Le Médecin de campagne

Chapitre 3Le Napoléon du peuple

– Arrivez donc, monsieur, dit Jacquotte. Il y a jolimentlongtemps que ces messieurs vous attendent. C’est toujours commeça. Vous me faites manquer mon dîner quand il faut qu’il soit bon.Maintenant tout est pourri de cuire.

– Eh&|160;! bien, nous voilà, répondit Benassis en souriant.

Les deux cavaliers descendirent de cheval, se dirigèrent vers lesalon, où se trouvaient les personnes invitées par le médecin.

– Messieurs, dit-il en prenant Genestas par la main, j’ail’honneur de vous présenter monsieur Bluteau, capitaine au régimentde cavalerie en garnison à Grenoble, un vieux soldat qui m’a promisde rester quelque temps parmi nous. Puis s’adressant à Genestas, illui montra un grand homme sec, à cheveux gris, et vêtu de noir. -Monsieur, lui dit-il, est monsieur Dufau, le juge de paix, de quije vous ai déjà parlé, et qui a si fortement contribué à laprospérité de la Commune. – Monsieur, reprit-il en le mettant enprésence d’un jeune homme maigre, pâle, de moyenne taille,idéalement vêtu de noir, et qui portait des lunettes, monsieur estmonsieur Tonnelet, le gendre de monsieur Gravier, et le premiernotaire établi dans le bourg. Puis se tournant vers un gros homme,demi-paysan, demi-bourgeois, à figure grossière, bourgeonnée, maispleine de bonhomie : – Monsieur, dit-il en continuant, est mondigne adjoint, monsieur Cambon, le marchand de bois à qui je doisla bienveillante confiance que m’accordent les habitants. Il est undes créateurs du chemin que vous avez admiré. – Je n’ai pas besoin,ajouta Benassis en montrant le curé, de vous dire quelle est laprofession de monsieur. Vous voyez un homme que personne ne peut sedéfendre d’aimer.

La figure du prêtre absorba l’attention du militaire parl’expression d’une beauté morale dont les séductions étaientirrésistibles. Au premier aspect, le visage de monsieur Janvierpouvait paraître disgracieux, tant les lignes en étaient sévères etheurtées. Sa petite taille, sa maigreur, son attitude, annonçaientune grande faiblesse physique&|160;; mais sa physionomie, toujoursplacide, attestait la profonde paix intérieure du chrétien et laforce qu’engendre la chasteté de l’âme. Ses yeux où semblait seréfléter le ciel, trahissaient l’inépuisable foyer de charité quiconsumait son cœur. Ses gestes, rares et naturels, étaient ceuxd’un homme modeste, ses mouvements avaient la pudique simplicité deceux des jeunes filles. Sa vue inspirait le respect et le désirvague d’entrer dans son intimité.

– Ah&|160;! monsieur le maire, dit-il en s’inclinant comme pouréchapper à l’éloge que faisait de lui Benassis.

Le son de sa voix remua les entrailles du commandant, qui futjeté dans une rêverie presque religieuse par les deux motsinsignifiants que prononça ce prêtre inconnu.

– Messieurs, dit Jacquotte en entrant jusqu’au milieu du salon,et y restant le poing sur la hanche, votre soupe est sur latable.

Sur l’invitation de Benassis, qui les interpella chacun à sontour pour éviter les politesses de préséance, les cinq convives dumédecin passèrent dans la salle à manger et s’y attablèrent, aprèsavoir entendu le Benedicite que le curé prononça sans emphase àdemi-voix. La table était couverte d’une nappe de cette toiledamassée inventée sous Henri IV par les frères Graindorge, habilesmanufacturiers qui ont donné leur nom à ces épais tissus si connusdes ménagères. Ce linge étincelait de blancheur et sentait le thymmis par Jacquotte dans ses lessives. La vaisselle était en faïenceblanche bordée de bleu, parfaitement conservée. Les carafes avaientcette antique forme octogone que la province seule conserve de nosjours. Les manches des couteaux, tous en corne travaillée,représentaient des figures bizarres. En examinant ces objets d’unluxe ancien et néanmoins presque neufs, chacun les trouvait enharmonie avec la bonhomie et la franchise du maître de la maison.L’attention de Genestas s’arrêta pendant un moment sur le couverclede la soupière que couronnaient des légumes en relief très-biencoloriés, à la manière de Bernard de Palissy, célèbre artiste duXVIe siècle. Cette réunion ne manquait pas d’originalité. Les têtesvigoureuses de Benassis et de Genestas contrastaient admirablementavec la tête apostolique de monsieur Janvier&|160;; de même que lesvisages flétris du juge de paix et de l’adjoint faisaient ressortirla jeune figure du notaire. La société semblait être représentéepar ces physionomies diverses sur lesquelles se peignaientégalement le contentement de soi, du présent, et la foi dansl’avenir. Seulement monsieur Tonnelet et monsieur Janvier, peuavancés dans la vie, aimaient à scruter les événements futursqu’ils sentaient leur appartenir, tandis que les autres convivesdevaient ramener de préférence la conversation sur le passé&|160;;mais tous envisageaient gravement les choses humaines, et leursopinions réfléchissaient une double teinte mélancolique : l’uneavait la pâleur des crépuscules du soir, c’était le souvenirpresque effacé des joies qui ne devaient plus renaître&|160;;l’autre, comme l’aurore, donnait l’espoir d’un beau jour.

– Vous devez avoir eu beaucoup de fatigue aujourd’hui, monsieurle curé, dit monsieur Cambon.

– Oui, monsieur, répondit monsieur Janvier&|160;; l’enterrementdu pauvre crétin et celui du père Pelletier se sont faits à desheures différentes.

– Nous allons maintenant pouvoir démolir les masures du vieuxvillage, dit Benassis à son adjoint. Ce défrichis de maisons nousvaudra bien au moins un arpent de prairie&|160;; et la Communegagnera de plus les cent francs que nous coûtait l’entretien deChautard le crétin.

– Nous devrions allouer pendant trois ans ces cent francs à laconstruction d’un pontceau sur le chemin d’en bas, à l’endroit dugrand ruisseau, dit monsieur Cambon. Les gens du bourg et de lavallée ont pris l’habitude de traverser la pièce de Jean-FrançoisPastoureau, et finiront par la gâter de manière à nuire beaucoup àce pauvre bonhomme.

– Certes, dit le juge de paix, cet argent ne saurait avoir unmeilleur emploi. A mon avis, l’abus des sentiers est une desgrandes plaies de la campagne. Le dixième des procès portés devantles tribunaux de paix a pour cause d’injustes servitudes. L’onattente ainsi, presque impunément, au droit de propriété dans unefoule de communes. Le respect des propriétés et le respect de laloi sont deux sentiments trop souvent méconnus en France, et qu’ilest bien nécessaire d’y propager. Il semble déshonorant à beaucoupde gens de prêter assistance aux lois, et le Va te faire pendreailleurs&|160;! phrase proverbiale qui semble dictée par unsentiment de générosité louable, n’est au fond qu’une formulehypocrite qui sert à gazer notre égoïsme. Avouons-le&|160;?… nousmanquons de patriotisme. Le véritable patriote est le citoyen assezpénétré de l’importance des lois pour les faire exécuter, même àses risques et périls. Laisser aller en paix un malfaiteur,n’est-ce pas se rendre coupable de ses crimes futurs&|160;?

– Tout se tient, dit Benassis. Si les maires entretenaient bienleurs chemins il n’y aurait pas tant de sentiers. Puis, si lesconseillers municipaux étaient plus instruits, ils soutiendraientle propriétaire et le maire, quand ceux-ci s’opposent àl’établissement d’une injuste servitude&|160;; tous feraientcomprendre aux gens ignorants que le château, le champ, lachaumière, l’arbre, sont également sacrés, et que le Droit nes’augmente ni ne s’affaiblit par les différentes valeurs despropriétés. Mais de telles améliorations ne sauraient s’obtenirpromptement, elles tiennent principalement au moral des populationsque nous ne pouvons complétement réformer sans l’efficaceintervention des curés. Ceci ne s’adresse point à vous, monsieurJanvier.

– Je ne le prends pas non plus pour moi, répondit en riant lecuré. Ne m’attaché-je pas à faire coïncider les dogmes de lareligion catholique avec vos vues administratives&|160;? Ainsi j’aisouvent tâché, dans mes instructions pastorales relatives au vol,d’inculquer aux habitants de la paroisse les mêmes idées que vousvenez d’émettre sur le droit . En effet, Dieu ne pèse pas le vold’après la valeur de l’objet volé, il juge le voleur. Tel a été lesens des paraboles que j’ai tenté d’approprier à l’intelligence demes paroissiens.

– Vous avez réussi, monsieur le curé, dit Cambon. Je puis jugerdes changements que vous avez produits dans les esprits, encomparant l’état actuel de la Commune à son état passé. Il estcertes peu de cantons où les ouvriers soient aussi scrupuleux quele sont les nôtres sur le temps voulu du travail. Les bestiaux sontbien gardés et ne causent de dommages que par hasard. Les bois sontrespectés. Enfin vous avez très-bien fait entendre à nos paysansque le loisir des riches est la récompense d’une vie économe etlaborieuse.

– Alors, dit Genestas, vous devez être assez content de vosfantassins, monsieur le curé&|160;?

– Monsieur le capitaine, répondit le prêtre, il ne fauts’attendre à trouver des anges nulle part, ici-bas. Partout où il ya misère, il y a souffrance. La souffrance, la misère, sont desforces vives qui ont leurs abus comme le pouvoir a les siens. Quanddes paysans ont fait deux lieues pour aller à leur ouvrage etreviennent bien fatigués le soir, s’ils voient des chasseurspassant à travers les champs et les prairies pour regagner plus tôtla table, croyez-vous qu’ils se feront un scrupule de lesimiter&|160;? Parmi ceux qui se fraient ainsi le sentier dont seplaignaient ces messieurs tout à l’heure, quel sera ledélinquant&|160;? celui qui travaille ou celui qui s’amuse&|160;?Aujourd’hui les riches et les pauvres nous donnent autant de malles uns que les autres. La foi, comme le pouvoir, doit toujoursdescendre des hauteurs ou célestes ou sociales&|160;; et certes, denos jours, les classes élevées ont moins de foi que n’en a lepeuple, auquel Dieu promet un jour le ciel en récompense de sesmaux patiemment supportés. Tout en me soumettant à la disciplineecclésiastique et à la pensée de mes supérieurs, je crois que,pendant longtemps, nous devrions être moins exigeants sur lesquestions du culte, et tâcher de ranimer le sentiment religieux aucœur des régions moyennes, là où l’on discute le christianisme aulieu d’en pratiquer les maximes. Le philosophisme du riche a étéd’un bien fatal exemple pour le pauvre, et a causé de trop longsinterrègnes dans le royaume de Dieu. Ce que nous gagnonsaujourd’hui sur nos ouailles dépend entièrement de notre influencepersonnelle, n’est-ce pas un malheur que la foi d’une Commune soitdue à la considération qu’y obtient un homme&|160;? Lorsque lechristianisme aura fécondé de nouveau l’ordre social, en imprégnanttoutes les classes de ses doctrines conservatrices, son culte nesera plus alors mis en question. Le culte d’une religion est saforme, les sociétés ne subsistent que par la forme. A vous desdrapeaux, à nous la croix…

– Monsieur le curé, je voudrais bien savoir, dit Genestas, eninterrompant monsieur Janvier, pourquoi vous empêchez ces pauvresgens de s’amuser à danser le dimanche.

– Monsieur le capitaine, répondit le curé, nous ne haïssons pasla danse en elle-même&|160;; nous la proscrivons comme une cause del’immoralité qui trouble la paix et corrompt les mœurs de lacampagne. Purifier l’esprit de la famille, maintenir la sainteté deses liens, n’est-ce pas couper le mal dans sa racine&|160;?

– Je sais, dit monsieur Tonnelet, que dans chaque canton il secommet toujours quelques désordres&|160;; mais dans le nôtre ilsdeviennent rares. Si plusieurs de nos paysans ne se font pas grandscrupule de prendre au voisin un sillon de terre en labourant, oud’aller couper des osiers chez autrui quand ils en ont besoin,c’est des peccadilles en les comparant aux péchés des gens de laville. Aussi trouvé-je les paysans de cette valléetrès-religieux.

– Oh&|160;! religieux, dit en souriant le curé, le fanatismen’est pas à craindre ici.

– Mais, monsieur le curé, reprit Cambon, si les gens du bourgallaient tous les matins à la messe, s’ils se confessaient à vouschaque semaine, il serait difficile que les champs fussentcultivés, et trois prêtres ne pourraient suffire à la besogne.

– Monsieur, reprit le curé, travailler, c’est prier. La pratiqueemporte la connaissance des principes religieux qui font vivre lessociétés.

– Et que faites-vous donc du patriotisme&|160;? ditGenestas.

– Le patriotisme, répondit gravement le curé, n’inspire que dessentiments passagers, la religion les rend durables. Le patriotismeest un oubli momentané de l’intérêt personnel, tandis que lechristianisme est un système complet d’opposition aux tendancesdépravées de l’homme.

– Cependant, monsieur, pendant les guerres de la Révolution, lepatriotisme…

– Oui, pendant la Révolution nous avons fait des merveilles, ditBenassis en interrompant Genestas&|160;; mais vingt ans après, en1814, notre patriotisme était déjà mort&|160;; tandis que la Franceet l’Europe se sont jetées sur l’Asie douze fois en cent ans,poussées par une pensée religieuse.

– Peut-être, dit le juge de paix, est-il facile d’atermoyer lesintérêts matériels qui engendrent les combats de peuple àpeuple&|160;; tandis que les guerres entreprises pour soutenir desdogmes, dont l’objet n’est jamais précis, sont nécessairementinterminables.

– Hé&|160;! bien, monsieur, vous ne servez pas le poisson, ditJacquotte, qui aidée par Nicolle avait enlevé les assiettes.

Fidèle à ses habitudes, la cuisinière apportait chaque plat l’unaprès l’autre, coutume qui a l’inconvénient d’obliger les gourmandsà manger considérablement, et de faire délaisser les meilleureschoses par les gens sobres dont la faim s’est apaisée sur lespremiers mets.

– Oh&|160;! messieurs, dit le prêtre au juge de paix, commentpouvez-vous avancer que les guerres de religion n’avaient pas debut précis&|160;? Autrefois la religion était un lien si puissantdans les sociétés, que les intérêts matériels ne pouvaient seséparer des questions religieuses. Aussi chaque soldat savait-iltrès-bien pourquoi il se battait…

– Si l’on s’est tant battu pour la religion, dit Genestas, ilfaut donc que Dieu en ait bien imparfaitement bâti l’édifice. Uneinstitution divine ne doit-elle pas frapper les hommes par soncaractère de vérité&|160;?

Tous les convives regardèrent le curé.

– Messieurs, dit monsieur Janvier, la religion se sent et ne sedéfinit pas. Nous ne sommes juges ni des moyens ni de la fin duTout-Puissant.

– Alors, selon vous, il faut croire à tous vos salamalek, ditGenestas avec la bonhomie d’un militaire qui n’avait jamais pensé àDieu.

– Monsieur, répondit gravement le prêtre, la religion catholiquefinit mieux que toute autre les anxiétés humaines&|160;; mais iln’en serait pas ainsi, je vous demanderais ce que vous risquez encroyant à ses vérités.

– Pas grand’chose, dit Genestas.

– Eh&|160;! bien, que ne risquez-vous pas en n’y croyantpoint&|160;? Mais, monsieur, parlons des intérêts terrestres quivous touchent le plus. Voyez combien le doigt de Dieu s’est impriméfortement dans les choses humaines en y touchant par la main de sonvicaire. Les hommes ont beaucoup perdu à sortir des voies tracéespar le christianisme. L’Eglise, de laquelle peu de personness’avisent de lire l’histoire, et que l’on juge d’après certainesopinions erronées, répandues à dessein dans le peuple, a offert lemodèle parfait du gouvernement que les hommes cherchent à établiraujourd’hui. Le principe de l’Election en a fait longtemps unegrande puissance politique. Il n’y avait pas autrefois une seuleinstitution religieuse qui ne fût basée sur la liberté, surl’égalité. Toutes les voies coopéraient à l’œuvre. Le principal,l’abbé, l’évêque, le général d’ordre, le pape, étaient alorschoisis consciencieusement d’après les besoins de l’Eglise, ils enexprimaient la pensée&|160;; aussi l’obéissance la plus aveugleleur était-elle due. Je tairai les bienfaits sociaux de cettepensée qui a fait les nations modernes, inspiré tant de poëmes, decathédrales, de statues, de tableaux et d’œuvres musicales, pourvous faire seulement observer que vos élections plébéiennes, lejury et les deux Chambres ont pris racine dans les concilesprovinciaux et oecuméniques, dans l’épiscopat et le collége descardinaux&|160;; à cette différence près, que les idéesphilosophiques actuelles sur la civilisation me semblent pâlirdevant la sublime et divine idée de la communion catholique, imaged’une communion sociale universelle, accomplie par le Verbe et parle Fait réunis dans le dogme religieux. Il sera difficile auxnouveaux systèmes politiques, quelque parfaits qu’on les suppose,de recommencer les merveilles dues aux âges où l’Eglise soutenaitl’intelligence humaine.

– Pourquoi&|160;? dit Genestas.

– D’abord, parce que l’élection pour être un principe demandechez les électeurs une égalité absolue, ils doivent être desquantités égales , pour me servir d’une expression géométrique, ceque n’obtiendra jamais la politique moderne. Puis, les grandeschoses sociales ne se font que par la puissance des sentiments quiseule peut réunir les hommes, et le philosophisme moderne a baséles lois sur l’intérêt personnel, qui tend à les isoler. Autrefoisplus qu’aujourd’hui se rencontraient, parmi les nations, des hommesgénéreusement animés d’un esprit maternel pour les droits méconnus,pour les souffrances de la masse. Aussi le Prêtre, enfant de laclasse moyenne, s’opposait-il à la force matérielle et défendait-illes peuples contre leurs ennemis. L’Eglise a eu des possessionsterritoriales, et ses intérêts temporels, qui paraissaient devoirla consolider, ont fini par affaiblir son action. En effet, leprêtre a-t-il des propriétés privilégiées, il sembleoppresseur&|160;; l’Etat le paie-t-il, il est un fonctionnaire, ildoit son temps, son cœur, sa vie&|160;; les citoyens lui font undevoir de ses vertus, et sa bienfaisance, tarie dans le principe dulibre arbitre, se dessèche dans son cœur. Mais que le prêtre soitpauvre, qu’il soit volontairement prêtre, sans autre appui queDieu, sans autre fortune que le cœur des fidèles, il redevient lemissionnaire de l’Amérique, il s’institue apôtre, il est le princedu bien. Enfin, il ne règne que par le dénûment et il succombe parl’opulence.

Monsieur Janvier avait subjugué l’attention. Les convives setaisaient en méditant des paroles si nouvelles dans la bouche d’unsimple curé.

– Monsieur Janvier, au milieu des vérités que vous avezexprimées, il se rencontre une grave erreur, dit Benassis. Jen’aime pas, vous le savez, à discuter les intérêts généraux mis enquestion par les écrivains et par le pouvoir modernes. A mon avis,un homme qui conçoit un système politique doit, s’il se sent laforce de l’appliquer, se taire, s’emparer du pouvoir et agir&|160;;mais s’il reste dans l’heureuse obscurité du simple citoyen,n’est-ce pas folie que de vouloir convertir les masses par desdiscussions individuelles&|160;? Néanmoins je vais vous combattre,mon cher pasteur, parce qu’ici je m’adresse à des gens de bien,habitués à mettre leurs lumières en commun pour chercher en toutechose le vrai. Mes pensées pourront vous paraître étranges, maiselles sont le fruit des réflexions que m’ont inspirées lescatastrophes de nos quarante dernières années. Le suffrageuniversel que réclament aujourd’hui les personnes appartenant àl’Opposition dite constitutionnelle fut un principe excellent dansl’Eglise, parce que, comme vous venez de le faire observer, cherpasteur, les individus y étaient tous instruits, disciplinés par lesentiment religieux, imbus du même système, sachant bien ce qu’ilsvoulaient et où ils allaient. Mais le triomphe des idées aveclesquelles le libéralisme moderne fait imprudemment la guerre augouvernement prospère des Bourbons serait la perte de la France etdes Libéraux eux-mêmes. Les chefs du Côté gauche le savent bien.Pour eux, cette lutte est une simple question de pouvoir. Si, àDieu ne plaise, la bourgeoisie abattait, sous la bannière del’opposition, les supériorités sociales contre lesquelles sa vanitéregimbe, ce triomphe serait immédiatement suivi d’un combat soutenupar la bourgeoisie contre le peuple, qui, plus tard, verrait enelle une sorte de noblesse, mesquine il est vrai, mais dont lesfortunes et les priviléges lui seraient d’autant plus odieux qu’illes sentirait de plus près. Dans ce combat, la société, je ne dispas la nation, périrait de nouveau&|160;; parce que le triomphetoujours momentané de la masse souffrante implique les plus grandsdésordres. Il suit de là qu’un gouvernement n’est jamais plusfortement organisé, conséquemment plus parfait, que lorsqu’il estétabli pour la défense d’un privilége plus restreint. Ce que jenomme en ce moment privilége n’est pas un ces droits abusivementconcédés jadis à certaines personnes au détriment de tous&|160;;non, il exprime plus particulièrement le cercle social dans lequelse renferment les évolutions du pouvoir. Le pouvoir est en quelquesorte le cœur d’un état. Or, dans toutes ses créations, la nature aresserré le principe vital, pour lui donner plus de ressort : ainsidu corps politique. Je vais expliquer ma pensée par des exemples.Admettons en France cent pairs, ils ne causeront que centfroissements. Abolissez la pairie, tous les gens riches deviennentdes privilégiés&|160;; au lieu de cent, vous en aurez dix mille, etvous aurez élargi la plaie des inégalités sociales. En effet, pourle peuple, le droit de vivre sans travailler constitue seul unprivilége. A ses yeux, qui consomme sans produire est unspoliateur. Il veut des travaux visibles et ne tient aucun comptedes productions intellectuelles qui l’enrichissent le plus. Ainsidonc, en multipliant les froissements, vous étendez le combat surtous les points du corps social au lieu de la contenir dans uncercle étroit. Quand l’attaque et la résistance sont générales, laruine d’un pays est imminente. Il y aura toujours moins de richesque de pauvres&|160;; donc à ceux-ci la victoire aussitôt que lalutte devient matérielle. L’histoire se charge d’appuyer monprincipe. La république romaine a dû la conquête du monde à laconstitution du privilége sénatorial. Le sénat maintenait fixe lapensée du pouvoir. Mais lorsque les chevaliers et les hommesnouveaux eurent étendu l’action du gouvernement en élargissant lepatriciat, la chose publique a été perdue. Malgré Sylla, et aprèsCésar, Tibère en a fait l’empire romain, système où le pouvoir,s’étant concentré dans la main d’un seul homme, a donné quelquessiècles de plus à cette grande domination. L’empereur n’était plusà Rome, quand la Ville éternelle tomba sous les Barbares. Lorsquenotre sol fut conquis, les Francs, qui se le partagèrent,inventèrent le privilége féodal pour se garantir leurs possessionsparticulières. Les cent ou les mille chefs qui possédèrent le paysétablirent leurs institutions dans le but de défendre les droitsacquis par la conquête. Aussi, la féodalité dura-t-elle tant que leprivilége fut restreint. Mais quand les hommes de cette nation ,véritable traduction du mot gentilshommes, au lieu d’être cinqcents furent cinquante mille, il y eut révolution. Trop étendue,l’action de leur pouvoir était sans ressort ni force, et setrouvait d’ailleurs sans défense contre les manumissions del’argent et de la pensée qu’ils n’avaient pas prévues. Donc letriomphe de la bourgeoisie sur le système monarchique ayant pourobjet d’augmenter aux yeux du peuple le nombre des privilégiés, letriomphe du peuple sur la bourgeoisie serait l’effet inévitable dece changement. Si cette perturbation arrive, elle aura pour moyenle droit de suffrage étendu sans mesure aux masses. Qui vote,discute. Les pouvoirs discutés n’existent pas. Imaginez-vous unesociété sans pouvoir&|160;? Non. Eh&|160;! bien, qui dit pouvoirdit force. La force doit reposer sur des choses jugées . Tellessont les raisons qui m’ont conduit à penser que le principe del’Election est un des plus funestes à l’existence des gouvernementsmodernes. Certes je crois avoir assez prouvé mon attachement à laclasse pauvre et souffrante, je ne saurais être accusé de vouloirson malheur&|160;; mais tout en l’admirant dans la voie laborieuseoù elle chemine, sublime de patience et de résignation, je ladéclare incapable de participer au gouvernement. Les prolétaires mesemblent les mineurs d’une nation, et doivent toujours rester entutelle. Ainsi, selon moi, messieurs, le mot élection est près decauser autant de dommage qu’en ont fait les mots conscience etliberté , mal compris, mal définis, et jetés aux peuples comme dessymboles de révolte et des ordres de destruction. La tutelle desmasses me paraît donc une chose juste et nécessaire au soutien dessociétés.

– Ce système rompt si bien en visière à toutes nos idéesd’aujourd’hui que nous avons un peu le droit de vous demander vosraisons, dit Genestas en interrompant le médecin.

– Volontiers, capitaine.

– Qu’est-ce que dit donc notre maître&|160;? s’écria Jacquotteen rentrant dans sa cuisine. Ne voilà-t-il pas ce pauvre cher hommequi leur conseille d’écraser le peuple&|160;! et ilsl’écoutent.

– Je n’aurais jamais cru cela de monsieur Benassis, réponditNicolle.

– Si je réclame des lois vigoureuses pour contenir la masseignorante, reprit le médecin après une légère pause, je veux que lesystème social ait des réseaux faibles et complaisants, pourlaisser surgir de la foule quiconque a le vouloir et se sent lesfacultés de s’élever vers les classes supérieures. Tout pouvoirtend à sa conservation. Pour vivre, aujourd’hui comme autrefois,les gouvernements doivent s’assimiler les hommes forts, en lesprenant partout où ils se trouvent, afin de s’en faire desdéfenseurs, et enlever aux masses les gens d’énergie qui lessoulèvent. En offrant à l’ambition publique des chemins à la foisardus et faciles, ardus aux velléités incomplètes, faciles auxvolontés réelles, un Etat prévient les révolutions que cause lagêne du mouvement ascendant des véritables supériorités vers leurniveau. Nos quarante années de tourmente ont dû prouver à un hommede sens que les supériorités sont une conséquence de l’ordresocial. Elles sont de trois sortes et incontestables : supérioritéde pensée, supériorité politique, supériorité de fortune. N’est-cepas l’art, le pouvoir et l’argent, ou autrement : le principe, lemoyen et le résultat&|160;? Or, comme, en supposant table rase, lesunités sociales parfaitement égales, les naissances en mêmeproportion, et donnant à chaque famille une même part de terre,vous retrouveriez en peu de temps les irrégularités de fortuneactuellement existantes, il résulte de cette vérité navrante que lasupériorité de fortune, de pensée et de pouvoir est un fait àsubir, un fait que la masse considérera toujours comme oppressif,en voyant des priviléges dans les droits le plus justement acquis.Le contrat social, parlant de cette base, sera donc un pacteperpétuel entre ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdentpas. D’après ce principe, les lois seront faites par ceux auxquelselles profitent, car ils doivent avoir l’instinct de leurconservation, et prévoir leurs dangers. Ils sont plus intéressés àla tranquillité de la masse que ne l’est la masse elle-même. Ilfaut aux peuples un bonheur tout fait. En vous mettant à ce pointde vue pour considérer la société, si vous l’embrassez dans sonensemble, vous allez bientôt reconnaître avec moi que le droitd’élection ne doit être exercé que par les hommes qui possèdent lafortune, le pouvoir ou l’intelligence, et vous reconnaîtrezégalement que leurs mandataires ne peuvent avoir que des fonctionsextrêmement restreintes. Le législateur, messieurs, doit êtresupérieur à son siècle. Il constate la tendance des erreursgénérales, et précise les points vers lesquels inclinent les idéesd’une nation&|160;; il travaille donc encore plus pour l’avenir quepour le présent, plus pour la génération qui grandit que pour cellequi s’écoule. Or, si vous appelez la masse à faire la loi, la massepeut-elle être supérieure à elle-même&|160;? Non. Plus l’assembléereprésentera fidèlement les opinions de la foule, moins elle aural’entente du gouvernement, moins ses vues seront élevées, moinsprécise, plus vacillante sera sa législation. La loi emporte unassujettissement à des règles, toute règle est en opposition auxmœurs naturelles, aux intérêts de l’individu&|160;; la masseportera-t-elle des lois contre elle-même&|160;? Non. Souvent latendance des lois doit être en raison inverse de la tendance desmœurs. Mouler les lois sur les mœurs générales, ne serait-ce pasdonner, en Espagne, des primes d’encouragement à l’intolérancereligieuse et à la fainéantise&|160;; en Angleterre, à l’espritmercantile&|160;; en Italie, à l’amour des arts destinés à exprimerla société, mais qui ne peuvent pas être toute la société&|160;; enAllemagne, aux classifications nobiliaires&|160;; en France, àl’esprit de légèreté, à la vogue des idées, aux factions qui nousont toujours dévorés. Qu’est-il arrivé depuis plus de quarante ansque les colléges électoraux mettent la main aux lois&|160;! nousavons quarante mille lois. Un peuple qui a quarante mille lois n’apas de loi. Cinq cents intelligences médiocres peuvent-elles avoirla force de s’élever à ces considérations&|160;? Non. Les hommessortis de cinq cents localités différentes ne comprendront jamaisd’une même manière l’esprit de la loi et la loi doit être une.Mais, je vais plus loin. Tôt ou tard une assemblée tombe sous lesceptre d’un homme, et au lieu d’avoir des dynasties de rois, vousavez les changeantes et coûteuses dynasties des premiers ministres.Au bout de toute délibération se trouvent Mirabeau, Danton,Roberspierre ou Napoléon : des proconsuls ou un empereur. En effetil faut une quantité déterminée de force pour soulever un poidsdéterminé, cette force peut être distribuée sur un plus ou moinsgrand nombre de leviers&|160;; mais, en définitif, la force doitêtre proportionnée au poids : ici, le poids est la masse ignoranteet souffrante qui forme la première assise de toutes les sociétés.Le pouvoir, étant répressif de sa nature, a besoin d’une grandeconcentration pour opposer une résistance égale au mouvementpopulaire. C’est l’application du principe que je viens dedévelopper en vous parlant de la restriction du privilégegouvernemental. Si vous admettez des gens à talent, ils sesoumettent à cette loi naturelle et y soumettent le pays&|160;; sivous assemblez des hommes médiocres, ils sont vaincus tôt ou tardpar le génie supérieur : le député de talent sent la raison d’Etat,le député médiocre transige avec la force. En somme, une assembléecède à une idée comme la Convention pendant la Terreur&|160;; à unepuissance, comme le corps législatif sous Napoléon&|160;; à unsystème ou à l’argent, comme aujourd’hui. L’assemblée républicaineque rêvent quelques bons esprits est impossible&|160;; ceux qui laveulent sont des dupes toutes faites, ou des tyrans futurs. Uneassemblée délibérante qui discute les dangers d’une nation, quandil faut la faire agir, ne vous semble-t-elle donc pasridicule&|160;? Que le peuple ait des mandataires chargésd’accorder ou de récuser les impôts, voilà qui est juste, et qui aexisté de tout temps, sous le plus cruel tyran comme sous le princele plus débonnaire. L’argent est insaisissable, l’impôt ad’ailleurs des bornes naturelles au delà desquelles une nation sesoulève pour le refuser, ou se couche pour mourir. Que ce corpsélectif et changeant comme les besoins, comme les idées qu’ilreprésente, s’oppose à concéder l’obéissance de tous à une loimauvaise, tout est bien. Mais supposer que cinq cents hommes, venusde tous les coins d’un empire, feront une bonne loi, n’est-ce pasune mauvaise plaisanterie que les peuples expient tôt outard&|160;? Ils changent alors de tyrans, voilà tout. Le pouvoir,la loi, doivent donc être l’œuvre d’un seul, qui, par la force deschoses, est obligé de soumettre incessamment ses actions à uneapprobation générale. Mais les modifications apportées à l’exercicedu pouvoir, soit d’un seul, soit de plusieurs, soit de lamultitude, ne peuvent se trouver que dans les institutionsreligieuses d’un peuple. La religion est le seul contrepoidsvraiment efficace aux abus de la suprême puissance. Si le sentimentreligieux périt chez une nation, elle devient séditieuse parprincipe, et le prince se fait tyran par nécessité. Les Chambresqu’on interpose entre les souverains et les sujets ne sont que despalliatifs à ces deux tendances. Les assemblées, selon ce que jeviens de dire, deviennent complices ou de l’insurrection ou de latyrannie. Néanmoins le gouvernement d’un seul, vers lequel jepenche, n’est pas bon d’une bonté absolue, car les résultats de lapolitique dépendront éternellement des mœurs et des croyances. Siune nation est vieillie, si le philosophisme et l’esprit dediscussion l’ont corrompue jusqu’à la moelle des os, cette nationmarche au despotisme malgré les formes de la liberté&|160;; de mêmeque les peuples sages savent presque toujours trouver la libertésous les formes du despotisme. De tout ceci résulte la nécessitéd’une grande restriction dans les droits électoraux, la nécessitéd’un pouvoir fort, la nécessité d’une religion puissante qui rendele riche ami du pauvre, et commande au pauvre une entièrerésignation. Enfin il existe une véritable urgence de réduire lesassemblées à la question de l’impôt et à l’enregistrement des lois,en leur en enlevant la confection directe. Il existe dans plusieurstêtes d’autres idées, je le sais. Aujourd’hui, comme autrefois, ilse rencontre des esprits ardents à chercher le mieux , et quivoudraient ordonner les sociétés plus sagement qu’elles ne le sont.Mais les innovations qui tendent à opérer de complets déménagementssociaux ont besoin d’une sanction universelle. Aux novateurs, lapatience. Quand je mesure le temps qu’a nécessité l’établissementdu christianisme, révolution morale qui devait être purementpacifique, je frémis en songeant aux malheurs d’une révolution dansles intérêts matériels, et je conclus au maintien des institutionsexistantes. A chacun sa pensée, a dit le christianisme&|160;; àchacun son champ, a dit la loi moderne. La loi moderne s’est miseen harmonie avec le christianisme. A chacun sa pensée, est laconsécration des droits de l’intelligence&|160;; à chacun sonchamp, est la consécration de la propriété due aux efforts dutravail. De là notre société. La nature a basé la vie humaine surle sentiment de la conservation individuelle, la vie sociale s’estfondée sur l’intérêt personnel. Tels sont pour moi les vraisprincipes politiques. En écrasant ces deux sentiments égoïstes sousla pensée d’une vie future, la religion modifie la dureté descontacts sociaux. Ainsi Dieu tempère les souffrances que produit lefrottement des intérêts, par le sentiment religieux qui fait unevertu de l’oubli de lui-même, comme il a modéré par des loisinconnues les frottements dans le mécanisme de ses mondes. Lechristianisme dit au pauvre de souffrir le riche, au riche desoulager les misères du pauvre&|160;; pour moi, ce peu de mots estl’essence de toutes les lois divines et humaines.

– Moi, qui ne suis pas un homme d’Etat, dit le notaire, je voisdans un souverain le liquidateur d’une société qui doit demeurer enétat constant de liquidation, il transmet à son successeur un actifégal à celui qu’il a reçu.

– Je ne suis pas un homme d’Etat, répliqua vivement Benassis eninterrompant le notaire. Il ne faut que du bon sens pour améliorerle sort d’une Commune, d’un Canton ou d’un Arrondissement&|160;; letalent est déjà nécessaire à celui qui gouverne unDépartement&|160;; mais ces quatre sphères administratives offrentdes horizons bornés que les vues ordinaires peuvent facilementembrasser&|160;; leurs intérêts se rattachent au grand mouvement del’Etat par des liens visibles. Dans la région supérieure touts’agrandit, le regard de l’homme d’Etat doit dominer le point devue où il est placé. Là, où pour produire beaucoup de bien dansDépartement, dans un Arrondissement, dans un Canton ou dans uneCommune, il n’était besoin que de prévoir un résultat à dix ansd’échéance, il faut, dès qu’il s’agit d’une nation, en pressentirles destinées, les mesurer au cours d’un siècle. Le génie desColbert, des Sully n’est rien s’il ne s’appuie sur la volonté quifait les Napoléon et les Cromwell. Un grand ministre, messieurs,est une grande pensée écrite sur toutes les années du siècle dontla splendeur et les prospérités ont été préparées par lui. Laconstance est la vertu qui lui est le plus nécessaire. Mais aussi,en toute chose humaine, la constance n’est-elle pas la plus hauteexpression de la force&|160;? Nous voyons depuis quelque temps tropd’hommes n’avoir que des idées ministérielles au lieu d’avoir desidées nationales, pour ne pas admirer le véritable homme d’Etatcomme celui qui nous offre la plus immense poésie humaine. Toujoursvoir au delà du moment et devancer la destinée, être au-dessus dupouvoir et n’y rester que par le sentiment de l’utilité dont on estsans s’abuser sur ses forces, dépouiller ses passions et même touteambition vulgaire pour demeurer maître de ses facultés, pourprévoir, vouloir et agir sans cesse&|160;; se faire juste etabsolu, maintenir l’ordre en grand, imposer silence à son cœur etn’écouter que son intelligence&|160;; n’être ni défiant, niconfiant, ni douteur ni crédule, ni reconnaissant ni ingrat, ni enarrière avec un événement ni surpris par une pensée&|160;; vivreenfin par le sentiment des masses, et toujours les dominer enétendant les ailes de son esprit, le volume de sa voix et lapénétration de son regard en voyant non pas les détails, mais lesconséquences de toute chose n’est-ce pas être un peu plus qu’unhomme&|160;? Aussi les noms de ces grands et nobles pères desnations devraient-ils être à jamais populaires.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel les convivess’entre-regardèrent.

– Messieurs, vous n’avez rien dit de l’armée, s’écrie Genestas.L’organisation militaire me paraît le vrai type de toute bonnesociété civile, l’épée est la tutrice d’un peuple.

– Capitaine, répondit en riant le juge de paix, un vieil avocata dit que les empires commençaient par l’épée et finissaient parl’écritoire, nous en sommes à l’écritoire.

– Maintenant, messieurs, que nous avons réglé le sort du monde,parlons d’autre chose. Allons, capitaine, un verre de vin del’Ermitage, s’écria le médecin en riant.

– Deux plutôt qu’un, dit Genestas en tendant son verre, et jeveux les boire à votre santé comme à celle d’un homme qui faithonneur à l’espèce.

– Et que nous chérissons tous, dit le curé d’une voix pleine dedouceur.

– Monsieur Janvier, voulez-vous donc me faire commettre quelquepéché d’orgueil&|160;?

– Monsieur le curé a dit bien bas ce que le Canton dit touthaut, répliqua Cambon.

– Messieurs, je vous propose de reconduire monsieur Janvier versle presbytère, en nous promenant au clair de lune.

– Marchons, dirent les convives qui se mirent en devoird’accompagner le curé.

– Allons à ma grange, dit le médecin en prenant Genestas par lebras après avoir dit adieu au curé et à ses hôtes. Là, capitaineBluteau, vous entendrez parler de Napoléon. J’ai quelques compèresqui doivent faire jaser Goguelat, notre piéton, sur ce dieu dupeuple. Nicolle, mon valet d’écurie, nous a dressé une échelle pourmonter par une lucarne en haut du foin, à une place d’où nousverrons toute la scène. Croyez-moi, venez, une veillée a son prix.Ce n’est pas la première fois que je me serai mis dans le foin pourécouter un récit de soldat ou quelque conte de paysan. Maiscachons-nous bien, si ces pauvres gens voient un étranger, ils fontdes façons et ne sont plus eux-mêmes.

– Eh&|160;! mon cher hôte, dit Genestas, n’ai-je pas souventfait semblant de dormir pour entendre mes cavaliers aubivouac&|160;? Tenez, je n’ai jamais ri aux spectacles de Parisd’aussi bon cœur qu’au récit de la déroute de Moscou, racontée enfarce par un vieux maréchal-des-logis à des conscrits qui avaientpeur de la guerre. Il disait que l’armée française faisait dans sesdraps, qu’on buvait tout à la glace, que les morts s’arrêtaient enchemin, qu’on avait vu la Russie blanche, qu’on étrillait leschevaux à coups de dents, que ceux qui aimaient à patiner s’étaientbien régalés, que les amateurs de gelées de viande en avaient euleur soûl, que les femmes étaient généralement froides, et que laseule chose qui avait été sensiblement désagréable était de n’avoirpas eu d’eau chaude pour se raser. Enfin il débitait des gaudriolessi comiques&|160;; qu’un vieux fourrier qui avait eu le nez gelé,et qu’on appelait Nezrestant , en riait lui-même.

– Chut, dit Benassis, nous voici arrivés, je passe le premier,suivez-moi.

Tous deux montèrent à l’échelle et se blottirent dans le foin,sans avoir été entendus par les gens de la veillée, au-dessusdesquels ils se trouvèrent assis de manière à les bien voir.Groupées par masses autour de trois ou quatre chandelles, quelquesfemmes cousaient, d’autres filaient, plusieurs restaient oisives,le cou tendu, la tête et les yeux tournés vers un vieux paysan quiracontait une histoire. La plupart des hommes se tenaient debout oucouchés sur des bottes de foin. Ces groupes profondément silencieuxétaient à peine éclairés par les reflets vacillants des chandellesentourées de globes de verre pleins d’eau qui concentraient lalumière en rayons, dans la clarté desquelles se tenaient lestravailleuses. L’étendue de la grange, dont le haut restait sombreet noir, affaiblissait encore ces lueurs qui coloraient inégalementles têtes en produisant de pittoresques effets de clair-obscur. Icibrillait le front brun et les yeux clairs d’une petite paysannecurieuse&|160;; là, des bandes lumineuses découpaient les rudesfronts de quelques vieux hommes, et dessinaient fantasquement leursvêtements usés ou décolorés. Tous ces gens attentifs, et diversdans leurs poses, exprimaient sur leurs physionomies immobilesl’entier abandon qu’ils faisaient de leur intelligence au conteur.C’était un tableau curieux où éclatait la prodigieuse influenceexercée sur tous les esprits par la poésie. En exigeant de sonnarrateur un merveilleux toujours simple ou de l’impossible presquecroyable, le paysan ne se montre-t-il pas ami de la plus purepoésie&|160;?

– Quoique cette maison eût une méchante mine, disait le paysanau moment où les deux nouveaux auditeurs se furent placés pourl’entendre, la pauvre femme bossue était si fatiguée d’avoir portéson chanvre au marché, qu’elle y entra, forcée aussi par la nuitqui était venue. Elle demanda seulement à y coucher&|160;; car,pour toute nourriture, elle tira une croûte de son bissac et lamangea. Pour lors l’hôtesse, qui était donc la femme des brigands,ne sachant rien de ce qu’ils avaient convenu de faire pendant lanuit, accueillit la bossue et la mit en haut, sans lumière. Mabossue se jette sur un mauvais grabat, dit ses prières, pense à sonchanvre et va pour dormir. Mais, avant qu’elle ne fût endormie,elle entend du bruit, et voit entrer deux hommes portant unelanterne&|160;; chacun d’eux tenait un couteau : la peur la prend,parce que, voyez-vous, dans ce temps-là les seigneurs aimaient tantles pâtés de chair humaine, qu’on en faisait pour eux. Mais commela vieille avait le cuir parfaitement racorni, elle se rassura, enpensant qu’on la regarderait comme une mauvaise nourriture. Lesdeux hommes passent devant la bossue, vont à un lit qui était danscette grande chambre, et où l’on avait mis le monsieur à la grossevalise, qui passait donc pour nécromancien. Le plus grand lève lalanterne en prenant les pieds du monsieur&|160;; le petit, celuiqui avait fait l’ivrogne, lui empoigne la tête et lui coupe le cou,net, d’une seule fois, croc&|160;! Puis ils laissent là le corps etla tête, tout dans le sang, volent la valise et descendent. Voilànotre femme bien embarrassée. Elle pense d’abord à s’en aller sansqu’on s’en doute, ne sachant pas encore que la Providence l’avaitamenée là pour rendre gloire à Dieu et faire punir le crime. Elleavait peur, et quand on a peur on ne s’inquiète de rien du tout.Mais l’hôtesse, qui avait demandé des nouvelles de la bossue auxdeux brigands, les effraie, et ils remontent doucement dans lepetit escalier de bois. La pauvre bossue se pelotonne de peur etles entend qui se disputent à voix basse. – Je te dis de la tuer. -Faut pas la tuer. – Tue-la&|160;! – Non&|160;! Ils entrent. Mafemme, qui n’était pas bête, ferme l’oeil et fait comme si elledormait. Elle se met à dormir, comme un enfant, la main sur soncœur, et prend une respiration de chérubin. Celui qui avait lalanterne, l’ouvre, boule la lumière dans l’oeil de la vieilleendormie, et ma femme de ne point sourciller, tant elle avait peurpour son cou. – Tu vois bien qu’elle dort comme un sabot, que ditle grand. – C’est si malin les vieilles, répond le petit. Je vaisla tuer, nous serons plus tranquilles. D’ailleurs nous la saleronset la donnerons à manger à nos cochons. En entendant ce propos, mavieille ne bouge pas. – Oh&|160;! bien, elle dort, dit le petitcrâne en voyant que la bossue n’avait pas bougé. Voilà comment lavieille se sauva. Et l’on peut bien dire qu’elle était courageuse.Certes, il y a bien ici des jeunes filles qui n’auraient pas eu larespiration d’un chérubin en entendant parler des cochons. Les deuxbrigands se mettent à enlever l’homme mort, le roulent dans sesdraps et le jettent dans la petite cour, où la vieille entend lescochons accourir en grognant : hon, hon&|160;! pour le manger. Pourlors, le lendemain, reprit le narrateur après avoir fait une pause,la femme s’en va, donnant deux sous pour son coucher. Elle prendson bissac, fait comme si de rien n’était, demande les nouvelles dupays, sort en paix et veut courir. Point&|160;! La peur lui coupeles jambes, bien à son heur. Voici pourquoi.Elle avait à peine faitun demi-quart de lieue, qu’elle voit venir un des brigands qui lasuivait par finesse pour s’assurer qu’elle n’eût rien vu. Elle tedevine ça et s’assied sur une pierre. – Qu’avez-vous, ma bonnefemme&|160;? lui dit le petit, car c’était le petit, le plusmalicieux des deux, qui la guettait. – Ah&|160;! mon bon homme,qu’elle répond, mon bissac est si lourd, et je suis si fatiguée,que j’aurais bien besoin du bras d’un honnête homme (voyez-vousc’te finaude&|160;!) pour gagner mon pauvre logis. Pour lors lebrigand lui offre de l’accompagner. Elle accepte. L’homme lui prendle bras pour savoir si elle a peur. Ha&|160;! ben, c’te femme netremble point et marche tranquillement. Et donc les voilà tous deuxcausant agriculture et de la manière de faire venir le chanvre,tout bellement jusqu’au faubourg de la ville où demeurait la bossueet où le brigand la quitta, de peur de rencontrer quelqu’un de lajustice. La femme arriva chez elle à l’heure de midi et attenditson homme en réfléchissant aux événements de son voyage et de lanuit. Le chanverrier rentra vers le soir. Il avait faim, faut luifaire à manger. Donc, tout en graissant sa poêle pour lui fairefrire quelque chose, elle lui raconte comment elle a vendu sonchanvre, en bavardant à la manière des femmes, mais elle ne ditrien des cochons, ni du monsieur tué, mangé, volé. Elle fait doncflamber sa poêle pour la nettoyer. Elle la retire, veut l’essuyer,la trouve pleine de sang. – Qu’est-ce que tu as mislà-dedans&|160;? dit-elle à son homme. – Rien, qu’il répond. Ellecroit avoir une lubie de femme et remet sa poêle au feu.Pouf&|160;! une tête tombe par la cheminée. – Vois-tu&|160;? C’estprécisément la tête du mort, dit la vieille. Comme il meregarde&|160;! Que me veut-il donc&|160;? – Que tu le venges&|160;!lui dit une voix. – Que tu es bête, dit le chanverrier&|160;; tevoilà bien avec tes berlues qui n’ont pas le sens commun. Il prendla tête, qui lui mord le doigt, et la jette dans sa cour. – Faismon omelette, qui dit, et ne t’inquiète pas de ça. C’est un chat. -Un chat&|160;! qu’elle dit, il était rond comme une boule. Elleremet sa poêle au feu. Pouf&|160;! tombe une jambe. Même histoire.L’homme, pas plus étonné de voir le pied que d’avoir vu la tête,empoigne la jambe et la jette à sa porte. Finalement, l’autrejambe, les deux bras, le corps, tout le voyageur assassiné tombe unà un. Point d’omelette. Le vieux marchand de chanvre avait bienfaim. – Par mon salut éternel, dit-il, si mon omelette se fait,nous verrons à satisfaire cet homme-là. – Tu conviens doncmaintenant que c’est un homme&|160;? dit la bossue. Pourquoim’as-tu dit tout à l’heure que c’était pas une tête, grandasticoteur&|160;? La femme casse les œufs, fricasse l’omelette etla sert sans plus grogner, parce qu’en voyant ce grabuge ellecommençait à être inquiète. Son homme s’assied et se met à manger.La bossue, qui avait peur, dit qu’elle n’a pas faim. – Toc,toc&|160;! fait un étranger en frappant à la porte. – Qui estlà&|160;? – L’homme mort d’hier. – Entrez, répond le chanverrier.Donc, le voyageur entre, se met sur l’escabelle et dit : -Souvenez-vous de Dieu, qui donne la paix pour l’éternité auxpersonnes qui confessent son nom&|160;! Femme, tu m’as vu fairemourir, et tu gardes le silence. J’ai été mangé par lescochons&|160;! Les cochons n’entrent pas dans le paradis. Donc moi,qui suis chrétien, j’irai dans l’enfer faute par une femme deparler. Ça ne s’est jamais vu. Faut me délivrer&|160;! et autrespropos. La femme, qu’avait toujours de plus en plus peur, nettoiesa poêle, met ses habits du dimanche, va dire à la justice le crimequi fut découvert, et les voleurs joliment roués sur la place dumarché. Cette bonne œuvre faite, la femme et son homme ont toujourseu le plus beau chanvre que vous ayez jamais vu. Puis, ce qui leurfut plus agréable, ils eurent ce qu’ils désiraient depuislongtemps, à savoir un enfant mâle qui devint, par suite des temps,baron du roi. Voilà l’histoire véritable de la Bossue courageuse.

– Je n’aime point ces histoires-là, elles me font rêver, dit laFosseuse. J’aime mieux les aventures de Napoléon.

– C’est vrai, dit le garde-champêtre. Voyons, monsieur Goguelat,racontez-nous l’Empereur.

– La veillée est trop avancée, dit le piéton, et je n’aime pointà raccourcir les victoires.

– C’est égal, dites tout de même&|160;! Nous les connaissonspour vous les avoir vu dire bien des fois&|160;; mais ça faittoujours plaisir à entendre.

– Racontez-nous l’Empereur&|160;! crièrent plusieurs personnesensemble.

– Vous le voulez, répondit Goguelat. Eh&|160;! bien, vous verrezque ça ne signifie rien quand c’est dit au pas de charge. J’aimemieux vous raconter toute une bataille. Voulez-vous Champ-Aubert,où il n’y avait plus de cartouches, et où l’on s’est astiqué toutde même à la baïonnette&|160;?

– Non&|160;! l’Empereur&|160;! l’Empereur&|160;!

Le fantassin se leva de dessus sa botte de foin, promena surl’assemblée ce regard noir, tout chargé de misère, d’événements etde souffrances qui distingue les vieux soldats. Il prit sa vestepar les deux basques de devant, les releva comme s’il s’agissait derecharger le sac où jadis étaient ses hardes, ses souliers, toutesa fortune&|160;; puis il s’appuya le corps sur la jambe gauche,avança la droite et céda de bonne grâce aux veux de l’assemblée.Après avoir repoussé ses cheveux gris d’un seul côté de son frontpour le découvrir, il porta la tête vers le ciel afin de se mettreà la hauteur de la gigantesque histoire qu’il allait dire.

– Voyez-vous, mes amis, Napoléon est né en Corse, qu’est une îlefrançaise, chauffée par le soleil d’Italie, où tout bout comme dansune fournaise, et où l’on se tue les uns les autres, de père enfils, à propos de rien : une idée qu’ils ont. Pour vous commencerl’extraordinaire de la chose, sa mère, qui était la plus bellefemme de son temps et une finaude, eut la réflexion de le vouer àDieu, pour le faire échapper à tous les dangers de son enfance etde sa vie, parce qu’elle avait rêvé que le monde était en feu lejour de son accouchement. C’était une prophétie&|160;! Donc elledemande que Dieu le protége, à condition que Napoléon rétablira sasainte religion, qu’était alors par terre. Voilà qu’est convenu, etça s’est vu.

 » Maintenant, suivez-moi bien, et dites-moi si ce que vous allezentendre est naturel.

 » Il est sûr et certain qu’un homme qui avait eu l’imaginationde faire un pacte secret pouvait seul être susceptible de passer àtravers les lignes des autres, à travers les balles, les déchargesde mitraille qui nous emportaient comme des mouches, et qui avaientdu respect pour sa tête. J’ai eu la preuve de cela, moiparticulièrement, à Eylau. Je le vois encore, monte sur unehauteur, prend sa lorgnette, regarde sa bataille et dit : Ça vabien&|160;! Un de mes intrigants à panaches qui l’embêtaientconsidérablement et le suivaient partout, même pendant qu’ilmangeait, qu’on nous a dit, veut faire le malin, et prend la placede l’empereur quand il s’en va. Oh&|160;! raflé&|160;! plus depanache. Vous entendez ben que Napoléon s’était engagé à garder sonsecret pour lui seul. Voilà pourquoi tous ceux quil’accompagnaient, même ses amis particuliers, tombaient comme desnoix : Duroc, Bessières, Lannes, tous hommes forts comme des barresd’acier et qu’il fondait à son usage. Enfin, à preuve qu’il étaitl’enfant de Dieu, fait pour être le père du soldat, c’est qu’on nel’a jamais vu ni lieutenant ni capitaine&|160;! Ah&|160;! bien oui,en chef tout de suite. Il n’avait pas l’air d’avoir plus devingt-trois ans, qu’il était vieux général, depuis la prise deToulon, où il a commencé par faire voir aux autres qu’ilsn’entendaient rien à manœuvrer les canons. Pour lors, nous tombetout maigrelet général en chef à l’armée d’Italie, qui manquait depain, de munitions, de souliers, d’habits, une pauvre armée nuecomme un ver. –  » Mes amis, qui dit, nous voilà ensemble. Or,mettez-vous dans la boule que d’ici à quinze jours vous serezvainqueurs, habillés à neuf, que vous aurez tous des capotes, debonnes guêtres, de fameux souliers&|160;; mais, mes enfants, fautmarcher pour les aller prendre à Milan, où il y en a.  » Et l’on amarché. Le Français, écrasé, plat comme une punaise, se redresse.Nous étions trente mille va-nu-pieds contre quatre-vingt millefendants d’Allemands, tous beaux hommes, bien garnis, que je voisencore. Alors Napoléon, qui n’était encore que Bonaparte, noussouffle je ne sais quoi dans le ventre. Et l’on marche la nuit, etl’on marche le jour, l’on te les tape à Montenotte, on court lesrosser à Rivoli, Lodi, Arcole, Millesimo, et on ne te les lâchepas. Le soldat prend goût à être vainqueur. Alors Napoléon vousenveloppe ces généraux allemands qui ne savaient où se fourrer pourêtre à leur aise, les pelote très-bien, leur chippe quelquefois desdix mille hommes d’un seul coup en vous les entourant de quinzecents Français qu’il faisait foisonner à sa manière. Enfin, leurprend leurs canons, vivres, argent, munitions, tout ce qu’ilsavaient de bon à prendre, vous les jette à l’eau, les bat sur lesmontagnes, les mord dans l’air, les dévore sur terre, les fouaillepartout. Voilà des troupes qui se remplument&|160;; parce que,voyez-vous, l’empereur, qu’était aussi un homme d’esprit, se faitbien venir de l’habitant, auquel il dit qu’il est arrivé pour ledélivrer. Pour lors, le péquin nous loge et nous chérit, les femmesaussi, qu’étaient des femmes très-judicieuses. Fin finale, enventôse 96, qu’était dans ce temps-là le mois de marsd’aujourd’hui, nous étions acculés dans un coin du pays desmarmottes&|160;; mais après la campagne, nous voilà maîtres del’Italie, comme Napoléon l’avait prédit. Et au mois de marssuivant, en une seule année et deux campagnes, il nous met en vuede Vienne : tout était brossé. Nous avions mangé trois arméessuccessivement différentes, et dégommé quatre généraux autrichiens,dont un vieux qu’avait les cheveux bancs, et qui a été cuit commeun rat dans les paillassons, à Mantoue. Les rois demandaient grâceà genoux&|160;! La paix était conquise. Un homme aurait-il pu fairecela&|160;? Non. Dieu l’aidait, c’est sûr. Il se subdivisionnaitcomme les cinq pains de l’Evangile, commandait la bataille le jour,la préparait la nuit, que les sentinelles le voyaient toujoursallant et venant, et ne dormait ni ne mangeait. Pour lors,reconnaissant ces prodiges, le soldat te l’adopte pour son père. Eten avant&|160;! Les autres, à Paris, voyant cela, se disent&|160;; » Voilà un pélerin qui paraît prendre ses mots d’ordre dans leciel, il est singulièrement capable de mettre la main sur laFrance&|160;; faut le lâcher sur l’Asie ou sur l’Amérique, il s’encontentera peut-être&|160;!  » Ça était écrit pour lui comme pourJésus-Christ. Le fait est qu’on lui donne ordre de faire faction enEgypte. Voilà sa ressemblance avec le fils de Dieu. Ce n’est pastout. Il rassemble ses meilleurs lapins, ceux qu’il avaitparticulièrement endiablés, et leur dit comme ça :  » Mes amis, pourle quart d’heure, on nous donne l’Egypte à chiquer. Mais nousl’avalerons en un temps et deux mouvements, comme nous avons faitde l’Italie. Les simples soldats seront des princes qui auront desterres à eux. En avant&|160;!  » En avant&|160;! les enfants, disentles sergents. Et l’on arrive à Toulon, route d’Egypte. Pour lors,les Anglais avaient tous leurs vaisseaux en mer. Mais quand nousnous embarquons, Napoléon nous dit :  » Ils ne nous verront pas, etil est bon que vous sachiez, dès à présent, que votre généralpossède une étoile dans le ciel qui nous guide et nousprotége&|160;!  » Qui fut dit fut fait. En passant sur la mer, nousprenons Malte, comme une orange pour le désaltérer de sa soif devictoire, car c’était un homme qui ne pouvait pas être sans rienfaire. Nous voilà en Egypte. Bon. Là, autre consigne. LesEgyptiens, voyez-vous, sont des hommes qui, depuis que le monde estmonde, ont coutume d’avoir des géants pour souverains, des arméesnombreuses comme des fourmis&|160;; parce que c’est un pays degénies et de crocodiles, où l’on a bâti des pyramides grosses commenos montagnes, sous lesquelles ils ont eu l’imagination de mettreleurs rois pour les conserver frais, chose qui leur plaîtgénéralement. Pour lors, en débarquant, le petit caporal nous dit : » Mes enfants, les pays que vous allez conquérir tiennent à un tasde dieux qu’il faut respecter, parce que le Français doit êtrel’ami de tout le monde, et battre les gens sans les vexer.Mettez-vous dans la coloquinte de ne toucher à rien, d’abord&|160;;parce que nous aurons tout après&|160;! Et marchez&|160;!  » Voilàqui va bien. Mais tous ces gens-là, auxquels Napoléon était prédit,sous le nom de Kébir-Bonaberdis, un mot de leur patois qui veutdire : le sultan fait feu , en ont une peur comme du diable. Alors,le Grand-Turc, l’Asie, l’Afrique ont recours à la magie, et nousenvoient un démon, nommé Mody, soupçonné d’être descendu du cielsur un cheval blanc qui était, comme son maître, incombustible auboulet, et qui tous deux vivaient de l’air du temps. Il y en a quil’ont vu&|160;; mais moi je n’ai pas de raisons pour vous en fairecertains. C’était les puissances de l’Arabie et les Mameluks, quivoulaient faire croire à leurs troupiers que le Mody était capablede les empêcher de mourir à la bataille, sous prétexte qu’il étaitun ange envoyé pour combattre Napoléon et lui reprendre le sceau deSalomon, un de leurs fourniments à eux, qu’ils prétendaient avoirété volé par notre général. Vous entendez bien qu’on leur a faitfaire la grimace tout de même.

 » Ha&|160;! çà, dites-moi d’où ils avaient su le pacte deNapoléon&|160;? Etait-ce naturel&|160;?

 » Il passait pour certain dans leur esprit qu’il commandait auxgénies et se transportait en un clin d’oeil d’un lieu à un autre,comme un oiseau. Le fait est qu’il était partout. Enfin, qu’ilvenait leur enlever une reine, belle comme le jour, pour laquelleil avait offert tous ses trésors et des diamants gros comme desœufs de pigeons, marché que le Mameluk, de qui elle était laparticulière, quoiqu’il en eût d’autres, avait refusé positivement.Dans ces termes-là, les affaires ne pouvaient donc s’arrangerqu’avec beaucoup de combats. Et c’est ce dont on ne s’est pas faitfaute, car il y a eu des coups pour tout le monde. Alors, nous noussommes mis en ligne à Alexandrie, à Giseh et devant les Pyramides.Il a fallu marcher sous le soleil, dans le sable, où les genssujets d’avoir la berlue voyaient des eaux desquelles on ne pouvaitpas boire, et de l’ombre que ça faisait suer. Mais nous mangeons leMameluk à l’ordinaire, et tout plie à la voix de Napoléon, quis’empare de la haute et basse Egypte, l’Arabie, enfin jusqu’auxcapitales des royaumes qui n’étaient plus, et où il y avait desmilliers de statues, les cinq cents diables de la Nature, puis,chose particulière, une infinité de lézards, un tonnerre de pays oùchacun pouvait prendre ses arpents de terre, pour peu que ça luifût agréable. Pendant qu’il s’occupe de ses affaires dansl’intérieur, où il avait idée de faire des choses superbes, lesAnglais lui brûlent sa flotte à la bataille d’Aboukir, car ils nesavaient quoi s’inventer pour nous contrarier. Mais Napoléon, quiavait l’estime de l’Orient et de l’Occident, que le pape l’appelaitson fils, et le cousin de Mahomet son cher père, veut se venger del’Angleterre, et lui prendre les Indes, pour se remplacer de saflotte. Il allait nous conduire en Asie, par la mer Rouge, dans despays où il n’y a que des diamants, de l’or, pour faire la paie auxsoldats, et des palais pour étapes, lorsque le Mody s’arrange avecla peste, et nous l’envoie pour interrompre nos victoires.Halte&|160;! Alors tout le monde défile à c’te parade, d’où l’on nerevient pas sur ses pieds. Le soldat mourant ne peut pas te prendreSaint-Jean-d’Acre, où l’on est entré trois fois avec un entêtementgénéreux et martial. Mais la peste était la plus forte&|160;; iln’y avait pas à dire : Mon bel ami&|160;! Tout le monde se trouvaittrès-malade. Napoléon seul était frais comme une rose, et toutel’armée l’a vu buvant la peste sans que ça lui fit rien dutout.

 » Ha ça, mes amis, croyez-vous que c’était naturel&|160;?

 » Les Mameluks, sachant que nous étions tous dans lesambulances, veulent nous barrer le chemin&|160;; mais, avecNapoléon, c’te farce-là ne pouvait pas prendre. Donc, il dit à sesdamnés, à ceux qui avaient le cuir plus dur que les autres : « Allez me nettoyer la route.  » Junot, qu’était un sabreur au premiernuméro, et son ami véritable, ne prend que mille hommes, et vous adécousu tout de même l’armée d’un pacha qui avait la prétention dese mettre en travers. Pour lors, nous revenons au Caire, notrequartier général. Autre histoire. Napoléon absent, la Frances’était laissé détruire le tempérament par les gens de Paris quigardaient la solde des troupes, leur masse de linge, leurs habits,les laissaient crever de faim, et voulaient qu’elles fissent la loià l’univers, sans s’en inquiéter autrement. C’était des imbécilesqui s’amusaient à bavarder au lieu de mettre la main à la pâte. Etdonc, nos armées étaient battues, les frontières de la Franceentamées : l’homme n’était plus là. Voyez-vous, je dis l’homme ,parce qu’on l’a nommé comme ça, mais c’était une bêtise, puisqu’ilavait une étoile et toutes ses particularités : c’était nous autresqui étions les hommes&|160;! Il apprend l’histoire de France aprèssa fameuse bataille d’Aboukir, où, sans perdre plus de trois centshommes, et, avec une seule division, il a vaincu la grande arméedes Turcs forte de vingt-cinq mille hommes, et il en a bousculédans la mer plus d’une grande moitié, rrah&|160;! Ce fut sondernier coup de tonnerre en Egypte. Il se dit, voyant tout perdulà-bas :  » Je suis le sauveur de la France, je le sais, faut quej’y aille.  » Mais comprenez bien que l’armée n’a pas su son départ,sans quoi on l’aurait gardé de force, pour le faire empereurd’Orient. Aussi nous voilà tous tristes, quand nous sommes sanslui, parce qu’il était notre joie. Lui, laisse son commandement àKléber, un grand mâtin qu’a descendu la garde, assassiné par unEgyptien qu’on a fait mourir en lui mettant une baïonnette dans lederrière, qui est la manière de guillotiner dans ce pays-là&|160;;mais ça fait tant souffrir, qu’un soldat a eu pitié de ce criminel,il lui a tendu sa gourde&|160;; et aussitôt que l’Egyptien a eu bude l’eau, il a tortillé de l’oeil avec un plaisir infini. Mais nousne nous amusons pas à cette bagatelle. Napoléon met le pied sur unecoquille de noix, un petit navire de rien du tout qui s’appelait LaFortune , et, en un clin d’oeil, à la barbe de l’Angleterre qui lebloquait avec des vaisseaux de ligne, frégates et tout ce quifaisait voile, il débarque en France, car il a toujours eu le donde passer les mers en une enjambée. Etait-ce naturel&|160;!Bah&|160;! aussitôt qu’il est à Fréjus, autant dire qu’il a lespieds dans Paris. Là, tout le monde l’adore&|160;; mais lui,convoque le Gouvernement.  » Qu’avez-vous fait de mes enfants lessoldats&|160;? qui dit aux avocats&|160;; vous êtes un tas degalapiats qui vous fichez du monde, et faites vos choux gras de laFrance. Ça n’est pas juste, et je parle pour tout le monde qu’estpas content&|160;!  » Pour lors, ils veulent babiller et letuer&|160;; mais minute&|160;! Il les enferme dans leur caserne àparoles, les fait sauter par les fenêtres, et vous les enrégimenteà sa suite, où ils deviennent muets comme des poissons, souplescomme des blagues à tabac. De ce coup passe consul&|160;; et, commece n’était pas lui qui pouvait douter de l’Etre Suprême, il remplitalors sa promesse envers le bon Dieu, qui lui tenait sérieusementparole&|160;; lui rend ses églises, rétablit sa religion&|160;; lescloches sonnent pour Dieu et pour lui. Voilà tout le monde content: primo, les prêtres qu’il empêche d’être tracassés&|160;; segondo, le bourgeois qui fait son commerce, sans avoir à craindre lerapiamus de la loi qu’était devenue injuste&|160;; tertio , lesnobles qu’il défend d’être fait mourir, comme on en avaitmalheureusement contracté l’habitude. Mais il y avait des ennemis àbalayer, et il ne s’endort pas sur la gamelle, parce que,voyez-vous, son oeil vous traversait le monde comme une simple têted’homme. Pour lors, paraît en Italie, comme s’il passait la têtepar la fenêtre, et son regard suffit. Les Autrichiens sont avalés àMarengo comme des goujons par une baleine&|160;! Haouf&|160;! Ici,la victoire française a chanté sa gamme assez haut pour que lemonde entier l’entende, et ça a suffi.  » Nous n’en jouons plus, quedisent les Allemands. – Assez comme ça&|160;!  » disent les autres.Total : l’Europe fait la cane, l’Angleterre met les pouces. Paixgénérale, où les rois et les peuples font mine de s’embrasser.C’est là que l’empereur a inventé la Légion-d’Honneur, une bienbelle chose, allez&|160;!  » En France, qu’il a dit à Boulogne,devant l’armée entière, tout le monde a du courage&|160;! Donc, lapartie civile qui fera des actions d’éclat sera sœur du soldat, lesoldat sera son frère, et ils seront unis sous le drapeau del’honneur.  » Nous autres, qui étions là-bas, nous revenonsd’Egypte. Tout était changé&|160;! Nous l’avions laissé général, enun rien de temps nous le retrouvons empereur. Ma foi, la Frances’était donnée à lui, comme une belle fille à un lancier. Or, quandça fut fait, à la satisfaction générale, on peut le dire, il y eutune sainte cérémonie comme il ne s’en était jamais vu sous lacalotte des cieux. Le pape et les cardinaux, dans leurs habits d’oret rouges, passent les Alpes exprès pour le sacrer devant l’arméeet le peuple, qui battent des mains. Il y a une chose que je seraisinjuste de ne pas vous dire. En Egypte, dans le désert, près de laSyrie, l’Homme Rouge lui apparut dans la montagne de Moïse, pourlui dire :  » Ça va bien.  » Puis, à Marengo, le soir de la victoire,pour la seconde fois, s’est dressé devant lui sur ses pieds,l’Homme Rouge, qui lui dit :  » Tu verras le monde à tes genoux, ettu seras empereur des Français, roi d’Italie, maître de laHollande, souverain de l’Espagne, du Portugal, provincesillyriennes, protecteur de l’Allemagne, sauveur de la Pologne,premier aigle de la Légion-d’Honneur, et tout.  » Cet Homme Rouge,voyez-vous, c’était son idée, à lui&|160;; une manière de piétonqui lui servait, à ce que disent plusieurs, pour communiquer avecson étoile. Moi, je n’ai jamais cru cela&|160;; mais l’Homme Rougeest un fait véritable, et Napoléon en a parlé lui-même, et a ditqu’il lui venait dans les moments durs à passer, et restait aupalais des Tuileries, dans les combles. Donc, au couronnement,Napoléon l’a vu le soir pour la troisième fois, et ils furent endélibération sur bien des choses. Lors, l’empereur va droit à Milanse faire couronner roi d’Italie. Là commence véritablement letriomphe du soldat. Pour lors, tout ce qui savait écrire passeofficier. Voilà les pensions, les dotations de duchés quipleuvent&|160;; des trésors pour l’état-major qui ne coûtaient rienà la France&|160;; et la Légion-d’Honneur fournie de rentes pourles simples soldats, sur lesquels je touche encore ma pension.Enfin, voilà des armées tenues comme il ne s’en était jamais vu.Mais l’empereur, qui savait qu’il devait être l’empereur de tout lemonde, pense aux bourgeois, et leur fait bâtir, suivant leursidées, des monuments de fées, là où il n’y avait pas plus que surma main&|160;; une supposition, vous reveniez d’Espagne, pourpasser à Berlin&|160;; hé bien&|160;! vous retrouviez des arches detriomphe avec de simples soldats mis dessus en belle sculpture, niplus ni moins que des généraux. Napoléon, en deux ou trois ans,sans mettre d’impôts sur vous autres, remplit ses caves d’or, faitdes ponts, des palais, des routes, des savants, des fêtes, deslois, des vaisseaux, des ports&|160;; et dépense des millions demilliasses, et tant, et tant, qu’on m’a dit qu’il en aurait pupaver la France de pièces de cent sous, si ça avait été safantaisie. Alors, quand il se trouve à son aise sur son trône, etsi bien le maître de tout, que l’Europe attendait sa permissionpour faire ses besoins : comme il avait quatre frères et troissœurs, il nous dit en manière de conversation, à l’ordre du jour : » Mes enfants, est-il juste que les parents de votre empereurtendent la main, Non. Je veux qu’ils soient flambants, tout commemoi&|160;! Pour lors, il est de toute nécessité de conquérir unroyaume pour chacun d’eux, afin que le Français soit le maître detout&|160;; que les soldats de la garde fassent trembler le monde,et que la France crache où elle veut, et qu’on lui dise, comme surma monnaie, Dieu vous protége&|160;! – Convenu&|160;! répondl’armée, on t’ira pêcher des royaumes à la baïonnette.  » Ha&|160;!c’est qu’il n’y avait pas à reculer, voyez-vous&|160;! et s’ilavait eu dans sa boule de conquérir la lune, il aurait fallus’arranger pour ça, faire ses sacs, et grimper&|160;; heureusementqu’il n’en a pas eu la volonté. Les rois, qu’étaient habitués auxdouceurs de leur trône, se font naturellement tirerl’oreille&|160;; et alors, en avant, nous autres. Nous marchons,nous allons, et le tremblement recommence avec une soliditégénérale. En a-t-il fait user, dans ce temps-là, des hommes et dessouliers&|160;! Alors on se battait à coups de nous si cruellement,que d’autres que les Français s’en seraient fatigués. Mais vousn’ignorez pas que le Français est né philosophe, et, un peu plustôt, un peu plus tard, sait qu’il faut mourir. Aussi nous mourionstous sans rien dire, parce qu’on avait le plaisir de voirl’empereur faire ça sur les géographies. (Là, le fantassin décrivitlestement un rond avec son pied sur l’aire de la grange.) Et ildisait :  » Ca, ce sera un royaume&|160;!  » et c’était un royaume.Quel bon temps&|160;! Les colonels passaient généraux, le temps deles voir&|160;; les généraux maréchaux, les maréchaux rois. Et il yen a encore un, qui est debout pour le dire à l’Europe, quoique cesoit un Gascon, traître à la France pour garder sa couronne, quin’a pas rougi de honte, parce que, voyez-vous, les couronnes sonten or&|160;! Enfin, les sapeurs qui savaient lire devenaient noblestout de même. Moi qui vous parle, j’ai vu à Paris onze rois et unpeuple de princes qui entouraient Napoléon, comme les rayons dusoleil&|160;! Vous entendez bien que chaque soldat, ayant la chancede chausser un trône, pourvu qu’il en eût le mérite, un caporal dela garde était comme une curiosité qu’on l’admirait passer, parceque chacun avait son contingent dans la victoire, parfaitementconnu dans le bulletin. Et y en avait-il de ces batailles&|160;!Austerlitz, où l’armée a manœuvré comme à la parade&|160;; Eylau,où l’on a noyé les Russes dans un lac, comme si Napoléon avaitsoufflé dessus&|160;; Wagram, où l’on s’est battu trois jours sansbouder. Enfin, y en avait autant que de saints au calendrier. Aussialors fut-il prouvé que Napoléon possédait dans son fourreau lavéritable épée de Dieu. Alors le soldat avait son estime, et il enfaisait son enfant, s’inquiétait si vous aviez des souliers, dulinge, des capotes, du pain, des cartouches&|160;; quoiqu’il tîntsa majesté, puisque c’était son métier à lui de régner. Mais c’estégal&|160;! un sergent et même un soldat pouvait lui dire :  » Monempereur,  » comme vous me dites à moi quelquefois  » Mon bon ami. « Et il répondait aux raisons qu’on lui faisait, couchait dans laneige comme nous autres&|160;; enfin, il avait presque l’air d’unhomme naturel. Moi qui vous parle, je l’ai vu, les pieds dans lamitraille, pas plus gêné que vous êtes là, et mobile, regardantavec sa lorgnette, toujours à son affaire&|160;; alors nousrestions là, tranquilles comme Baptiste. Je ne sais pas comment ils’y prenait, mais quand il nous parlait, sa parole nous envoyaitcomme du feu dans l’estomac&|160;; et, pour lui montrer qu’on étaitses enfants, incapables de bouquer, on allait pas ordinaire devantdes polissons de canons qui gueulaient et vomissaient des régimentsde boulets, sans dire gare. Enfin, les mourants avaient la chose dese relever pour le saluer et lui crier :  » Vive l’empereur&|160;! « Etait-ce naturel&|160;! auriez-vous fait cela pour un simplehomme&|160;?

 » Pour lors, tout son monde établi, l’impératrice Joséphine,qu’était une bonne femme tout de même, ayant la chose tournée à nepas lui donner d’enfants, il fut obligé de la quitter quoiqu’ill’aimât considérablement. Mais il lui fallait des petits, rapportau gouvernement. Apprenant cette difficulté, tous les souverains del’Europe se sont battus à qui lui donnerait une femme. Et il aépousé, qu’on nous a dit, une Autrichienne, qu’était la fille desCésars, un homme ancien dont on parle partout, et pas seulementdans nos pays, où vous entendez dire qu’il a tout fait, mais enEurope. Et c’est si vrai que, moi qui vous parle en ce moment, jesuis allé sur le Danube où j’ai vu les morceaux d’un pont bâti parcet homme, qui paraît qu’a été, à Rome, parent de Napoléon d’oùs’est autorisé l’empereur d’en prendre l’héritage pour son fils.Donc, après son mariage, qui fut une fête pour le monde entier, etoù il a fait grâce au peuple de dix ans d’impositions, qu’on apayés tout de même, parce que les gabelous n’en ont pas tenucompte, sa femme a eu un petit qu’était roi de Rome&|160;; unechose qui ne s’était pas encore vue sur terre, car jamais un enfantn’était né roi, son père vivant. Ce jour-là, un ballon est parti deParis pour le dire à Rome, et ce ballon a fait le chemin en unjour. Ha&|160;! ça, y a-t-il maintenant quelqu’un de vous autresqui me soutiendra que tout ça était naturel&|160;? Non c’étaitécrit là-haut&|160;! Et la gale à qui ne dira pas qu’il a étéenvoyé par Dieu même pour faire triompher la France. Mais voilàl’empereur de Russie, qu’était son ami, qui se fâche de ce qu’iln’a pas épousé une Russe et qui soutient les Anglais, nos ennemis,auxquels on avait toujours empêché Napoléon d’aller dire deux motsdans leur boutique. Fallait donc en finir avec ces canards-là.Napoléon se fâche et nous dit : –  » Soldats&|160;! vous avez étémaîtres dans toutes les capitales de l’Europe&|160;; reste Moscou,qui s’est allié à l’Angleterre. Or, pour pouvoir conquérir Londreset les Indes qu’est à eux, je trouve définitif d’aller à Moscou. « Pour lors, assemble la plus grande des armées qui jamais ait traînéses guêtres sur le globe, et si curieusement bien alignée, qu’en unjour il a passé en revue un million d’hommes. – Hourra&|160;!disent les Russes. Et voilà la Russie tout entière, des animaux decosaques qui s’envolent. C’était pays contre pays, un boulevarigénéral, dont il fallait se garer. Et comme avait dit l’Homme Rougeà Napoléon : C’est l’Asie contre l’Europe&|160;! – Suffit, qu’ildit, je vais me précautionner. Et voilà, fectivement tous les roisqui viennent lécher la main de Napoléon&|160;! L’Autriche, laPrusse, la Bavière, la Saxe, la Pologne, l’Italie, tout est avecnous, nous flatte, et c’était beau&|160;! Les aigles n’ont jamaistant roucoulé qu’à ces parades-là, qu’elles étaient au-dessus detous les drapeaux de l’Europe. Les Polonais ne se tenaient pas dejoie, parce que l’empereur avait idée de les relever&|160;; de là,que la Pologne et la France ont toujours été frères. Enfin  » A nousla Russie&|160;!  » crie l’armée. Nous entrons bien fournis&|160;;nous marchons, marchons : point de Russes. Enfin nous trouvons nosmâtins campés à la Moskowa. C’est là que j’ai eu la croix, et j’aicongé de dire que ce fut une sacrée bataille&|160;! L’empereurétait inquiet, il avait vu l’Homme Rouge, qui lui dit : Mon enfant,tu vas plus vite que le pas, les hommes te manqueront, les amis tetrahiront. Pour lors, proposa la paix. Mais avant de lasigner&|160;;  » Frottons les Russes&|160;?  » qui nous dit. « Tope&|160;!  » s’écria l’armée.  » En avant&|160;!  » disent lessergents. Mes souliers étaient usés, mes habits décousus, à forced’avoir trimé dans ces chemins là qui ne sont pas commodes dutout&|160;! Mais c’est égal&|160;!  » Puisque c’est la fin dutremblement, que je me dis, je veux m’en donner tout monsoûl&|160;!  » Nous étions devant le grand ravin&|160;; c’était lespremières places&|160;! Le signal se donne, sept cents piècesd’artillerie commencent une conversation à vous faire sortir lesang par les oreilles. Là, faut rendre justice à ses ennemis, mesRusses se faisaient tuer comme des Français, sans reculer, et nousn’avancions pas.  » En avant, nous dit-on, voilà l’empereur&|160;! « C’était vrai, passe au galop en nous faisant signe qu’ils’importait beaucoup de prendre la redoute. Il nous anime, nouscourons, j’arrive le premier au ravin. Ah&|160;! mon Dieu, leslieutenants tombaient, les colonels, les soldats&|160;! C’estégal&|160;! Ça faisait des souliers à ceux qui n’en avaient pas etdes épaulettes pour les intrigants qui savaient lire.Victoire&|160;! c’est le cri de toute la ligne. Par exemple, ce quine s’était jamais vu, il y avait vingt-cinq mille Français parterre. Excusez du peu&|160;! C’était un vrai champ de blé coupé :au lieu d’épis, mettez des hommes&|160;! Nous étions dégrisés, nousautres. L’Homme arrive, on fait le cercle autour de lui. Pour lors,il nous câline, car il était aimable quand il le voulait, à nousfaire contenter de vache enragée par une faim de deux loups. Alorsmon câlin distribue soi-même les croix, salue les morts&|160;; puisnous dit : A Moscou&|160;! – Va pour Moscou&|160;! dit l’armée.Nous prenons Moscou. Voilà-t-il pas que les Russes brûlent leurville&|160;? C’a été un feu de paille de deux lieues, qui a flambépendant deux jours. Les édifices tombaient comme desardoises&|160;! Il y avait des pluies de fer et de plomb fondus quiétaient naturellement horribles&|160;; et l’on peut vous le dire, àvous, ce fut l’éclair de nos malheurs. L’empereur dit : Assez commeça, tous mes soldats y resteraient&|160;! Nous nous amusons à nousrafraîchir un petit moment et à se refaire le cadavre parce qu’onétait réellement fatigué beaucoup. Nous emportons une croix d’orqu’était sur le Kremlin, et chaque soldat avait une petite fortune.Mais, en revenant, l’hiver s’avance d’un mois, chose que lessavants qui sont des bêtes n’ont pas expliquée suffisamment, et lefroid nous pince. Plus d’armée, entendez-vous&|160;? plus degénéraux, plus de sergents même. Pour lors, ce fut le règne de lamisère et de la faim, règne où nous étions réellement touségaux&|160;! On ne pensait qu’à revoir la France, l’on ne sebaissait pas pour ramasser son fusil ni son argent&|160;; et chacunallait devant lui, arme à volonté, sans se soucier de la gloire.Enfin le temps était si mauvais que l’empereur n’a plus vu sonétoile. Il y avait quelque chose entre le ciel et lui. Pauvrehomme, qu’il était malade de voir ses aigles à contrefil de lavictoire&|160;! Et ça lui en a donné une sévère, allez&|160;!Arrive la Bérézina. Ici, mes amis, l’on peut vous affirmer par cequ’il y a de plus sacré&|160;; sur l’honneur, que, depuis qu’il y ades hommes, jamais, au grand jamais, ne s’était vu pareillefricassée d’armée, de voitures, d’artillerie, dans de pareilleneige, sous un ciel pareillement ingrat. Le canon des fusilsbrûlait la main, si vous y touchiez, tant il était froid. C’est làque l’armée a été sauvée par les pontonniers, qui se sont trouvéssolides au poste, et où s’est parfaitement comporté Gondrin, leseul vivant des gens assez entêtés pour se mettre à l’eau afin debâtir les ponts sur lesquels l’armée a passé, et se sauver desRusses qui avaient encore du respect pour la grande armée, rapportaux victoires. Et, dit-il en montrant Gondrin qui le regardait avecl’attention particulière aux sourds, Gondrin est un troupier fini,un troupier d’honneur même, qui mérite vos plus grands égards. J’aivu, reprit-il, l’empereur debout près du pont, immobile, n’ayantpoint froid. Etait-ce encore naturel&|160;? Il regardait la pertede ses trésors, de ses amis, de ses vieux Egyptiens. Bah&|160;!tout y passait, les femmes, les fourgons, l’artillerie, tout étaitconsommé, mangé, ruiné. Les plus courageux gardaient lesaigles&|160;; parce que les aigles, voyez-vous, c’était la France,c’était tout vous autres, c’était l’honneur du civil et dumilitaire qui devait rester pur et ne pas baisser la tête à causedu froid. On ne se réchauffait guère que près de l’empereur,puisque quand il était en danger, nous accourions, gelés, nous quine nous arrêtions pas pour tendre la main à des amis. On dit aussiqu’il pleurait la nuit sur sa pauvre famille de soldats. Il n’yavait que lui et des Français pour se tirer de là&|160;; et l’ons’en est tiré, mais avec des pertes et de grandes pertes que jedis&|160;! Les alliés avaient mangé nos vivres. Tout commençait àle trahir comme lui avait dit l’Homme Rouge. Les bavards de Paris,qui se taisaient depuis l’établissement de la Garde impériale, lecroient mort et trament une conspiration où l’on met dedans lepréfet de police pour renverser l’empereur. Il apprend ceschoses-là, ça vous le taquine, et il nous dit quand il est parti : » Adieu, mes enfants, gardez les postes, je vais revenir. « Bah&|160;! ses généraux battent la breloque, car sans lui cen’était plus ça. Les maréchaux se disent des sottises, font desbêtises, et c’était naturel&|160;; Napoléon, qui était un bonhomme, les avait nourris d’or, ils devenaient gras à lard qu’ils nevoulaient plus marcher. De là sont venus les malheurs, parce queplusieurs sont restés en garnison sans frotter le dos des ennemisderrière lesquels ils étaient, tandis qu’on nous poussait vers laFrance. Mais l’empereur nous revient avec des conscrits et defameux conscrits, auxquels il changea le moral parfaitement et enfit des chiens finis à mordre quiconque, avec des bourgeois engarde d’honneur, une belle troupe qui a fondu comme du beurre surun gril. Malgré notre tenue sévère, voilà que tout est contrenous&|160;; mais l’armée fait encore des prodiges de valeur. Pourlors se donnent des batailles de montagnes, peuples contre peuples,à Dresde, Lutzen, Bautzen… Souvenez-vous de ça, vous autres, parceque c’est là que le Français a été si particulièrement héroïque,que dans ce temps-là, un bon grenadier ne durait pas plus de sixmois. Nous triomphons toujours&|160;; mais sur les derrières, nevoilà-t-il pas les Anglais qui font révolter les peuples en leurdisant des bêtises. Enfin on se fait jour à travers ces meutes denations. Partout où l’empereur paraît, nous débouchons, parce que,sur terre comme sur mer, là où il disait :  » Je veux passer&|160;! » nous passions. Fin finale, nous sommes en France, et il y a plusd’un pauvre fantassin à qui, malgré la dureté du temps, l’air dupays a remis l’âme dans un état satisfaisant. Moi, je puis dire, enmon particulier, que ça m’a rafraîchi la vie. Mais à cette heure ils’agit de défendre la France, la patrie, la belle France enfin,contre toute l’Europe qui nous en voulait d’avoir voulu faire laloi aux Russes, en les poussant dans leurs limites pour qu’ils nenous mangeassent pas, comme c’est l’habitude du Nord, qui estfriand du Midi, chose que j’ai entendu dire à plusieurs généraux.Alors l’empereur voit son propre beau-père, ses amis qu’il avaitassis rois, et les canailles auxquelles il avait rendu leurstrônes, tous contre lui. Enfin, même des Français et des alliés quise tournaient, par ordre supérieur, contre nous, dans nos rangs,comme à la bataille de Leipsick. N’est-ce pas des horreurs dontseraient peu capables de simples soldats&|160;? Ca manquait à saparole trois fois par jour, et ça se disait des princes&|160;!Alors l’invasion se fait. Partout où notre empereur montre sa facede lion, l’ennemi recule, et il a fait dans ce temps-là plus deprodiges en défendant la France, qu’il n’en avait fait pourconquérir l’Italie, l’Orient, l’Espagne, l’Europe et la Russie.Pour lors, il veut enterrer tous les étrangers, pour leur apprendreà respecter la France, et les laisse venir sous Paris, pour lesavaler d’un coup, et s’élever au dernier degré du génie par unebataille encore plus grande que toutes les autres, une mèrebataille enfin&|160;! Mais les Parisiens ont peur pour leur peau dedeux liards et pour leurs boutiques de deux sous, ouvrent leursportes&|160;; voilà les Ragusades qui commencent et les bonheursqui finissent, l’impératrice qu’on embête, et le drapeau blanc quise met aux fenêtres. Enfin les généraux, qu’il avait faits sesmeilleurs amis, l’abandonnent pour les Bourbons, de qui on n’avaitjamais entendu parler. Alors il nous dit adieu à Fontainebleau. – « Soldats&|160;!..  » Je l’entends encore, nous pleurions tous commede vrais enfants&|160;; les aigles, les drapeaux étaient inclinéscomme pour un enterrement, car on peut vous le dire, c’étaient lesfunérailles de l’empire, et ses armées pimpantes n’étaient plus quedes squelettes. Donc il nous dit de dessus le perron de son château:  » Mes enfants, nous sommes vaincus par la trahison, mais nousnous reverrons dans le ciel, la patrie des braves. Défendez monpetit que je vous confie : vive Napoléon II&|160;!  » Il avait idéede mourir&|160;; et pour ne pas laisser voir Napoléon vaincu, prenddu poison de quoi tuer un régiment, parce que, comme Jésus-Christavant sa passion, il se croyait abandonné de Dieu et de sontalisman&|160;; mais le poison ne lui fait rien du tout. Autrechose&|160;! se reconnaît immortel. Sûr de son affaire et d’êtretoujours empereur, il va dans une île pendant quelque temps étudierle tempérament de ceux-ci, qui ne manquent pas à faire des bêtisessans fin. Pendant qu’il faisait sa faction, les Chinois et lesanimaux de la côte d’Afrique, barbaresques et autres qui ne sontpas commodes du tout, le tenaient si bien pour autre chose qu’unhomme, qu’ils respectaient son pavillon en disant qu’y toucher,c’était se frotter à Dieu. Il régnait sur le monde entier, tandisque ceux-ci l’avaient mis à la porte de sa France. Alors s’embarquesur la même coquille de noix d’Egypte, passe à la barbe desvaisseaux anglais, met le pied sur la France, la France lereconnaît, le sacré coucou s’envole de clocher en clocher, toute laFrance crie : Vive l’empereur&|160;! Et par ici l’enthousiasme pourcette merveille des siècles a été solide, le Dauphiné s’est trèsbien conduit&|160;; et j’ai été particulièrement satisfait desavoir qu’on y pleurait de joie en revoyant sa redingote grise. Le1er mars Napoléon débarque avec deux cents hommes pour conquérir leroyaume de France et de Navarre, qui le 20 mars était redevenul’empire français. L’Homme se trouvait ce jour-là dans Paris, ayanttout balayé, il avait repris sa chère France, et ramassé sestroupiers en ne leur disant que deux mots :  » Me voilà&|160;! « C’est le plus grand miracle qu’a fait Dieu&|160;! Avant lui, jamaisun homme avait-il pris d’empire rien qu’en montrant sonchapeau&|160;? L’on croyait la France abattue&|160;? Du tout. A lavue de l’aigle, une armée nationale se refait, et nous marchonstous à Waterloo. Pour lors, là, la garde meurt d’un seul coup.Napoléon au désespoir se jette trois fois au-devant des canonsennemis à la tête du reste, sans trouver la mort&|160;! Nous avonsvu ça, nous autres&|160;! Voilà la bataille perdue. Le soir,l’empereur appelle ses vieux soldats, brûle dans un champ plein denotre sang ses drapeaux et ses aigles&|160;; ces pauvres aigles,toujours victorieuses, qui criaient dans les batailles : – Enavant&|160;! et qui avaient volé sur toute l’Europe, furent sauvéesde l’infamie d’être à l’ennemi. Les trésors de l’Angleterre nepourraient pas seulement lui donner la queue d’un aigle. Plusd’aigles&|160;! Le reste est suffisamment connu. L’Homme Rougepasse aux Bourbons comme un gredin qu’il est. La France estécrasée, le soldat n’est plus rien, on le prive de son dû, on te lerenvoie chez lui pour prendre à sa place des nobles qui nepouvaient plus marcher, que ça faisait pitié. L’on s’empare deNapoléon par trahison, les Anglais le clouent dans une île désertede la grande mer, sur un rocher élevé de dix mille pieds au-dessusdu monde. Fin finale, est obligé de rester là, jusqu’à ce quel’Homme Rouge lui rende son pouvoir pour le bonheur de la France.Ceux-ci disent qu’il est mort&|160;! Ah&|160;! bien oui,mort&|160;! on voit bien qu’ils ne le connaissent pas. Ils répètentc’te bourde-là pour attraper le peuple et le faire tenir tranquilledans leur baraque de gouvernement. Ecoutez. La vérité du tout estque ses amis l’ont laissé seul dans le désert, pour satisfaire àune prophétie faite sur lui, car j’ai oublié de vous apprendre queson nom de Napoléon veut dire le lion du désert. Et voilà ce quiest vrai comme l’Evangile. Toutes les autres choses que vousentendrez dire sur l’empereur sont des bêtises qui n’ont pas formehumaine. Parce que, voyez-vous, ce n’est pas à l’enfant d’une femmeque Dieu aurait donné le droit de tracer son nom en rouge comme ila écrit le sien sur la terre, qui s’en souviendra toujours&|160;!Vive Napoléon, le père du peuple et du soldat&|160;!  »

– Vive le général Eblé&|160;! cria le pontonnier.

– Comment avez-vous fait pour ne pas mourir dans le ravin de laMoscowa&|160;? dit une paysanne.

– Est-ce que je sais&|160;? Nous y sommes entrés un régiment,nous n’y étions debout que cent fantassins, parce qu’il n’y avaitque des fantassins capables de le prendre&|160;! l’infanterie,voyez-vous, c’est tout dans une armée…

– Et la cavalerie, donc&|160;! s’écria Genestas en se laissantcouler du haut du foin et apparaissant avec une rapidité qui fitjeter un cri d’effroi aux plus courageux. Hé&|160;! mon ancien, tuoublies les lanciers rouges de Poniatowski, les cuirassiers, lesdragons, tout le tremblement&|160;! Quand Napoléon, impatient de nepas voir avancer sa bataille vers la conclusion de la victoire,disait à Murat :  » Sire, coupe-moi ça en deux&|160;!  » Nousparlions d’abord au trot, puis au galop&|160;; une, deux.&|160;!l’armée ennemie était fendue comme une pomme avec un couteau. Unecharge de cavalerie, mon vieux, mais c’est une colonne de bouletsde canon&|160;!

– Et les pontonniers&|160;? cria le sourd.

– Ha&|160;! çà, mes enfants&|160;! reprit Genestas tout honteuxde sa sortie en se voyant au milieu d’un cercle silencieux etstupéfait, il n’y a pas d’agents provocateurs ici&|160;! Tenez,voilà pour boire au petit caporal.

– Vive l’empereur&|160;! crièrent d’une seule voix les gens dela veillée.

– Chut&|160;! enfants, dit l’officier en s’efforçant de cachersa profonde douleur. Chut&|160;! il est mort en disant :  » Gloire,France et bataille.  » Mes enfants, il a dû mourir, lui, mais samémoire&|160;!… jamais.

Goguelat fit un signe d’incrédulité, puis il dit tout bas à sesvoisins : – L’officier est encore au service, et c’est leurconsigne de dire au peuple que l’empereur est mort. Faut pas lui envouloir, parce que, voyez-vous, un soldat ne connaît que saconsigne.

En sortant de la grange, Genestas entendit la Fosseuse quidisait : – Cet officier-là, voyez-vous, est un ami de l’empereur etde monsieur Benassis. Tous les gens de la veillée se précipitèrentà la porte pour revoir le commandant&|160;; et, à la lueur de lalune, ils l’aperçurent prenant le bras du médecin.

– J’ai fait des bêtises, dit Genestas. Rentrons vite&|160;! Cesaigles, ces canons, ces campagnes&|160;!… je ne savais plus oùj’étais.

– Eh&|160;! bien, que dites-vous de mon Goguelat&|160;? luidemanda Benassis.

– Monsieur, avec des récits pareils, la France aura toujoursdans le ventre les quatorze armées de la République, et pourraparfaitement soutenir la conversation à coups de canon avecl’Europe. Voilà mon avis.

En peu de temps ils atteignirent le logis de Benassis, et setrouvèrent bientôt tous deux pensifs de chaque côté de la cheminéedu salon où le foyer mourant jetait encore quelques étincelles.Malgré les témoignages de confiance qu’il avait reçus du médecin,Genestas hésitait encore à lui faire une dernière question quipouvait sembler indiscrète&|160;; mais après lui avoir jetéquelques regards scrutateurs, il fut encouragé par un de cessourires pleins d’aménité qui animent les lèvres des hommesvraiment forts, et par lequel Benassis paraissait déjà répondrefavorablement. Il lui dit alors : – Monsieur, votre vie diffèretant de celle des gens ordinaires, que vous ne serez pas étonné dem’entendre vous demander les causes de votre retraite. Si macuriosité vous semble inconvenante, vous avouerez qu’elle est biennaturelle. Ecoutez&|160;! j’ai eu des camarades que je n’ai jamaistutoyés, pas même après avoir fait plusieurs campagnes aveceux&|160;; mais j’en ai eu d’autres auxquels je disais : Vachercher notre argent chez le payeur&|160;! trois jours après nousêtre grisés ensemble, comme cela peut arriver quelquefois aux plushonnêtes gens dans les goguettes obligées. Hé&|160;! bien, vousêtes un de ces hommes de qui je me fais l’ami sans attendre leurpermission, ni même sans bien savoir pourquoi.

– Capitaine Bluteau…

Depuis quelque temps, toutes les fois que le médecin prononçaitle faux nom que son hôte avait pris, celui-ci ne pouvait réprimerune légère grimace. Benassis surprit en ce moment cette expressionde répugnance, et regarda fixement le militaire pour tâcher d’endécouvrir la cause&|160;; mais comme il lui eût été bien difficilede deviner la véritable, il attribua ce mouvement à quelquesdouleurs corporelles, et dit en continuant : – Capitaine, je haisparler de moi. Déjà plusieurs fois depuis hier je me suis fait unesorte de violence en vous expliquant les améliorations que j’ai puobtenir ici&|160;; mais il s’agissait de la Commune et de seshabitants, aux intérêts desquels les miens se sont nécessairementmêlés. Maintenant, vous dire mon histoire, ce serait ne vousentretenir que de moi-même, et ma vie est peu intéressante.

– Fût-elle plus simple que celle de votre Fosseuse, réponditGenestas, je voudrais encore la connaître, pour savoir lesvicissitude qui ont pu jeter dans ce canton un homme de votretrempe.

– Capitaine, depuis douze ans je me suis tu. Maintenant quej’attends, au bord de ma fosse, le coup qui doit m’y précipiter,j’aurai la bonne foi de vous avouer que ce silence commençait à mepeser. Depuis douze ans je souffre sans avoir reçu les consolationsque l’amitié prodigue aux cœurs endoloris. Mes pauvres malades, mespaysans m’offrent bien l’exemple d’une parfaite résignation&|160;;mais je les comprends, et ils s’en aperçoivent&|160;; tandis quenul ici ne peut recueillir mes larmes secrètes, ni me donner cettepoignée de main d’honnête homme, la plus belle des récompenses, quine manque à personne, pas même à Gondrin.

Par un mouvement subit, Genestas tendit la main à Benassis, quece geste émut fortement.

– Peut-être la Fosseuse m’eût-elle angéliquement entendu,reprit-il d’une voix altérée&|160;; mais elle m’aurait aimépeut-être, et c’eût été un malheur. Tenez, capitaine, un vieuxsoldat indulgent comme vous l’êtes, ou un jeune homme pleind’illusions, pouvait seul écouter ma confession, car elle nesaurait être comprise que par un homme auquel la vie est bienconnue, ou par un enfant à qui elle est tout à fait étrangère.Faute de prêtre, les anciens capitaines mourant sur le champ debataille se confessaient à la croix de leur épée, ils en faisaientune fidèle confidente entre eux et Dieu. Or, vous, une desmeilleures lames de Napoléon, vous, dur et fort comme l’acier,peut-être m’entendrez-vous bien&|160;? Pour s’intéresser à monrécit, il faut entrer dans certaines délicatesses de sentiment etpartager des croyances naturelles aux cœurs simples, mais quiparaîtraient ridicules à beaucoup de philosophes habitués à seservir, pour leurs intérêts privés, des maximes réservées augouvernement des Etats. Je vais vous parler de bonne foi, comme unhomme qui ne veut justifier ni le bien ni le mal de sa vie, maisqui ne vous en cachera rien, parce qu’il est aujourd’hui loin dumonde, indifférent au jugement des hommes, et plein d’espérance enDieu.

Benassis s’arrêta, puis il se leva en disant : – Avant d’entamermon récit, je vais commander le thé. Depuis douze ans, Jacquotten’a jamais manqué à venir me demander si j’en prenais, elle nousinterromprait certainement. En voulez-vous, capitaine&|160;?

– Non, je vous remercie.

Benassis rentra promptement.

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