Le Médecin de campagne

Chapitre 4La confession du médecin de campagne

Je suis né, reprit le médecin, dans une petite ville duLanguedoc, où mon père s’était fixé depuis longtemps, et où s’estécoulée ma première enfance. A l’âge de huit ans, je fus mis aucollége de Sorrèze, et n’en sortis que pour aller achever mesétudes à Paris. Mon père avait eu la plus folle, la plus prodiguejeunesse ; mais son patrimoine dissipé s’était rétabli par unheureux mariage, et par les lentes économies qui se font enprovince, où l’on tire vanité de la fortune et non de la dépense,où l’ambition naturelle à l’homme s’éteint et tourne en avarice,faute d’aliments généreux. Devenu riche, n’ayant qu’un fils, ilvoulut lui transmettre la froide expérience qu’il avait échangéecontre ses illusions évanouies : dernières et nobles erreurs desvieillards qui tentent vainement de léguer leurs vertus et leursprudents calculs à des enfants enchantés de la vie et pressés dejouir. Cette prévoyance dicta pour mon éducation un plan dont jefus victime. Mon père me cacha soigneusement l’étendue de sesbiens, et me condamna dans mon intérêt à subir, pendant mes plusbelles années, les privations et les sollicitudes d’un jeune hommejaloux de conquérir son indépendance ; il désirait m’inspirerles vertus de la pauvreté : la patience, la soif de l’instructionet l’amour du travail. En me faisant connaître ainsi tout le prixde la fortune, il espérait m’apprendre à conserver monhéritage ; aussi, dès que je fus en état d’entendre sesconseils, me pressa-t-il d’adopter et de suivre une carrière. Mesgoûts me portèrent à l’étude de la médecine. De Sorrèze, où j’étaisresté pendant dix ans sous la discipline à demi conventuelle desOratoriens, et plongé dans la solitude d’un collége de province, jefus, sans aucune transition, transporté dans la capitale. Mon pèrem’y accompagna pour me recommander à l’un de ses amis. Les deuxvieillards prirent, à mon insu, de minutieuses précautions contrel’effervescence de ma jeunesse, alors très-innocente. Ma pensionfut sévèrement calculée d’après les besoins réels de la vie, et jene dus en toucher les quartiers que sur la présentation desquittances de mes inscriptions à l’Ecole de Médecine. Cettedéfiance assez injurieuse fut déguisée sous des raisons d’ordre etde comptabilité. Mon père se montra d’ailleurs libéral pour tousles frais nécessités par mon éducation, et pour les plaisirs de lavie parisienne. Son vieil ami, heureux d’avoir un jeune homme àconduire dans le dédale où j’entrais, appartenait à cette natured’hommes qui classent leurs sentiments aussi soigneusement qu’ilsrangent leurs papiers. En consultant son agenda de l’année passée,il pouvait toujours savoir ce qu’il avait fait au mois, au jour età l’heure où il se trouvait dans l’année courante. La vie étaitpour lui comme une entreprise de laquelle il tenait commercialementles comptes. Homme de mérite d’ailleurs, mais fin, méticuleux,déliant, il ne manqua jamais de raisons spécieuses pour pallier lesprécautions qu’il prenait à mon égard ; il achetait meslivres, il payait mes leçons ; si je voulais apprendre àmonter à cheval, le bonhomme s’enquérait lui-même du meilleurmanége, m’y conduisait et prévenait mes désirs en mettant un chevalà ma disposition pour les jours de fête. Malgré ces ruses devieillard, que je sus déjouer du moment où j’eus quelque intérêt àlutter avec lui, cet excellent homme fut un second père pour moi. – » Mon ami, me dit-il, au moment où il devina que je briserais malaisse s’il ne l’allongeait pas, les jeunes gens font souvent desfolies auxquelles les entraîne la fougue de l’âge, et il pourraitvous arriver d’avoir besoin d’argent, venez alors à moi. Jadisvotre père m’a galamment obligé, j’aurai toujours quelques écus àvotre service ; mais ne me mentez jamais, n’ayez pas honte dem’avouer vos fautes, j’ai été jeune, nous nous entendrons toujourscomme deux bons camarades.  » Mon père m’installa dans une pensionbourgeoise du quartier latin, chez des gens respectables, où j’eusune chambre assez bien meublée. Cette première indépendance, labonté de mon père, le sacrifice qu’il paraissait faire pour moi, mecausèrent cependant peu de joie. Peut-être faut-il avoir joui de laliberté pour en sentir tout le prix. Or les souvenirs de ma libreenfance s’étaient presque abolis sous le poids des ennuis ducollége, que mon esprit n’avait pas encore secoués ; puis lesrecommandations de mon père me montraient de nouvelles tâches àremplir ; enfin Paris était pour moi comme une énigme, on nes’y amuse pas sans en avoir étudié les plaisirs. Je ne voyais doncrien de changé dans ma position, si ce n’est que mon nouveau lycéeétait plus vaste et se nommait l’Ecole de médecine. Néanmoinsj’étudiai d’abord courageusement, je suivis les Cours avecassiduité ; je me jetai dans le travail à corps perdu, sansprendre de divertissement, tant les trésors de science dont abondela capitale émerveillèrent mon imagination. Mais bientôt desliaisons imprudentes, dont les dangers étaient voilés par cetteamitié follement confiante qui séduit tous les jeunes gens, mefirent insensiblement tomber dans la dissipation de Paris. Lesthéâtres, leurs acteurs pour lesquels je me passionnai,commencèrent l’œuvre de ma démoralisation. Les spectacles d’unecapitale sont bien funestes aux jeunes gens, qui n’en sortentjamais sans de vives émotions contre lesquelles ils luttent presquetoujours infructueusement ; aussi la société, les lois mesemblent-elles complices des désordres qu’ils commettent alors.Notre législation a pour ainsi dire fermé les yeux sur les passionsqui tourmentent le jeune homme entre vingt et vingt-cinq ans ;à Paris tout l’assaille, ses appétits y sont incessammentsollicités, la religion lui prêche le bien, les lois le luicommandent ; tandis que les choses et les mœurs l’invitent aumal : le plus honnête homme ou la plus pieuse femme ne s’ymoquent-ils pas de la continence ? Enfin cette grande villeparaît avoir pris à tâche de n’encourager que les vices, car lesobstacles qui défendent l’abord des états dans lesquels un jeunehomme pourrait honorablement faire fortune, sont plus nombreuxencore que les piéges incessamment tendus à ses passions pour luidérober son argent. J’allai donc pendant longtemps, tous les soirs,à quelque théâtre, et contractai peu à peu des habitudes deparesse. Je transigeais en moi-même avec mes devoirs, souvent jeremettais au lendemain mes plus pressantes occupations ;bientôt, au lieu de chercher à m’instruire, je ne fis plus que lestravaux strictement nécessaires pour arriver aux grades parlesquels il faut passer avant d’être docteur. Aux Cours publics, jen’écoutais plus les professeurs, qui, selon moi, radotaient. Jebrisais déjà mes idoles, je devenais Parisien. Bref, je menai lavie incertaine d’un jeune homme de province qui, jeté dans lacapitale, garde encore quelques sentiments vrais, croit encore àcertaines règles de morale, mais qui se corrompt par les mauvaisexemples, tout en voulant s’en défendre. Je me défendis mal,j’avais des complices en moi-même. Oui, monsieur, ma physionomien’est pas trompeuse, j’ai eu toutes les passions dont lesempreintes me sont restées. Je conservai cependant au fond de moncœur un sentiment de perfection morale qui me poursuivit au milieude mes désordres, et qui devait ramener un jour à Dieu, par lalassitude et par le remords, l’homme dont la jeunesse s’étaitdésaltérée dans les eaux pures de la Religion. Celui qui sentvivement les voluptés de la terre n’est-il pas tôt ou tard attirépar le goût des fruits du ciel ? J’eus d’abord les millefélicités et les mille désespérances qui se rencontrent plus oumoins actives dans toutes les jeunesses : tantôt je prenais lesentiment de ma force pour une volonté ferme, et m’abusais surl’étendue de mes facultés ; tantôt, à l’aperçu du plus faibleécueil contre lequel j’allais me heurter, je tombais beaucoup plusbas que je ne devais naturellement descendre ; je concevaisles plus vastes plans, je rêvais la gloire, je me disposais autravail ; mais une partie de plaisir emportait ces noblesvelléités. Le vague souvenir de mes grandes conceptions avortées melaissait de trompeuses lueurs qui m’habituaient à croire en moi,sans me donner l’énergie de produire. Cette paresse pleine desuffisance me menait à n’être qu’un sot. Le sot n’est-il pas celuiqui ne justifie pas la bonne opinion qu’il prend de lui-même ?J’avais une activité sans but, je voulais les fleurs de la vie,sans le travail qui les fait éclore. Ignorant les obstacles, jecroyais tout facile, j’attribuais à d’heureux hasards et les succèsde science et les succès de fortune. Pour moi, le génie était ducharlatanisme. Je m’imaginais être savant parce que je pouvais ledevenir, et sans songer ni à la patience qui engendre les grandesœuvres, ni au faire qui en révèle les difficultés, je m’escomptaistoutes les gloires. Mes plaisirs furent promptement épuisés, lethéâtre n’amuse pas longtemps. Paris fut donc bientôt vide etdésert pour un pauvre étudiant dont la société se composait d’unvieillard qui ne savait plus rien du monde, et d’une famille où nese rencontraient que des gens ennuyeux. Aussi, comme tous lesjeunes gens dégoûtés de la carrière qu’ils suivent, sans avoiraucune idée fixe, ni aucun système arrêté dans la pensée, ai-jevagué pendant les journées entières à travers les rues, sur lesquais, dans les musées et dans les jardins publics. Lorsque la vieest inoccupée, elle pèse plus à cet âge qu’à un autre, car elle estalors pleine de séve perdue et de mouvement sans résultat. Jeméconnaissais la puissance qu’une ferme volonté met dans les mainsde l’homme jeune, quand il sait concevoir ; et quand, pourexécuter, il dispose de toutes les forces vitales, augmentéesencore par les intrépides croyances de la jeunesse. Enfants, noussommes naïfs, nous ignorons les dangers de la vie ;adolescents, nous apercevons ses difficultés et son immenseétendue ; à cet aspect, le courage parfois s’affaisse ;encore neufs au métier de la vie sociale, nous restons en proie àune sorte de niaiserie, à un sentiment de stupeur, comme si nousétions sans secours dans un pays étranger. A tout âge, les chosesinconnues causent des terreurs involontaires. Le jeune homme estcomme le soldat qui marche contre des canons et recule devant desfantômes. Il hésite entre les maximes du monde : il ne sait nidonner ni accepter, ni se défendre ni attaquer, il aime les femmeset les respecte comme s’il en avait peur : ses qualités ledesservent, il est tout générosité, tout pudeur, et pur des calculsintéressés de l’avarice ; s’il ment, c’est pour son plaisir etnon pour sa fortune. au milieu de voies douteuses, sa conscience,avec laquelle il n’a pas encore transigé, lui indique le bonchemin, et il tarde à le suivre. Les hommes destinés à vivre parles inspirations du cœur, au lieu d’écouter les combinaisons quiémanent de la tête, restent longtemps dans cette situation. Ce futmon histoire. Je devins le jouet de deux causes contraires. Je fusà la fois poussé par les désirs du jeune homme et toujours retenupar sa niaiserie sentimentale. Les émotions de Paris sont cruellespour les âmes douées d’une vive sensibilité : les avantages dont yjouissent les gens supérieurs ou les gens riches irritent lespassions ; dans ce monde de grandeur et de petitesse, lajalousie sert plus souvent de poignard que d’aiguillon ; aumilieu de la lutte constante des ambitions, des désirs et deshaines, il est impossible de ne pas être ou la victime ou lecomplice de ce mouvement général ; insensiblement, le tableaucontinuel du vice heureux et de la vertu persiflée fait chancelerun jeune homme ; la vie parisienne lui enlève bientôt levelouté de la conscience ; alors commence et se consommel’œuvre infernale de sa démoralisation. Le premier des plaisirs,celui qui comprend d’abord tous les autres, est environné de telspérils, qu’il est impossible de ne pas réfléchir aux moindresactions qu’il provoque, et de ne pas en calculer toutes lesconséquences. Ces calculs mènent à l’égoïsme. Si quelque pauvreétudiant entraîné par l’impétuosité de ses passions est disposé às’oublier, ceux qui l’entourent lui montrent et lui inspirent tantde méfiance, qu’il lui est bien difficile de ne pas la partager, dene pas se mettre en garde contre ses idées généreuses. Ce combatdessèche, rétrécit le cœur, pousse la vie au cerveau, et produitcette insensibilité parisienne, ces mœurs où, sous la frivolité laplus gracieuse, sous des engouements qui jouent l’exaltation, secachent la politique ou l’argent. La, l’ivresse du bonheurn’empêche pas la femme la plus naïve de toujours garder sa raison.Cette atmosphère dut influer sur ma conduite et sur mes sentiments.Les fautes qui empoisonnèrent mes jours eussent été d’un légerpoids sur le cœur de beaucoup de gens ; mais les méridionauxont une foi religieuse qui les fait croire aux vérités catholiqueset à une autre vie. Ces croyances donnent à leurs passions unegrande profondeur, à leurs remords de la persistance. A l’époque oùj’étudiais la médecine, les militaires étaient partout lesmaîtres ; pour plaire aux femmes, il fallait alors être aumoins colonel. Qu’était dans le monde un pauvre étudiant ?rien. Vivement stimulé par la vigueur de mes passions, et ne leurtrouvant pas d’issue ; arrêté par le manque d’argent à chaquepas, à chaque désir ; regardant l’étude et la gloire comme unevoie trop tardive pour procurer les plaisirs qui metentaient ; flottant entre mes pudeurs secrètes et les mauvaisexemples ; rencontrant toute facilité pour des désordres enbas lieu, ne voyant que difficulté pour arriver à la bonnecompagnie, je passai de tristes jours, en proie au vague despassions, au désœuvrement qui tue, à des découragements mêlés desoudaines exaltations. Enfin cette crise se termina par undénoûment assez vulgaire chez les jeunes gens. J’ai toujours eu laplus grande répugnance à troubler le bonheur d’un ménage ;puis, la franchise involontaire de mes sentiments m’empêche de lesdissimuler ; il m’eût donc été physiquement impossible devivre dans un état de mensonge flagrant. Les plaisirs pris en hâtene me séduisent guère, j’aime à savourer le bonheur. N’étant pasfranchement vicieux, je me trouvais sans force contre monisolement, après tant d’efforts infructueusement tentés pourpénétrer dans le grand monde, où j’eusse pu rencontrer une femmequi se fût dévouée à m’expliquer les écueils de chaque route, à medonner d’excellentes manières, à me conseiller sans révolter monorgueil, et à m’introduire partout où j’eusse trouvé des relationsutiles à mon avenir. Dans mon désespoir, la plus dangereuse desbonnes fortunes m’eût séduit peut-être ; mais tout memanquait, même le péril ! et l’inexpérience me ramenait dansma solitude, où je restais face à face avec mes passions trompées.Enfin, monsieur, je formai des liaisons, d’abord secrètes, avec unejeune fille à laquelle je m’attaquai, bon gré malgré, jusqu’à cequ’elle eût épousé mon sort. Cette jeune personne, qui appartenaità une famille honnête, mais peu fortunée, quitta bientôt pour moisa vie modeste, et me confia sans crainte un avenir que la vertului avait fait beau. La médiocrité de ma situation lui parut sansdoute la meilleure des garanties. Dès cet instant, les orages quime troublaient le cœur, mes désirs extravagants, mon ambition, touts’apaisa dans le bonheur, le bonheur d’un jeune homme qui neconnaît encore ni les mœurs du monde, ni ses maximes d’ordre, ni laforce des préjugés ; mais bonheur complet, comme l’est celuid’un enfant. Le premier amour n’est-il pas une seconde enfancejetée à travers nos jours de peine et de labeur ? Il serencontre des hommes qui apprennent la vie tout à coup, la jugentce qu’elle est, voient les erreurs du monde pour en profiter, lespréceptes sociaux pour les tourner à leur avantage, et qui saventcalculer la portée de tout. Ces hommes froids sont sages selon leslois humaines. Puis il existe de pauvres poëtes, gens nerveux quisentent vivement, et qui font des fautes ; j’étais de cesderniers. Mon premier attachement ne fut pas d’abord une passionvraie, je suivis mon instinct et non mon cœur. Je sacrifiai unepauvre fille à moi-même, et ne manquai pas d’excellentes raisonspour me persuader que je ne faisais rien de mal. Quant à elle,c’était le dévouement même, un cœur d’or, un esprit juste, unebelle âme. Elle ne m’a jamais donné que d’excellents conseils.D’abord, son amour réchauffa mon courage ; puis elle mecontraignit doucement à reprendre mes études, en croyant à moi, meprédisant des succès, la gloire, la fortune. Aujourd’hui la sciencemédicale touche à toutes les sciences, et s’y distinguer est unegloire difficile, mais bien récompensée. La gloire est toujours unefortune à Paris. Cette bonne jeune fille s’oublia pour moi,partagea ma vie dans tous ses caprices, et son économie nous fittrouver du luxe dans ma médiocrité. J’eus plus d’argent pour mesfantaisies quand nous fûmes deux que lorsque j’étais seul. Ce fut,monsieur, mon plus beau temps. Je travaillais avec ardeur, j’avaisun but, j’étais encouragé ; je rapportais mes pensées, mesactions, à une personne qui savait se faire aimer, et mieux encorem’inspirer une profonde estime par la sagesse qu’elle déployaitdans une situation où la sagesse semble impossible. Mais tous mesjours se ressemblaient, monsieur. Cette monotonie du bonheur,l’état le plus délicieux qu’il y ait au monde, et dont le prixn’est apprécié qu’après toutes les tempêtes du cœur, ce doux étatoù la fatigue de vivre n’existe plus, où les plus sécrètes penséess’échangent, où l’on est compris ; hé ! bien, pour unhomme ardent, affamé de distinctions sociales, qui se lassait desuivre la gloire parce qu’elle marche d’un pied trop lent, cebonheur fut bientôt à charge. Mes anciens rêves revinrentm’assaillir. Je voulais impétueusement les plaisirs de la richesse,et les demandais au nom de l’amour. J’exprimais naïvement cesdésirs, lorsque, le soir, j’étais interrogé par une voix amie aumoment où, mélancolique et pensif, je m’absorbais dans les voluptésd’une opulence imaginaire. Je faisais sans doute gémir alors ladouce créature qui s’était vouée à mon bonheur. Pour elle, le plusviolent des chagrins était de me voir désirer quelque chose qu’ellene pouvait me donner à l’instant. Oh ! monsieur, lesdévouements de la femme sont sublimes !

Cette exclamation du médecin exprimait une secrète amertume, caril tomba dans une rêverie passagère que respecta Genestas.

– Eh ! bien, monsieur, reprit Benassis, un événement quiaurait dû consolider ce mariage commencé le détruisit, et fut lacause première de mes malheurs. Mon père mourut en laissant unefortune considérable ; les affaires de sa successionm’appelèrent pendant quelques mois en Languedoc, et j’y allai seul.Je retrouvai donc ma liberté. Toute obligation, même la plus douce,pèse au jeune âge : il faut avoir expérimenté la vie pourreconnaître la nécessité d’un joug et celle du travail. Je sentis,avec la vivacité d’un Languedocien, le plaisir d’aller et de venirsans avoir à rendre compte de mes actions à personne, mêmevolontairement. Si je n’oubliai pas complétement les liens quej’avais contractés, j’étais occupé d’intérêts qui m’endivertissaient, et insensiblement le souvenir s’en abolit. Je nesongeai pas sans un sentiment pénible à les reprendre à monretour ; puis je me demandai pourquoi les reprendre. Cependantje recevais des lettres empreintes d’une tendresse vraie ;mais à vingt-deux ans, un jeune homme imagine les femmes touteségalement tendres ; il ne sait pas encore distinguer entre lecœur et la passion ; il confond tout dans les sensations duplaisir qui semblent d’abord tout comprendre ; plus tardseulement, en connaissant mieux les hommes et les faits, je susapprécier ce qu’il y avait de véritable noblesse dans ces lettresoù jamais rien de personnel ne se mêlait à l’expression dessentiments, où l’on se réjouissait pour moi de ma fortune, où l’ons’en plaignait pour soi, où l’on ne supposait pas que je pussechanger, parce qu’on se sentait incapable de changement. Mais déjàje me livrais à d’ambitieux calculs, et pensais à me plonger dansles joies du riche, à devenir un personnage, à faire une bellealliance. Je me contentais de dire : Elle m’aime bien ! avecla froideur d’un fat. Déjà j’étais embarrassé de savoir comment jeme dégagerais de cette liaison. Cet embarras, cette honte, mènent àla cruauté ; pour ne point rougir devant sa victime, l’hommequi a commencé par la blesser, la tue. Les réflexions que j’aifaites sur ces jours d’erreurs m’ont dévoilé plusieurs abîmes ducœur. Oui, croyez-moi, monsieur, ceux qui ont sondé le plus avantles vices et les vertus de la nature humaine sont des gens quil’ont étudiée en eux-mêmes avec bonne foi. Notre conscience est lepoint de départ. Nous allons de nous aux hommes, jamais des hommesà nous. Quand je revins à Paris, j’habitai un hôtel que j’avaisfait louer sans avoir prévenu, ni de mon changement ni de monretour, la seule personne qui y fût intéressée. Je désirais jouerun rôle au milieu des jeunes gens à la mode. Après avoir goûtépendant quelques jours les premières délices de l’opulence, etlorsque j’en fus assez ivre pour ne pas faiblir, j’allai visiter lapauvre créature que je voulais délaisser. Aidée par le tact naturelaux femmes, elle devina mes sentiments secrets, et me cacha seslarmes. Elle dut me mépriser ; mais toujours douce et bonne,elle ne me témoigna jamais de mépris. Cette indulgence me tourmentacruellement. Assassins de salon ou de grande route, nous aimons quenos victimes se défendent, le combat semble alors justifier leurmort. Je renouvelai d’abord très-affectueusement mes visites. Si jen’étais pas tendre, je faisais des efforts pour paraîtreaimable ; puis je devins insensiblement poli ; un jour,par une sorte d’accord tacite, elle me laissa la traiter comme uneétrangère, et je crus avoir agi très-convenablement. Néanmoins jeme livrai presque avec furie au monde, pour étouffer dans ses fêtesle peu de remords qui me restaient encore. Qui se mésestime nesaurait vivre seul, je menai donc la vie dissipée que mènent àParis les jeunes gens qui ont de la fortune. Possédant del’instruction et beaucoup de mémoire, je parus avoir plus d’espritque je n’en avais réellement, et crus alors valoir mieux que lesautres : les gens intéressés à me prouver que j’étais un hommesupérieur me trouvèrent tout convaincu. Cette supériorité fut sifacilement reconnue, que je ne pris même pas la peine de lajustifier. De toutes les pratiques du monde, la louange est la plushabilement perfide. A Paris surtout, les politiques en tout genresavent étouffer un talent dès sa naissance, sous des couronnesprofusément jetées dans son berceau. Je ne fis donc pas honneur àma réputation, je ne profitai pas de ma vogue pour m’ouvrir unecarrière, et ne contractai point de liaisons utiles. Je donnai dansmille frivolités de tout genre. J’eus de ces passions éphémères quisont la honte des salons de Paris, où chacun va cherchant un amourvrai, se blase à sa poursuite, tombe dans un libertinage de bonton, et arrive à s’étonner d’une passion réelle autant que le mondes’étonne d’une belle action. J’imitais les autres, je blessaissouvent des âmes fraîches et nobles par les mêmes coups qui memeurtrissaient secrètement. Malgré ces fausses apparences qui mefaisaient mal juger, il y avait en moi une intraitable délicatesseà laquelle j’obéissais toujours. Je fus dupé dans bien desoccasions où j’eusse rougi de ne pas l’être, et je me déconsidéraipar cette bonne foi de laquelle je m’applaudissais intérieurement.En effet, le monde est plein de respect pour l’habileté, sousquelque forme qu’elle se montre. Pour lui, le résultat fait en toutla loi. Le monde m’attribua donc des vices, des qualités, desvictoires et des revers que je n’avais pas ; il me prêtait dessuccès galants que j’ignorais ; il me blâmait d’actionsauxquelles j’étais étranger ; par fierté, je dédaignais dedémentir les calomnies, et j’acceptais par amour-propre lesmédisances favorables. Ma vie était heureuse en apparence,misérable en réalité. Sans les malheurs qui fondirent bientôt surmoi, j’aurais graduellement perdu mes bonnes qualités et laissétriompher les mauvaises par le jeu continuel des passions, parl’abus des jouissances qui énervent le corps, et par lesdétestables habitudes de l’égoïsme qui usent les ressorts de l’âme.Je me ruinai. Voici comment. A Paris, quelle que soit la fortuned’un homme, il rencontre toujours une fortune supérieure delaquelle il fait son point de mire et qu’il veut surpasser. Victimede ce combat comme tant d’écervelés, je fus obligé de vendre, aubout de quatre ans, quelques propriétés, et d’hypothéquer lesautres. Puis un coup terrible vint me frapper. J’étais resté prèsde deux ans sans avoir vu la personne que j’avais abandonnée ;mais au train dont j’allais, le malheur m’aurait sans doute ramenévers elle. Un soir, au milieu d’une joyeuse partie, je reçus unbillet tracé par une main faible, et qui contenait à peu près cesmots :  » Je n’ai plus que quelques moments à vivre ; mon ami,je voudrais vous voir pour connaître le sort de mon enfant, savoirs’il sera le vôtre ; et aussi, pour adoucir les regrets quevous pourriez avoir un jour de ma mort .  » Cette lettre me glaça,elle révélait les douleurs secrètes du passé, comme elle renfermaitles mystères de l’avenir. Je sortis, à pied, sans attendre mavoiture, et traversai tout Paris, poussé par mes remords, en proieà la violence d’un premier sentiment qui devint durable aussitôtque je vis ma victime. La propreté sous laquelle se cachait lamisère de cette femme peignait les angoisses de sa vie ; ellem’en épargna la honte en m’en parlant avec une noble réserve,lorsque j’eus solennellement promis d’adopter notre enfant. Cettefemme mourut, monsieur, malgré les soins que je lui prodiguai,malgré toutes les ressources de la science vainement invoquée. Cessoins, ce dévouement tardif, ne servirent qu’à rendre ses derniersmoments moins amers. Elle avait constamment travaillé pour élever,pour nourrir son enfant. Le sentiment maternel avait pu la soutenircontre le malheur, mais non contre le plus vif de ses chagrins, monabandon. Cent fois elle avait voulu tenter une démarche près demoi, cent fois sa fierté de femme l’avait arrêtée ; elle secontentait de pleurer sans me maudire, en pensant que, de cet orrépandu à flots pour mes caprices, pas une goutte détournée par unsouvenir ne tombait dans son pauvre ménage pour aider à la vied’une mère et de son enfant. Cette grande infortune lui avaitsemblé la punition naturelle de sa faute. Secondée par un bonprêtre de Saint-Sulpice, dont la voix indulgente lui avait rendu lecalme, elle était venue essuyer ses larmes à l’ombre des autels ety chercher des espérances. L’amertume versée à flots par moi dansson cœur s’était insensiblement adoucie. Un jour, ayant entendu sonfils disant : Mon père ! mots qu’elle ne lui avait pas appris,elle me pardonna mon crime. Mais dans les larmes et les douleurs,dans les travaux journaliers et nocturnes, sa santé s’étaitaffaiblie. La religion lui apporta trop tard ses consolations et lecourage de supporter les maux de la vie. Elle était atteinte d’unemaladie au cœur, causée par ses angoisses, par l’attenteperpétuelle de mon retour, espoir toujours renaissant, quoiquetoujours trompé. Enfin, se voyant au plus mal, elle m’avait écritde son lit de mort ce peu de mots exempts de reproches et dictéspar la religion, mais aussi par sa croyance en ma bonté. Elle mesavait, disait-elle, plus aveuglé que perverti ; elle allajusqu’à s’accuser d’avoir porté trop loin sa fierté de femme.  » Sij’eusse écrit plus tôt, me dit-elle, peut-être aurions-nous eu letemps de légitimer notre enfant par un mariage.  » Elle nesouhaitait ces liens que pour son fils, et ne les eût pas réclaméssi elle ne les avait sentis déjà dénoués par la mort. Mais iln’était plus temps, elle n’avait alors que peu d’heures à vivre.Monsieur, près de ce lit où j’appris à connaître le prix d’un cœurdévoué, je changeai de sentiments pour toujours. J’étais dans l’âgeoù les yeux ont encore des larmes. Pendant les derniers jours quedura cette vie précieuse, mes paroles, mes actions et mes pleursattestèrent le repentir d’un homme frappé dans le cœur. Jereconnaissais trop tard l’âme d’élite que les petitesses du monde,que la futilité, l’égoïsme des femmes à la mode m’avaient appris àdésirer, à chercher. Las de voir tant de masques, las d’écoutertant de mensonges, j’avais appelé l’amour vrai que me faisaientrêver des passions factices ; je l’admirais là, tué par moi,sans pouvoir le retenir près de moi, quand il était encore si bienà moi. Une expérience de quatre années m’avait révélé mon propre etvéritable caractère. Mon tempérament, la nature de mon imagination,mes principes religieux, moins détruits qu’endormis, mon genred’esprit, mon cœur méconnu, tout en moi depuis quelque temps meportait à résoudre ma vie par les voluptés du cœur, et la passionpar les délices de la famille, les plus vraies de toutes. A forcede me débattre dans le vide d’une existence agitée sans but, depresser un plaisir toujours dénué des sentiments qui le doiventembellir, les images de la vie intime excitaient mes plus vivesémotions. Ainsi la révolution qui se lit dans mes mœurs futdurable, quoique rapide. Mon esprit méridional, adultéré par leséjour de Paris, m’eût porté certes à ne point m’apitoyer sur lesort d’une pauvre fille trompée, et j’eusse ri de ses douleurs siquelque plaisant me les avait racontées en joyeuse compagnie ;en France, l’horreur d’un crime disparaît toujours dans la finessed’un bon mot ; mais, en présence de cette céleste créature àqui je ne pouvais rien reprocher, toutes les subtilités setaisaient : le cercueil était là, mon enfant me souriait sanssavoir que j’assassinais sa mère. Cette femme mourut, elle mourutheureuse en s’apercevant que je l’aimais, et que ce nouvel amourn’était dû ni à la pitié, ni même au lien qui nous unissaitforcément. Jamais je n’oublierai les dernières heures de l’agonieoù l’amour reconquis et la maternité satisfaite firent taire lesdouleurs. L’abondance, le luxe dont elle se vit alors entourée, lajoie de son enfant qui devint plus beau dans les jolis vêtements dupremier âge, furent les gages d’un heureux avenir pour ce petitêtre en qui elle se voyait revivre. Le vicaire de Saint-Sulpice,témoin de mon désespoir, le rendit plus profond en ne me donnantpas de consolations banales, en me faisant apercevoir la gravité demes obligations ; mais je n’avais pas besoin d’aiguillon, maconscience me parlait assez haut. Une femme s’était fiée à moinoblement, et je lui avais menti en lui disant que je l’aimais,alors que je la trahissais ; j’avais causé toutes les douleursd’une pauvre fille qui, après avoir accepté les humiliations dumonde devait m’être sacrée ; elle mourait en me pardonnant, enoubliant tous ses maux, parce qu’elle s’endormait sur la paroled’un homme qui déjà lui avait manqué de parole. Après m’avoir donnésa foi de jeune fille, Agathe avait encore trouvé dans son cœur lafoi de la mère à me livrer. Oh ! monsieur, cet enfant !son enfant ! Dieu seul peut savoir ce qu’il fut pour moi. Cecher petit être était, comme sa mère, gracieux dans ses mouvements,dans sa parole, dans ses idées ; mais pour moi n’était-il pasplus qu’un enfant ? Ne fut-il pas mon pardon, monhonneur ! je le chérissais comme père, je voulais encorel’aimer comme l’eût aimé sa mère, et changer mes remords enbonheur, si je parvenais à lui faire croire qu’il n’avait pas cesséd’être sur le sein maternel ; ainsi, je tenais à lui par tousles liens humains et par toutes les espérances religieuses. J’aidonc eu dans le cœur tout ce que Dieu a mis de tendresse chez lesmères. La voix de cet enfant me faisait tressaillir, je leregardais endormi pendant longtemps avec une joie toujoursrenaissante, et souvent une larme tombait sur son front ; jel’avais habitué à venir faire sa prière sur mon lit dès qu’ils’éveillait. Combien de douces émotions m’a données la simple etpure prière du Pater noster dans la bouche fraîche et pure de cetenfant ; mais aussi combien d’émotions terribles ! Unmatin, après avoir dit :  » Notre père qui êtes aux cieux … « il s’arrêta :  » Pourquoi pas notre mère ?  » me demanda-t-il.Ce mot me terrassa. J’adorais mon fils, et j’avais déjà semé danssa vie plusieurs causes d’infortune. Quoique les lois aient reconnules fautes de la jeunesse et les aient presque protégées, endonnant à regret une existence légale aux enfants naturels, lemonde a fortifié par d’insurmontables préjugés les répugnances dela loi. De cette époque, monsieur, datent les réflexions sérieusesque j’ai faites sur la base des sociétés, sur leur mécanisme, surles devoirs de l’homme, sur la moralité qui doit animer lescitoyens. Le Génie embrasse tout d’abord ces liens entre lessentiments de l’homme et les destinées de la société ; laReligion inspire aux bons esprits les principes nécessaires aubonheur ; mais le Repentir seul les dicte aux imaginationsfougueuses : le repentir m’éclaira. Je ne vécus que pour un enfantet par cet enfant, je fus conduit à méditer sur les grandesquestions sociales. Je résolus de l’aimer personnellement paravance de tous les moyens de succès, afin de préparer sûrement sonélévation. Ainsi, pour lui apprendre l’anglais, l’allemand,l’italien et l’espagnol, je mis successivement autour de lui desgens de ces divers pays, chargés de lui faire contracter, dès sonenfance, la prononciation de leur langue. Je reconnus avec joie enlui d’excellentes dispositions dont je profitai pour l’instruire enjouant. Je ne voulus pas laisser pénétrer une seule idée faussedans son esprit, je cherchai surtout à l’accoutumer de bonne heureaux travaux de l’intelligence, à lui donner ce coup d’oeil rapideet sûr qui généralise, et cette patience qui descend jusque dans lemoindre détail des spécialités ; enfin, je lui ai appris àsouffrir et à se taire. Je ne permettais pas qu’un mot impur ouseulement impropre fût prononcé devant lui. Par mes soins, leshommes et les choses dont il était entouré contribuèrent à luiennoblir, à lui élever l’âme, à lui donner l’amour du vrai,l’horreur du mensonge, à le rendre simple et naturel en paroles, enactions, en manières. La vivacité de son imagination lui faisaitpromptement saisir les leçons extérieures, comme l’aptitude de sonintelligence lui rendait ses autres études faciles. Quelle jolieplante à cultiver ! Combien de joie ont les mères ! j’aicompris alors comment la sienne avait pu vivre et supporter sonmalheur. Voilà, monsieur, le plus grand événement de ma vie, etmaintenant j’arrive à la catastrophe qui m’a précipité dans cecanton. Maintenant je vais donc vous dire l’histoire la plusvulgaire, la plus simple du monde, mais pour moi la plus terrible.Après avoir donné pendant quelques années tous mes soins à l’enfantde qui je voulais faire un homme, ma solitude m’effraya ; monfils grandissait, il allait m’abandonner. L’amour était dans monâme un principe d’existence. J’éprouvais un besoin d’affection qui,toujours trompé, renaissait plus fort et croissait avec l’âge. Enmoi se trouvaient alors toutes les conditions d’un attachementvrai. J’avais été éprouvé, je comprenais et les félicités de laconstance et le bonheur de changer un sacrifice en plaisir, lafemme aimée devait toujours être la première dans mes actions etdans mes pensées. Je me complaisais à ressentir imaginairement unamour arrivé à ce degré de certitude où les émotions pénètrent sibien deux êtres, que le bonheur a passé dans la vie, dans lesregards, dans les paroles, et ne cause plus aucun choc. Cet amourest alors dans la vie comme le sentiment religieux est dans l’âme,il l’anime, la soutient et l’éclaire. Je comprenais l’amourconjugal autrement que ne le comprend la plupart des hommes, et jetrouvais que sa beauté, que sa magnificence gît précisément en ceschoses qui le font périr dans une foule de ménages. Je sentaisvivement la grandeur morale d’une vie à deux assez intimementpartagée pour que les actions les plus vulgaires n’y soient plus unobstacle à la perpétuité des sentiments. Mais où rencontrer descœurs à battements assez parfaitement isochrones, passez-moi cetteexpression scientifique, pour arriver à cette union céleste ?s’il en existe, la nature ou le hasard les jettent à de si grandesdistances, qu’ils ne peuvent se joindre, ils se connaissent troptard ou sont trop tôt séparés par la mort. Cette fatalité doitavoir un sens, mais je ne l’ai jamais cherché. Je souffre trop dema blessure pour l’étudier. Peut-être le bonheur parfait est-il unmonstre qui ne perpétuerait pas notre espèce. Mon ardeur pour unmariage de ce genre était excitée par d’autres causes. Je n’avaispoint d’amis. Pour moi le monde était désert. Il est en moi quelquechose qui s’oppose au doux phénomène de l’union des âmes. Quelquespersonnes m’ont recherché, mais rien ne les ramenait près de moi,quelques efforts que je fisse vers elles. Pour beaucoup d’hommes,j’ai fait taire ce que le monde appelle la supériorité ; jemarchais de leur pas, j’épousais leurs idées, je riais de leurrire, j’excusais les défauts de leur caractère ; si j’eusseobtenu la gloire, je la leur aurais vendue pour un peu d’affection.Ces hommes m’ont quitté sans regrets. Tout est piége et douleur àParis pour les âmes qui veulent y chercher des sentiments vrais. Làoù dans le monde se posaient mes pieds, le terrain se brûlaitautour de moi. Pour les uns, ma complaisance était faiblesse, si jeleur montrais les griffes de l’homme qui se sentait de force àmanier un jour le pouvoir, j’étais méchant ; pour les autres,ce rire délicieux qui cesse à vingt ans, et auquel plus tard nousavons presque honte de nous livrer, était un sujet de moquerie, jeles amusais. De nos jours, le monde s’ennuie et veut néanmoins dela gravité dans les plus futiles discours. Horrible époque !où l’on se courbe devant un homme poli, médiocre et froid que l’onhait, mais à qui l’on obéit. J’ai découvert plus tard les raisonsde ces inconséquences apparentes. La médiocrité, monsieur, suffit àtoutes les heures de la vie ; elle est le vêtement journalierde la société ; tout ce qui sort de l’ombre douce projetée parles gens médiocres est quelque chose de trop éclatant ; legénie, l’originalité, sont des bijoux que l’on serre et que l’ongarde pour s’en parer à certains jours. Enfin, monsieur, solitaireau milieu de Paris, ne pouvant rien trouver dans le monde, qui neme rendait rien quand je lui livrais tout ; n’ayant pas assezde mon enfant pour satisfaire mon cœur, parce que j’étaishomme ; un jour où je sentis ma vie se refroidir, où je pliaisous le fardeau de mes misères secrètes, je rencontrai la femme quidevait me faire connaître l’amour dans sa violence, les respectspour un amour avoué, l’amour avec ses fécondes espérances debonheur, enfin l’amour ! J’avais renoué connaissance avec levieil ami de mon père, qui jadis prenait soin de mesintérêts ; ce fut chez lui que je vis la jeune personne pourlaquelle je ressentis un amour qui devait durer autant que ma vie.Plus l’homme vieillit, monsieur, plus il reconnaît la prodigieuseinfluence des idées sur les événements. Des préjugés fortrespectables, engendrés par de nobles idées religieuses, furent lacause de mon malheur. Cette jeune fille appartenait à une familleextrêmement pieuse dont les opinions catholiques étaient dues àl’esprit d’une secte improprement appelée janséniste, et qui causajadis des troubles en France ; vous savez pourquoi ?

– Non, dit Genestas.

– Jansénius, évêque d’Ypres, fit un livre où l’on crut trouverdes propositions en désaccord avec les doctrines du Saint-Siége.Plus tard les propositions textuelles ne semblèrent plus offrird’hérésie, quelques auteurs allèrent même jusqu’à nier l’existencematérielle des maximes. Ces débats insignifiants firent naître dansl’Eglise gallicane deux partis, celui des jansénistes, et celui desjésuites. Des deux côtés se rencontrèrent de grands hommes. Ce futune lutte entre deux corps puissants. Les jansénistes accusèrentles jésuites de professer une morale trop relâchée, et affectèrentune excessive pureté de mœurs et de principes ; lesjansénistes furent donc en France des espèces de puritainscatholiques, si toutefois ces deux mots peuvent s’allier. Pendantla Révolution française il se forma, par suite du schisme peuimportant qu’y produisit le Concordat, une congrégation decatholiques purs qui ne reconnurent pas les évêques institués parle pouvoir révolutionnaire et par les transactions du pape. Cetroupeau de fidèles forma ce que l’on nomme la petite Eglise dontles ouailles professèrent, comme les jansénistes, cette exemplairerégularité de vie, qui semble être une loi nécessaire à l’existencede toutes les sectes proscrites et persécutées. Plusieurs famillesjansénistes appartenaient à la petite Eglise. Les parents de cettejeune fille avaient embrassé ces deux puritanismes égalementsévères qui donnent au caractère et à la physionomie quelque chosed’imposant ; car le propre des doctrines absolues estd’agrandir les plus simples actions en les rattachant à la viefuture ; de là cette magnifique et suave pureté du cœur, cerespect des autres et de soi ; de là je ne sais quelchatouilleux sentiment du juste et de l’injuste ; puis unegrande charité, mais aussi l’équité stricte, et pour tout direimplacable ; enfin une profonde horreur pour les vices,surtout pour le mensonge qui les comprend tous. Je ne me souvienspas d’avoir connu de moments plus délicieux que ceux pendantlesquels j’admirai pour la première fois, chez mon vieil ami, lajeune fille vraie, timide, façonnée à toutes les obéissances, enqui éclataient toutes les vertus particulières à cette secte, sansqu’elle en témoignât néanmoins aucun orgueil. Sa taille souple etdéliée donnait à ses mouvements une grâce que son rigorisme nepouvait atténuer ; la coupe de son visage avait lesdistinctions, et ses traits avaient la finesse d’une jeune personneappartenant à une famille noble ; son regard était à la foisdoux et fier, son front était calme ; puis sur sa têtes’élevaient des cheveux abondants, simplement nattés qui luiservaient à son insu de parure. Enfin, capitaine, elle m’offrit letype d’une perfection que nous trouvons toujours dans la femme dequi nous sommes épris ; pour l’aimer, ne faut-il pasrencontrer en elle les caractères de cette beauté rêvée quiconcorde à nos idées particulières ? Quand je lui adressai laparole, elle me répondit simplement, sans empressement ni faussehonte, en ignorant le plaisir que causaient les harmonies de sonorgane et de ses dons extérieurs. Tous ces anges ont les mêmessignes auxquels le cœur les reconnaît : même douceur de voix, mêmetendresse dans le regard, même blancheur de teint, quelque chose dejoli dans les gestes. Ces qualités s’harmonient, se fondent ets’accordent pour charmer sans qu’on puisse saisir en quoi consistele charme. Une âme divine s’exhale par tous les mouvements. J’aimaipassionnément. Cet amour réveilla, satisfit les sentiments quim’agitaient : ambition, fortune, tous mes rêves, enfin !Belle, noble, riche et bien élevée, cette jeune fille possédait lesavantages que le monde exige arbitrairement d’une femme placée dansla haute position où je voulais arriver ; instruite, elles’exprimait avec cette spirituelle éloquence à la fois rare etcommune en France, où chez beaucoup de femmes, les plus jolis motssont vides, tandis qu’en elle l’esprit était plein de sens. Enfin,elle avait surtout un sentiment profond de sa dignité qui imprimaitle respect ; je ne sais rien de plus beau pour une épouse. Jem’arrête, capitaine ! on ne peint jamais quetrès-imparfaitement une femme aimée ; entre elle et nous ilpréexiste des mystères qui échappent à l’analyse. Ma confidence futbientôt faite à mon vieil ami, qui me présenta dans la famille, oùil m’appuya de sa respectable autorité. Quoique reçu d’abord aveccette froide politesse particulière aux personnes exclusives quin’abandonnent plus les amis qu’elles ont une fois adoptés, plustard je parvins à être accueilli familièrement. Je dus sans doutece témoignage d’estime à la conduite que je tins en cetteoccurrence. Malgré ma passion, je ne fis rien qui pût me déshonorerà mes yeux, je n’eus aucune complaisance servile, je ne flattaipoint ceux de qui dépendait ma destinée, je me montrai tel quej’étais, et homme avant tout. Lorsque mon caractère fut bien connu,mon vieil ami, désireux autant que moi de voir finir mon tristecélibat, parla de mes espérances, auxquelles on fit un favorableaccueil, mais avec cette finesse dont se dépouillent rarement lesgens du monde, et dans le désir de me procurer un bon mariage ,expression qui fait d’un acte si solennel une sorte d’affairecommerciale où l’un des deux époux cherche à tromper l’autre, levieillard garda le silence sur ce qu’il nommait une erreur de majeunesse. Selon lui, l’existence de mon enfant exciterait desrépulsions morales en comparaison desquelles la question de fortunene serait rien et qui détermineraient une rupture. Il avait raison. » Ce sera, me dit-il, une affaire qui s’arrangera très-bien entrevous et votre femme, de qui vous obtiendrez facilement une belle etbonne absolution.  » Enfin, pour étouffer mes scrupules, il n’oubliaaucun des captieux raisonnements que suggère la sagesse habituelledu monde. Je vous avouerai, monsieur, que, malgré ma promesse, monpremier sentiment me porta loyalement à tout découvrir au chef dela famille ; mais sa rigidité me fit réfléchir, et lesconséquences de cet aveu m’effrayèrent ; je transigeailâchement avec ma conscience, je résolus d’attendre, et d’obtenirde ma prétendue assez de gages d’affection pour que mon bonheur nefût pas compromis par cette terrible confidence. Ma résolution detout avouer dans un moment opportun légitima les sophismes du mondeet ceux du prudent vieillard. Je fus donc, à l’insu des amis de lamaison, admis comme un futur époux chez les parents de la jeunefille. Le caractère distinctif de ces pieuses familles est unediscrétion sans bornes, et l’on s’y tait sur toutes les choses,même sur les indifférentes. Vous ne sauriez croire, monsieur,combien cette gravité douce, répandue dans les moindres actions,donne de profondeur aux sentiments. Là les occupations étaienttoutes utiles ; les femmes employaient leur loisir à faire dulinge pour les pauvres ; la conversation n’était jamaisfrivole, mais le rire n’en était pas banni, quoique lesplaisanteries y fussent simples et sans mordant. Les discours deces Orthodoxes semblaient d’abord étranges, dénués du piquant quela médisance et les histoires scandaleuses donnent auxconversations du monde ; car le père et l’oncle lisaient seulsles journaux, et jamais ma prétendue n’avait jeté les yeux sur cesfeuilles, dont la plus innocente parle encore des crimes ou desvices publics ; mais plus tard l’âme éprouvait, dans cettepure atmosphère, l’impression que nos yeux reçoivent des couleursgrises, un doux repos, une suave quiétude. Cette vie était enapparence d’une monotonie effrayante. L’aspect intérieur de cettemaison avait quelque chose de glacial : j’y voyais, chaque jourtous les meubles, même les plus usagers, exactement placés de lamême façon, et les moindres objets toujours également propres.Néanmoins cette manière de vivre attachait fortement. Après avoirvaincu la première répugnance d’un homme habitué aux plaisirs de lavariété, du luxe et du mouvement parisien, je reconnus lesavantages de cette existence ; elle développe les idées danstoute leur étendue, et provoque d’involontairescontemplations ; le cœur y domine, rien ne le distrait, ilfinit par y apercevoir je ne sais quoi d’immense autant que la mer.Là, comme dans les cloîtres, en retrouvant sans cesse les mêmeschoses, la pensée se détache nécessairement des choses et sereporte sans partage vers l’infini des sentiments. Pour un hommeaussi sincèrement épris que je l’étais, le silence, la simplicitéde la vie, la répétition presque monastique des mêmes actesaccomplis aux mêmes heures, donnèrent plus de force à l’amour. Parce calme profond, les moindres mouvements, une parole, un gesteacquéraient un intérêt prodigieux. En ne forçant rien dansl’expression des sentiments, un sourire, un regard offrent, à descœurs qui s’entendent d’inépuisables images pour peindre leursdélices et leurs misères. Aussi ai-je compris alors que le langage,dans la magnificence de ses phrases, n’a rien d’aussi varié,d’aussi éloquent que la correspondance des regards et l’harmoniedes sourires. Combien de fois n’ai-je pas tenté de faire passer monâme dans mes yeux ou sur mes lèvres, en me trouvant obligé de taireet de dire tout ensemble la violence de mon amour à une jeune fillequi, près de moi, restait constamment tranquille, et à laquelle lesecret de ma présence au logis n’avait pas encore été révélé ;car ses parents voulaient lui laisser son libre arbitre dans l’actele plus important de sa vie. Mais quand on éprouve une passionvraie, la présence de la personne aimée n’assouvit-elle pas nosdésirs les plus violents ? quand nous sommes admis devantelle, n’est-ce pas le bonheur du chrétien devant Dieu ? Voir,n’est-ce pas adorer ? Si, pour moi, plus que pour tout autre,ce fut un supplice de ne pas avoir le droit d’exprimer les élans demon cœur ; si je fus forcé d’y ensevelir ces brûlantes parolesqui trompent de plus brûlantes émotions en les exprimant ;néanmoins cette contrainte, en emprisonnant ma passion, la fitsaillir plus vive dans les petites choses, et les moindresaccidents contractèrent alors un prix excessif. L’admirer pendantdes heures entières, attendre une réponse et savourer longtemps lesmodulations de sa voix pour y chercher ses plus secrètespensées ; épier le tremblement de ses doigts quand je luiprésentais quelque objet qu’elle avait cherché, imaginer desprétextes pour effleurer sa robe ou ses cheveux, pour lui prendrela main, pour la faire parler plus qu’elle ne le voulait ;tous ces riens étaient de grands événements. Pendant ces sortesd’extases, les yeux, le geste, la voix apportaient à l’âmed’inconnus témoignages d’amour. Tel fut mon langage, le seul que mepermît la réserve froidement virginale de cette jeune fille ;car ses manières ne changeaient pas, elle était bien toujours avecmoi comme une sœur est avec son frère ; seulement, à mesureque ma passion grandissait, le contraste entre mes paroles et lessiennes, entre mes regards et les siens, devenait plus frappant, etje finis par deviner que ce timide silence était le seul moyen quipût servir à celle jeune fille pour exprimer ses sentiments.N’était-elle pas toujours dans le salon quand j’y venais ? n’yrestait-elle pas durant ma visite attendue et pressentiepeut-être ! cette fidélité silencieuse n’accusait-elle pas lesecret de son âme innocente ? Enfin, n’écoutait-elle pas mesdiscours avec un plaisir qu’elle ne savait pas cacher ? Lanaïveté de nos manières et la mélancolie de notre amour finirentsans doute par impatienter les parents, qui, me voyant presqueaussi timide que l’était leur fille, me jugèrent favorablement, etme regardèrent comme un homme digne de leur estime. Le père et lamère se confièrent à mon vieil ami, lui dirent de moi les chosesles plus flatteuses : j’étais devenu leur fils d’adoption, ilsadmiraient surtout la moralité de mes sentiments. Il est vraiqu’alors je m’étais retrouvé jeune. Dans ce monde religieux et pur,l’homme de trente-deux ans redevenait l’adolescent plein decroyances. L’été finissait, des occupations avaient retenu cettefamille à Paris contre ses habitudes ; mais, au mois deseptembre elle fut libre de partir pour une terre située enAuvergne, et le père me pria de venir habiter, pendant deux mois,un vieux château perdu dans les montagnes du Cantal. Quand cetteamicale invitation me fut faite, je ne répondis pas tout d’abord.Mon hésitation me valut la plus douce, la plus délicieuse desexpressions involontaires par lesquelles une modeste jeune fillepuisse trahir les mystères de son cœur. Evelina…

Dieu ! s’écria Benassis, qui resta pensif etsilencieux.

– Pardonnez-moi, capitaine Bluteau, reprit-il après une longuepause. Voici la première fois, depuis douze ans, que je prononce unnom qui voltige toujours dans ma pensée, et qu’une voix me criesouvent pendant mon sommeil. Evelina donc, puisque je l’ai nommée,leva la tête par un mouvement dont la rapidité brève contrastaitavec la douceur innée de ses gestes ; elle me regarda sansfierté, mais avec une inquiétude douloureuse ; elle rougit etbaissa les yeux. La lenteur avec laquelle elle déplia ses paupièresme causa je ne sais quel plaisir jusqu’alors ignoré. Je ne pusrépondre que d’une voix entrecoupée, en balbutiant. L’émotion demon cœur parla vivement au sien, et elle me remercia par un regarddoux, presque humide. Nous nous étions tout dit. Je suivis lafamille à sa terre. Depuis le jour où nos cœurs s’étaient entendus,les choses avaient pris un nouvel aspect autour de nous ; rienne nous fut plus indifférent. Quoique l’amour-vrai soit toujours lemême, il doit emprunter des formes à nos idées, et se trouver ainsiconstamment semblable et dissemblable à lui-même en chaque être dequi la passion devient une œuvre unique où s’expriment sessympathies. Aussi le philosophe, le poëte, savent-ils seuls laprofondeur de cette définition de l’amour devenue vulgaire : unégoïsme à deux. Nous nous aimons nous-mêmes en l’autre . Mais sil’expression de l’amour est tellement diverse que chaque coupled’amants n’a pas son semblable dans la succession des temps, ilobéit néanmoins au même mode dans ses expansions. Ainsi les jeunesfilles, même la plus religieuse, la plus chaste de toutes,emploient le même langage, et ne diffèrent que par la grâce desidées. Seulement, là où, pour une autre, l’innocente confidence deses émotions eût été naturelle, Evelina y voyait une concessionfaite à des sentiments tumultueux qui l’emportaient sur le calmehabituel de sa religieuse jeunesse, le plus furtif regard semblaitlui être violemment arraché par l’amour. Cette lutte constanteentre son cœur et ses principes donnait au moindre événement de savie, si tranquille à la surface et si profondément agitée, uncaractère de force bien supérieur aux exagérations des jeunesfilles de qui les manières sont promptement faussées par les mœursmondaines. Pendant le voyage, Evelina trouvait à la nature desbeautés dont elle parlait avec admiration. Lorsque nous ne croyonspas avoir le droit d’exprimer le bonheur causé par la présence del’être aimé, nous déversons les sensations dont surabonde notrecœur dans les objets extérieurs que nos sentiments cachésembellissent. La poésie des sites qui passaient sous nos yeux étaitalors pour nous deux un truchement bien compris, et les éloges quenous leur donnions contenaient pour nos âmes les secrets de notreamour. A plusieurs reprises, la mère d’Evelina se plut àembarrasser sa fille par quelques malices de femme : –  » Vous avezpassé vingt fois dans cette vallée, ma chère enfant, sans paraîtrel’admirer, lui dit-elle après une phrase un peu trop chaleureused’Evelina. – Ma mère, je n’étais sans doute pas arrivée à l’âge oùl’on sait apprécier ces sortes de beautés.  » Pardonnez-moi cedétail sans charme pour vous, capitaine ; mais cette réponsesi simple me causa des joies inexprimables, toutes puisées dans leregard qui me fut adressé. Ainsi, tel village éclairé par le soleillevant, telle ruine couverte de lierre que nous avons contempléeensemble, servirent à empreindre plus fortement dans nos âmes parla souvenance d’une chose matérielle de douces émotions où pournous il allait de tout notre avenir. Nous arrivâmes au châteaupatrimonial, où je restai pendant quarante jours environ. Ce temps,monsieur, est la seule part de bonheur complet que le ciel m’aitaccordée. Je savourai des plaisirs inconnus aux habitants desvilles. Ce fut tout le bonheur qu’ont deux amants à vivre sous lemême toit, à s’épouser par avance, à marcher de compagnie à traversles champs, à pouvoir être seuls parfois, à s’asseoir sous un arbreau fond de quelque jolie petite vallée, à y regarder lesconstructions d’un vieux moulin, à s’arracher quelques confidences,vous savez, de ces petites causeries douces par lesquelles ons’avance tous les jours un peu plus dans le cœur l’un de l’autre.Ah ! monsieur, la vie en plein air, les beautés du ciel et dela terre, s’accordent si bien avec la perfection et les délices del’âme ! Se sourire en contemplant les cieux, mêler des parolessimples aux chants des oiseaux sous la feuillue humide, revenir aulogis à pas lents en écoutant les sons de la cloche qui vousrappelle trop tôt, admirer ensemble un petit détail de paysage,suivre les caprices d’un insecte, examiner une mouche d’or, unefragile création que tient une jeune fille aimante et pure,n’est-ce pas être attiré tous les jours un peu plus haut dans lescieux ? Il y eut pour moi, dans ces quarante jours de bonheur,des souvenirs à colorer toute une vie, souvenirs d’autant plusbeaux et plus vastes, que jamais depuis je ne devais être compris.Aujourd’hui, des images simples en apparence, mais pleines designifiances amères pour un cœur brisé, m’ont rappelé des amoursévanouis, mais non pas oubliés. Je ne sais si vous avez remarquél’effet du soleil couchant sur la chaumière du petit Jacques. En unmoment les feux du soleil ont fait resplendir la nature, puissoudain le paysage est devenu sombre et noir. Ces deux aspects sidifférents me présentaient un fidèle tableau de cette période demon histoire. Monsieur, je reçus d’elle le premier, le seul etsublime témoignage qu’il soit permis à une jeune fille innocente dedonner ; et qui, plus furtif il est, plus il engage : suavepromesse d’amour, souvenir du langage parlé dans un mondemeilleur ! Sûr alors d’être aimé, je jurai de tout dire, de nepas avoir un secret pour elle, j’eus honte d’avoir tant tardé à luiraconter les chagrins que je m’étais créés. Par malheur, lelendemain de cette bonne journée, une lettre du précepteur de monfils me fit trembler pour une vie qui m’était si chère. Je partissans dire mon secret à Evelina, sans donner à la famille d’autremotif que celui d’une affaire grave. En mon absence, les parentss’alarmèrent. Craignant que je n’eusse quelques engagements decœur, ils écrivirent à Paris pour prendre des informations sur moncompte. Inconséquents avec leurs principes religieux, ils sedéfièrent de moi, sans me mettre à même de dissiper leurssoupçons ; un de leurs amis les instruisit, à mon insu, desévénements de ma jeunesse, envenima mes fautes, insista surl’existence de mon enfant, que, disait-il, j’avais à desseincachée. Lorsque j’écrivis à mes futurs parents, je ne reçus pas deréponse ; ils revinrent à Paris, je me présentai chez eux, jene fus pas reçu. Alarmé, j’envoyai mon vieil ami savoir la raisond’une conduite à laquelle je ne comprenais rien. Lorsqu’il enapprit la cause, le bon vieillard se dévoua noblement, il assumasur lui la forfaiture de mon silence, voulut me justifier et ne putrien obtenir. Les raisons d’intérêt et de morale étaient tropgraves pour cette famille, ses préjugés étaient trop arrêtés, pourla faire changer de résolution. Mon désespoir fut sans bornes.D’abord je tâchai de conjurer l’orage ; mais mes lettres mefurent renvoyées sans avoir été ouvertes. Lorsque tous les moyenshumains furent épuisés ; quand le père et la mère eurent ditau vieillard, auteur de mon infortune, qu’ils refuseraientéternellement d’unir leur fille à un homme qui avait à se reprocherla mort d’une femme et la vie d’un enfant naturel, même quandEvelina les implorerait à genoux, alors, monsieur, il ne me restaplus qu’un dernier espoir, faible comme la branche de saule àlaquelle s’attache un malheureux quand il se noie. J’osai croireque l’amour d’Evelina serait plus fort que les résolutionspaternelles, et qu’elle saurait vaincre l’inflexibilité de sesparents ; son père pouvait lui avoir caché les motifs du refusqui tuait notre amour, je voulus qu’elle décidât de mon sort enconnaissance de cause, je lui écrivis. Hélas ! monsieur, dansles larmes et la douleur, je traçai, non sans de cruelleshésitations, la seule lettre d’amour que j’aie jamais faite. Je nesais plus que vaguement aujourd’hui ce que me dicta ledésespoir ; sans doute, je disais à mon Evelina que, si elleavait été sincère et vraie, elle ne pouvait, elle ne devait jamaisaimer que moi ; sa vie n’était-elle pas manquée, n’était-ellepas condamnée à mentir à son futur époux ou à moi ? netrahissait-elle pas les vertus de la femme, en refusant à son amantméconnu le même dévouement qu’elle aurait déployé pour lui, si lemariage accompli dans nos cœurs se fût célébré ? et quellefemme n’aimerait à se trouver plus liée par les promesses du cœurque par les chaînes de la loi ? Je justifiai mes fautes eninvoquant toutes les puretés de l’innocence, sans rien oublier dece qui pouvait attendrir une âme noble et généreuse. Mais, puisqueje vous avoue tout, je vais vous aller chercher sa réponse et madernière lettre, dit Benassis en sortant pour monter à sachambre !

Il revint bientôt en tenant à la main un portefeuille usé,duquel il ne tira pas sans une émotion profonde des papiers mal enordre et qui tremblèrent dans ses mains.

– Voici la fatale lettre, dit-il. L’enfant qui traça cescaractères ne savait pas de quelle importance serait pour moi lepapier qui contient ses pensées. Voici, dit-il en montrant uneautre lettre, le dernier cri qui me fut arraché par messouffrances, et vous en jugerez tout à l’heure. Mon vieil ami portama supplication, la remit en secret, humilia ses cheveux blancs enpriant Evelina de la lire, d’y répondre, et voici ce qu’ellem’écrivit :  » Monsieur…  »

– Moi qui naguère étais son aimé , nom chaste trouvé par ellepour exprimer un chaste amour, elle m’appelait monsieur ! Ceseul mot disait tout. Mais écoutez la lettre.  » Il est bien cruelpour une jeune fille d’apercevoir de la fausseté dans l’homme à quisa vie doit être confiée ; néanmoins j’ai dû vous excuser,nous sommes si faibles ! Votre lettre m’a touchée, mais nem’écrivez plus, votre écriture me cause des troubles que je ne puissupporter. Nous sommes séparés pour toujours. Les raisons que vousm’avez données m’ont séduite, elles ont étouffé le sentiment quis’était élevé dans mon âme contre vous, j’aimais tant à vous savoirpur ! Mais vous et moi, nous nous sommes trouvés trop faiblesen présence de mon père ! Oui, monsieur, j’ai osé parler envotre faveur. Pour supplier mes parents, il m’a fallu surmonter lesplus grandes terreurs qui m’aient agitée, et presque mentir auxhabitudes de ma vie. Maintenant, je cède encore à vos prières, etme rends coupable en vous répondant à l’insu de mon père ;mais ma mère le sait ; son indulgence, en me laissant libred’être seule un moment avec vous, m’a prouvé combien elle m’aimait,et m’a fortifiée dans mon respect pour les volontés de la famille,que j’étais bien près de méconnaître. Aussi, monsieur, vousécrivé-je pour la première et dernière fois. Je vous pardonne sansarrière-pensée les malheurs que vous avez semés dans ma vie. Oui,vous avez raison, un premier amour ne s’efface pas. Je ne suis plusune pure jeune fille, je ne saurais être une chaste épouse.J’ignore donc quelle sera ma destinée. Vous le voyez, monsieur,l’année que vous avez remplie aura de longs retentissements dansl’avenir ; mais je ne vous accuse point. Je serai toujoursaimée ! pourquoi me l’avoir dit ? ces parolescalmeront-elles l’âme agitée d’une pauvre fille solitaire ? Nem’avez-vous pas déjà perdue dans ma vie future, en me donnant dessouvenirs qui reviendront toujours ! Si maintenant je ne puisêtre qu’à Jésus, acceptera-t-il un cœur déchiré ? Mais il nem’a pas envoyé vainement ces afflictions, il a ses desseins, etvoulait sans doute m’appeler à lui, lui mon seul refugeaujourd’hui. Monsieur, il ne me reste rien sur cette terre. Vous,pour tromper vos chagrins, vous avez toutes les ambitionsnaturelles à l’homme. Ceci n’est point un reproche, mais une sortede consolation religieuse. Je pense que si nous portons en cemoment un fardeau blessant, j’en ai la part la plus pesante. Celuien qui j’ai mis tout mon espoir, et de qui vous ne sauriez êtrejaloux, a noué notre vie ; il saura la dénouer suivant sesvolontés. Je me suis aperçu que vos croyances religieuses n’étaientpas assises sur cette foi vive et pure qui nous aide à supporterici-bas nos maux. Monsieur, si Dieu daigne exaucer les vœux d’uneconstante et fervente prière, il vous accordera les dons de salumière. Adieu, vous qui avez dû être mon guide, vous que j’ai punommer mon aimé sans crime, et pour qui je puis encore prier sanshonte. Dieu dispose à son gré de nos jours, il pourrait vousappeler à lui le premier de nous deux ; mais si je restaisseule au monde, eh ! bien, monsieur, confiez-moi cet enfant. »

– Cette lettre, pleine de sentiments généreux, trompait mesespérances, reprit Benassis. Aussi d’abord n’écoutai-je que madouleur ; plus tard, j’ai respiré le parfum que cette jeunefille essayait de jeter sur les plaies de mon âme en s’oubliantelle-même ; mais, dans le désespoir, je lui écrivis un peudurement.

 » Mademoiselle, ce seul mot vous dit que je renonce à vous etque je vous obéis ! Un homme trouve encore je ne sais quelleaffreuse douceur à obéir à la personne aimée, alors même qu’ellelui ordonne de la quitter. Vous avez raison, et je me condamnemoi-même. J’ai jadis méconnu le dévouement d’une jeune fille, mapassion doit être aujourd’hui méconnue. Mais je ne croyais pas quela seule femme à qui j’eusse fait don de mon âme se chargeâtd’exercer cette vengeance. Je n’aurais jamais soupçonné tant dedureté, de vertu peut-être, dans un cœur qui me paraissait et sitendre et si aimant. Je viens de connaître l’étendue de mon amour,il a résisté à la plus inouïe de toutes les douleurs, au mépris quevous me témoignez en rompant sans regret les liens par lesquelsnous nous étions unis. Adieu pour jamais. Je garde l’humble fiertédu repentir, et vais chercher une condition où je puisse expier desfautes pour lesquelles vous, mon interprète dans les cieux, avezété sans pitié. Dieu sera peut-être moins cruel que vous nel’êtes ! Mes souffrances, souffrances pleines de vous,puniront un cœur blessé qui saignera toujours dans lasolitude ; car, aux cœurs blessés, l’ombre et le silence.Aucune autre image d’amour ne s’imprimera plus dans mon cœur.Quoique je ne sois pas femme, j’ai compris comme vous qu’en disant: Je t’aime , je m’engageais pour toute ma vie. Oui, ces motsprononcés à l’oreille de mon aimée n’étaient pas un mensonge ;si je pouvais changer, elle aurait raison dans ses mépris ;vous serez donc à jamais l’idole de ma solitude. Le repentir etl’amour sont deux vertus qui doivent inspirer toutes lesautres ; ainsi, malgré les abîmes qui vont nous séparer, vousserez toujours le principe de mes actions. Quoique vous ayez emplimon cœur d’amertume, il ne s’y trouvera point contre vous depensées amères ; ne serait-ce pas mal commencer mes nouvellesœuvres que de ne pas épurer mon âme de tout levain mauvais ?Adieu donc, vous le seul cœur que j’aime en ce monde et d’où jesuis chassé. Jamais adieu n’aura embrassé plus de sentiments niplus de tendresse ; n’emporte-t-il pas une âme et une viequ’il n’est au pouvoir de personne de ranimer ? Adieu, à vousla paix, à moi tout le malheur !  »

Ces deux lettres lues, Genestas et Benassis se regardèrentpendant un moment, en proie à de tristes pensées qu’ils ne secommuniquèrent point.

– Après avoir envoyé cette dernière lettre dont le brouillon estconservé, comme vous voyez, et qui, pour moi, représenteaujourd’hui toutes mes joies, mais flétries, reprit Benassis, jetombai dans un abattement inexprimable. Les liens qui peuventici-bas attacher un homme à l’existence se trouvaient réunis danscette chaste espérance, désormais perdue. Il fallait dire adieu auxdélices de l’amour permis, et laisser mourir les idées généreusesqui florissaient au fond de mon cœur. Les vœux d’une âme repentantequi avait soif du beau, du bon, de l’honnête étaient repoussés pardes gens vraiment religieux. Monsieur, dans le premier moment, monesprit fut agité par les résolutions les plus extravagantes, maisl’aspect de mon fils les combattit heureusement. Je sentis alorsmon attachement pour lui s’accroître de tous les malheurs dont ilétait la cause innocente et dont je devais m’accuser seul. Ildevint donc toute ma consolation. A trente-quatre ans, je pouvaisencore espérer d’être noblement utile à mon pays, je résolus d’ydevenir un homme célèbre afin d’effacer à force de gloire ou sousl’éclat de la puissance la faute qui entachait la naissance de monfils. Combien de beaux sentiments je lui dois, et combien il m’afait vivre pendant les jours où je m’occupais de son avenir !J’étouffe, s’écria Benassis. Après onze ans, je ne puis encorepenser à cette funeste année… Cet enfant, monsieur, je l’aiperdu.

Le médecin se tut et se cacha la figure dans ses mains, qu’illaissa tomber quand il eut repris un peu de calme. Genestas ne vitpas alors sans émotion les larmes qui baignaient les yeux de sonhôte.

– Monsieur, ce coup de foudre me déracina d’abord, repritBenassis. Je ne recueillis les lumières d’une saine morale qu’aprèsm’être transplanté dans un sol autre que celui du monde social. Jene reconnus que plus tard la main de Dieu dans mes malheurs, etplus tard je sus me résigner en écoutant sa voix. Ma résignation nepouvait être subite, mon caractère exalté dut se réveiller ;je dépensai les dernières flammes de ma fougue dans un dernierorage, j’hésitai longtemps avant de choisir le seul parti qu’ilconvient à un catholique de prendre. D’abord je voulus me tuer.Tous ces événements ayant, outre mesure, développé chez moi lesentiment mélancolique, je me décidai froidement à cet acte dedésespoir. Je pensai qu’il nous était permis de quitter la viequand la vie nous quittait. Le suicide me semblait être dans lanature. Les peines doivent produire sur l’âme de l’homme les mêmesravages que l’extrême douleur cause dans son corps ; or, cetêtre intelligent, souffrant par une maladie morale, a bien le droitde se tuer au même titre que la brebis qui, poussée par le tournis, se brise la tête contre un arbre. Les maux de l’âme sont-ils doncplus faciles à guérir que ne le sont les maux corporels ? j’endoute encore. Entre celui qui espère toujours et celui qui n’espèreplus, je ne sais lequel est le plus lâche. Le suicide me parut êtrela dernière crise d’une maladie morale, comme la mort naturelle estcelle d’une maladie physique ; mais la vie morale étantsoumise aux lois particulières de la volonté humaine, sa cessationne doit-elle pas concorder aux manifestations del’intelligence ? Aussi est-ce une pensée qui tue et non lepistolet. D’ailleurs le hasard qui nous foudroie au moment où lavie est toute heureuse, n’absout-il pas l’homme qui se refuse àtraîner une vie malheureuse ? Mais, monsieur, les méditationsque je fis en ces jours de deuil m’élevèrent à de plus hautesconsidérations. Pendant quelque temps je fus complice des grandssentiments de l’antiquité païenne ; mais en y cherchant desdroits nouveaux pour l’homme, je crus pouvoir, à la lueur desflambeaux modernes, creuser plus avant que les Anciens lesquestions jadis réduites en systèmes. Epicure permettait lesuicide. N’était-ce pas le complément de sa morale ? il luifallait à tout prix la jouissance des sens ; cette conditiondéfaillant, il était doux et loisible à l’être animé de rentrerdans le repos de la nature inanimée ; la seule fin de l’hommeétant le bonheur ou l’espérance du bonheur, pour qui souffrait etsouffrait sans espoir, la mort devenait un bien ; se la donnervolontairement était un dernier acte de bon sens. Cet acte, il nele vantait pas, il ne le blâmait pas ; il se contentait dedire, en faisant une libation à Bacchus : Mourir, il n’y a pas dequoi rire, il n’y a pas de quoi pleurer . Plus moral et plus imbude la doctrine des devoirs que les Epicuriens, Zénon, et tout lePortique, prescrivait, en certains cas, le suicide au stoïcien.Voici comment il raisonnait : l’homme diffère de la brute en cequ’il dispose souverainement de sa personne ; ôtez-lui cedroit de vie et de mort sur lui-même, vous le rendez esclave deshommes et des événements. Ce droit de vie et de mort bien reconnuforme le contre-poids efficace de tous les maux naturels etsociaux ; ce même droit, conféré à l’homme sur son semblable,engendre toutes les tyrannies. La puissance de l’homme n’existedonc nulle part sans une liberté indéfinie dans ses actes : faut-iléchapper aux conséquences honteuses d’une faute irrémédiable ?l’homme vulgaire boit la honte et vit, le sage avale la ciguë etmeurt ; faut-il disputer les restes de sa vie à la goutte quibroie les os, au cancer qui dévore la face, le sage juge del’instant opportun, congédie les charlatans, et dit un dernieradieu à ses amis qu’il attristait de sa présence. Tombé au pouvoirdu tyran que l’on a combattu les armes à la main, que faire ?l’acte de soumission est dressé, il n’y a plus qu’à signer ou àtendre le cou : l’imbécile tend le cou, le lâche signe, le sagefinit par un dernier acte de liberté, il se frappe.  » Hommeslibres, s’écriait alors le stoïcien, sachez vous maintenirlibres ! Libres de vos passions en les sacrifiant aux devoirs,libres de vos semblables en leur montrant le fer ou le poison quivous met hors de leurs atteintes, libres de la destinée en fixantle point au delà duquel vous ne lui laissez aucune prise sur vous,libres des préjugés en ne les confondant pas avec les devoirs,libres de toutes les appréhensions animales en sachant surmonterl’instinct grossier qui enchaîne à la vie tant de malheureux. « Après avoir dégagé cette argumentation dans le fatras philosophiquedes Anciens, je crus y imprimer une forme chrétienne en lacorroborant par les lois du libre arbitre que Dieu nous a donnéesafin de pouvoir nous juger un jour à son tribunal, et je medisais ;  » J’y plaiderai !  » Mais, monsieur, cesraisonnements me forcèrent de penser au lendemain de la mort, et jeme trouvai aux prises avec mes anciennes croyances ébranlées. Toutalors devient grave dans la vie humaine quand l’éternité pèse surla plus légère de nos déterminations. Lorsque cette idée agit detoute sa puissance sur l’âme d’un homme, et lui fait sentir en luije ne sais quoi d’immense qui le met en contact avec l’infini, leschoses changent étrangement. De ce point de vue, la vie est biengrande et bien petite. Le sentiment de mes fautes ne me fit pointsonger au ciel tant que j’eus des espérances sur la terre, tant queje trouvai des soulagements à mes maux dans quelques occupationssociales. Aimer, se vouer au bonheur d’une femme, être chef d’unefamille, n’était-ce pas donner de nobles aliments à ce besoind’expier mes fautes qui me poignait ? Cette tentative ayantéchoué, n’était-ce pas encore une expiation que de se consacrer àun enfant ? Mais quand, après ces deux efforts de mon âme, ledédain et la mort y eurent mis un deuil éternel, quand tous messentiments furent blessés la fois, et que je n’aperçus plus rienici-bas, je levai les yeux vers le ciel et j’y rencontrai Dieu.Cependant j’essayai de rendre la religion complice de ma mort. Jerelus les Evangiles, et ne vis aucun texte où le suicide fûtinterdit ; mais cette lecture me pénétra de la divine penséedu Sauveur des hommes. Certes, il n’y dit rien de l’immortalité del’âme, mais il nous parle du beau royaume de son père ; il nenous défend aussi nulle part le parricide, mais il condamne tout cequi est mal. La gloire de ses évangélistes et la preuve de leurmission est moins d’avoir fait des lois que d’avoir répandu sur laterre l’esprit nouveau des lois nouvelles. Le courage qu’un hommedéploie en se tuant me parut alors être sa propre condamnation :quand il se sent la force de mourir, il doit avoir celle delutter ; se refuser à souffrir n’est pas force, maisfaiblesse ; d’ailleurs, quitter la vie par découragementn’est-ce pas abjurer la foi chrétienne à laquelle Jésus a donnépour base ces sublimes paroles : Heureux ceux qui souffrent !Le suicide ne me parut donc plus excusable dans aucune crise, mêmechez l’homme qui par une fausse entente de la grandeur d’âmedispose de lui-même un instant avant que le bourreau ne le frappede sa hache. En se laissant crucifier, Jésus-Christ ne nous a-t-ilpas enseigné à obéir à toutes les lois humaines, fussent-ellesinjustement appliquées. Le mot Résignation , gravé sur la croix, siintelligible pour ceux qui savent lire les caractères sacrés,m’apparut alors dans sa divine clarté. Je possédais encorequatre-vingt mille francs, je voulus d’abord aller loin des hommes,user ma vie en végétant au fond de quelque campagne ; mais lamisanthropie, espèce de vanité cachée sous une peau de hérisson,n’est pas une vertu catholique. Le cœur d’un misanthrope ne saignepas, il se contracte, et le mien saignait par toutes ses veines. Enpensant aux lois de l’Eglise, aux ressources qu’elle offre auxaffligés, je parvins à comprendre la beauté de la prière dans lasolitude, et j’eus pour idée fixe d’ entrer en religion , suivantla belle expression de nos pères. Quoique mon parti fût pris avecfermeté, je me réservai néanmoins la faculté d’examiner les moyensque je devais employer pour parvenir à mon but. Après avoir réaliséles restes de ma fortune, je partis presque tranquille, La paixdans le Seigneur était une espérance qui ne pouvait me tromper.Séduit d’abord par la règle de saint Bruno, je vins à laGrande-Chartreuse à pied, en proie à de sérieuses pensées. Ce jourfut un jour solennel pour moi. Je ne m’attendais pas au majestueuxspectacle offert par cette route, où je ne sais quel pouvoirsurhumain se montre à chaque pas. Ces rochers suspendus, cesprécipices, ces torrents qui font entendre une voix dans lesilence, cette solitude bornée par de hautes montagnes et néanmoinssans bornes, cet asile où de l’homme il ne parvient que sacuriosité stérile, cette sauvage horreur tempérée par les pluspittoresques créations de la nature, ces sapins millénaires et cesplantes d’un jour, tout cela rend grave. Il serait difficile derire en traversant le désert de Saint-Bruno, car là triomphent lessentiments de la mélancolie. Je vis la Grande-Chartreuse, je mepromenai sous ses vieilles voûtes silencieuses, j’entendis sous lesarcades l’eau de la source tombant goutte à goutte. J’entrai dansune cellule pour y prendre la mesure de mon néant, je respirai lapaix profonde que mon prédécesseur y avait goûtée, et je lus avecattendrissement l’inscription qu’il avait mise sur sa porte suivantla coutume du cloître ; tous les préceptes de la vie que jevoulais mener y étaient résumés par trois mots latins : Fuge, late,tace…

Genestas inclina la tête comme s’il comprenait.

– J’étais décidé, reprit Benassis. Cette cellule boisée ensapin, ce lit dur, cette retraite, tout allait à mon âme. LesChartreux étaient à la chapelle, j’allai prier avec eux. Là, mesrésolutions s’évanouirent. Monsieur, je ne veux pas juger l’Eglisecatholique, je suis très orthodoxe, je crois à ses œuvres et à seslois. Mais en entendant ces vieillards inconnus au monde et mortsau monde chanter leurs prières, je reconnus au fond du cloître unesorte d’égoïsme sublime. Cette retraite ne profite qu’à l’homme etn’est qu’un long suicide, je ne la condamne pas, monsieur. Sil’Eglise a ouvert ces tombes, elles sont sans doute nécessaires àquelques chrétiens tout à fait inutiles au monde. Je crus mieuxagir, en rendant mon repentir profitable au monde social. Auretour, je me plus à chercher quelles étaient les conditions où jepourrais accomplir mes pensées de résignation. Déjà je menaisimaginairement la vie d’un simple matelot, je me condamnais àservir la patrie en me plaçant au dernier rang, et renonçant àtoutes les manifestations intellectuelles ; mais si c’étaitune vie de travail et de dévouement, elle ne me parut pas encoreassez utile, N’était-ce pas tromper les vues de Dieu ? s’ilm’avait doué de quelque force dans l’esprit, mon devoir n’était-ilpas de l’employer au bien de mes semblables ? Puis, s’il m’estpermis de parler franchement, je sentais en moi je ne sais quelbesoin d’expansion que blessaient des obligations purementmécaniques. Je ne voyais dans la vie des marins aucune pâture pourcette bonté qui résulte de mon organisation, comme de chaque fleurs’exhale un parfum particulier. Je fus, comme je vous l’ai déjàdit, obligé de coucher ici. Pendant la nuit, je crus entendre unordre de Dieu dans la compatissante pensée que m’inspira l’état dece pauvre pays. J’avais goûté aux cruelles délices de la maternité,je résolus de m’y livrer entièrement, d’assouvir ce sentiment dansune sphère plus étendue que celle des mères, en devenant une sœurde charité pour tout un pays, en y pansant continuellement lesplaies du pauvre. Le doigt de Dieu me parut donc avoir fortementtracé ma destinée, quand je songeai que la première pensée grave dema jeunesse m’avait fait incliner vers l’état de médecin, et jerésolus de le pratiquer ici. D’ailleurs, aux cœurs blessés l’ombreet le silence , avais-je dit dans ma lettre ; ce que jem’étais promis à moi-même de faire, je voulus l’accomplir. Je suisentré dans une voie de silence et de résignation. Le Fuge, late,tace du chartreux est ici ma devise, mon travail est une prièreactive, mon suicide moral est la vie de ce canton, sur lequelj’aime, en étendant la main, à semer le bonheur et la joie, àdonner ce que je n’ai pas. L’habitude de vivre avec des paysans,mon éloignement du monde m’ont réellement transformé. Mon visage achangé d’expression, il s’est habitué au soleil qui l’a ridé,durci. J’ai pris d’un campagnard l’allure, le langage, le costume,le laissez-aller, l’incurie de tout ce qui est grimace. Mes amis deParis, ou les petites-maîtresses dont j’étais le sigisbé , nereconnaîtraient jamais en moi l’homme qui fut un moment à la mode,le sybarite accoutumé aux colifichets, au luxe, aux délicatesses deParis. Aujourd’hui, tout ce qui est extérieur m’est complétementindifférent, comme à tous ceux qui marchent sous la conduite d’uneseule pensée. Je n’ai plus d’autre but dans la vie que celui de laquitter, je ne veux rien faire pour en prévenir ni pour en hâter lafin ; mais je me coucherai sans chagrin pour mourir, le jouroù la maladie viendra. Voilà, monsieur, dans toute leur sincérité,les événements de la vie antérieure à celle que je mène ici. Je nevous ai rien déguisé de mes fautes, elles ont été grandes, elles mesont communes avec quelques hommes. J’ai beaucoup souffert, jesouffre tous les jours ; mais j’ai vu dans mes souffrances lacondition d’un heureux avenir. Néanmoins, malgré ma résignation, ilest des peines contre lesquelles je suis sans force. Aujourd’huij’ai failli succomber à des tortures secrètes, devant vous, à votreinsu…

Genestas bondit sur sa chaise.

– Oui, capitaine Bluteau, vous étiez là. Ne m’avez-vous pasmontré le lit de la mère Colas lorsque nous avons couchéJacques ? Hé ! bien, s’il m’est impossible de voir unenfant sans penser à l’ange que j’ai perdu, jugez de mes douleursen couchant un enfant condamné à mourir ? Je ne sais pas voirfroidement un enfant.

Genestas pâlit.

– Oui, les jolies têtes blondes, les têtes innocentes desenfants que je rencontre me parlent toujours de mes malheurs etréveillent mes tourments. Enfin il m’est affreux de penser que tantde gens me remercient du peu de bien que je fais ici, quand ce bienest le fruit de mes remords. Vous connaissez seul, capitaine, lesecret de ma vie. Si j’avais puisé mon courage dans un sentimentplus pur que ne l’est celui de mes fautes, je serais bienheureux ! mais aussi, n’aurais-je eu rien à vous dire demoi.

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