nous nos nouveaux compagnons. Au-dessus de nos têtes, un petitobjet noir est descendu de l’obscurité des eaux supérieures et sebalançant doucement, s’est posé sur le lit de l’océan à peu dedistance de l’endroit où nous marchions. C’était, bien sûr, laligne de sonde des grands fonds du Strafford ; le capitaineprocédait au sondage de ce gouffre auquel serait associé le nom denotre expédition. Nous l’avions déjà vue en cours dedescente ; le drame de notre disparition avait suspendul’opération ; mais elle avait repris ; personne à bord nedevait se douter que la ligne de sonde était tombée presque à nospieds. Le capitaine ne devait pas non plus se rendre compte qu’elleavait touché le fond, car elle demeurait immobile dans la vase.Au-dessus de moi s’étirait la corde de piano tendue qui me reliaitpar huit mille mètres d’eau au pont de notre navire. Oh, si jepouvais écrire un billet et l’attacher à cette sonde ! L’idéecertes était absurde ; mais pourquoi tout de même ne pas faireparvenir un message prouvant que nous n’étions pas morts ? Maveste était recouverte par la cloche de verre, et je ne pouvais pasfouiller dans mes poches. Mais au-dessous de la taille rien ne megênait : mon mouchoir se trouvait par hasard dans la poche demon pantalon. Je l’ai tiré et je l’ai attaché au fil de sonde.Aussitôt après le poids s’est libéré grâce à son mécanismeautomatique et j’ai vu mon tortillon blanc remonter vers le mondeque je ne reverrais plus. Nos nouveaux amis ont examiné lessoixante-quinze livres de plomb avec un vif intérêt :finalement ils ont décidé de les emporter avec eux.

À peine avions-nous franchi deux cents mètresen nous faufilant entre les mamelons, que nous nous sommes arrêtésdevant une petite porte carrée, encadrée par des colonnes solides.En travers du linteau il y avait une inscription. La porte étaitouverte : nous avons pénétré dans une grande salle nue. Unemanivelle actionnait de l’intérieur un panneau glissant qui a ététiré derrière nous. Nous ne pouvions rien entendre sous nos casquesde verre ; mais au bout de quelques minutes, nous nous sommesaperçus qu’une pompe puissante devait fonctionner quelque part, carle niveau de l’eau descendait avec rapidité. Moins d’un quartd’heure après, nous nous trouvions sur un dallage légèrement enpente, tandis que nos amis s’affairaient à nous retirer noscostumes transparents, Bientôt nous avons respiré de l’air pur dansune atmosphère chaude, bien éclairée. Les bruns habitants dugouffre nous souriaient, nous caressaient amicalement, nousserraient la main. Ils parlaient une langue rauque, dont le sensnous échappait totalement ; mais ce que nous comprenions bien,c’était leur sourire, et la lueur qui s’était allumée dans leursyeux : de tels signes ne trompent nulle part dans le monde,même pas à huit mille mètres sous la surface des eaux. Nos costumestransparents ont été accrochés à des porte-manteaux scellés auxmurs, et nos amis nous ont dirigés vers une porte intérieure quiouvrait sur un long couloir en pente. Quand elle s’est referméederrière nous, plus rien ne nous rappelait le fait stupéfiant quenous étions les hôtes involontaires d’une race inconnue au fond del’océan Atlantique, retranchés à jamais du monde auquel nousappartenions.

Nous sentions maintenant notre fatigue,puisque cette tension effroyable avait cessé. Bill Scanlanlui-même, bien qu’il fût un Hercule de poche, traînait les piedssur le plancher, tandis que Maracot et moi n’étions que tropheureux de nous appuyer lourdement sur nos guides. Cependant,malgré mon épuisement, je notais au passage quantité de détails.L’air provenait certainement d’une machine pneumatique, car ilétait diffusé par bouffées à travers des ouvertures circulairespratiquées sur les murs. La lumière artificielle trouvait sa sourceà coup sûr dans une application du système de fluorescence quicommençait à retenir l’attention de nos ingénieurs européens :elle se diffusait à partir de cylindres allongés en verre clair,qui étaient suspendus le long des corniches des couloirs. Et puisnous avons été introduits dans un grand salon aux tapis épais,meublé de fauteuils dorés et de canapés inclinés évoquantconfusément des tombeaux égyptiens. La foule est demeurée àl’extérieur. Seuls le chef barbu et deux serviteurs sont restésavec nous.

– Manda !

Le chef a répété ce mot à plusieurs reprises,en se frappant la poitrine. Ensuite il nous a désignés à tour derôle, et il a répété Maracot, Headley, Scanlan jusqu’à ce qu’il lesprononce parfaitement. Ces présentations faites, il nous a conviésd’un geste à nous asseoir, et il a dit quelque chose à l’un desserviteurs. Celui-ci a quitté la pièce pour revenir peu après encompagnie d’un très vieux gentleman aux cheveux blancs et à labarbe fleurie qui était coiffé d’un bizarre chapeau conique en drapnoir. J’aurais déjà dû expliquer que les habitants de ce mondeinconnu portaient des tuniques de couleur qui descendaient jusqu’augenou, avec de hautes bottes en peau de poisson ou en galuchat.Apparemment le vénérable vieillard était médecin, puisqu’il nous aexaminés successivement. Il plaçait une main sur notre front et ilfermait les yeux comme pour recevoir une impression mentale surnotre santé. Il n’a pas paru très satisfait de son examen : ila hoché la tête et a prononcé quelques paroles graves à l’adressede Manda. Aussitôt le chef a donné un nouvel ordre à son serviteur,qui est sorti pour rapporter un plateau chargé de comestibles etd’une bouteille de vin. Nous étions trop las pour nous enquérir dece que nous mangions, mais après ce repas nous nous sommes sentisbeaucoup mieux. Nous avons été ensuite conduits dans une autrechambre ; trois lits y avaient été préparés ; je me suislaissé tomber sur le premier à ma portée. J’ai le souvenir confusde Bill Scanlan venant s’asseoir à côté de moi.

– Vous savez, cette gorgée de whisky m’a sauvéla vie ! m’a-t-il murmuré. Mais enfin, oùsommes-nous ?

– Je n’en sais pas plus que vous.

– Hé bien, je me passerai du nom !m’a-t-il répondu en bâillant et en gagnant son lit. Mais ditesdonc, il était fameux, leur vin ! Dieu merci, Bacchus n’estjamais descendu par ici…

Voilà les derniers mots que j’ai entendus,avant de sombrer dans le plus profond sommeil de toute ma vie.

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