Le Gouffre Maracot (ou Le Monde perdu sous la mer)

Chapitre 3

 

Quand je me suis réveillé, j’ai tout d’abordété incapable d’imaginer où je me trouvais. Les événements de laveille ressemblaient à des cauchemars confus, et je ne parvenaispas à croire que je devais les accepter en tant que faits.Émergeant de mon scepticisme, j’ai regardé autour de moi ;j’ai vu cette grande chambre aux murs nus, sans fenêtres, ces tubesde lumière rougeâtre, palpitante, qui couraient le long descorniches, ces quelques meubles, ces deux autres lits ; j’aientendu le ronflement sonore, sur le mode aigu, que j’avais sisouvent surpris à bord du Stratford dans la cabine deMaracot… C’était trop invraisemblable pour être vrai ! Il afallu que je tâte la couverture de mon lit, que je constatel’étrange matière tissée et les fibres séchées de quelques plantesmarines dont elle était faite, pour que je puisse réaliser enfinl’aventure inconcevable qui nous était arrivée. J’étais en traind’y réfléchir quand a retenti un grand éclat de rire : BillScanlan s’était dressé sur son séant.

– Salut, patron ! a-t-il crié en voyantque j’étais réveillé.

– Vous me semblez en pleine forme, lui ai-jerépondu avec humeur. Je ne trouve pas pourtant que nous ayonstellement de sujets de rigolade !

– Hé bien, j’avais un soupçon de cafard, toutcomme vous, quand j’ai ouvert les yeux ! Et puis il m’est venuune idée assez originale ; c’est elle qui m’a fait rire.

– Je ne demanderais pas mieux que de rire moiaussi ! ai-je soupiré. Quelle a été votre idée ?

– Hé bien, patron, je pensais que ç’aurait étérudement drôle si nous nous étions tous attachés à cette sonde degrands fonds. Avec nos cuirasses de verre et nos épaulettes, nousaurions pu respirer tout au long de la remontée. Alors notre vieuxbonhomme Howie aurait regardé par-dessus bord, et il nous auraitvus tous les trois. Pour sûr, il se serait imaginé qu’il nous avaitpris à l’hameçon. Sapristi, il en aurait fait une tête !

Nos rires conjugués ont tiré le docteurMaracot de son sommeil ; il s’est soulevé sur son lit avec uneexpression de stupéfaction égale à la mienne. J’ai oublié nossoucis en l’écoutant ; à ses commentaires se mêlaient tantôtune joie extasiée devant la perspective d’un champ d’études aussivaste, tantôt un chagrin profond car il ne pouvait absolument pasespérer communiquer ses découvertes à ses confrères de la terre.Néanmoins il a condescendu à revenir aux nécessités du moment.

– Il est neuf heures… a-t-il dit.

Nous avons confronté nos montres : toutestrois indiquaient neuf heures ; mais était-ce neuf heures dumatin ou neuf heures du soir ?

– … Il faut que nous tenions à jour uncalendrier, a repris Maracot. Nous sommes descendus le 3 octobre.Nous sommes arrivés ici le soir du même jour. Combien de tempsavons-nous dormi ?

– Ma foi, peut-être bien un mois ! arépondu Scanlan. Je ne me rappelle pas avoir dormi aussiprofondément depuis le jour où Mickey Scott m’a knock-outé ausixième round !

Nous nous sommes habillés et nous avons faitnotre toilette, car nous disposions de toutes les commodités de lacivilisation. La porte était verrouillée ; donc nous étionsprisonniers. En dépit de l’absence apparente de toute ventilation,l’atmosphère demeurait très agréable ; nous avons découvertque l’air était renouvelé par de petits trous percés dans le mur.Il y avait certainement aussi une source de chauffage central,puisqu’aucun poêle n’était visible et que la température étaitdouce. J’ai remarqué sur l’un des murs un bouton ; je l’aipressé ; c’était, comme je m’y attendais, une sonnette ;la porte s’est ouverte aussitôt, et un petit homme brun, vêtu d’unerobe jaune, s’est encadré sur le seuil. Il nous a regardés avecaffabilité ; ses yeux nous ont interrogés.

– Nous avons faim, a déclaré Maracot.Pourriez-vous nous apporter à manger ?

L’homme a secoué la tête en souriant. De touteévidence il n’avait pas compris un mot.

Scanlan a alors tenté sa chance en luidéversant à l’oreille un flot de slang très américain, mais il n’aobtenu en réponse que le même sourire aimable. À mon tour, j’aiouvert ma bouche, y ai enfoncé un doigt : notre visiteur avigoureusement approuvé de la tête, et en hâte il a refermé laporte.

Dix minutes plus tard, elle se rouvrait ;deux serviteurs ont roulé une petite table devant nous. Si nousnous étions trouvés au Biltmore Hotel, nous n’aurions pas faitmeilleure chère. Il y avait du café, du lait chaud, des petitspains, d’exquis poissons plats, et du miel. Pendant une demi-heurenous avons été trop occupés pour discuter de la provenance de cesaliments. Les deux serviteurs ont reparu ; ils ont remporté latable, et ils ont soigneusement refermé la porte derrière eux.

– À force de me pincer, a dit Scanlan, je suiscouvert de bleus. Est-ce un rêve ou quoi ? Dites, doc, c’estvous qui nous avez entraînés dans cette aventure ; il mesemble qu’il vous appartient de nous dire comment vous voyez leschoses.

Le docteur Maracot a hoché la tête.

– Moi aussi, je vis un rêve ; mais quelrêve merveilleux ! Quelle histoire pour le monde, si seulementnous pouvions la lui faire connaître !

– Une chose est sûre, ai-je déclaré. C’estqu’il y avait du vrai dans la légende de l’Atlantide, et quecertains êtres ont admirablement réussi à la continuer dans laréalité.

– Même en admettant qu’ils l’aient continuée,a dit Bill en se grattant la tête, que je sois damné si jecomprends comment ils ont de l’air, de l’eau pure et lereste ! Si le canard barbu que nous avons vu hier soir venaitprendre de nos nouvelles, il nous donnerait peut-être la clef del’énigme.

– Comment le pourrait-il, puisque nous neparlons pas la même langue ?

– Hé bien, nous nous servirons de nos facultésd’observation ! a répondu Maracot. J’ai déjà appris une chose,en goûtant le miel du petit déjeuner. C’était du miel synthétique,comme on en fabrique sur la terre. Mais si c’est du mielsynthétique, pourquoi le café et la farine ne seraient-ils paségalement synthétiques ? Les molécules des éléments sont commeles pièces d’une boîte de construction, et ces pièces se trouventtout autour de nous. Nous n’avons qu’à savoir en choisir certaines,ou parfois une seule, pour fabriquer une nouvelle substance. Lesucre devient de l’amidon, ou de l’alcool, rien qu’en changeant depièces. Qu’est-ce qui change les pièces ? La chaleur.L’électricité. Ou autre chose peut-être que nous ignorons. Quelquespièces se modifient toutes seules : le radium devient duplomb, l’uranium devient du radium sans que nous ayons besoin d’ytoucher.

– Vous croyez donc qu’ils sont très avancés enchimie ?

– J’en suis sûr ! Après tout, ils onttout à portée de la main. L’hydrogène et l’oxygène proviennent del’eau de mer. Ces masses de végétation constituent de l’azote et ducarbone. Dans les dépôts bathyques il y a du phosphore et ducalcium. Avec des préparations adroites et des connaissancessuffisantes, que ne pourraient-ils pas produire ici ?

Maracot allait se lancer dans une conférencede chimie, mais la porte s’est ouverte, et Manda est entré en nousadressant de la main un signe amical. Il était accompagné du mêmegentleman très vénérable que nous avions vu la veille au soir. Sansdoute ce dernier avait-il une réputation de savant, car il aprononcé plusieurs phrases, sans doute la même en languesdifférentes ; mais elles nous sont toutes demeuréesincompréhensibles. Alors il a haussé les épaules et a dit quelquesmots à Manda. Celui-ci a donné un ordre aux deux serviteurs vêtusde jaune, qui étaient restés à la porte. Ils ont disparu, mais ilssont revenus peu après, portant un curieux écran pourvu d’unmontant de chaque côté. On aurait dit l’un de nos écrans decinéma ; mais il était enduit d’une matière brillante quiscintillait à la lumière. L’écran a été placé contre l’un des murs.Le vieillard s’est alors placé à une certaine distance, et il afait une marque sur le plancher. Se tenant à cet endroit, il s’esttourné vers Maracot et il s’est touché le front en montrantl’écran.

– Complètement cinglé ! a murmuréScanlan. Il a des chauves-souris plein le beffroi.

Maracot a secoué négativement la tête pourmontrer que nous ne comprenions toujours pas. Le vieillard a étédéconcerté ; mais une idée lui est venue, et il a posé undoigt sur son propre corps ; puis il s’est tourné vers l’écranqu’il a regardé fixement en concentrant toute son attention.Presque aussitôt son image est apparue sur l’écran. Alors il nous amontrés du doigt, et notre petit groupe a pris sur l’écran la placede son image. En fait, nous ne ressemblions guère à notre réalité.Scanlan avait l’air d’un comique chinois, et Maracot d’un cadavreen décomposition avancée. Mais il était clair que cette image nousreprésentait tels que nous voyait l’opérateur.

– C’est une réflexion de pensée ! mesuis-je écrié.

– Exactement ! a dit Maracot. Il s’agitlà d’une invention extraordinaire, qui n’est pourtant, en somme,qu’une combinaison de la télépathie et de la télévision.

– Je n’aurais jamais cru que je me verrais unjour aux actualités, en admettant que cette tête de Chinetoque soitréellement la mienne, a déclaré Scanlan. Une supposition que nousrapportions toutes ces nouvelles au rédacteur en chef duLedger ; hé bien, il cracherait assez pour mepermettre de terminer mes jours en beauté ! Nous gagnerions legros lot si seulement nous pouvions faire parvenir là-haut leursmachines.

– Voilà où réside la difficulté, ai-jemurmuré. Par saint George, nous bouleverserions le monde entier sinous y revenions un jour ! Mais pourquoi nous fait-il dessignes ?

– Le vieux bonhomme voudrait que vous vousessayiez au truc, doc !

Maracot a pris la place que lui indiquait levénérable, et son cerveau puissant, clair, a aussitôt réfléchi sespensées à la perfection. Nous avons vu une image de Manda, puisl’image du Stratford tel que nous l’avions quitté.

Manda et le vieux savant approuvaient de latête ; Manda a esquissé un grand geste avec ses mains :d’abord vers nous, ensuite vers l’écran.

– Ils veulent que nous leur disions tout,voilà leur idée ! me suis-je écrié. Ils veulent connaître pardes images qui nous sommes et comment nous sommes arrivés ici.

Maracot a fait un signe de tête affirmatifpour montrer à Manda qu’il avait compris, et il a commencé àprojeter une image de notre voyage ; alors Manda a levé unbras et l’a arrêté ; il a donné un ordre ; les serviteursont enlevé l’écran, et les deux Atlantes nous ont fait signe de lessuivre.

Le bâtiment était immense ; après uneinterminable enfilade de couloirs, nous sommes arrivés dans unegrande salle avec des sièges disposés en gradins. Sur un côté setrouvait un large écran analogue à celui que nous avions vu. Face àcet écran mille personnes au moins étaient rassemblées, et ontsalué notre arrivée d’un murmure bienveillant. Elles étaient desdeux sexes et de tout âge ; les hommes, bruns, portaient labarbe ; les jeunes femmes étaient très belles ; les moinsjeunes pleines de dignité. Nous n’avons pas eu beaucoup de tempspour les examiner, car nous avons été conduits au premier rang, etMaracot convié à prendre place sur une estrade devant l’écran. Leslumières se sont éteintes ; Manda l’a invité à commencer.

Le Professeur a magnifiquement joué son rôle.Nous avons vu notre navire descendre la Tamise, et la fouleattentive a fait entendre un bourdonnement passionné devant cetteimage d’une grande ville moderne. Puis une carte est apparue pourexpliquer notre route. Ensuite s’est dessinée la cage d’acier avectout son équipement ; un long murmure prouvait quel’assistance la reconnaissait. Nous nous sommes revus au cours denotre plongée et quand nous avons atteint le plateau bordant legouffre. Puis est apparu le monstre qui avait ruiné nosespoirs.

– Marax ! Marax ! ont crié lesspectateurs.

Oui, ils connaissaient bien cette bête, et ilsla redoutaient ! Un silence terrifié a accueilli l’image dumonstre aux prises avec notre câble, et un gémissement horrifié arempli la salle quand le câble s’est rompu et quand nous sommestombés dans le gouffre. En un mois d’explications, nous n’aurionspas mieux exposé toute notre aventure que dans cette demi-heure dedémonstration par l’image.

Quand l’assistance s’est levée, elle nous aaccablés de nombreuses marques de sympathie ; très entourés,nous avons reçu quantité de caresses destinées à nous montrer quenous étions les bienvenus en Atlantide. Nous avons été ensuiteprésentés à quelques notabilités, mais les chefs ne sedistinguaient sans doute dans ce pays que par leur sagesse, cartous les habitants semblaient appartenir à la même catégoriesociale, et ils étaient généralement habillés de la même manière.Les hommes portaient une tunique safran tombant jusqu’aux genoux,avec une ceinture et de hautes bottes en une rude matièreécailleuse qui devait provenir de la peau d’un animal marin. Lesfemmes suivaient une mode classique : des robes amples roses,bleues ou vertes, ornées de bouquets de perles ou de coquillesopalescentes ; beaucoup étaient d’une beauté dépassant toutecomparaison terrestre ; j’en ai vu une… Mais pourquoialourdirais-je d’une affaire privée un récit destiné aupublic ? Sachez simplement que Mona est la fille unique deScarpa, l’un des chefs du peuple, et que dès notre premièrerencontre, j’ai lu dans ses yeux noirs un message de sympathie etde compréhension qui m’est allé droit au cœur, de même que magratitude et mon admiration trouvaient sans doute le chemin dusien. Je n’ai pas besoin pour l’instant d’en dire plus long surcette exquise jeune fille ; une influence nouvelle, etpuissante, était entrée dans ma vie, voilà tout. Quand j’ai vuMaracot gesticuler avec une animation inaccoutumée devant une dameaimable, Scanlan traduire son émerveillement par une pantomime quia fait rire un groupe de jeunes filles, je me suis dit que mescompagnons commençaient eux aussi à trouver que notre situationtragique comportait au moins un aspect agréable. Si nous étionsmorts au monde, au moins avions-nous découvert hors de ses limitesune autre vie qui nous promettait quelques compensations à ce quenous avions perdu.

Dans le courant de la journée, nous avons étéguidés par Manda et d’autres amis à travers l’immense édifice quenous habitions. Au cours des siècles accumulés, il s’étaittellement enfoncé dans le lit de la mer qu’on ne pouvait y accéderque par le toit ; à partir du toit, des couloirs descendaientjusqu’à deux ou trois cents mètres au-dessous du hall d’arrivée. Lelit de la mer à son tour avait été creusé : des tunnelsouverts dans toutes les directions descendaient dans les entraillesde la terre. On nous a montré la machine à fabriquer de l’air etles pompes qui le répandaient partout. Maracot a souligné que cetair n’était pas uniquement composé d’oxygène et d’azote, mais quedes petites cornues fournissaient d’autres gaz, qui ne pouvaientêtre que de l’argon, du néon, et d’autres constituants del’atmosphère dont les savants de la terre commençaient à mesurerl’importance. Les bacs de distillation pour obtenir de l’eau pureet les gigantesques générateurs d’électricité étaient dignesd’intérêt, mais les appareils utilisés étaient si compliqués qu’ilnous a été difficile d’en suivre le fonctionnement. Je peuxseulement dire ce que j’ai vu de mes propres yeux, et goûté avec mapropre langue : des produits chimiques, gazeux ou liquides,étaient versés dans des appareils variés, puis traités à lachaleur, à la pression, ou à l’électricité, pour donner de lafarine, du thé, du café ou du vin.

Au cours de nos promenades dans la partie del’édifice que l’on nous faisait visiter, une chose nous a sauté auxyeux : c’est que l’existence dans la mer avait été prévue, etl’étanchéité du bâtiment réalisée bien avant que le pays ne sombrâtsous les vagues. Évidemment la logique nous interdisait de penserque de telles précautions avaient été prises après ; mais nousavons bel et bien relevé à de nombreux signes que l’ensemble del’édifice avait été construit dans le seul but de constituer unearche pouvant servir de refuge. Les énormes cornues et les cuvesdans lesquelles l’air, l’alimentation, l’eau distillée et lesautres produits de nécessité étaient fabriqués se trouvaientencastrées dans les murs et dataient certainement de l’aménagementoriginel. Il en était de même pour les chambres d’évacuation, pourles ateliers de silice où se façonnaient les cloches vitreuses,ainsi que pour les formidables pompes qui manœuvraient l’eau. Toutavait été préparé par l’habileté et la prévoyance de ce peupleantique qui, d’après ce que nous avons pu apprendre, avait allongéun bras vers l’Amérique Centrale et l’autre vers l’Égypte, laissantainsi des traces sur la terre, même après sa disparition dansl’Atlantique. Quant à ses descendants qui se trouvaient à notrecontact, nous les avons jugés quelque peu dégénérés par rapport àleurs ancêtres, dont ils n’avaient conservé qu’un peu de sciencesans avoir eu l’énergie d’y ajouter quelque chose de leur cru. Bienqu’ils possédassent des pouvoirs merveilleux, ils nous donnaientl’impression de manquer étonnamment d’initiative, puisqu’ilsn’avaient pas fait fructifier l’héritage qu’ils avaient reçu. Jesuis sûr que si Maracot avait bénéficié au départ de leursconnaissances, il aurait obtenu en peu de temps de bien plus grandsrésultats. Scanlan en tout cas émerveillait les Atlantes par savivacité d’esprit et son adresse manuelle ; lorsque nousavions quitté le Stratford il avait mis un harmonica dansla poche de sa veste, et il en jouait pour la plus grande joie denos compagnons : ils faisaient cercle autour de lui et ilsl’écoutaient en extase, comme nous aurions pu écouter Mozart,tandis qu’il modulait les chansons populaires de son pays.

J’ai dit que nous n’avions visité qu’unepartie de l’édifice. En fait, il y avait un couloir aux dalles bienusées, fort fréquenté par les Atlantes, mais que nos guidesévitaient toujours. Bien entendu, notre curiosité a été éveilléeet, un soir, nous avons décidé que nous procéderions à une petiteexploration pour notre compte. Nous nous sommes donc glissés horsde notre chambre et nous nous sommes dirigés vers ce quartierinconnu à une heure où nous ne risquions pas de rencontrer grandmonde.

Le couloir aboutissait à une haute portevoûtée en or massif. Nous l’avons poussée et nous nous sommestrouvés dans une grande salle carrée qui avait bien soixante mètresde côté. Les murs étaient peints de couleurs vives, décorés detableaux et de statues représentant des créatures grotesquessurmontées de coiffures énormes, comme en portent pour lescérémonies nos Indiens d’Amérique. Au fond de cette grande salle,s’élevait une colossale statue assise, jambes croisées comme unBouddha, mais absolument dépourvue de la bienveillance généralementinscrite sur les traits placides de la divinité hindoue. C’était aucontraire une figure de colère qui ouvrait la bouche et qui avaitdes yeux féroces ; d’autant plus féroces qu’ils étaientrouges, et que deux lampes électriques brillaient dans leur cavité.Sur ses genoux un grand four était posé ; en approchant, nousnous sommes aperçus qu’il était rempli de cendres.

– Moloch ! s’est écrié Maracot. Moloch ouBaal. Le vieux dieu des races phéniciennes !

– Seigneur ! me suis-je exclamé à montour en me rappelant quelques souvenirs remontant à l’antiqueCarthage. Ne me dites pas que ce peuple si aimable se livre à dessacrifices humains !

– Oh, oh, patron ! a protesté Scanlan.J’espère que ces pratiques sont réservées à leurs familles !Nous ne tenons absolument pas à ce qu’ils essaient ce petit jeu surnous.

– Non, ai-je répondu. Je pense qu’ils ontappris leur leçon. Le malheur enseigne à l’homme d’avoir pitié deson prochain.

– Très juste ! a opiné Maracot en remuantles cendres. C’est le vieux dieu traditionnel, mais son culte agagné en douceur. Ce sont des miches de pain calcinées, ou quelquechose comme cela. Mais peut-être en d’autres temps…

Nos spéculations ont été interrompues par unevoix tonitruante ; plusieurs hommes en robe jaune, coiffés dechapeaux à haute calotte, nous ont entourés : manifestementc’étaient les prêtres du temple. Je crois que nous avons été toutprès d’être offerts en suprême holocauste à Baal ; l’und’entre eux avait même tiré un couteau de sa ceinture. À grandrenfort de gestes et de cris, ils nous ont rondement chassés del’enceinte sacrée.

– Sapristi ! s’est écrié Scanlan. Je vaisme débarrasser de ce canard-là, moi, s’il continue à me bousculer.Attention, toi, bas les pattes !

J’ai craint quelque temps ce que Scanlanappelait « une maison à l’envers » à l’intérieur de leurtemple. Heureusement, nous sommes parvenus à calmer notremécanicien et nous avons regagné notre chambre ; mais nousnous sommes rendus compte le lendemain, par certaines réactions deManda et de quelques Atlantes, que notre escapade les avaitfroissés.

Il y avait un autre lieu sacré ; celui-cinous a été librement montré avec un résultat tout à fait inattendu,car il a inauguré un mode (oh, lent et imparfait !) decommunication entre nos compagnons et nous. Dans le bas quartier dutemple, une salle n’avait pour tout ornement qu’une statue d’ivoirejaunie par le temps ; elle représentait une femme tenant unelance, avec un hibou perché sur son épaule. Le gardien de cettesalle était un très vieil homme ; son âge ne nous a pasempêchés de deviner qu’il appartenait à une race notablementdifférente ; il était d’un type plus fin, et d’une taille plusgrande que les prêtres du temple. Comme nous contemplions la statued’ivoire, Maracot et moi, en nous demandant où nous avions vuquelque chose qui lui ressemblait, le vieillard nous a parlé.

– Thea, a-t-il dit en désignant la statue.

– Par saint George ! me suis-je exclamé.Il parle grec !

– Thea ! Athena ! a répété legardien.

Il n’y avait aucun doute. « Thea,Athena », impossible de se tromper : « Déesse,Athena ». Maracot, dont le cerveau merveilleux avait absorbéune parcelle de toutes les sciences humaines, a aussitôt commencé àposer des questions en grec classique ; mais le vieillard n’ena compris qu’une partie, et il a répondu dans un dialecte archaïqueà peu près inintelligible. Cependant Maracot a réussi à obtenirquelques renseignements, et il s’est déclaré ravi d’avoir trouvé unintermédiaire grâce à qui il pourrait transmettre quelque chose ànos compagnons.

– C’est une preuve remarquable, nous a-t-ildit le soir de sa voix pointue et avec les intonations d’unprofesseur s’adressant à cinq cents étudiants, de la véracité de lalégende. Une légende comporte toujours une base de faits, même siau cours des années les faits ont été tronqués. Vous savez, ouprobablement vous ne savez pas…

– Je parie votre tête que je le sais ! ainterrompu Scanlan.

– … Qu’une guerre opposait les premiers Grecsaux Atlantes lorsque cette grande île a été anéantie. Le fait estrapporté dans la relation par Solon de ce qu’il apprit des prêtresde Saïs. Nous pouvons conjecturer qu’il y avait des prisonniersgrecs aux mains des Atlantes, que certains d’entre eux étaient desfonctionnaires du temple, et qu’ils ont apporté leur religion aveceux. Pour autant que j’aie compris ce vieillard, il étaithéréditairement prêtre du culte ; peut-être obtiendrons-nousun jour des détails sur les anciens Atlantes.

– Pour ma part, je leur laisse leursdévotions, a dit Scanlan. Si l’on a envie d’un dieu en plâtre,mieux vaut une jolie femme que cet épouvantail aux yeux rouges avecun seau de cendres sur les genoux.

– C’est une chance qu’ils ne nous comprennentpas, lui ai-je fait observer. S’ils nous comprenaient, vouspourriez subir le martyre des premiers Chrétiens.

– Pas tant que je leur jouerai du jazz,m’a-t-il répondu. J’ai l’impression qu’ils m’ont à la bonne, etqu’ils ne pourraient plus se passer de ma personne.

C’étaient de braves gens, et c’était une viefacile ; mais parfois tout notre cœur se reportait vers laterre natale que nous avions perdue ; alors les chèresvieilles cours d’Oxford, ou les ormes antiques et la plainefamilière de Harvard me hantaient l’esprit. Dans les premiers joursen Atlantide ces images me semblaient aussi éloignées qu’un paysagelunaire ; maintenant au contraire un espoir confus etincertain de les revoir commence à germer dans mon âme.

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