Le Gouffre Maracot (ou Le Monde perdu sous la mer)

Chapitre 6

 

Nous avons reçu beaucoup de lettres, moi CyrusHeadley, boursier à Oxford, le Professeur Maracot, et même BillScanlan, depuis notre très remarquable aventure au fond del’Atlantique. Je vous rappelle que nous avons pu effectuer, à troiscents kilomètres au sud-ouest des Canaries, une plongée sous-marinequi non seulement a entraîné une révision des opinionsscientifiques sur la vie des grands fonds et les pressions, maisencore a établi la survivance d’une vieille civilisation dans desconditions incroyablement difficiles. Ces lettres réclamaientinstamment des détails complémentaires. Je conviens que mon premierdocument était très superficiel ; il rend compte pourtant dela plupart des faits. Quelques-uns, je le reconnais, ont été passéssous silence : entre autres l’épisode sensationnel du Seigneurde la Face Noire. Pourquoi ? Parce que celui-ci notammentrévélait certains faits et impliquait des conclusions d’une naturesi extraordinaire que tous, nous avons été d’avis de n’en pointfaire état. Mais puisque la Science a maintenant admis nosrésultats (et je puis ajouter : puisque la Société a admis mafemme) nous pouvons considérer comme établies notre sincérité etnotre véracité ; nous pouvons donc rendre publique unehistoire qui, trop tôt publiée, nous aurait aliéné la sympathie dupublic. Avant d’en venir à l’épisode lui-même, je voudrais vous ypréparer par quelques évocations des mois admirables que nous avonspassés dans la cité engloutie des Atlantes qui, au moyen de leurscloches vitreuses, sont capables de se promener sur le fond del’Océan avec la même facilité que les Londoniens que je voisdéambuler de mes fenêtres du Hyde Park Hotel parmi des parterres defleurs.

Tout au début, quand nous avons été sauvés parles Atlantes, après notre chute terrible, nous nous sommes trouvésdans une posture de prisonniers plutôt que d’hôtes. Je vais doncvous expliquer comment nos rapports se sont transformés, etcomment, grâce au docteur Maracot, nous avons laissé là-bas unetelle réputation que notre passage en Atlantide s’inscrira dansleurs annales comme une sorte de visitation céleste. Ils n’ont riensu de nos préparatifs de départ, car ils auraient tout fait pournous retenir ; aussi la légende a-t-elle déjà dû se répandreque nous sommes retournés dans une sphère supérieure, en emmenantla fleur la plus douce et la plus adorable de leur race.

Voici dans l’ordre, quelques détails sur cemonde merveilleux ; nous terminerons par l’aventure suprême,qui laissera sur chacun de nous une trace indélébile :l’arrivée du Seigneur de la Face Noire. D’une certaine manière jeregrette que nous ne soyons pas demeurés davantage dans le gouffreMaracot, car nous n’avons pas eu le temps d’en éclaircir tous lesmystères. Comme nous nous étions mis à baragouiner leur langue,nous y serions infailliblement parvenus.

L’expérience avait enseigné à ce peuple ce quiétait terrible et ce qui était inoffensif. Un jour, je m’ensouviens, une alerte soudaine a été sonnée ; tous, nous noussommes élancés sur le lit de l’Océan, enveloppés de nos clochesvitreuses, mais nous ignorions tout des motifs de cette alerte. Parcontre, nous ne pouvions pas nous méprendre sur l’expression desvisages qui nous entouraient : ils étaient hagards, horrifiés.Quand nous sommes arrivés sur la plaine, nous avons rencontré denombreux mineurs grecs qui se hâtaient vers la porte de l’arche.Ils avaient couru si vite, ils étaient si épuisés qu’ilss’affalaient dans le limon ; nous avons alors compris que nousétions là pour sauver ces hommes fourbus et pour presser lestraînards ; mais nous avions beau examiner noscompagnons : ils étaient sans armes. Quel était donc cedanger ?

Les mineurs avaient tous déserté lamine ; quand ils se sont trouvés à l’abri, nous avons regardédans la direction d’où ils étaient venus. Nous n’avons vu que deuxsortes de nuages verdâtres en tortillons, lumineux au centre,déchiquetés sur les bords, qui dérivaient plus qu’ils ne sedéplaçaient vers nous. Quand les Atlantes les ont repérés, à huitcents mètres d’eux, ils ont été pris d’une panique folle et ils ontcogné de toutes leurs forces sur la porte pour rentrer le plus vitepossible dans l’arche. Il était évidemment assez énervant de voirces mystérieux phénomènes se rapprocher ! Les pompes ontfonctionné avec célérité et à notre tour nous nous sommes mis àl’abri. Sur le linteau de la porte une grande plaque de cristaltransparent, de trois mètres de long et de quatre-vingtscentimètres de large, était encastrée ; des lampes avaient étéaménagées de telle sorte qu’elles projetaient au dehors l’éclatd’un phare. Plusieurs Atlantes sont montés sur des échellesdisposées à dessein ; je les ai imités et nous avons regardépar cette fenêtre rudimentaire. Les bizarres cercles vertsscintillants se sont immobilisés devant la porte. Les Atlantes quiétaient à côté de moi ont commencé à trembler de tous leursmembres. Puis l’un des monstres a fendu l’eau et s’est approché denotre fenêtre de cristal. Mes compagnons m’ont aussitôt tiré enbas, mais j’avoue ne pas m’être pressé et, du fait de manégligence, une partie de ma tête n’a pas échappé à une influencemaléfique certaine : j’arbore sur les cheveux une tacheblanche qui ne s’est pas encore effacée.

Les Atlantes ont longtemps attendu avantd’oser ouvrir la porte ; finalement un éclaireur a étédésigné ; avant qu’il sorte, tout le monde est venu lui serrerla main et lui administrer de grandes claques dans le dos commes’il était un héros. Il est rentré nous dire que les monstresavaient disparu ; alors la joie a refleuri dans la communautéqui a eu tôt fait d’oublier cette étrange visite. Nous avons retenule mot « Praxa », répété avec des intonationsd’horreur ; c’était sûrement le nom de ces monstres. Une seulepersonne s’est déclarée ravie de l’incident : le professeurMaracot ; nous avons eu du mal à l’empêcher de sortir avec unpetit filet et un pot en verre. Il a commenté la chose en cestermes : « Une nouvelle forme de vie, partiellementorganique, partiellement gazeuse, mais intelligente ». Scanlanen a donné une définition moins scientifique : « Unphénomène sorti de l’enfer ».

Le surlendemain, nous sommes sortis pour ceque nous appelions une partie de pêche aux crevettes. Entendez parlà que nous nous promenions parmi le feuillage des grands fonds etque nous capturions dans des filets à manche des échantillons depetits poissons. En furetant à droite et à gauche nous sommestombés sur le cadavre d’un mineur ; l’infortuné avait sansdoute été surpris dans sa fuite par les monstres. Sa clochevitreuse était en miettes. Ces monstres disposaient donc d’uneforce exceptionnelle, car cette substance vitreuse est extrêmementrésistante, comme vous avez pu vous en rendre compte quand vousavez voulu prendre connaissance de mes premiers documents. Les yeuxdu mineur avaient été arrachés ; à part cela, il ne présentaitaucune trace de blessure.

– Un gourmet ! a déclaré le Professeur.Il y a en Nouvelle-Zélande un perroquet-faucon qui tue les agneauxpour leur retirer un morceau spécial de graisse au-dessus du rein.Ici, notre monstre a tué cet homme pour ses yeux. Dans les cieux etdans les eaux, la nature ne connaît qu’une loi, et elle est, hélas,d’une cruauté impitoyable.

Les exemples de cette loi cruelle ne nous ontpas manqué, au sein de l’Océan. Je me rappelle notamment qu’àplusieurs reprises nous avions observé un curieux sillon sur lamolle boue bathybienne, comme si on y avait roulé un tonneau. Nousl’avons montré aux Atlantes, et nous avons essayé d’obtenir d’euxune description de l’animal en cause. Pour le nommer, nos amis ontfait entendre quelques-uns de ces clappements de langue sicaractéristiques de leur langage, et que ne peuvent reproduire nil’alphabet européen ni un langage européen. Krixchok est peut-êtrece qui s’en rapprocherait le mieux. Mais pour une descriptionprécise, nous avons utilisé le procédé par lequel les Atlantesprojetaient une vision claire de l’objet de leurs pensées. Ils nousont alors montré l’image d’une bête marine très étrange que leProfesseur n’a pu que définir que comme une gigantesque limace demer. De grande taille, elle avait la forme d’une saucisse, des yeuxsur des pédoncules, un épais revêtement de poils rudes ou depiquants. En nous montrant son image, nos amis nous ont exprimé pargestes une répulsion et une horreur intenses.

Ce portrait, comme pouvaient le supposer tousceux qui connaissaient Maracot, n’a servi qu’à enflammer sa passionscientifique, et à accroître son désir de déterminer l’espèce et legenre exacts du monstre inconnu. Je n’ai donc pas été surprisquand, au cours de notre excursion suivante, je l’ai vu s’arrêter àl’endroit où nous avions repéré les traces de la limace sur lelimon, puis se diriger délibérément vers le chaos d’algues et derocs basaltiques où elle devait se dissimuler. À partir du momentoù nous avons quitté la plaine, les traces ont cessé, bienentendu ; mais nous avons aperçu une sorte de couloir naturelentre les rocs : sans doute menait-il au repaire du monstre.Nous étions tous les trois armés de l’épieu que portaientgénéralement les Atlantes ; mais le mien me paraissait bienfrêle pour affronter un danger nouveau. Le Professeur s’estnéanmoins engagé dans le couloir ; il ne nous restait plusqu’à le suivre.

La gorge grimpait raide ; elle étaitencadrée par d’énormes entassements de débris volcaniques quedrapaient diverses formes de laminaires noires et rouges quipoussent à profusion dans les grands fonds. Ces plantesfourmillaient de centaines d’ascidies et d’échinodermes richementchamarrés, de crustacés et de diverses formes inférieures de la viereptilienne. Nous progressions avec lenteur, car il n’est jamaisfacile de marcher au fond de l’Océan, et la côte nous essoufflait.Brusquement, nous avons vu le monstre que nous chassions ; lespectacle qu’il nous offrait n’avait rien de rassurant.

Il était à demi sorti d’une cuvette dans untas basaltique, exposant à peu près un mètre cinquante de son corpspoilu ; ses yeux, larges comme des soucoupes, luisants commedes agates jaunâtres, tournaient doucement sur leurs longspédoncules parce qu’il nous avait entendus approcher. Il a commencéà se déplier pour sortir de son repaire, en agitant son long corpsà la manière d’une chenille. Il a dressé sa tête à un bon mètreau-dessus des rochers, comme pour mieux nous regarder ; j’aialors remarqué qu’il portait de chaque côté du cou quelque chosequi ressemblait à des semelles de sandales de tennis : mêmecouleur, même taille, même aspect rayé. Je me demandais ce quec’était ; mais nous n’avons pas tardé à apprendreobjectivement leur utilité.

Le Professeur s’était raidi, son épieu pointéen avant et le visage plein d’une résolution virile. L’espoir decapturer un spécimen rare avait balayé toute appréhension. Scanlanet moi n’étions pas du tout aussi assurés ; mais nous nepouvions pas abandonner notre vieux chef ; nous nous sommesdonc plantés à côté de lui. Le monstre, après nous avoir contemplésun bon moment, s’est mis en demeure de descendre la côte ; sefrayant gauchement son chemin parmi les rocs il levait de temps àautre ses yeux sur pédoncules pour voir ce que nous faisions. Ilvenait si lentement à notre rencontre que nous avons éprouvé unsentiment réconfortant de sécurité : sans aucun doute, nousserions capables de le battre à la course. Et néanmoins, mais nousl’ignorions, nous étions à deux doigts de la mort.

La suite est sûrement l’œuvre de laProvidence. Le monstre s’avançait avec lourdeur ; il pouvaitêtre à soixante mètres de nous quand un très gros poisson est sortide la jungle d’herbes et a voulu traverser la gorge. Nageant sanshâte, il se trouvait à mi-chemin entre le monstre et nous quandbrusquement il a été secoué par un bond convulsif, s’est retournéle ventre en l’air et est tombé mort au fond du ravin. Au mêmeinstant, nous avons ressenti tous les trois un picotementextraordinaire et fort désagréable dans tout le corps, tandis quenos genoux fléchissaient. Le vieux Maracot, aussi perspicacequ’audacieux, a immédiatement compris de quoi il retournait, etqu’il valait mieux renoncer à notre chasse. Nous avions en face denous un monstre qui diffusait des ondes électriques capables detuer sa proie, et nos épieux auraient été aussi vains contre luique contre une mitrailleuse. Si nous n’avions pas eu la chance quele poisson eût reçu sa première décharge, nous aurions attenduqu’il fût assez près pour décharger toutes ses batteries, et nousaurions proprement péri. Sans perdre un moment, nous avons faitdemi-tour, bien décidés à laisser dorénavant en paix ce ver de merélectrique géant.

Tels étaient quelques-uns des plus terriblesdangers des grands fonds. Il y en avait encore un autre, le petithydrops noir féroce, pour reprendre le nom que lui a attribué leProfesseur. C’était un poisson rouge à peine plus gros qu’unhareng ; il avait une grande bouche et des dentsformidables ; ordinairement il était inoffensif ; mais lemoindre sang répandu l’attirait aussitôt, et le blessé était alorsimpuissant à se dégager d’un essaim de ces petites bêtes quilittéralement le déchiquetaient. Une fois, aux mines de houille,nous avons assisté à un spectacle horrible : un travailleuravait eu la malchance de se couper à la main ; en quelquesinstants, surgissant de toutes parts, des milliers de petitspoissons rouges affluaient vers lui ; il avait beau sedébattre, et ses compagnons épouvantés tenter de les repousser àcoups de pics et de pioches, la moitié inférieure de son corps, quene protégeait pas la cloche vitreuse, a été réduite en poussièresous nos yeux, en plein milieu de ce nuage vivant qui l’avaitassailli. Il n’a pas fallu plus d’une minute pour que cet hommedevienne une masse rouge avec des os blancs. Pas plus d’une minuteencore pour qu’il ne lui reste plus que les os au-dessous de laceinture et pour que la moitié d’un squelette dûment curé repose aufond de la mer. Cette scène a été si épouvantable que nous en avonsété malades ; Scanlan l’endurci s’est évanoui pour de bon, etnous avons eu du mal pour le ramener dans l’arche.

Mais nous n’avons pas vu que des spectacleshorribles. Je garde le souvenir d’une vision que ma mémoiren’oubliera jamais. Nous étions toujours ravis de partir enpromenade, tantôt avec les Atlantes, tantôt tout seuls. Pendant quenous traversions une partie de la plaine que nous connaissionsbien, nous nous sommes aperçus, à notre vif étonnement, qu’unegrande plaque de sable jaune clair, qui avait bien deux millemètres carrés de superficie, s’était déposée ou découverte depuisnotre dernier passage. Nous nous demandions quel courantsous-marin, ou quel mouvement sismique l’avait apportée, quand nousavons eu la surprise de la voir se lever et se mettre à nager avecde lentes ondulations. Elle était si grande qu’il lui fallut unebonne minute pour défiler entièrement au-dessus de nos têtes.C’était un poisson plat géant, assez semblable, nous a déclaré leProfesseur, à nos petites limandes, mais qui avait atteint cettetaille énorme par l’absorption des produits des dépôts bathybiens.Elle a disparu dans l’obscurité ; nous ne l’avons jamaisrevue.

Un autre phénomène des grands fonds marinsétait a priori assez surprenant : je veux parler des tornades.Elles étaient fréquentes. Sans doute sont-elles causées parl’arrivée périodique de puissants courants sous-marins quidéferlent sans avertissement et ont des effets terribles quand leurpassage se prolonge : ils provoquent autant de dégâts qu’uneviolente tempête sur la terre. Sans leurs visites brutales, lesgrands fonds auraient été victimes de la putréfaction et de lastagnation que procure l’immobilité absolue. Excellent en soi, ceprocédé de la nature n’en était pas moins alarmant dans sonexécution.

La première fois que je me suis trouvé prisdans un cyclone d’eau, j’étais sorti avec Mona, cette très chèrejeune fille dont j’ai parlé. Un très joli tertre surchargé d’alguesaux mille couleurs était situé à quinze cents mètres durefuge ; c’était le jardin très particulier de Mona. Ellel’aimait beaucoup, et elle m’avait emmené ce jour-là pour levisiter ; pendant qu’elle m’en faisait les honneurs, latempête a éclaté. Le courant qui a subitement déferlé sur nousétait si fort que nous n’avons été sauvés de la noyade qu’en allantnous réfugier derrière des rochers faisant fonction de brise-lames.J’ai remarqué que l’eau du courant était chaude, d’une chaleurpresque insupportable, ce qui prouve l’origine volcanique de cesdésordres qui ne sont en quelque sorte que l’écho amorti d’unbouleversement sous-marin situé à une grande distance dans le litde l’Océan. La boue de la grande plaine était arrachée et soulevéeen l’air par le flux ; un nuage épais de matière en suspensiondans l’eau obscurcissait la lumière. Trouver notre chemin pourrentrer était impossible : nous avions complètement perdutoute orientation, de plus nous aurions été incapables de nousdéplacer à contre-courant. Comble de malchance : un poidscroissant sur la poitrine et des difficultés pour respirer m’ontbientôt averti que notre provision d’oxygène touchait à sa fin.

C’est à de tels instants, quand on se trouveau seuil de la mort, que les grandes passions primitives émergentet submergent toutes les émotions inférieures. J’ai donc su encette minute que j’aimais ma gentille camarade, que je l’aimais detout mon cœur, de toute mon âme, que je l’aimais d’un amourenraciné au plus profond de moi-même. Quelle chose étrange que cetamour-là ! Comment l’analyserait-on ? Je ne l’aimais paspour son visage ou sa silhouette, pourtant adorables. Je nel’aimais pas pour sa voix, bien qu’elle eût la voix la plusmélodieuse que j’eusse jamais entendue. Je ne l’aimais pas pournotre communion mentale, puisque je ne connaissais de ses penséesque ce que m’en traduisait sa physionomie expressive et mobile.Non, il y avait quelque chose dans l’eau de ses yeux noirs etrêveurs, quelque chose aussi dans le fond de son âme et de lamienne qui nous liait pour la vie. J’ai placé sa main entre mesmains, et j’ai lu sur son visage que mes pensées, mes sentimentsavaient en elle leur prolongement naturel, qu’ils s’épanouissaientdans son esprit réceptif et coloraient ses joues mates. Je sentaisqu’elle n’aurait pas eu peur de mourir à côté de moi : cetteidée a fait battre mon cœur plus vite et plus fort.

Mais nous ne devions pas mourir ce jour-là.N’allez pas croire que nos cloches étaient absolument imperméablesaux sons : certaines vibrations de l’air les pénétraient, oudu moins leur choc sur la substance vitreuse déclenchait àl’intérieur des vibrations similaires. Nous avons entendu au loindes coups de gong. Je me demandais ce que ce bruitsignifiait ; mais Mona n’a pas hésité. Laissant encore sa maindans les miennes, elle s’est levée et, après avoir écoutéattentivement, elle s’est pliée en deux et a commencé à marchercontre la tempête. C’était une course contre la mort, car de minuteen minute l’oppression sur ma poitrine devenait de plus en plusintolérable. J’ai vu ses chers yeux plonger anxieusement dans mesyeux, et je l’ai suivie en titubant. Ses traits, ses gestesm’indiquaient que sa provision d’oxygène était moins épuisée que lamienne. J’ai tenu jusqu’à la limite de mes forces ; puis touts’est mis à tourner autour de moi ; j’ai tendu les bras et jesuis tombé évanoui sur le lit de l’Océan.

Quand j’ai repris connaissance, j’étais couchésur mon propre lit à l’intérieur de l’arche. Le vénérable prêtre enrobe jaune était à mon chevet, avec une fiole à la main. Maracot etScanlan, consternés, étaient penchés au-dessus de moi, tandis queMona agenouillée au pied du lit me dédiait l’expression de satendresse angoissée. La courageuse jeune fille avait couru jusqu’àla porte de l’arche, d’où l’on battait habituellement un grand gongpour guider les promeneurs surpris par la tempête. Là, elle avaitexpliqué ma situation et avait guidé un groupe de sauveteursauxquels mes deux compagnons s’étaient joints ; ils m’avaientramené en me transportant à bras. Quoi que je fasse plus tard, cesera Mona qui l’aura accompli, puisqu’elle m’a fait cadeau de cettevie.

À présent que par miracle elle est devenue mafemme dans le monde des hommes sous le soleil, il est étrange deréfléchir au fait que mon amour me commandait de demeurer dans lesprofondeurs de l’Océan tant qu’elle serait tout mon bien. Pendantlongtemps je n’ai pas pu comprendre la nature du lien intime et siprofond qui nous réunissait, et qu’elle ressentait, je le voyaisbien, aussi fortement que moi. C’est Scarpa, son père, qui m’afourni une explication aussi imprévue que satisfaisante.

Il avait souri avec gentillesse devant notreroman. Souri avec l’air indulgent, à demi amusé de quelqu’un quivoit survenir ce qu’il attendait. Un jour il nous a pris à part, etil nous a emmenés dans sa propre chambre où était disposé l’écrand’argent sur lequel ses pensées et son savoir pouvaient seréfléchir. Tant qu’il me restera un souffle de vie, je n’oublieraijamais ce qu’il m’a montré. Mona non plus. Assis côte à côte, lamain dans la main, nous avons assisté dans une sorte d’enchantementau défilé des images formées et diffusées par cette mémoire racialedu passé que possèdent les Atlantes.

Une péninsule rocheuse pointait dans un belOcéan bleu. Peut-être ne vous ai-je pas dit que, dans leurs filmsde pensées, la couleur apparaissait aussi exactement que lesformes ? Sur cette avancée donc, il y avait une maisonpittoresque d’autrefois : toit rouge, murs blancs, spacieuse,magnifique. Elle était au centre d’un bois de palmiers. Ce boisdevait abriter un camp, car nous apercevions des tentes blancheset, par instants, un scintillement d’armes comme si une sentinellemontait la garde. Du bois est sorti un homme d’âge moyen, revêtud’une cotte de mailles, le bras ceint d’un léger écu rond ;dans l’autre main il tenait une épée ou un javelot. Il a regardé denotre côté, et j’ai tout de suite vu qu’il appartenait à la racedes Atlantes. En vérité il aurait pu être le frère jumeau deScarpa, à cela près qu’il avait le visage rude et menaçant. Unbrutal, pas brutal par ignorance, mais brutal par tempérament etpar nature. S’il s’agissait là d’une précédente incarnation deScarpa (et par ses gestes il semblait vouloir nous faire comprendrequ’il en était réellement ainsi) il s’était grandement élevé depuislors, par l’âme sinon par l’esprit.

Pendant qu’il se rapprochait de la maison,nous avons vu sur l’écran qu’une jeune femme en sortait pour allerà sa rencontre. Elle était habillée comme les Grecques d’autrefois,dans ce long vêtement blanc collant qui est bien le plus simplemais le plus beau et le plus distingué qu’une femme ait jamaisconçu. En avançant vers l’homme, son attitude était toute desoumission et de respect : l’attitude d’une fille de devoirenvers son père. Il l’a cependant repoussée sauvagement, et il alevé une main comme s’il voulait la frapper. Quand elle a reculédevant lui, le soleil a éclairé son joli visage couvert delarmes : c’était ma Mona.

L’écran s’est brouillé. Un instant plus tardun autre décor est apparu : une petite baie entre desrochers ; elle devait faire partie de la péninsule que j’avaisdéjà vue. Un bateau de forme bizarre, aux extrémités hautes etpointues, était au premier plan. Il faisait nuit, mais la lunebrillait sur l’eau. Les étoiles familières scintillaient dans leciel. Lentement, avec précautions, le bateau s’est rapproché durivage. Deux rameurs étaient à bord, plus un homme enveloppé d’unecape sombre. Il s’est dressé pour jeter des regards anxieux autourde lui. J’ai vu sa figure pâle et ardente au clair de lune. Je n’aipas eu besoin de l’étreinte convulsive de Mona ni de l’exclamationde Scarpa pour m’expliquer le frisson qui m’a secoué. L’homme,c’était moi.

Oui, moi, Cyrus Headley, aujourd’hui de NewYork et d’Oxford. Moi, le plus récent produit de la culturemoderne, j’avais déjà participé à cette puissante civilisationantique. Je comprenais maintenant pourquoi plusieurs symboles ethiéroglyphes que j’avais vus autour de moi m’avaient donné uneimpression de déjà vu. À différentes reprises je m’étais aperçu queje ressemblais à un homme faisant effort sur sa mémoire parce quese sentant au bord d’une grande découverte qui l’attendaitconstamment mais qui se maintiendrait toujours hors d’atteinte. Etmaintenant, je comprenais aussi le frémissement de toute mon âmeque j’avais éprouvé quand mes yeux avaient rencontré ceux de Mona.Tout cela provenait des profondeurs de mon subconscient oùflânaient encore les souvenirs de douze mille années.

Le bateau avait accosté ; une silhouetteblanche avait surgi, était sortie des buissons. Je lui ai tendu lesbras, je l’ai soulevée, transportée dans le bateau. Et puis unealarme soudaine m’a envahi. Avec des gestes frénétiques j’aiordonné aux rameurs de quitter le rivage. Trop tard ! Deshommes ont à leur tour émergé des buissons. Des mains furieuses sesont cramponnées au flanc du bateau. J’ai tenté de leur fairelâcher prise. Une hache a brillé en l’air et s’est abattue sur matête. Je suis tombé mort sur la jeune fille, en inondant sa robe demon sang. Je l’ai vue qui hurlait, j’ai vu ses yeux sauvages, sabouche ouverte ; et j’ai vu son père qui la tirait par lescheveux de dessous mon cadavre. Sur cette vision le rideau esttombé.

Pas pour longtemps. Une nouvelle image a animél’écran : l’intérieur de l’arche du refuge qu’avait construitele sage Atlante pour servir d’abri le jour du malheur (la maisonmême où nous étions). J’ai vu ses habitants terrifiés au moment dela catastrophe. J’ai alors revu ma Mona ; et j’ai revu aussison père qui, devenu plus sage et meilleur, avait trouvé placeparmi les élus qui allaient être sauvés. Nous avons vu le grandhall tanguer comme un navire dans la tempête, les malheureuxréfugiés s’accrocher aux colonnes ou tomber par terre. Et puis nousavons vu une embardée et la chute à travers les vagues. Une fois deplus la lumière s’est estompée, et Scarpa s’est tourné vers nous ensouriant pour nous indiquer que tout était fini.

Oui, nous avions vécu des vies antérieures,Scarpa, Mona et moi. Peut-être revivrons-nous encore une fois, pouragir et réagir sur la longue chaîne de nos existences. J’étais mortdans le monde d’en-haut ; mes propres réincarnations avaientdonc eu lieu sur la terre. Scarpa et Mona étaient morts au fond dela mer ; voilà pourquoi leur destinée cosmique s’étaitpoursuivie sous les eaux. Pendant un moment un coin du voile obscurde la nature s’était soulevé, et un rapide éclair de vérité avaitsurgi parmi les mystères qui nous environnaient. Chaque vie n’estqu’un chapitre d’une histoire que Dieu a conçue. On ne pourra jugerde sa justice ou de sa sagesse que le jour suprême où, du hautd’une cime de connaissance, on regardera en arrière et on verraenfin la cause et les effets, l’action et la réaction, tout au longdes longues chroniques du Temps.

Ce nouveau lien de parenté, si délicieux, nousa peut-être sauvés un peu plus tard, quand a éclaté la seule gravequerelle qui nous ait opposés à la communauté au sein de laquellenous vivions. En fait, les choses auraient probablement très maltourné pour nous, si une affaire beaucoup plus importante n’avaitaccaparé l’attention générale, et ne nous avait permis de remontertrès haut dans l’estime des Atlantes.

Un matin, si l’on peut employer ce terme alorsque les heures du jour n’étaient clairement définies que par nosoccupations, le Professeur et moi étions assis dans notre grandechambre commune. Il en avait équipé un coin en laboratoire, et ildisséquait un gastrostomus qu’il avait pris la veille au filet. Sursa table s’étalaient en grand désordre des amphipodes, descopépodes et quantité d’autres petites créatures dont l’odeur étaitbeaucoup moins agréable que leur apparence. Installé auprès de lui,j’étudiais une grammaire atlante, car nos amis disposaient denombreux livres imprimés de droite à gauche sur une matière quej’avais d’abord prise pour du parchemin mais qui était en réalitéde la vessie de poisson pressée et conservée. Je cherchais àposséder la clef qui m’ouvrirait toute leur science ; jeconsacrais donc beaucoup de temps à l’étude de leur alphabet et deséléments de leur langage.

Nos occupations pacifiques se sont trouvéescompromises par l’irruption d’une étrange procession. En têtevenait Bill Scanlan, très rouge et très excité ; sous un brasil tenait, à notre stupéfaction, un bébé aussi dodu que bruyant.Derrière lui courait Berbrix, l’ingénieur qui avait aidé Scanlan àconstruire un poste de radio ; c’était un gros Atlantehabituellement jovial, mais il était défiguré par le chagrin. Enfinsuivait une femme dont les cheveux filasse et les yeux bleusmontraient qu’elle n’était pas une Atlante, mais une fille de larace esclave dont l’origine nous semblait être grecque.

– Écoutez-moi, patron ! a crié Scanlan.Ce Berbrix, qui est un type régulier, va écoper, ainsi que ce juponavec qui il s’est marié. J’estime que nous avons le droit deveiller à ce qu’on leur rende justice, Pour autant que j’aiecompris, cette femme est ici ce qu’un nègre est dans le Sud, et ila fait une bêtise quand il a voulu l’épouser ; mais aprèstout, c’est son affaire et cela ne nous regarde pas.

– Naturellement, cela ne regarde que lui,ai-je répondu. Quelle mouche vous a piqué, Scanlan ?

– Une drôle de mouche, patron ! Un bébéest né de ce mariage. Or il paraît que les gens d’ici ne veulentpas de sangs mêlés ; les prêtres sont aux cent coups :ils sont décidés à offrir ce bébé à la statue d’en bas. Le chef augrand pif s’était emparé du bébé et filait déjà, quand Berbrix lelui a repris, et moi je l’ai un peu bousculé, si bien que toute lameute est à nos trousses, et…

Scanlan n’a pas pu compléter sonexplication : notre porte s’est brusquement ouverte, etplusieurs serviteurs du temple se sont précipités chez nous.Derrière eux, farouche et austère, est apparu le formidablegrand-prêtre au grand nez. Il a fait un geste ; ses serviteursse sont élancés pour se saisir de l’enfant. Ils se sont immobiliséstoutefois, quand ils ont vu Scanlan déposer le bébé parmi lesspécimens du docteur Maracot et ramasser un épieu avec lequel il afait front. Les assaillants ayant tiré leurs couteaux, j’aiempoigné moi aussi un épieu et j’ai couru au secours deScanlan ; Berbrix m’avait imité. Nous étions si menaçants queles serviteurs du temple ont reculé. Nous nous trouvions dans uneimpasse.

– Monsieur Headley, mon bon Monsieur, vousparlez un peu de leur idiome ! m’a crié Scanlan. Dites-leurqu’ici on n’a pas l’habitude de se laisser cambrioler. Dites-leurqu’on ne donne pas de bébés ce matin, non, merci ! Dites-leurque s’ils approchent, nous mettrons leur cabane à l’envers…Là ! Vous l’avez voulu, vous en avez eu pour votreargent ! Je vous souhaite beaucoup de plaisir !

Les dernières phrases de Scanlan visaient l’undes serviteurs qui avait voulu nous tourner et qui avait levé soncouteau pour poignarder Scanlan : Maracot avait bondi et avaitplongé son scalpel de dissection dans le bras de l’assassin manqué.Celui-ci s’est mis à hurler, à gigoter de frayeur et dedouleur ; mais ses compagnons, excités par le grand-prêtre,allaient se lancer à l’assaut. Le Ciel sait ce qui serait advenu siManda et Mona n’étaient entrés dans notre chambre. Stupéfait, lechef a posé au grand-prêtre un certain nombre de questionspassionnées. Mona s’était placée à côté de moi : uneinspiration heureuse m’a incité à prendre le bébé et à le luiremettre : sitôt dans ses bras, il s’est mis à gazouiller debéatitude.

Le front de Manda s’était assombri ; ilétait visiblement embarrassé. Il a commencé par renvoyer legrand-prêtre et ses acolytes dans leur temple ; puis il s’estlancé dans une longue explication dont je n’ai pu traduire qu’unepartie à mes compagnons.

– Il faut que vous abandonniez l’enfant, ai-jedit à Scanlan.

– L’abandonner ? Non, Monsieur. Rien àfaire !

– Cette jeune fille va prendre en charge lamère et l’enfant.

– C’est différent ! Si Mademoiselle Monas’en occupe, ça va. Mais si ce gredin de grand-prêtre…

– Non. Il ne pourra pas intervenir. L’affairesera tranchée par le Conseil. Elle est très grave, car Manda m’adit que le grand-prêtre était dans la limite de ses droits ;il s’agit d’une ancienne coutume de la nation. Manda prétend qu’ilsne pourraient jamais distinguer entre la race supérieure et la raceinférieure s’il y avait toutes sortes d’intermédiaires. Quand desenfants naissent d’un Atlante et d’une Grecque, ils doivent mourir.Telle est la loi.

– Oui ? Hé bien, moi je vous assure quele bébé ne mourra pas !

– J’espère que non. Il m’a dit qu’il tenteraitl’impossible devant le Conseil. Le Conseil ne se réunira pas avanthuit ou quinze jours. Jusque-là il sera en sécurité, et qui sait cequi peut se produire entre temps ?

Oui, et qui savait ce qui pourrait seproduire ? Qui même aurait imaginé ce qui allait réellement seproduire, ce que je garde pour le chapitre suivant de nosaventures ?

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