Le Gouffre Maracot (ou Le Monde perdu sous la mer)

Chapitre 4

 

Quelques jours après notre arrivée, nos hôtesou nos ravisseurs (parfois nous nous demandions comment lesappeler) nous ont emmenés dans une expédition sur le fond del’Océan. Ils étaient six, dont Manda, le chef. Nous nous sommesrassemblés dans le hall où nous avions pénétré après notresauvetage, et nous étions à présent en état de l’examiner d’un peuplus près. Il était vaste : il mesurait au moins trente mètresdans les deux sens ; ses murs bas et son plafond étaientverdis de moisissure et de flore marine. Une longue rangée deporte-manteaux, portant des signes que j’ai supposé être desnuméros, faisait le tour des murs ; à chacun était suspendueune cloche vitreuse semi-transparente et une paire d’épaulettes quiassuraient la respiration. Le plancher était formé de dalles depierre usées, concaves. L’ensemble était brillamment éclairé pardes tubes fluorescents. Nous avons endossé nos enveloppesvitreuses, et on nous a remis à chacun un solide bâton pointu d’unmétal léger. Puis, par signes, Manda nous a recommandé de nousaccrocher à une rampe circulaire ; lui et ses amis nous ontdonné l’exemple. Nous avons vite compris pourquoi : dès que laporte extérieure s’est lentement entrouverte, l’eau de mer adéferlé à l’intérieur avec une telle force que nous aurions perdul’équilibre si nous n’avions pas pris cette précaution. Elle nous acomplètement submergés, mais sa pression était très supportable.Manda a pris la tête du groupe. Nous avons franchi la porte.L’instant d’après, nous nous retrouvions sur le lit del’Océan ; derrière nous la porte était restée ouverte pournotre retour.

En regardant autour de nous dans cette lumièrespectrale et froide qui éclaire la plaine bathybienne, nouspouvions voir sur un rayon d’au moins quatre cents mètres. Nousavons aperçu, à la limite même de ce champ visuel, une lueur trèsbrillante qui nous a surpris. Notre guide s’est dirigé vers elle,et nous l’avons suivi en file indienne. Nous marchions lentement, àcause de la résistance de l’eau, et aussi parce que nos piedss’enterraient à chaque pas dans le limon. Bientôt nous avons mieuxdistingué le phare qui nous avait intrigués. C’était notre cage,dernier vestige de notre vie terrestre, perchée sur l’une descoupoles de l’immense édifice ; ses lampes brûlaient encore.Elle était aux trois-quarts pleine d’eau ; mais l’airemprisonné avait préservé la partie qui contenait notreinstallation électrique. Spectacle étrange en vérité, que notreintérieur familier, avec le canapé et les instruments encore enplace, tandis que plusieurs poissons de bonne taille, comme desvairons dans une bouteille, faisaient à la nage le tour de notrecoquille. Les uns après les autres, nous nous sommes hissés àl’intérieur à travers la trappe ouverte ; Maracot a sauvé uncarnet de notes qui flottait sur la surface de l’eau ; Scanlanet moi avons ramassé quelques affaires personnelles. Manda aexaminé le thermomètre et le bathymètre avec un grand intérêt. Nousavons retiré du mur le thermomètre et nous l’avons emporté. Dessavants apprendront peut-être avec curiosité que quatre degrésau-dessus de zéro représentent la température du plus bas fondmarin où soit jamais descendu un homme, et qu’elle est plus élevée,à cause de la décomposition chimique du limon, que les couchessupérieures de la mer.

Notre petite expédition avait, semble-t-il, unobjectif plus précis qu’une banale promenade sur le lit de l’Océan.Nous étions en mission de ravitaillement. À chaque instant, jevoyais nos camarades ficher d’un coup sec leurs bâtons pointus dansle limon pour empaler à chaque fois un grand poisson plat et brun,qui ressemblait un peu à notre turbot, mais qui se dissimulait siprofondément dans la vase qu’il fallait des yeux exercés pour lerepérer. Les petits hommes qui nous accompagnaient en ont bientôteu deux ou trois attachés à la ceinture. Scanlan et moi avonsattrapé le truc, et nous en avons capturé deux chacun ;Maracot, lui, marchait comme perdu dans un rêve, émerveillé par lesbeautés de l’Océan qui l’entouraient ; il se lançait dans desconférences passionnées, inaudibles sous la cloche vitreuse, maisponctuées de vifs coups de mâchoire.

Nous avions d’abord éprouvé un sentiment demonotonie, mais nous n’avons pas tardé à constater que les plainesgrises se fragmentaient en formations variées sous l’action descourants des grands fonds qui circulaient entre elles comme desfleuves sous-marins : ils découpaient des canaux dans la vasemolle, et mettaient à découvert les couches inférieures,constituées par l’argile rouge qui forme la base de toutes chosessur le lit de l’Océan, et parsemées d’objets blancs ; j’ai cruque c’étaient des coquillages ; après examen, ils se sontrévélés comme étant des os d’oreille de baleines, des dents derequins ou d’autres monstres marins. J’ai ramassé l’une de cesdents : elle avait quarante centimètres de long, et nousn’avons pu que remercier la Providence qu’une bête aussi redoutablefréquentât seulement les couches supérieures de l’Océan. À encroire Maracot, elle appartenait à un épaulard meurtrier ougladiateur d’Orca. Elle m’a rappelé une observation de MitchellHedges : les plus gros requins qu’il avait capturés portaientsur leurs corps des traces qui montraient qu’ils avaient rencontrédes bêtes encore plus formidables qu’eux.

Les grand fonds de l’Océan présentent uneparticularité impressionnante : j’ai dit qu’une lumière froideet constante s’élève de la lente décomposition phosphorescente desimmenses étendues de matière organique ; mais plus haut, ilfait nuit noire. L’effet produit est celui d’une journée d’hiver,avec un gros nuage d’orage immobile au-dessus de la terre. De cedais sombre, tombent lentement et d’une façon ininterrompue deminuscules flocons blancs, qui miroitent sur ce sombre décor.Flocons qui ne sont pas autre chose que des coquilles d’escargotsde mer ou d’autres petits animaux qui vivent et meurent dans leshuit mille mètres d’eau nous séparant de la surface ; bien quebeaucoup de ces coquilles se dissolvent en tombant et accroissentla quantité de sels calcaires dans l’Océan, le reste constitue aucours des siècles ce dépôt qui a enseveli la grande cité où noushabitons maintenant.

Laissant derrière nous notre cage d’acier,nous avons avancé dans la lumière incertaine du monde sous-marin etun spectacle imprévu nous est apparu. Face à nous, une tachemouvante s’est dessinée : quand nous nous sommes rapprochés,elle s’est transformée en une foule d’hommes qui portaient tous lamême enveloppe vitreuse, et tiraient de larges traîneaux chargés dehouille. C’était un travail pénible ; les pauvres diables,courbés en deux, halaient de toutes leurs forces les cordes en peaude requin qui leur servaient de traits. Chaque équipe avait unchef ; les chefs et les travailleurs n’étaient pas de la mêmerace. Les travailleurs étaient grands, blonds ; ils avaientles yeux bleus et un corps athlétique. Les chefs étaient, comme jel’ai déjà indiqué, bruns et presque négroïdes ; ils avaientune charpente trapue. Sur le moment nous n’avons pas pu approfondirce problème, mais je crois que de ces deux races l’une étaithéréditairement l’esclave de l’autre ; Maracot pensait qu’ils’agissait des descendants de ces prisonniers grecs dont nousavions vu la divinité Athena.

Nous avons croisé plusieurs groupes d’esclavesavant d’arriver à la mine. À cet endroit les dépôts des grandsfonds et les couches argileuses qu’ils recouvraient avaient étécreusés ; la grande fosse ainsi découverte consistait encouches alternées d’argile et de houille. Aux divers étages del’excavation, des équipes étaient au travail ; les unespiquaient la houille, les autres la récoltaient pour en faire destas qu’elles plaçaient dans des paniers hissés ensuite jusqu’aucarreau. La mine était si vaste que nous ne distinguions pasl’autre face de cette fosse que tant de générations de travailleursavaient creusée dans le lit de l’Océan. La houille, transformée parla suite en électricité, était à l’origine de la puissance motricequi actionnait toutes les machines de l’Atlantide. À ce propos, ilest intéressant de mentionner que le nom de la vieille ville a étécorrectement conservé dans les légendes : lorsqu’en effet nousl’avons prononcé devant Manda et d’autres, ils ont été bien surprisque nous le connaissions, et ils ont fait de grands signes de têteaffirmatifs pour montrer qu’ils comprenaient.

Nous avons bifurqué sur la droite de la mine,et nous sommes arrivés devant une ligne de petites falaisesbasaltiques, aussi nettes et aussi luisantes que le jour où ellesavaient émergé des entrailles de la terre ; leurs sommets, quisurplombaient à cent ou cent cinquante mètres, se dessinaientconfusément. La base de ces falaises volcaniques plongeait dans unejungle de hautes algues, qui poussaient sur des masses de corauxcrinoïdes. Nous nous sommes promenés quelque temps le long de cettejungle ; nos compagnons la battaient avec leurs bâtons et enchassaient pour nous amuser un extraordinaire assortiment depoissons et de crustacés ; de temps à autre ils en mettaientun de côté pour leur table familiale. Nous avions marché pendantprès de deux kilomètres en toute insouciance quand j’ai vu Mandas’immobiliser soudainement et regarder autour de lui en manifestantpar des gestes autant d’alarme que de surprise. Le sens de celangage sous-marin, vite compris de ses compagnons, ne nous a paséchappé non plus : le docteur Maracot avait disparu.

Il nous avait certainement accompagnés à lamine de houille et jusqu’aux falaises basaltiques. Et non moinscertainement il ne nous avait pas dépassés ; il devait donc setrouver quelque part derrière nous, près de la jungle d’alguesmarines. Nos amis étaient bouleversés ; mais Scanlan et moi,qui connaissions l’excentricité et les distractions du savant,étions persuadés qu’il n’y avait pas lieu de nous inquiéter, et quenous le découvririons bientôt, flânant autour de quelque nouveautéocéanique qui l’avait captivé. Nous sommes donc revenus sur nospas, et nous n’avions pas fait une centaine de mètres que nousl’apercevions.

Mais il courait ! Et il courait avec uneagilité inattendue de la part d’un homme de science. Il est vraique le moins athlétique des hommes peut courir quand la peur l’yoblige. Le Professeur courait, mains tendues pour demander dusecours ; il butait, il chancelait, mais il courait de toutela vitesse de ses jambes. Il avait pour cela un bon motif :trois bêtes horribles le talonnaient ; c’étaient des crabestigrés à carapace rayée de bandes noires et blanches ; leurtaille valait bien celle d’un gros terre-neuve. Par chance ils nese hâtaient que lentement en se déplaçant sur le flanc, mais ilsgagnaient de vitesse notre Professeur terrorisé.

Leur souffle étant meilleur, ils auraient sansdoute refermé sur lui leurs horribles pinces si nos amis n’étaientintervenus d’extrême justesse. Ils se sont élancés en brandissantleurs bâtons pointus, et Manda a allumé la puissante lampeélectrique qu’il portait à sa ceinture ; surpris, les monstresont alors préféré se réfugier dans la jungle, et nous les avonsperdus de vue. Notre camarade s’est effondré sur un bouquet decorail ; son visage ravagé traduisait son épuisement. Il nousa raconté qu’il avait pénétré dans la jungle pour s’approprier unspécimen rare des chimères des grands fonds, et qu’il était tombésur le nid de ces féroces crabes tigrés, lesquels s’étaientimmédiatement lancés à sa poursuite. Ce n’est qu’après un longrepos qu’il s’est déclaré prêt à se remettre en route.

Après avoir longé les falaises basaltiques,nous sommes arrivés au but de notre excursion. La plaine griseétait recouverte à cet endroit par des proéminences irrégulières,et de larges mamelons ; sous leur masse reposait la citéantique. Elle aurait été complètement ensevelie sous le limon,comme Herculanum le fut par la lave du Pompéi par les cendres, siune voie d’accès n’avait pas été creusée par les survivants dutemple. Cette voie était une entaille longue, en pente inclinée,qui aboutissait à une large rue bordée de grands bâtiments. Lesmurs de ces bâtiments étaient par endroits craquelés et fracassés,car ils n’avaient pas été construits aussi solidement que letemple, mais leur intérieur était presque partout dans le même étatqu’au jour de la catastrophe, à cette exception près que la meravait modifié, merveilleusement dans certains cas et horriblementdans d’autres, l’aspect des salles. Nos guides nous ont fait signede ne pas visiter les premières que nous avons aperçues ; ilsnous ont conduits jusqu’à ce qui avait certainement été la grandecitadelle centrale, ou le palais autour duquel toute la villes’était agglomérée. Piliers, colonnes, corniches sculptées,bas-reliefs, escaliers, dépassaient en dimensions tout ce quej’avais vu sur la terre. Les restes du temple de Karnak à Louqsoren Égypte sont ce qui s’en rapproche le plus. D’ailleurs, faitcurieux, les décorations et les inscriptions à demi-effacéesressemblaient par certains détails à celles des célèbres ruines àcôté du Nil, et les chapiteaux des colonnes, en forme de lotus,étaient identiques. Il n’était pas banal, croyez-moi, de marchersur ces dalles de marbre disposées en damier, d’arpenter cesimmenses salles où des statues gigantesques nous dominaient detoute leur taille, et de voir en même temps de grandes anguillesargentées glisser au-dessus de nos têtes, tandis que des poissonsépouvantés s’écartaient en hâte de la lumière que nous projetionspour nous éclairer. Nous avons fait le tour des salles, non sansremarquer tous les indices du luxe et parfois même de la lascivitédémentielle qui, si l’on en croit la légende, aurait entraîné surle peuple la malédiction divine. Une petite chambre, adorablementincrustée de nacre, scintillait encore maintenant de toutes sesteintes opalescentes sous l’effet de la lumière ; une estradedécorée d’un métal jaune supportait un lit doré : nous noustrouvions peut-être dans la chambre à coucher d’une reine ;mais à côté du lit un hideux calmar noir soulevait son corps sur unrythme lent et furtif, comme si un mauvais cœur battait encore dansla pièce. J’ai été content quand nos guides nous ont fait sortir.Nous avons vu un amphithéâtre en ruines, puis une jetée avec unphare à son extrémité : la ville avait été un port de mer.Finalement nous avons quitté ces lieux sinistres pour nousretrouver dans la plaine bathybienne.

Nos aventures n’étaient pas terminées :nous allions en vivre une, alarmante pour nos compagnons comme pournous-mêmes. Nous étions presque rentrés, quand l’un de nos guides adésigné en l’air un objet qui avait l’air de l’inquiéter. Levant lenez, nous avons vu quelque chose d’extraordinaire : desténèbres des eaux, une énorme silhouette sombre se détachaitrapidement ; tout d’abord elle a pris l’aspect d’une masseinforme, mais quand elle a émergé à la lumière, nous avons vu qu’ils’agissait du cadavre d’un poisson monstrueux, qui avaitlittéralement éclaté puisqu’il traînait derrière lui sesentrailles. Sans doute les gaz l’avaient maintenu dans les couchessupérieures de l’Océan jusqu’à ce qu’ils eussent été libérés par laputréfaction, ou par les morsures des requins ; il n’étaitplus resté alors que son poids brut qui avait précipité cettegrosse masse au fond de la mer. Déjà au cours de notre promenadenous avions observé plusieurs grands squelettes curés par lespoissons ; mais cette bête inconnue donnait l’impressionqu’elle vivait encore, malgré son éventration. Nos guides nous ontpoussés à l’écart du chemin emprunté par cette masse en chutelibre. Nos cloches vitreuses nous ont empêchés d’entendre le bruitmat du choc contre le lit de l’Océan, mais il a dû être prodigieux,car le limon a volé en l’air en projetant mille éclaboussures.C’était un cachalot qui mesurait vingt-cinq mètres de longueur.D’après la mimique allègre de nos compagnons, j’ai deviné qu’ilssauraient fort bien utiliser les spermacetis et la graisse del’animal. Pour l’instant, nous avons laissé là son cadavre et,ravis de notre excursion mais fourbus par manque d’entraînement,nous nous sommes débarrassés peu après de nos costumes transparentssur le plancher en pente du hall d’arrivée.

Quelques jours après notre communicationcinématographique à la communauté touchant notre propre origine,nous avons assisté à une séance beaucoup plus auguste etsolennelle, au cours de laquelle nous avons appris avec une grandeclarté l’histoire de ce peuple remarquable. Je n’irai pas jusqu’àme vanter qu’elle ait été donnée spécialement à notreintention ; je crois plutôt que, à intervalles réguliers, lesévénements étaient publiquement retransmis afin que leur souvenirfût conservé, et que la séance à laquelle nous avions été conviésn’était que l’intermède d’une longue cérémonie religieuse. Quoiqu’il en soit, je vais décrire exactement ce que j’ai vu.

Nous avons été conduits dans la même grandesalle où le docteur Maracot avait projeté nos propres aventures surl’écran. Toute la communauté se trouvait réunie ; comme lapremière fois, des places d’honneur nous étaient réservées, justeen face du grand écran lumineux. Puis, après un long chant quipouvait être un hymne patriotique, un très vieil homme à cheveuxblancs, l’historien ou le chroniqueur de la nation, s’est levé sousles applaudissements de l’assistance ; il s’est avancéjusqu’au point d’où il pouvait émettre le plus nettement possible,et il a projeté sur l’écran une succession d’images représentantl’essor et la décadence de son peuple. Je voudrais être capable devous communiquer leur intensité dramatique. Mes deux compagnonsaussi bien que moi-même, nous avions perdu toute notion de temps etde lieu, tant nous étions absorbés par la contemplation de cesimages. Quant au public, il était ému au plus profond del’âme ; les hommes et les femmes gémissaient, versaient deslarmes tandis que se déroulait la tragédie qui dépeignaitl’anéantissement de leur patrie et la destruction de leur race.

Les premières images nous ont montré le vieuxcontinent dans toute sa gloire, tel que son souvenir en a ététransmis de père en fils. Nous avons en quelque sorte survolé unpays riche, légèrement accidenté, immense, bien arrosé etintelligemment irrigué, avec de grands champs de céréales, desvergers, de jolis cours d’eau, des collines boisées, des lacspaisibles et quelques montagnes pittoresques. Ce pays était parseméde villages, de fermes, de magnifiques résidences. Puis notreattention a été sollicitée par la capitale, splendide cité situéeau bord de la mer ; le port était encombré de galères, sesquais disparaissaient sous les marchandises ; la sécurité dela ville était assurée par de hautes murailles, des tourelles, desdouves qui en faisaient le tour, le tout sur une échellegigantesque. Les maisons se prolongeaient sur de nombreuxkilomètres à l’intérieur des terres ; au centre de la capitalese dressait un château crénelé ou une citadelle, si large, siimposante qu’elle aurait pu passer pour la création d’un rêve. Onnous a montré ensuite quelques-uns des habitants qui vivaient à cetâge d’or : des vieillards sages et vénérables, des guerriersvirils, des prêtres, des femmes aussi belles que distinguées, dejolis enfants, bref une race à son apogée.

Des images d’un tout autre genre ont suivi.Nous avons vu des guerres, des guerres incessantes : guerressur terre et guerres sur mer. Nous avons vu des êtres nus et sansarmes piétinés, foulés, écrasés par de grands chars ou descavaliers revêtus d’une armure. Nous avons vu des trésors entasséspar les vainqueurs. Mais au fur et à mesure que s’accroissait lenombre des riches, les visages sur l’écran devenaient plus cruels,s’imprégnaient de bestialité. D’une génération à l’autre, la races’avilissait. Nous avons vu surgir les symboles d’une dissipationvoluptueuse, d’une débauche latente, d’une dégénérescence morale,d’un progrès de la matière au détriment de l’esprit. Des jeux debrute remplaçaient les exercices virils d’autrefois. La vie defamille n’existait plus ; la culture spirituelle etintellectuelle était abandonnée. Nous avons eu devant les yeuxl’image d’un peuple incapable de rester en repos et frivole,passant sans cesse d’un but à un autre, courant constamment à laconquête du bonheur et le manquant non moins constamment, mais ens’imaginant toujours qu’il pourrait le trouver dans desmanifestations plus compliquées et anormales. Deux classess’étaient développées : une classe de super-riches qui nerecherchaient que la satisfaction de leurs sens, et une classe deprolétaires dont la vie entière était consacrée à servir leursmaîtres, pour le mal comme pour le bien.

À ces tableaux en ont succédé d’autres d’uneinspiration nouvelle. Des réformateurs essayaient de détourner lanation de ses détestables habitudes et de la ramener sur les voiessupérieures auxquelles elle avait renoncé. Nous les avons vus,graves, sérieux, raisonnant avec le peuple, mais nous les avons vusaussi accablés par les sarcasmes et les ricanements de ceux qu’ilstentaient de sauver. Les prêtres de Baal, qui avaientprogressivement permis à des spectacles, à des cérémoniesirréligieuses de remplacer l’épanouissement spirituel désintéressé,menaient l’opposition aux réformes. Les réformateurs pourtant nes’inclinaient pas. Ils continuaient à lutter pour le salut de leurpeuple ; leurs visages se faisaient de plus en plus graves,inspiraient même de l’effroi : c’étaient vraiment des hommesqui lançaient des avertissements terribles, comme s’ilsentrevoyaient en esprit une vision horrible. Bien peu de leursauditeurs semblaient leur prêter une oreille attentive ; laplupart se détournaient en riant pour sombrer davantage dans lepéché. Et puis le temps est venu où les réformateurs se sontdécouragés ; incapables de se faire entendre, ilsabandonnaient ce peuple dégénéré à son destin.

Nous avons vu un spectacle étrange. Il y avaitun réformateur, un homme d’une singulière force morale et physique,qui était le chef de tous les autres. Il était riche, il disposaitd’influence et de pouvoirs dont certains ne semblaient pas tout àfait de cette terre. Nous l’avons vu transporté dans une sorted’extase, en communion avec des esprits supérieurs. C’est lui qui aemployé toute la science de son pays (une science qui dépassait deloin tout ce que nous, modernes, connaissons) à construire unearche destinée à servir de refuge contre les troubles à venir. Nousavons vu des myriades d’ouvriers au travail et des murs s’élever,tandis que des citoyens insouciants se gaussaient de précautionsaussi compliquées qu’inutiles. D’autres personnages avaient l’airde discuter avec lui et de lui dire que s’il redoutait quelquechose, il ferait mieux de se sauver dans un lieu plus sûr. Saréponse a été, du moins à ce que nous avons compris, que certainsdevaient être sauvés à ce moment décisif, et que, pour l’amour deceux-là, il devait rester dans ce temple de sûreté. En attendant,il rassemblait ses partisans dans le temple, et il les ymaintenait, car il ignorait lui-même le jour et l’heure, bien quedes avertissements venus de l’au-delà lui eussent donné l’assuranceque les temps étaient proches. Quand l’arche a été terminée, quandl’étanchéité des portes a été vérifiée, il a attendu lacatastrophe, en compagnie de sa famille, de ses amis, de sesdisciples, de ses serviteurs.

Et la catastrophe s’est produite. Même sur cetécran, elle a été terrible à observer. Dieu sait ce qu’elle a étédans la réalité ! Tout d’abord, nous avons vu une énormemontagne d’eau s’élever à une altitude incroyable au-dessus d’unocéan paisible. Et puis nous l’avons vue avancer pendant deskilomètres. C’était une grande montagne luisante, lisse, coifféed’écume ; elle s’approchait de plus en plus vite. Deux petitscopeaux de bois se balançaient sur sa cime couleur de neige :quand les vagues les ont roulés vers nous, nous les avonsidentifiés : c’étaient deux galères fracassées. Nous avons vula montagne frapper le rivage, se ruer sur la ville : lesmaisons pliaient devant elle comme un champ de blé se courbe quandune tempête le fouette. Nous avons vu des hommes, des femmes et desenfants juchés sur des toits et regardant la mort impitoyable quisurvenait ; leurs visages étaient déformés parl’épouvante ; ils se tordaient les mains, ils hurlaient deterreur. Ceux-là mêmes qui avaient ri des avertissements prodiguésimploraient à présent le Ciel, baisaient la terre ou tombaient àgenoux en levant les bras dans un suprême appel à la pitié divine.Ils n’avaient plus le temps d’atteindre l’arche, qui se dressaitau-delà de la cité : mais par milliers ils couraients’installer dans la citadelle, qui avait été édifiée sur unehauteur ; les murailles étaient noires de monde. Et puis, toutà coup le château a commencé à s’enfoncer. Et tout a commencé às’enfoncer. L’eau s’était répandue dans les recoins les plusprofonds de la terre et les feux du centre du globe l’avaienttransformée en vapeur : les fondations du sol ont étélittéralement soufflées. La cité a sombré, sombré toujours,toujours plus bas… L’assistance, nous-mêmes, n’avons pu réprimer uncri devant ce spectacle horrible. La jetée s’est brisée en deux eta disparu. Le haut phare a été englouti sous les vagues. Les toitsont quelque temps ressemblé à une rangée de récifs ; puis ilsont été engloutis eux aussi. Seule la citadelle émergeait encore,tel un navire monstrueux ; elle a glissé lentement sur lecôté, dans le gouffre ; sur les tourelles des mainss’agitaient désespérément. Le drame a pris fin. Une mer toute unierecouvrait le continent entier ; c’était une mer où plus rienne vivait ; des remous fumants ont laissé apparaître desépaves : cadavres d’hommes et d’animaux, chaises, tables,vêtements, chapeaux et diverses marchandises étaient soulevés etbrassés par une gigantesque fermentation liquide. Lentement elles’est calmée, et nous avons vu une immensité d’eau qui avait lacouleur et le poli du mercure, sous un soleil brouillé et bas àl’horizon ; c’était le tombeau d’un peuple que Dieu avait pesédans Sa justice et jugé criminel.

L’histoire était complète. Nous n’avions pasbesoin d’en réclamer davantage, car nos cerveaux et l’imaginationpouvaient nous expliquer le reste. Nous nous sommes représenté lalente descente de cette grande ville, de plus en plus bas, dans legouffre de l’océan, parmi des convulsions volcaniques qui faisaientjaillir autour d’elle des pics sous-marins. Nous avons devinécomment la cité engloutie s’était posée à côté de l’Arche de refugeoù une poignée de survivants aux nerfs brisés s’était rassemblée,au fond de l’Atlantique. Et finalement nous avons compris commentces survivants avaient continué à vivre, comment ils avaientutilisé les moyens variés dont les avaient pourvus la science et laprévoyance de leur grand chef, comment il leur avait enseigné toutson art avant de disparaître, et comment une soixantaine d’Atlantess’étaient développés en une large communauté qui avait eu à taillersa route dans les entrailles de la terre pour se constituer sonespace vital. Aucune bibliothèque n’aurait retracé le cours desévénements plus clairement que cette succession d’images. Tel avaitété le destin, telles avaient été les causes de ce destin qui avaitsubmergé la grande terre de l’Atlantide. Un jour lointain, quand celimon bathybien se sera transformé en craie, cette grande cité seraprojetée une fois de plus par un nouveau souffle de la nature, etle géologue de l’avenir n’exhumera pas des silex ou descoquillages, mais les restes d’une civilisation évanouie et lestraces d’une catastrophe vieille comme le monde.

Un seul point demeurait obscur : à quelledate avait eu lieu cette tragédie ? Le docteur Maracot adécouvert une méthode rudimentaire de calcul. Parmi les nombreusesannexes du grand édifice, il y avait un souterrain qui était lecimetière des chefs. Comme en Égypte et dans le Yucatan, lamomification était pratiquée ; dans les niches des murs cessinistres reliques du passé étaient alignées en rangsinterminables. Manda nous avait montré avec fierté une niche vide,en nous faisant comprendre qu’elle lui était destinée.

– Si vous prenez la moyenne des souverainseuropéens, m’a dit Maracot, vous constaterez qu’ils se sontsuccédés à cinq par siècle. Nous pouvons adopter ici cette moyenne.Nous ne pouvons pas prétendre à une exactitude scientifique, maisnous obtiendrons une approximation. J’ai compté les momies ;il y en a quatre cents.

– Alors la catastrophe remonterait à huitmille ans ?

– En effet. Et cette date correspond à peuprès au calcul de Platon. Elle s’est certainement produite avantque les Égyptiens ne tiennent des archives écrites ; les plusanciennes remontent à sept mille ans. Oui, je pense que nouspouvons dire que nous avons vu, de nos yeux vu, la reproductiond’une tragédie qui s’est déroulée il y a au moins huit mille ans.Mais, bien sûr, pour édifier une civilisation comme celle dont nousavons vu les vestiges, il a fallu plusieurs milliers d’années.C’est pourquoi nous avons reculé l’horizon de l’histoire humaineauthentique beaucoup plus loin que ne l’ont fait des hommes depuisqu’il y a une histoire humaine.

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