Le Médecin de campagne

Chapitre 5Elégies

Son récit terminé, Benassis remarqua sur la figure du militaireune expression profondément soucieuse qui le frappa. Touché d’avoirété si bien compris, il se repentit presque d’avoir affligé sonhôte, et lui dit : – Mais, capitaine Bluteau, mes malheurs…

– Ne m’appelez pas le capitaine Bluteau, s’écria Genestas eninterrompant le médecin et se levant soudain par un mouvementimpétueux qui semblait accuser une sorte de mécontentementintérieur. Il n’existe pas de capitaine Bluteau, je suis ungredin !

Benassis regarda, non sans une vive surprise, Genestas qui sepromenait dans le salon comme un bourdon cherchant une issue poursortir de la chambre où il est entré par mégarde.

– Mais, monsieur, qui donc êtes-vous ? demandaBenassis.

– Ah ! voilà ! répondit le militaire en revenant seplacer devant le médecin, qu’il n’osait envisager. Je vous aitrompé ! reprit-il d’une voix altérée. Pour la première foisde ma vie, j’ai fait un mensonge, et j’en suis bien puni, car je nepeux plus vous dire l’objet ni de ma visite ni de mon mauditespionnage. Depuis que j’ai pour ainsi dire entrevu votre âme,j’aurais mieux aimé recevoir un soufflet que de vous entendrem’appeler Bluteau ! Vous pouvez me pardonner cette imposture,vous ; mais moi, je ne me la pardonnerai jamais, moi,Pierre-Joseph Genestas, qui, pour sauver ma vie, ne mentirais pasdevant un conseil de guerre.

– Vous êtes le commandant Genestas, s’écria Benassis en selevant. Il prit la main de l’officier, la serra fortaffectueusement, et dit : – Monsieur, comme vous le prétendiez toutà l’heure, nous étions amis sans nous connaître. J’ai bien vivementdésiré de vous voir en entendant parler de vous par monsieurGravier. Un homme de Plutarque, me disait-il de vous.

– Je ne suis point de Plutarque, répondit Genestas, je suisindigne de vous, et je me battrais. Je devais vous avouer toutbonnement mon secret. Mais non ! J’ai bien fait de prendre unmasque et de venir moi-même chercher ici des renseignements survous. Je sais maintenant que je dois me taire. Si j’avais agifranchement, je vous eusse fait de la peine. Dieu me préserve devous causer le moindre chagrin !

– Mais je ne vous comprends pas, commandant.

– Restons-en là. Je ne suis pas malade, j’ai passé une bonnejournée, et je m’en irai demain. Quand vous viendrez à Grenoble,vous y trouverez un ami de plus, et ce n’est pas un ami pour rire.La bourse, le sabre, le sang, tout est à vous chez Pierre-JosephGenestas. Après tout, vous avez semé vos paroles dans un bonterrain. Quand j’aurai ma retraite, j’irai dans une manière detrou, j’en serai le maire, et tâcherai de vous imiter. S’il memanque votre science, j’étudierai.

– Vous avez raison, monsieur, le propriétaire qui emploie sontemps à corriger un simple vice d’exploitation dans une communefait à son pays autant de bien que peut en faire le meilleurmédecin : si l’un soulage les douleurs de quelques hommes, l’autrepanse les plaies de la patrie. Mais vous excitez singulièrement macuriosité. Puis-je donc vous être utile en quelque chose ?

– Utile, dit le commandant d’une voix émue. Mon Dieu ! moncher monsieur Benassis, le service que je venais vous prier de merendre est presque impossible. Tenez, j’ai bien tué des chrétiensdans ma vie, mais on peut tuer les gens et avoir un bon cœur ;aussi, quelque rude que je paraisse, sais-je encore comprendrecertaines choses.

– Mais parlez ?

– Non, je ne veux pas vous causer volontairement de lapeine.

– Oh ! commandant, je puis beaucoup souffrir.

– Monsieur, dit le militaire en tremblant, il s’agit de la vied’un enfant.

Le front de Benassis se plissa soudain, mais il fit un gestepour prier Genestas de continuer.

– Un enfant, reprit le commandant, qui peut encore être sauvépar des soins constants et minutieux. Où trouver un médecin capablede se consacrer à un seul malade ? à coup sûr, il n’était pasdans une ville. J’avais entendu parler de vous comme d’un excellenthomme, mais j’avais peur d’être la dupe de quelque réputationusurpée. Or, avant de confier mon petit à ce monsieur Benassis, surqui l’on me racontait tant de belles choses, j’ai voulu l’étudier.Maintenant…

– Assez, dit le médecin. Cet enfant est donc à vous ?

– Non, mon cher monsieur Benassis, non. Pour vous expliquer cemystère, il faudrait vous raconter une histoire où je ne joue pasle plus beau rôle ; mais vous m’avez confié, vos secrets, jepuis bien vous dire les miens.

– Attendez, commandant, dit le médecin en appelant Jacquotte quivint aussitôt, et à laquelle il demanda son thé. Voyez-vous,commandant, le soir, quand tout dort, je ne dors pas, moi !…Mes chagrins m’oppressent, je cherche alors à les oublier en buvantdu thé. Cette boisson procure une sorte d’ivresse nerveuse, unsommeil sans lequel je ne vivrais pas. Refusez-vous toujours d’enprendre ?

– Moi, dit Genestas, je préfère votre vin de l’Ermitage.

– Soit. Jacquotte, dit Benassis à sa servante, apportez du vinet des biscuits.

– Nous nous coifferons pour la nuit, reprit le médecin ens’adressant à son hôte.

– Ce thé doit vous faire bien du mal, dit Genestas.

– Il me cause d’horribles accès de goutte, mais je ne saurais medéfaire de cette habitude, elle est trop douce, elle me donne tousles soirs un moment pendant lequel la vie n’est plus pesante.Allons, je vous écoute, votre récit effacera peut-être l’impressiontrop vive des souvenirs que je viens d’évoquer.

– Mon cher monsieur, dit Genestas en plaçant sur la cheminée sonverre vide, après la retraite de Moscou, mon régiment se refit dansune petite ville de Pologne. Nous y rachetâmes des chevaux à prixd’or, et nous y restâmes en garnison jusqu’au retour de l’empereur.Voilà qui va bien. Il faut vous dire que j’avais alors un ami.Pendant la retraite je fus plus d’une fois sauvé par les soins d’unmaréchal-des-logis nommé Renard, qui fit pour moi de ces chosesaprès lesquelles deux hommes doivent être frères, sauf lesexigences de la discipline. Nous étions logés dans la même maison,un de ces nids à rats construits en bois où demeurait toute unefamille, et où vous n’auriez pas cru pouvoir mettre un cheval.Cette bicoque appartenait à des Juifs qui y pratiquaient leurstrente-six commerces, et le vieux père juif, de qui les doigts nese trouvèrent pas gelés pour manier de l’or, avait très-bien faitses affaires pendant notre déroute. Ces gens-là, ça vit dansl’ordure et ça meurt dans l’or. Leur maison était élevée sur descaves, en bois bien entendu, sous lesquelles ils avaient fourréleurs enfants, et notamment une fille belle comme une Juive quandelle se tient propre et qu’elle n’est pas blonde. Ca avait dix-septans, c’était blanc comme neige, des yeux de velours, des cils noirscomme des queues de rat, des cheveux luisants, touffus quidonnaient envie de les manier, une créature vraimentparfaite ! Enfin, monsieur, j’aperçus le premier cessingulières provisions, un soir que l’on me croyait couché, et queje fumais tranquillement ma pipe en me promenant dans la rue. Cesenfants grouillaient tous, pêle-mêle comme une nichée de chiens.C’était drôle à voir. Le père et la mère soupaient avec eux. Aforce de regarder, je découvris dans le brouillard de fumée quefaisait le père avec ses bouffées de tabac, la jeune Juive qui setrouvait là comme un napoléon tout neuf dans un tas de gros sous.Moi, mon cher Benassis, je n’ai jamais eu le temps de réfléchir àl’amour ; cependant, lorsque je vis cette jeune fille, jecompris que jusqu’alors je n’avais fait que céder à lanature ; mais cette fois tout en était, la tête, le cœur et lereste. Je devins donc amoureux de la tête aux pieds, oh ! maisrudement. Je demeurai là, fumant ma pipe, occupé à regarder laJuive, jusqu’à ce qu’elle eût soufflé sa chandelle et qu’elle sefût couchée. Impossible de fermer l’oeil ! je restai pendanttoute la nuit, chargeant ma pipe, la fumant, me promenant dans larue. Je n’avais jamais été comme ça. Ce fut la seule fois de ma vieque je pensai à me marier. Quand vint le jour, j’allai seller moncheval, et je trottai pendant deux grandes heures dans la campagnepour me rafraîchir ; et, sans m’en apercevoir, j’avais presquefourbu ma bête… Genestas s’arrêta, regarda son nouvel ami d’un airinquiet, et lui dit : – Excusez-moi, Benassis, je ne suis pasorateur, je parle comme ça me vient, si j’étais dans un salon, jeme gênerais, mais avec vous et à la campagne…

– Continuez, dit le médecin.

– Quand je revins à ma chambre, j’y trouvai Renard tout affairé.Me croyant tué en duel, il nettoyait ses pistolets, et avait idéede chercher chicane à celui qui m’aurait mis à l’ombre… Oh !mais voilà le caractère du pèlerin. Je confiai mon amour à Renard,en lui montrant la niche aux enfants. Comme mon Renard entendait lepatois de ces Chinois-là, je le priai de m’aider à faire mespropositions au père et à la mère, et de tâcher d’établir unecorrespondance avec Judith. Elle se nommait Judith. Enfin,monsieur, pendant quinze jours je fus le plus heureux des hommes,parce que tous les soirs le Juif et sa femme nous firent souperavec Judith. Vous connaissez ces choses-là, je ne vous enimpatienterai nullement ; cependant, si vous ne comprenez pasle tabac, vous ignorez le plaisir d’un honnête homme qui fumetranquillement sa pipe avec son ami Renard et le père de la fille,en voyant la princesse. C’est très-agréable. Mais je dois vous direque Renard était un Parisien, un fils de famille. Son père, quifaisait un gros commerce d’épicerie, l’avait élevé pour êtrenotaire, et il savait quelque chose ; mais la conscriptionl’ayant pris, il lui fallut dire adieu à l’écritoire. Mouléd’ailleurs pour porter l’uniforme, il avait une figure de jeunefille, et connaissait l’art d’enjôler le monde parfaitement bien.C’était lui que Judith aimait, et elle se souciait de moi comme uncheval se soucie de poulets rôtis. Pendant que je m’extasiais etque je voyageais dans la lune en regardant Judith, mon Renard, quin’avait pas volé son nom, entendez-vous ! faisait son cheminsous terre ; le traître s’entendait avec la fille, et si bien,qu’ils se marièrent à la mode du pays, parce que les permissionsauraient été trop de temps à venir. Mais il promit d’épousersuivant la loi française, si par hasard le mariage était attaqué.Le fait est qu’en France madame Renard redevint mademoiselleJudith. Si j’avais su cela, moi, j’aurais tué Renard, et net, sansseulement lui laisser le temps de souffler ; mais le père, lamère, la fille et mon maréchal-des-logis, tout cela s’entendaitcomme des larrons en foire. Pendant que je fumais ma pipe, quej’adorais Judith comme un saint sacrement, mon Renard convenait deses rendez-vous, et poussait très-bien ses petites affaires. Vousêtes la seule personne à qui j’aie parlé de cette histoire, que jenomme une infamie ; je me suis toujours demandé pourquoi unhomme, qui mourrait de honte s’il prenait une pièce d’or, vole lafemme, le bonheur, la vie de son ami sans scrupule. Enfin, mesmâtins étaient mariés et heureux, que j’étais toujours là le soir,à souper, admirant comme un imbécile Judith, et répondant comme untenor aux mines qu’elle faisait pour me clore les yeux. Vous pensezbien qu’ils ont payé leurs tromperies singulièrement cher. Foid’honnête homme, Dieu fait plus attention aux choses de ce mondeque nous ne le croyons. Voici les Russes qui nous débordent. Lacampagne de 1813 commence. Nous sommes envahis. Un beau matin,l’ordre nous arrive de nous trouver sur le champ de bataille deLutzen à une heure dite. L’empereur savait bien ce qu’il faisait ennous commandant de partir promptement. Les Russes nous avaienttournés. Notre colonel s’embarbouille à faire des adieux à unePolonaise qui demeurait à un demi-quart de lieue de la ville, etl’avant-garde des Cosaques l’empoigne juste, lui et son piquet.Nous n’avons que le temps de monter à cheval, de nous former enavant de la ville pour livrer une escarmouche de cavalerie etrepousser mes Russes, afin d’avoir le temps de filer pendant lanuit. Nous avons chargé durant trois heures et fait de vrais toursde force. Pendant que nous nous battions, les équipages et notrematériel prenaient les devants. Nous avions un parc d’artillerie etde grandes provisions de poudre furieusement nécessaires àl’empereur, il fallait les lui amener à tout prix. Notre défense enimposa aux Russes, qui nous crurent soutenus par un corps d’armée.Néanmoins, bientôt avertis de leur erreur par des espions, ilsapprirent qu’ils n’avaient devant eux qu’un régiment de cavalerieet nos dépôts d’infanterie. Alors, monsieur, vers le soir, ilsfirent une attaque à tout démolir, et si chaude, que nous y sommesrestés plusieurs. Nous fûmes enveloppés. J’étais avec Renard aupremier rang, et je voyais mon Renard se battant et chargeant commeun démon, car il pensait à sa femme. Grâce à lui, nous pûmesregagner la ville, que nos malades avaient mise en état dedéfense ; mais c’était à faire pitié. Nous rentrions lesderniers, lui et moi, nous trouvons notre chemin barré par un grosde Cosaques, et nous piquons là-dessus. Un de ces Sauvages allaitm’enfiler avec sa lance, Renard le voit, pousse son cheval entrenous deux pour détourner le coup ; sa pauvre bête, un belanimal, ma foi ! reçoit le fer, entraîne, en tombant parterre, Renard et le Cosaque. Je tue le Cosaque, je prends Renardpar le bras et le mets devant moi sur mon cheval, en travers, commeun sac de blé.

– Adieu, mon capitaine, tout est fini, me dit Renard. – Non, luirépondis-je, faut voir. J’étais alors en ville, je descends, etl’assieds au coin d’une maison, sur un peu de paille. Il avait latête brisée, la cervelle dans ses cheveux, et il parlait. Oh !c’était un fier homme. – Nous sommes quittes, dit-il. Je vous aidonné ma vie, je vous avais pris Judith. Ayez soin d’elle et de sonenfant, si elle en a un. D’ailleurs, épousez-la. Monsieur, dans lepremier moment, je le laissai là comme chien ; mais quand marage fut passée, je revins… il était mort. Les Cosaques avaient misle feu à la ville, je me souvins alors de Judith, j’allai donc lachercher, elle se mit en croupe, et, grâce à la vitesse de moncheval, je rejoignis le régiment, qui avait opéré sa retraite.Quant au Juif et à sa famille, plus personne ! tous disparuscomme des rats. Judith seule attendait Renard, je ne lui ai riendit, vous comprenez, dans le commencement. Monsieur, il m’a fallusonger à cette femme au milieu de tous les désastres de la campagnede 1813, la loger, lui donner ses aises, enfin la soigner, et jecrois qu’elle ne s’est guère aperçue de l’état où nous étions.J’avais l’attention de la tenir toujours à dix lieues de nous, enavant, vers la France ; elle est accouchée d’un garçon pendantque nous nous battions à Hanau. Je fus blessé à cette affaire-là,je rejoignis Judith à Strasbourg, puis je revins sur Paris, carj’ai eu le malheur d’être au lit pendant la campagne de France.Sans ce triste hasard, je passais dans les grenadiers de la garde,l’empereur m’y avait donné de l’avancement. Enfin, monsieur, j’aidonc été obligé de soutenir une femme, un enfant qui nem’appartenait point, et j’avais trois côtes ébréchées ! Vouscomprenez que ma solde, ce n’était pas la France. Le père Renard,vieux requin sans dents, ne voulut pas de sa bru ; le pèrejuif était fondu, Judith se mourait de chagrin. Un matin ellepleurait en achevant mon pansement. – Judith, lui dis-je, votreenfant est perdu. – Et moi aussi, dit-elle. – Bah !répondis-je, nous allons faire venir les papiers nécessaires, jevous épouserai et reconnaîtrai pour mien l’enfant de… Je n’ai paspu achever. Ah ! mon cher monsieur, l’on peut tout faire pourrecevoir le regard de morte par lequel Judith me remercia ; jevis que je l’aimais toujours, et dès ce jour-là son petit entradans mon cœur. Pendant que les papiers, le père et la mère juifsétaient en route, la pauvre femme acheva de mourir. L’avant-veillede sa mort, elle eut la force de s’habiller, de se parer, de fairetoutes les cérémonies d’usage, de signer leurs tas depapiers ; puis, quand son enfant eut un nom et un père, ellerevint se coucher, je lui baisai les mains et le front, puis ellemourut. Voilà mes noces. Le surlendemain, après avoir acheté lesquelques pieds de terre où la pauvre fille est couchée, je me suistrouvé le père d’un orphelin que j’ai mis en nourrice pendant lacampagne de 1815. Depuis ce temps-là, sans que personne sût monhistoire, qui n’était pas belle à dire, j’ai pris soin de ce petitdrôle comme s’il était à moi. Son grand-père est au diable, il estruiné, il court avec sa famille entre la Perse et la Russie. Il y ades chances pour qu’il fasse fortune, car il paraît s’entendre aucommerce des pierres précieuses. J’ai mis cet enfant aucollége ; mais, dernièrement, je l’ai fait si bien manœuvrerdans ses mathématiques pour le colloquer à l’Ecole Polytechnique,et l’en voir sortir avec un bon état, que le pauvre petit bonhommeest tombé malade. Il a la poitrine faible. A entendre les médecinsde Paris, il y aurait encore de la ressource s’il courait dans lesmontagnes, s’il était soigné comme il faut, à tout moment, par unhomme de bonne volonté. J’avais donc pensé à vous, et j’étais venupour faire une reconnaissance de vos idées, de votre train de vie.D’après ce que vous m’avez dit, je ne saurais vous donner cechagrin-là, quoique nous soyons déjà bons amis.

– Commandant, dit Benassis après un moment de silence amenez-moil’enfant de Judith. Dieu veut sans doute que je passe par cettedernière épreuve, et je la subirai. J’offrirai ces souffrances auDieu dont le fils est mort sur la croix. D’ailleurs mes émotionspendant votre récit ont été douces, n’est-ce pas d’un favorableaugure ?

Genestas serra vivement les deux mains de Benassis dans lessiennes, sans pouvoir réprimer quelques larmes qui humectèrent sesyeux et roulèrent sur ses joues tannées.

– Gardons-nous le secret de tout cela, dit-il.

– Oui, commandant. Vous n’avez pas bu ?

– Je n’ai pas soif, répondit Genestas. Je suis tout bête.

– Hé ! bien, quand me l’amènerez-vous ?

– Mais demain, si vous voulez. Il est à Grenoble depuis deuxjours.

– Hé bien ! partez demain matin et revenez, je vousattendrai chez la Fosseuse, où nous déjeunerons tous les quatreensemble.

– Convenu, dit Genestas.

Les deux amis allèrent se coucher, en se souhaitant mutuellementune bonne nuit. En arrivant sur le palier qui séparait leurschambres, Genestas posa sa lumière sur l’appui de la croisée ets’approcha de Benassis.

– Tonnerre de Dieu ! lui dit-il avec un naïf enthousiasme,je ne vous quitterai pas ce soir sans vous dire que, vous letroisième parmi les chrétiens, m’avez fait comprendre qu’il y avaitquelque chose là-haut ! Et il montra le ciel.

Le médecin répondit par un sourire plein de mélancolie, et serratrès-affectueusement la main que Genestas lui tendait.

Le lendemain, avant le jour, le commandant Genestas partit pourla ville, et vers le milieu de la journée, il se trouvait sur lagrande route de Grenoble au bourg, à la hauteur du sentier quimenait chez la Fosseuse. Il était dans un de ces chars découvertset à quatre roues, menés par un seul cheval, voiture légère qui serencontre sur toutes les routes de ces pays montagneux. Genestasavait pour compagnon un jeune homme maigre et chétif, quiparaissait n’avoir que douze ans, quoiqu’il entrât dans sa seizièmeannée. Avant de descendre, l’officier regarda dans plusieursdirections afin de trouver dans la campagne un paysan qui sechargeât de ramener la voiture chez Benassis, car l’étroitesse dusentier ne permettait pas de la conduire jusqu’à la maison de laFosseuse. Le garde-champêtre déboucha par hasard sur la route ettira de peine Genestas, qui put, avec son fils adoptif, gagner àpied le lieu du rendez-vous, à travers les sentiers de lamontagne.

– Ne serez-vous pas heureux, Adrien, de courir dans ce beau payspendant une année, d’apprendre à chasser, à monter à cheval, aulieu de pâlir sur vos livres ? Tenez, voyez !

Adrien jeta sur la vallée le regard pâle d’un enfantmalade ; mais, indifférent comme le sont tous les jeunes gensaux beautés de la nature, il dit sans cesser de marcher : – Vousêtes bien bon, mon père.

Genestas eut le cœur froissé par cette insouciance maladive, etatteignit la maison de la Fosseuse sans avoir adressé la parole àson fils.

– Commandant, vous êtes exact, s’écria Benassis en se levant dubanc de bois sur lequel il était assis.

Mais il reprit aussitôt sa place, et demeura tout pensif envoyant Adrien ; il en étudia lentement la figure jaune etfatiguée, non sans admirer les belles lignes ovales quiprédominaient dans cette noble physionomie. L’enfant, le vivantportrait de sa mère, tenait d’elle un teint olivâtre et de beauxyeux noirs, spirituellement mélancoliques. Tous les caractères dela beauté juive polonaise se trouvaient dans cette tête chevelue,trop forte pour le corps frêle auquel elle appartenait.

– Dormez-vous bien, mon petit homme ? lui demandaBenassis.

– Oui, monsieur.

– Montrez-moi vos genoux, retroussez votre pantalon.

Adrien dénoua ses jarretières en rougissant, et montra son genouque le médecin palpa soigneusement.

– Bien. Parlez, criez, criez fort !

Adrien cria.

– Assez ! Donnez-moi vos mains ?…

Le jeune homme tendit des mains molles et blanches, veinées debleu comme celles d’une femme.

– Dans quel collége étiez-vous à Paris ?

– A Saint-Louis.

– Votre proviseur ne lisait-il pas son bréviaire pendant lanuit ?

– Oui, monsieur.

– Vous ne dormiez donc pas tout de suite ?

Adrien ne répondant pas, Genestas dit au médecin : – Ceproviseur est un digne prêtre, il m’a conseillé de retirer monpetit fantassin pour cause de santé.

– Hé ! bien, répondit Benassis en plongeant un regardlumineux dans les yeux tremblants d’Adrien, il y a encore de laressource. Oui, nous ferons un homme de cet enfant, Nous vivronsensemble comme deux camarades, mon garçon ! Nous nouscoucherons et nous nous lèverons de bonne heure. J’apprendrai àvotre fils à monter à cheval, commandant. Après un mois ou deuxconsacrés à lui refaire l’estomac par le régime du laitage, je luiaurai un port d’armes, des permis de chasse, et le remettrai entreles mains de Butifer, et ils iront tous deux chasser le chamois.Donnez quatre ou cinq mois de vie agreste à votre fils, et vous nele reconnaîtrez plus, commandant. Butifer va se trouver bienheureux ! je connais le pèlerin, il vous mènera, mon petitami, jusqu’en Suisse, à travers les Alpes, vous hissera sur lespics, et vous grandira de six pouces en six mois ; il rougiravos joues, endurcira vos nerfs, et vous fera oublier vos mauvaiseshabitudes de collége. Vous pourrez alors aller reprendre vosétudes, et vous deviendrez un homme. Butifer est un honnête garçon,nous pouvons lui confier la somme nécessaire pour défrayer ladépense de vos voyages et de vos chasses, sa responsabilité me lerendra sage pendant une demi-année ; et pour lui, ce seraautant de gagné.

La figure de Genestas semblait s’éclairer de plus en plus, àchaque parole du médecin.

– Allons déjeuner. La Fosseuse est impatiente de vous voir, ditBenassis en donnant une petite tape sur les joues d’Adrien.

– Il n’est donc pas poitrinaire ? demanda Genestas aumédecin en le prenant par le bras et l’entraînant à l’écart.

– Pas plus que vous ni moi.

– Mais qu’a-t-il ?

– Bah ! répondit Benassis, il est dans un mauvais moment,voilà tout.

La Fosseuse se montra sur le seuil de sa porte, et Genestas n’envit pas sans surprise la mise à la fois simple et coquette. Cen’était plus la paysanne de la veille, mais une élégante etgracieuse femme de Paris qui lui jeta des regards contre lesquelsil se trouva faible. Le soldat détourna les yeux sur une table denoyer sans nappe, mais si bien cirée, qu’elle semblait avoir étévernie, et où étaient des œufs, du beurre, un pâté, des fraises demontagne qui embaumaient. Partout la pauvre fille avait mis desfleurs qui faisaient voir que pour elle ce jour était une fête. Acet aspect, le commandant ne put s’empêcher d’envier cette simplemaison et cette pelouse, il regarda la paysanne d’un air quiexprimait à la fois des espérances et des doutes ; puis ilreporta ses yeux sur Adrien, à qui la Fosseuse servait des œufs, ens’occupant de lui par maintien.

– Commandant, dit Benassis, vous savez à quel prix vous recevezici l’hospitalité. Vous devez conter à ma Fosseuse quelque chose demilitaire.

– Il faut d’abord laisser monsieur déjeuner tranquillement, maisaprès qu’il aura pris son café…

– Certes je le veux bien, répondit le commandant ;néanmoins je mets une condition à mon récit, vous nous direz uneaventure de votre ancienne existence.

– Mais, monsieur, répondit-elle en rougissant, il ne m’estjamais rien arrivé qui vaille la peine d’être raconté. -Voulez-vous encore un peu de ce pâté au riz, mon petit ami,dit-elle en voyant l’assiette d’Adrien vide.

– Oui, mademoiselle.

– Il est délicieux, ce pâté, dit Genestas.

– Que direz-vous donc de son café à la crème, s’écriaBenassis.

– J’aimerais mieux entendre notre jolie hôtesse.

– Vous vous y prenez mal, Genestas, dit Benassis. Ecoute, monenfant, reprit le médecin en s’adressant à la Fosseuse, à qui ilserra la main, cet officier que tu vois là près de toi cache uncœur excellent sous des dehors sévères, et tu peux causer ici à tonaise. Parle, ou tais-toi, nous ne voulons pas t’importuner. Pauvreenfant, si jamais tu peux être entendue et comprise, ce sera parles trois personnes avec lesquelles tu te trouves en ce moment.

Raconte-nous tes amours passés, ce ne sera point prendre sur lessecrets actuels de ton cœur.

– Voici le café que nous apporte Mariette, répondit-elle.Lorsque vous serez tous servis, je veux bien vous dire mes amours.- Mais, monsieur le commandant n’oubliera pas sa promesse,ajouta-t-elle en lançant à Genestas un regard à la fois modeste etagressif.

– J’en suis incapable, mademoiselle, répondit respectueusementGenestas.

– A l’âge de seize ans, dit la Fosseuse, quoique je fussemalingre, j’étais forcée de mendier mon pain sur les routes de laSavoie. Je couchais aux Echelles, dans une grande crèche pleine depaille. L’aubergiste qui me logeait était un bon homme, mais safemme ne pouvait pas me souffrir et m’injuriait toujours. Ca mefaisait bien de la peine, car je n’étais pas une mauvaisepauvresse ; je priais Dieu soir et matin, je ne volais point,j’allais au commandement du ciel, demandant de quoi vivre, parceque je ne savais rien faire et que j’étais vraiment malade, tout àfait incapable de lever une houe ou de dévider du coton. Eh !bien, je fus chassée de chez l’aubergiste à cause d’un chien. Sansparents, sans amis, depuis ma naissance, je n’avais jamaisrencontré chez personne de regards qui me fissent du bien. La bonnefemme Morin qui m’a élevée était morte, elle a été bien bonne pourmoi ; mais je ne me souviens guère de ses caresses ;d’ailleurs, la pauvre vieille travaillait à la terre comme unhomme ; et, si elle me dorlotait, elle me donnait aussi descoups de cuiller sur les doigts quand j’allais trop vite enmangeant notre soupe dans son écuelle. Pauvre vieille, il ne sepasse point de jours que je ne la mette dans mes prières !veuille le bon Dieu lui faire là-haut une vie plus heureusequ’ici-bas, surtout un lit meilleur ; elle se plaignaittoujours du grabat où nous couchions toutes les deux. Vous nesauriez vous imaginer mes chers messieurs, comme ça vous blessel’âme que de ne récolter que des injures, des rebuffades et desregards qui vous percent le cœur comme si l’on vous y donnait descoups de couteau. J’ai fréquenté de vieux pauvres à qui ça nefaisait plus rien du tout ; mais je n’étais point née pour cemétier-là. Un non m’a toujours fait pleurer. Chaque soir, jerevenais plus triste, et je ne me consolais qu’après avoir dit mesprières. Enfin, dans toute la création de Dieu, il ne se trouvaitpas un seul cœur où je pusse reposer le mien ! Je n’avais quele bleu du ciel pour ami. J’ai toujours été heureuse en voyant leciel tout bleu. Quand le vent avait balayé les nuages, je mecouchais dans un coin des rochers, et je regardais le temps. Jerêvais alors que j’étais une grande dame. A force de voir, je mecroyais baignée dans ce bleu ; je vivais là-haut en idée, jene me sentais plus rien de pesant, je montais, montais, et jedevenais tout aise. Pour en revenir à mes amours, je vous dirai quel’aubergiste avait eu de sa chienne un petit chien gentil comme unepersonne, blanc, moucheté de noir aux pattes ; je le voistoujours, ce chérubin ! Ce pauvre petit est la seule créaturequi dans ce temps-là m’ait jeté des regards d’amitié, je luigardais mes meilleurs morceaux, il me connaissait, venait au-devantde moi le soir, n’avait point honte de ma misère, sautait sur moi,me léchait les pieds ; enfin il y avait dans ses yeux quelquechose de si bon, de si reconnaissant, que souvent je pleurais en levoyant. – Voilà pourtant le seul être qui m’aime bien, disais-je.L’hiver il se couchait à mes pieds. Je souffrais tant de le voirbattu, que je l’avais accoutumé à ne plus entrer dans les maisonspour y voler des os, et il se contentait de mon pain. Si j’étaistriste, il se mettait devant moi, me regardait dans les yeux, etsemblait me dire : – Tu es donc triste, ma pauvre Fosseuse ?Si les voyageurs me jetaient des sous, il les ramassait dans lapoussière et me les apportait, ce bon caniche. Quand j’ai eu cetami-là, j’ai été moins malheureuse. Je mettais de côté tous lesjours quelques sous pour tâcher de faire cinquante francs afin del’acheter au père Manseau. Un jour, sa femme, voyant que le chienm’aimait, s’avisa d’en raffoler. Notez que le chien ne pouvait pasla souffrir. Ces bêtes-là, ça flaire les âmes ! elles voienttout de suite quand on les aime. J’avais une pièce d’or de vingtfrancs cousue dans le haut de mon japon ; alors je dis àmonsieur Manseau : – Mon cher monsieur, je comptais vous offrir meséconomies de l’année pour votre chien ; mais avant que votrefemme ne le veuille pour elle, quoiqu’elle ne s’en soucie guère,vendez-le-moi vingt francs ; tenez, les voici. – Non, mamignonne, me dit-il, serrez vos vingt francs. Le ciel me préservede prendre l’argent des pauvres ! Gardez le chien. Si ma femmecrie trop, allez-vous-en. Sa femme lui fit une scène pour le chien…ah ! mon Dieu, l’on aurait dit que le feu était à lamaison ; et vous ne savez pas ce qu’elle imagina ? Voyantque le chien était à moi d’amitié, qu’elle ne pourrait jamaisl’avoir, elle l’a fait empoisonner. Mon pauvre caniche est mortentre mes bras, je l’ai pleuré comme si c’eût été mon enfant, et jel’ai enterré sous un sapin. Vous ne savez pas tout ce que j’ai misdans cette fosse. Je me suis dit, en m’asseyant là, que je seraisdonc toujours seule sur la terre, que rien ne me réussirait, quej’allais redevenir comme j’étais auparavant, sans personne aumonde, et que je ne verrais pour moi d’amitié dans aucun regard. Jesuis restée enfin là toute une nuit, à la belle étoile priant Dieude m’avoir en pitié. Quand je revins sur la route, je vis un petitpauvre de dix ans qui n’avait pas de mains. Le bon Dieu m’aexaucée, pensais-je. Je ne l’avais jamais prié comme je le fispendant cette nuit-là. Je vais prendre soin de ce pauvre petit, medis-je, nous mendierons ensemble et je serai sa mère ; à deuxon doit mieux réussir ; j’aurai peut-être plus de courage pourlui que je n’en ai pour moi ! D’abord le petit a paru content,il lui aurait été bien difficile de ne pas l’être, je faisais toutce qu’il voulait, je lui donnais ce que j’avais de meilleur, enfinj’étais son esclave, il me tyrannisait ; mais ça me semblaittoujours mieux que d’être seule. Bah ! aussitôt que le petitivrogne a su que j’avais vingt francs dans le haut de ma robe, ill’a décousue et m’a volé ma pièce d’or, le prix de mon pauvrecaniche ! je voulais faire dire des messes avec. Un enfantsans mains ! ça fait trembler. Ce vol m’a plus découragée dela vie que je ne sais quoi. Je ne pouvais donc rien aimer qui ne mepérit entre les mains. Un jour je vois venir une jolie calèchefrançaise qui montait la côte des Echelles. Il se trouvait dedansune demoiselle belle comme une vierge Marie, et un jeune homme quilui ressemblait. –  » Vois donc la jolie fille  » lui dit ce jeunehomme en me jetant une pièce d’argent. Vous seul, monsieurBenassis, pouvez savoir le bonheur que me causa ce compliment, leseul que j’aie jamais entendu ; mais le monsieur aurait biendû ne pas me jeter d’argent. Aussitôt, poussée par mille je ne saisquoi qui m’ont tarabusté la tête, je me suis mise à courir par dessentiers qui coupaient au plus court ; et me voilà dans lesrochers des Echelles, bien avant la calèche qui montait toutdoucement. J’ai pu revoir le jeune homme, il a été tout surpris deme retrouver, et moi j’étais si aise que le cœur me battait dans lagorge ; un je ne sais quoi m’attirait vers lui ; quand ilm’eut reconnue, je repris ma course, en me doutant bien que lademoiselle et lui s’arrêteraient pour voir la cascade deCouz ; lorsqu’ils sont descendus, ils m’ont encore aperçuesous les noyers de la route, ils m’ont alors questionnée enparaissant s’intéresser à moi. Jamais de ma vie je n’avais entendude voix plus douce que celle de ce beau jeune homme et de sa sœur,car c’était sûrement sa sœur ; j’y ai pensé pendant un an,j’espérais toujours qu’ils reviendraient. J’aurais donné deux ansde ma vie, rien que pour revoir ce voyageur, il paraissait sidoux ! Voilà, jusqu’au jour où j’ai connu monsieur Benassis,les plus grands événements de ma vie ; car, quand ma maîtressem’a renvoyée pour avoir mis sa méchante robe de bal, j’ai eu pitiéd’elle, je lui ai pardonné ; et foi d’honnête fille, si vousme permettez de vous parler franchement, je me suis crue bienmeilleure qu’elle ne l’était quoiqu’elle fût comtesse.

– Hé ! bien, dit Genestas après un moment de silence, vousvoyez que Dieu vous a prise en amitié ; ici, vous êtes commele poisson dans l’eau.

A ces mots, la Fosseuse regarda Benassis avec des yeux pleins dereconnaissance.

– Je voudrais être riche ! dit l’officier.

Cette exclamation fut suivie d’un profond silence.

– Vous me devez une histoire, dit enfin la Fosseuse d’un son devoix câlin.

– Je vais vous la dire, répondit Genestas. La veille de labataille de Friedland, reprit-il après une pause, j’avais étéenvoyé en mission au quartier du général Davoust, et je revenais àmon bivouac, lorsqu’au détour d’un chemin je me trouve nez à nezavec l’empereur. Napoléon me regarde : – Tu es le capitaineGenestas ? me dit-il. – Oui, sire. – Tu es allé enEgypte ? – Oui, sire – Ne continue pas d’aller par cechemin-là, me dit-il, prends à gauche, tu te trouveras plus tôt àta division. Vous ne sauriez imaginer avec quel accent de bontél’empereur me dit ces paroles, lui qui avait bien d’autres chats àfouetter, car il parcourait le pays pour reconnaître son champ debataille. Je vous raconte cette aventure pour vous faire voirquelle mémoire il avait, et vous apprendre que j’étais un de ceuxdont la figure lui était connue. En 1815, j’ai prêté le serment.Sans cette faute-là je serais peut-être colonel aujourd’hui ;mais je n’ai jamais eu l’intention de trahir les Bourbons ;dans ce temps-là je n’ai vu que la France à défendre. Je me suistrouvé chef d’escadron dans les grenadiers de la garde impériale,et malgré les douleurs que je ressentais encore de ma blessure,j’ai fait ma partie de moulinet à la bataille de Waterloo. Quandtout a été dit, j’ai accompagné Napoléon à Paris puis, lorsqu’il agagné Rochefort, je l’ai suivi malgré ses ordres. J’étais bien aisede veiller à ce qu’il ne lui arrivât pas de malheurs en route.Aussi, lorsqu’il vint se promener sur le bord de la mer, metrouva-t-il en faction à dix pas de lui.  » – Hé ! bien,Genestas, me dit-il en s’approchant de moi, nous ne sommes donc pasmorts ? Ce mot-là m’a crevé le cœur. Si vous l’aviez entendu,vous auriez frémi, comme moi, de la tête aux pieds. Il me montra cescélérat de vaisseau anglais qui bloquait le port, et me dit :  » -En voyant ça, je regrette de ne m’être pas noyé dans le sang de magarde !  » – Oui, dit Genestas en regardant le médecin et laFosseuse, voilà ses propres paroles.  » – Les maréchaux qui vous ontempêché de charger vous-même, lui dis-je, et qui vous ont mis dansvotre berlingot n’étaient pas vos amis. – Viens avec moi,s’écria-t-il vivement, la partie n’est pas finie. – Sire, je vousrejoindrai volontiers ; mais quant à présent j’ai sur les brasun enfant sans mère, et je ne suis pas libre.  » Adrien que vousvoyez là m’a donc empêché d’aller Sainte-Hélène.  » – Tiens, medit-il, je ne t’ai jamais rien donné, tu n’étais pas de ceux quiavaient toujours une main pleine et l’autre ouverte ; voici latabatière qui m’a servi pendant cette dernière campagne. Reste enFrance, il y faut des braves après tout ! Demeure au service,souviens-toi de moi. Tu es de mon armée le dernier Egyptien quej’aurai vu debout en France.  » Et il me donna une petite tabatière. » – Fais graver dessus : honneur et patrie , me dit-il, c’estl’histoire de nos deux dernières campagnes.  » Puis ceux quil’accompagnaient l’ayant rejoint, je restai pendant toute lamatinée avec eux. L’empereur allait et venait sur la côte, il étaittoujours calme, mais il fronçait parfois les sourcils. A midi, sonembarquement fut jugé tout à fait impossible. Les Anglais savaientqu’il était à Rochefort, il fallait ou se livrer à eux ouretraverser la France. Nous étions tous inquiets ! Les minutesétaient comme des heures. Napoléon se trouvait entre les Bourbonsqui l’auraient fusillé, et les Anglais qui ne sont point des genshonorables, car ils ne se laveront jamais de la honte dont ils sesont couverts jetant sur un rocher un ennemi qui leur demandaitl’hospitalité. Dans cette anxiété, je ne sais quel homme de sasuite lui présente le lieutenant Doret, un marin qui venait luiproposer les moyens de passer en Amérique. En effet, il y avaitdans le port un brick de l’Etat et un bâtiment marchand.  » -Capitaine ! lui dit l’empereur, comment vous y prendriez-vousdonc ! – Sire, répondit l’homme, vous serez sur le vaisseaumarchand, je monterai le brick sous pavillon blanc avec des hommesdévoués, nous aborderons l’anglais, nous y mettrons le feu, noussauterons, vous passerez.

– Nous irons avec vous !  » criai-je au capitaine. Napoléonnous regarda tous et dit :  » – Capitaine Doret, restez à la France. » C’est la seule fois que j’ai vu Napoléon ému. Puis-il nous fit unsigne de main et rentra. Je partis quand je l’eus vu abordant levaisseau anglais. Il était perdu, et il le savait. Il y avait dansle port un traître qui, par des signaux, avertissait les ennemis dela présence de l’empereur. Napoléon a donc essayé un dernier moyen,il a fait ce qu’il faisait sur les champs de bataille, il est alléà eux, au lieu de les laisser venir à lui. Vous parlez de chagrins,rien ne peut vous peindre le désespoir de ceux qui l’ont aimé pourlui.

– Où donc est sa tabatière, dit la Fosseuse.

– Elle est à Grenoble, dans une boîte, répondit lecommandant.

– J’irai la voir, si vous me le permettez. Dire que vous avezune chose où il a mis ses doigts. Il avait une bellemain ?

– Très-belle.

– Est-il vrai qu’il soit mort ? demanda-t-elle. Là,dites-moi bien la vérité.

– Oui, certes, il est mort, ma pauvre enfant.

– J’étais si petite en 1815, que je n’ai jamais pu voir que sonchapeau, encore ai-je manqué d’être écrasée à Grenoble.

– Voilà de bien bon café à la crème, dit Genestas. Hé !bien, Adrien, ce pays-ci vous plaira-t-il ? viendrez-vous voirmademoiselle ?

L’enfant ne répondit pas, il paraissait avoir peur de regarderla Fosseuse. Benassis ne cessait d’examiner ce jeune homme, dansl’âme duquel il semblait lire.

– Certes, il viendra la voir, dit Benassis. Mais revenons aulogis, il faut que j’aille prendre un de mes chevaux pour faire unecourse assez longue. Pendant mon absence vous vous entendrez avecJacquotte.

– Venez donc avec nous, dit Genestas à la Fosseuse.

– Volontiers, répondit-elle, j’ai plusieurs choses à rendre àmadame Jacquotte.

Ils se mirent en route pour revenir chez le médecin, et laFosseuse, que cette compagnie rendait gaie, les conduisit par depetits sentiers à travers, les endroits les plus sauvages de lamontagne.

– Monsieur l’officier, dit-elle après un moment de silence, vousne m’avez rien dit de vous, et j’aurais voulu vous entendreraconter quelque aventure de guerre. J’aime bien ce que vous avezdit de Napoléon, mais ça m’a fait mal… Si vous étiez bienaimable…

Elle a raison, s’écria doucement Benassis, vous devriez nousconter quelque bonne aventure, pendant que nous marchons. Allons,une affaire intéressante, comme celle de votre poutre, à laBérésina.

– J’ai bien peu de souvenirs, dit Genestas. Il se rencontre desgens auxquels tout arrive, et moi, je n’ai jamais pu être le hérosd’aucune histoire. Tenez, voici la seule drôlerie qui me soitarrivée. En 1805 je n’étais encore que sous-lieutenant, je fispartie de la Grande-Armée, et je me trouvai à Austerlitz. Avant deprendre Ulm, nous eûmes à livrer quelques combats où la cavaleriedonna singulièrement. J’étais alors sous le commandement de Murat,qui ne renonçait guère sur la couleur. Après une des premièresaffaires de la campagne, nous nous emparâmes d’un pays où il yavait plusieurs belles terres. Le soir, mon régiment se cantonnadans le parc d’un beau château habité par une jeune et jolie femme,une comtesse ; je vais naturellement me loger chez elle, etj’y cours afin d’empêcher tout pillage. J’arrive au salon au momentoù mon maréchal-des-logis couchait en joue la comtesse, et luidemandait brutalement ce que cette femme ne pouvait certes luidonner, il était trop laid ; je relève d’un coup de sabre sacarabine, le coup part dans une glace ; puis, je flanque unrevers à mon homme, et l’étends par terre. Aux cris de la comtesse,et en entendant le coup de fusil, tout son monde accourt et memenace. –  » Arrêtez, dit-elle en allemand à ceux qui voulaientm’embrocher, cet officier m’a sauvé la vie !  » Ils seretirent. Cette dame m’a donné son mouchoir, un beau mouchoir brodéque j’ai encore, et m’a dit que j’aurais toujours un asile dans saterre, et que si j’éprouvais un chagrin, de quelque nature qu’ilfût, je trouverais en elle une sœur et une amie dévouée ;enfin, elle y mit toutes les herbes de la Saint-Jean. Cette femmeétait belle comme un jour de noces, mignonne comme une jeunechatte. Nous avons dîné ensemble. Le lendemain j’étais devenuamoureux fou ; mais le lendemain il fallait se trouver enligne à Guntzbourg, je crois, et je délogeai muni du mouchoir. Lecombat se livre ; je me disais : – A moi les balles ! MonDieu, parmi toutes celles qui passent n’y en aura-t-il pas une pourmoi ? Mais je ne la souhaitais pas dans la cuisse, je n’auraispas pu retourner au château. Je n’étais pas dégoûté, je voulais unebonne blessure au bras pour pouvoir être pansé, mignotté par laprincesse. Je me précipitais comme un enragé sur l’ennemi. Je n’aipas eu de bonheur, je suis sorti de là sain et sauf. Plus decomtesse, il a fallu marcher. Voilà.

Ils étaient arrivés chez Benassis, qui monta promptement àcheval et disparut. Lorsque le médecin rentra, la cuisinière, àlaquelle Genestas avait recommandé son fils, s’était déjà emparéed’Adrien, et l’avait logé dans la fameuse chambre de monsieurGravier. Elle fut singulièrement étonnée de voir son maîtreordonnant de dresser un simple lit de sangle dans sa chambre à luipour le jeune homme, et le commandant d’un ton si impératif qu’ilfut impossible à Jacquotte de faire la moindre observation. Aprèsle dîner, le commandant reprit la route de Grenoble, heureux desnouvelles assurances que lui donna Benassis du prochainrétablissement de l’enfant.

Dans les premiers jours de décembre, huit mois après avoirconfié son enfant au médecin, Genestas fut nommé lieutenant-coloneldans un régiment en garnison à Poitiers. Il songeait à mander sondépart à Benassis lorsqu’il reçut une lettre de lui par laquelleson ami lui annonçait le parfait rétablissement d’Adrien.

 » L’enfant, disait-il, est devenu grand et fort, il se porte àmerveille. Depuis que vous ne l’avez vu, il a si bien profité desleçons de Butifer, qu’il est aussi bon tireur que notrecontrebandier lui-même ; il est d’ailleurs, leste et agile,bon marcheur, bon cavalier. En lui tout est changé. Le garçon deseize ans, qui naguère paraissait en avoir douze, semble maintenanten avoir vingt. Il a le regard assuré, fier. C’est un homme, et unhomme à l’avenir de qui vous devez maintenant songer.  »

– J’irai sans doute voir Benassis demain, et je prendrai sonavis sur l’état que je dois faire embrasser à ce camarade-là, sedit Genestas en allant au repas d’adieu que ses officiers luidonnaient, car il ne devait plus rester que quelques jours àGrenoble.

Quand le lieutenant-colonel rentra, son domestique lui remit unelettre apportée par un messager qui en avait longtemps attendu laréponse. Quoique fort étourdi par les toasts que les officiersvenaient de lui porter, Genestas reconnut l’écriture de son fils,crut qu’il le priait de satisfaire quelque fantaisie de jeunehomme, et laissa la lettre sur sa table, où il la reprit lelendemain, lorsque les fumées du vin de Champagne furentdissipées.

 » Mon cher père… – Ah ! petit drôle, se dit-il, tu nemanques jamais de me cajoler quand tu veux quelque chose !Puis il reprit et lut ces mots :  » Le bon monsieur Benassis estmort…  » La lettre tomba des mains de Genestas qui n’en reprit lalecture qu’après une longue pause.  » Ce malheur a jeté laconsternation dans le pays, et nous a d’autant plus surpris, quemonsieur Benassis était la veille parfaitement bien portant, etsans nulle apparence de maladie. Avant-hier, comme s’il eût connusa fin, il alla visiter tous ses malades, même les plus éloignés,il avait parlé à tous les gens qu’il rencontrait, en leur disant :Adieu, mes amis. Il est revenu, suivant son habitude, pour dîneravec moi, sur les cinq heures. Jacquotte lui trouva la figure unpeu rouge et violette ; comme il faisait froid, elle ne luidonna pas un bain de pieds, qu’elle avait l’habitude de le forcer àprendre quand elle lui voyait le sang à la tête. Aussi la pauvrefille, à travers ses larmes, crie-t-elle depuis deux jours : Si jelui avais donné un bain de pieds, il vivrait encore ! MonsieurBenassis avait faim, il mangea beaucoup, et fut plus gai que decoutume. Nous avons beaucoup ri ensemble, et je ne l’avais jamaisvu riant. Après le dîner, sur les sept heures, un homme deSaint-Laurent-du-Pont vint le chercher pour un cas très-pressé. Ilme dit :  » – Il faut que j’y aille ; cependant ma digestionn’est pas faite, et je n’aime pas monter à cheval en cet état,surtout par un temps froid ; il y a de quoi tuer unhomme !  » Néanmoins il partit. Goguelat, le piéton, apportasur les neuf heures une lettre pour monsieur Benassis. Jacquotte,fatiguée d’avoir fait sa lessive, alla se coucher en me donnant lalettre, et me pria de préparer le thé dans notre chambre au feu demonsieur Benassis, car je couche encore près de lui sur mon petitlit de crin. J’éteignis le feu du salon, et montai pour attendremon bon ami. Avant de poser la lettre sur la cheminée, je regardai,par un mouvement de curiosité, le timbre et l’écriture. Cettelettre venait de Paris, et l’adresse me parut avoir été écrite parune femme. Je vous en parle à cause de l’influence que cette lettrea eue sur l’événement. Vers dix heures j’entendis les pas du chevalde monsieur Benassis. Il dit à Nicolle :  » – Il fait un froid deloup, je suis mal à mon aise. – Voulez-vous que j’aille réveillerJacquotte, lui demanda Nicolle. – Non ! non !  » Et ilmonta.  » – Je vous ai apprêté votre thé, lui dis-je. – Merci,Adrien !  » me répondit-il en me souriant comme vous savez. Cefut son dernier sourire. Le voilà qui ôte sa cravate comme s’ilétouffait.  » – Il fait chaud ici !  » dit-il. Puis il se jetasur un fauteuil.  » – Il est venu une lettre pour vous, mon bon ami,la voici, lui dis-je.  » Il prend la lettre, regarde l’écriture ets’écrie :  » – Ha ! mon Dieu, peut-être est-elle libre ! « Puis il s’est penché la tête en arrière, et ses mains onttremblé ; enfin, il mit une lumière sur la table, et décachetala lettre. Le ton de son exclamation était si effrayant, que je leregardai pendant qu’il lisait, et je le vis rougir et pleurer. Puistout à coup il tomba la tête la première en avant, je le relève etlui vois le visage tout violet.  » – Je suis mort, dit-il enbégayant et en faisant un effort affreux pour se dresser. Saignez,saignez-moi ! cria-t-il, en me saisissant les main. Adrien,brûlez cette lettre !  » Et il me tendit la lettre, que jejetai au feu. J’appelle Jacquotte et Nicolle ; mais Nicolleseul m’entend ; il monte, et m’aide à mettre monsieur Benassissur mon petit lit de crin. Il n’entendait plus, notre bonami ! Depuis ce moment il a bien ouvert les yeux, mais il n’aplus rien vu. Nicolle, en partant à cheval, pour aller cherchermonsieur Bordier, le chirurgien, a semé l’alarme dans le bourg.Alors en un moment tout le bourg a été sur pied. Monsieur Janvier,monsieur Dufau, tous ceux que vous connaissez sont venus lespremiers. Monsieur Benassis était presque mort, il n’y avait plusde ressources. Monsieur Bordier lui a brûlé la plante des piedssans pouvoir en obtenir signe de vie. C’était à la fois un accès degoutte et un épanchement au cerveau. Je vous donne fidèlement tousces détails parce que je sais, mon cher père, combien vous aimezmonsieur Benassis. Quant à moi, je suis bien triste et bienchagrin. Je puis vous dire qu’excepté vous, il n’est personne quej’aie mieux aimé. Je profitais plus en causant le soir avec ce bonmonsieur Benassis, que je ne gagnais en apprenant toutes les chosesdu collége. Quand le lendemain matin sa mort a été sue dans lebourg, ç’a été un spectacle incroyable. La cour, le jardin ont étéremplis de monde. C’était des pleurs, des cris ; enfinpersonne n’a travaillé, chacun se racontait ce que monsieurBenassis lui avait dit, quand il lui avait parlé pour la dernièrefois ; l’un racontait tout ce qu’il lui avait fait debien ; les moins attendris parlaient pour les autres ; lafoule croissait d’heure en heure, et chacun voulait le voir. Latriste nouvelle s’est promptement répandue, les gens du Canton, etceux même des environs, ont eu la même idée : hommes, femmes,filles et garçons sont arrivés au bourg de dix lieues à la ronde.Lorsque le convoi s’est fait, le cercueil a été porté dans l’églisepar les quatre plus anciens de la Commune, mais avec des peinesinfinies, car il se trouvait entre la maison de monsieur Benassiset l’église, près de cinq mille personnes qui, pour la plupart, sesont agenouillées comme à la procession. L’église ne pouvait pascontenir tout le monde. Quand. l’office a commencé, il s’est fait,malgré les pleurs, un si grand silence, que l’on entendait laclochette et les chants au bout de la grande rue. Mais lorsqu’il afallu transporter le corps au nouveau cimetière que monsieurBenassis avait donné au bourg, ne se doutant guère, le pauvrehomme, qu’il y serait enterré le premier, il s’est alors élevé ungrand cri. Monsieur Janvier disait les prières en pleurant, et tousceux qui étaient là avaient des larmes dans les yeux. Enfin il aété enterré. Le soir, la foule était dissipée, et chacun s’en estallé chez soi, semant le deuil et les pleurs dans le pays. Lelendemain matin, Gondrin, Goguelat, Butifer, le garde-champêtre etplusieurs personnes se sont mis à travailler pour élever sur laplace où gît monsieur Benassis une espèce de pyramide en terre,haute de vingt pieds, que l’on gazonne, et à laquelle tout le mondes’emploie. Tels sont, mon bon père, les événements qui se sontpassés ici depuis trois jours. Le testament de monsieur Benassis aété trouvé tout ouvert dans sa table, par monsieur Dufau. L’emploique notre bon ami fait de ses biens a encore augmenté, s’il estpossible, l’attachement qu’on avait pour lui, et les regrets causéspar sa mort. Maintenant, mon cher père, j’attends par Butifer, quivous porte cette lettre, une réponse pour que vous me dictiez maconduite. Viendrez-vous me chercher, ou dois-je aller vousrejoindre à Grenoble ?Dites-moi ce que vous souhaitez que jefasse, et soyez sûr de ma parfaite obéissance.

 » Adieu, mon père, je vous envoie les mille tendresses de votrefils affectionné.

 » Adrien Genestas.  »

– Allons, il faut y aller, s’écria le soldat.

Il commanda de seller son cheval, et se mit en route par une deces matinées de décembre où le ciel est couvert d’un voilegrisâtre, où le vent n’est pas assez fort pour chasser lebrouillard à travers lequel les arbres décharnés et les maisonshumides n’ont plus leur physionomie habituelle. Le silence étaitterne, car il est d’éclatants silences. Par un beau temps, lemoindre bruit a de la gaieté ; mais par un temps sombre, lanature n’est pas silencieuse, elle est muette. Le brouillard, ens’attachant aux arbres, s’y condensait en gouttes qui tombaientlentement sur les feuilles, comme des pleurs. Tout bruit mouraitdans l’atmosphère. Le colonel Genestas, dont le cœur était serrépar des idées de mort et par de profonds regrets, sympathisait aveccette nature si triste. Il comparait involontairement le joli cieldu printemps et la vallée qu’il avait vue si joyeuse pendant sonpremier voyage, aux aspects mélancoliques d’un ciel gris de plomb,à ces montagnes dépouillées de leurs vertes parures, et quin’avaient pas encore revêtu leurs robes de neige dont les effets nemanquent pas de grâce. Une terre nue est un douloureux spectaclepour un homme qui marche au-devant d’une tombe ; pour lui,cette tombe semble être partout. Les sapins noirs qui, çà et là,décoraient les cimes, mêlaient des images de deuil à toutes cellesqui saisissaient l’âme de l’officier ; aussi, toutes les foisqu’il embrassait la vallée dans toute son étendue, ne pouvait-ils’empêcher de penser au malheur qui pesait sur ce Canton, et auvide qu’y faisait la mort d’un homme. Genestas arriva bientôt àl’endroit où, dans son premier voyage, il avait pris une tasse delait. En voyant la fumée de la chaumière où s’élevaient les enfantsde l’hospice, il songea plus particulièrement à l’espritbienfaisant de Benassis, et voulut y entrer pour faire en son nomune aumône à la pauvre femme. Après avoir attaché son cheval à unarbre, il ouvrit la porte de la maison, sans frapper.

– Bonjour, la mère, dit-il à la vieille, qu’il trouva au coin dufeu, et entourée de ses enfants accroupis, mereconnaissez-vous ?

– Oh ! oui bien, mon cher monsieur. Vous êtes venu par unjoli printemps chez nous, et vous m’avez donné deux écus.

– Tenez, la mère, voilà pour vous et pour les enfants !

– Mon bon monsieur, je vous remercie. Que le ciel vousbénisse !

– Ne me remerciez pas, vous devez cet argent au pauvre pèreBenassis.

La vieille leva la tête et regarda Genestas.

– Ah ! monsieur, quoiqu’il ait donné son bien à notrepauvre pays, et que nous soyons tous ses héritiers, nous avonsperdu notre plus grande richesse, car il faisait tout venir à bienici.

– Adieu, la mère, priez pour lui ! dit Genestas après avoirdonné aux enfants de légers coups de cravache.

Puis, accompagné de toute la petite famille et de la vieille, ilremonta sur son cheval et partit. En suivant le chemin de lavallée, il trouva le large sentier qui menait chez la Fosseuse. Ilarriva sur la rampe d’où il pouvait apercevoir la maison ;mais il n’en vit pas, sans une grande inquiétude, les portes et lesvolets fermés ; il revint alors par la grande route dont lespeupliers n’avaient plus de feuilles. En y entrant, il aperçut levieux laboureur presque endimanché, qui marchait lentement toutseul et sans outils.

– Bonjour, bonhomme Moreau.

– Ah ! bonjour, monsieur ! Je vous remets, ajouta lebonhomme après un moment de silence. Vous êtes un ami de défuntmonsieur notre maire. Ah ! monsieur, ne valait-il pas mieuxque le bon Dieu prît à sa place un pauvre sciatique comme moi. Jene suis rien ici, tandis que lui était la joie de tout lemonde.

– Savez-vous pourquoi il n’y a personne chez laFosseuse ?

Le bonhomme regarda dans le ciel.

– Quelle heure est-il, monsieur ? On ne voit point lesoleil, dit-il.

– Il est dix heures.

– Oh ! bien, elle est à la messe ou au cimetière. Elle y vatous les jours, elle est son héritière de cinq cents livres deviager et de sa maison pour sa vie durante ; mais elle estquasi folle de sa mort.

– Où allez-vous donc, mon bon homme ?

– A l’enterrement de ce pauvre petit Jacques, qu’est mon neveu.Ce petit chétif est mort hier matin. Il semblait vraiment que cefût ce cher monsieur Benassis qui le soutînt. Tous ces jeunes, çameurt ! ajouta Moreau d’un air moitié plaintif, moitiégoguenard.

A l’entrée du bourg, Genestas arrêta son cheval en apercevantGondrin et Goguelat tous deux armés de pelles et de pioches.

– Hé ! bien, mes vieux troupiers, leur cria-t-il, nousavons donc eu le malheur de le perdre…

– Assez, assez, mon officier, répondit Goguelat d’un ton bourru,nous le savons bien, nous venons de tirer des gazons pour satombe.

– Ne sera-ce pas une belle vie à raconter ? ditGenestas.

– Oui, reprit Goguelat, c’est, sauf les batailles, le Napoléonde notre vallée.

En arrivant au presbytère, Genestas aperçut à la porte Butiferet Adrien causant avec monsieur Janvier, qui revenait sans doute dedire sa messe. Aussitôt Butifer, voyant l’officier se disposer àdescendre, alla tenir son cheval par la bride, et Adrien sauta aucou de son père ; qui fut tout attendri de cetteeffusion ; mais le militaire lui cacha ses sentiments, et luidit : – Vous voilà bien réparé, Adrien ! Tudieu ! vousêtes, grâce à notre pauvre ami, devenu presque un homme ! Jen’oublierai pas maître Butifer, votre instituteur.

– Ha ! mon colonel, dit Butifer, emmenez-moi dans votrerégiment ! Depuis que monsieur le maire est mort, j’ai peur demoi. Ne voulait-il pas que je fusse soldat, hé ! bien, jeferai sa volonté. Il vous a dit qui j’étais, vous aurez quelqueindulgence pour moi…

– Convenu, mon brave, dit Genestas en lui frappant dans la main.Sois tranquille, je te procurerai quelque bon engagement.

– Hé ! bien, monsieur le curé…

– Monsieur le colonel, je suis aussi chagrin que le sont tousles gens du Canton, mais je sens plus vivement qu’eux combien estirréparable la perte que nous avons faite. Cet homme était unange ! Heureusement il est mort sans souffrir. Dieu a dénouéd’une main bienfaisante les liens d’une vie qui fut un bienfaitconstant pour nous.

– Puis-je vous demander sans indiscrétion de m’accompagner aucimetière ? je voudrais lui dire comme un adieu.

Butifer et Adrien suivirent alors Genestas et le curé, quimarchèrent en causant à quelques pas en avant. Quand lelieutenant-colonel eut dépassé le bourg, en allant vers le petitlac, il aperçut, au revers de la montagne, un grand terrainrocailleux environné de murs.

– Voilà le cimetière, lui dit le curé. Trois mois avant d’yvenir, lui, le premier, il fut frappé des inconvénients quirésultent du voisinage des cimetières autour des églises ; et,pour faire exécuter la loi qui en ordonne la translation à unecertaine distance des habitations, il a donné lui-même ce terrain àla Commune.

Nous y enterrons aujourd’hui un pauvre petit enfant : nousaurons ainsi commencé par y mettre l’Innocence et la Vertu. La mortest-elle donc une récompense ? Dieu nous donne-t-il une leçonen appelant à lui deux créatures parfaites ? allons-nous verslui, lorsque nous avons été bien éprouvés au jeune âge par lasouffrance physique, et dans un âge plus avancé par la souffrancemorale ? Tenez voilà le monument rustique que nous lui avonsélevé.

Genestas aperçut une pyramide en terre, haute d’environ vingtpieds, encore nue, mais dont les bords commençaient à se gazonnersous les mains actives de quelques habitants. La Fosseuse fondaiten larmes, la tête entre ses mains et assise sur les pierres quimaintenaient le scellement d’une immense croix faite avec un sapinrevêtu de son écorce. L’officier lut en gros caractères ces motsgravés sur le bois :

D. O. M.

CI GIT

LE BON MONSIEUR BENASSIS,

NOTRE PERE

ATOUS.

PRIEZ POUR LUI !

– C’est vous, monsieur, dit Genestas, qui avez…

– Non, répondit le curé, nous avons mis la parole qui a étérépétée depuis le haut de ces montagnes jusqu’à Grenoble.

Après être demeuré silencieux pendant un moment, et s’êtreapproché de la Fosseuse qui ne l’entendit pas, Genestas dit au curé: – Dès que j’aurai ma retraite, je viendrai finir mes jours parmivous.

Octobre 1832. – Juillet 1833.

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