Le Médecin de campagne

Chapitre 2 Atravers champs

L’amitié que tout cavalier porte à sa monture attira dès lematin Genestas à l’écurie, et il fut satisfait du pansement fait àson cheval par Nicolle.

– Déjà levé, commandant Bluteau? s’écria Benassis qui vint à larencontre de son hète. Vous êtes vraiment militaire, vous entendezla diane partout, même au village.

– Cela va-t-il bien? lui répondit Genestas en lui tendant lamain par un mouvement d’ami.

– Je ne vais jamais positivement bien, répondit Benassis d’unton moitié triste et moitié gai.

– Monsieur a-t-il bien dormi? dit Jacquotte à Genestas.

– Parbleu! la belle, vous aviez fait le lit comme pour unemariée.

Jacquotte suivit en souriant son maître et le militaire. Aprèsles avoir vus attablés:

– Il est bon enfant tout de même, monsieur l’officier, dit-elleà Nicolle.

– Je crois bien; il m’a déjà donné quarante sous!

– Nous commencerons par aller visiter deux morts, dit Benassis àson hète en sortant de la salle à manger.

Quoique les médecins veuillent rarement se trouver face à faceavec leurs prétendues victimes, je vous conduirai dans deux maisonsoù vous pourrez faire une observation assez curieuse sur la naturehumaine. Vous y verrez deux tableaux qui vous prouveront combienles montagnards diffèrent des 97habitants de la plaine dansl’expression de leurs sentiments. La partie de notre canton situéesur les pics conserve des coutumes empreintes d’une couleurantique, et qui rappellent vaguement les scènes de la Bible. Ilexiste, sur la chaîne de nos montagnes, une ligne tracée par lanature, à partir de laquelle tout change d’aspect: en haut laforce, en bas l’adresse; en haut des sentiments larges, en bas uneperpétuelle entente des intérêts de la vie matérielle. Al’exception du val d’Ajou dont la cète septentrionale est peupléed’imbéciles, et la méridionale de gens intelligents, deuxpopulations qui, séparées seulement par un ruisseau, sontdissemblables en tout point, stature, démarche, physionomie, mœurs,occupations, je n’ai vu nulle part cette différence plus sensiblequ’elle ne l’est ici. Ce fait obligerait les administrateurs d’unpays à de grandes études locales relativement à l’application deslois aux masses. Mais les chevaux sont prêts, allons!

Les deux cavaliers arrivèrent en peu de temps à une habitationsituée dans la partie du bourg qui regardait les montagnes de laGrande-Chartreuse. A la porte de cette maison, dont la tenue étaitassez propre, ils aperçurent un cercueil couvert d’un drap noir,posé sur deux chaises au milieu de quatre cierges, puis sur uneescabelle un plateau de cuivre où trempait un rameau de buis dansde l’eau bénite. Chaque passant entrait dans la cour, venaits’agenouiller devant le corps, disait un Pater, et jetait quelquesgouttes d’eau bénite sur la bière. Au-dessus du drap noirs’élevaient les touffes vertes d’un jasmin planté le long de laporte, et en haut de l’imposte courait le sarment tortueux d’unevigne déjà feuillée. Une jeune fille achevait de balayer le devantde la maison pour obéir à ce vague besoin de parure que commandentles cérémonies, et même la plus triste de toutes. Le fils aîné dumort, jeune paysan de vingt-deux ans, était debout, immobile,appuyé sur le montant de la porte. Il avait dans les yeux despleurs qui roulaient sans tomber, ou que peut-être il allait parmoments essuyer à l’écart. A l’instant où Benassis et Genestasentraient dans la cour après avoir attaché leurs chevaux à l’un despeupliers placés le long du petit mur à hauteur d’appui, par-dessuslequel ils avaient examiné cette scène, la veuve sortait de sonétable, accompagnée d’une femme qui portait un pot plein delait.

– Ayez du courage, ma pauvre Pelletier, disait celle-ci.

– Ah! ma chère femme, quand on est resté vingt-cinq ans avec unhomme, il est bien dur de se quitter! Et ses yeux se mouillèrent delarmes. Payez-vous les deux sous? ajouta-t-elle après une pause entendant la main à la voisine.

– Ah! tiens, j’oubliais, fit l’autre femme en lui tendant sapièce. Allons, consolez-vous, ma voisine. Ah! voilà monsieurBenassis.

– Hé! bien, ma pauvre mère, allez-vous mieux? demanda lemédecin.

– Dame, mon cher monsieur, dit-elle en pleurant, faut bien allertout de même. Je me dis que mon homme ne souffrira plus. Il a tantsouffert! – Mais entrez donc, messieurs. – Jacques! donne donc deschaises à ces messieurs. Allons, remue-toi. Pardi! va, tu neranimeras pas ton pauvre père, quand tu resterais là pendant centans! Et maintenant, il te faut travailler pour deux.

– Non, non, bonne femme, laissez votre fils tranquille, nous nenous assiérons pas. Vous avez là un garçon qui aura soin de vous,et bien capable de remplacer son père.

– Va donc t’habiller. Jacques, cria la veuve, ils vont venir lequérir.

– Allons, adieu la mère, dit Benassis.

– Messieurs, je suis votre servante.

– Vous le voyez, reprit le médecin, ici la mort est prise commeun accident prévu qui n’arrête pas le cours de la vie des familles,et le deuil n’y sera même point porté. Dans les villages, personnene veut faire cette dépense, soit misère, soit économie. Dans lescampagnes le deuil n’existe donc pas. Or, monsieur, le deuil n’estni un usage ni une loi; c’est bien mieux, c’est une institution quitient à toutes les lois dont l’observation dépend d’un mêmeprincipe, la morale. Eh! bien, malgré, nos efforts, ni moi nimonsieur Janvier nous n’avons pu réussir à faire comprendre à nospaysans de quelle importance sont les démonstrations publiques pourle maintien de l’ordre social. Ces braves gens, émancipés d’hier,ne sont pas aptes encore à saisir les rapports nouveaux qui doiventles attacher à ces pensées générales, ils n’en sont maintenantqu’aux idées qui engendrent l’ordre et le bien-être physique; plustard, si quelqu’un continue mon œuvre, ils arriveront aux principesqui servent à conserver les droits publics. Il ne suffit pas eneffet d’être honnête homme, il faut le paraître. La société ne vitpas seulement par des idées morales; pour subsister, elle a besoind’actions en harmonie avec ces idées. Dans la plupart des communesrurales, sur une centaine de familles que la mort a privées de leurchef, quelques individus seulement, doués d’une sensibilité vive,garderont de cette mort un long souvenir, mais tous les autresl’auront complètement oubliée dans l’année. Cet oubli n’est-il pasune grande plaie? Une religion est le cœur d’un peuple, elleexprime ses sentiments et les agrandit en leur donnant une fin;mais sans un Dieu visiblement honoré, la religion n’existe pas, etpartant, les lois humaines n’ont aucune vigueur. Si la conscienceappartient à Dieu seul, le corps tombe sous la loi sociale, or,n’est-ce pas un commencement d’athéisme que d’effacer ainsi lessignes d’une douleur religieuse, de ne pas indiquer fortement auxenfants qui ne réfléchissent pas encore, et à tous les gens qui ontbesoin d’exemples, la nécessité d’obéir aux lois par unerésignation patente aux ordres de la Providence qui frappe etconsole, qui donne et ète les biens de ce monde? J’avoue qu’aprèsavoir passé par des jours d’incrédulité moqueuse, j’ai compris icila valeur des cérémonies religieuses, celle des solennités defamille, l’importance des usages et des fêtes du foyer domestique.La base des sociétés humaines sera toujours la famille. Là commencel’action du pouvoir et de la loi, là du moins doit s’apprendrel’obéissance. Vus dans toutes leurs conséquences, l’esprit defamille et le pouvoir paternel sont deux principes encore trop peudéveloppés dans notre nouveau système législatif. La Famille, laCommune, le Département, tout notre pays est pourtant là. Les loisdevraient donc être basées sur ces trois grandes divisions. A monavis, le mariage des époux, la naissance des enfants, la mort despères ne sauraient être environnés de trop d’appareil. Ce qui afait la force du catholicisme, ce qui l’a si profondément enracinédans les mœurs, c’est précisément l’éclat avec lequel il apparaîtdans les circonstances graves de la vie pour les environner depompes si naïvement touchantes, si grandes, lorsque le prêtre semet à la hauteur de sa mission et qu’il sait accorder son officeavec la sublimité de la morale chrétienne. Autrefois je considéraisla religion catholique comme un amas de préjugés et desuperstitions habilement exploités desquels une civilisationintelligente devait faire justice; ici, j’en ai reconnu lanécessité politique et l’utilité morale; ici, j’en ai compris lapuissance par la valeur même du mot qui l’exprime. Religion veutdire LIEN, et certes le culte, ou autrement dit la religionexprimée, constitue la seule force qui puisse relier les Espècessociales et leur donner une forme durable. Enfin ici j’ai respiréle baume que la religion jette sur les plaies de la vie; sans ladiscuter, j’ai senti qu’elle s’accorde admirablement avec les mœurspassionnées des nations méridionales. « Prenez le chemin qui monte,dit le médecin en s’interrompant, il faut que nous gagnions leplateau. De là nous dominerons les deux vallées, et vous y jouirezd’un beau spectacle. Elevés à trois mille pieds environ au-dessusde la Méditerranée, nous verrons la Savoie et le Dauphiné, lesmontagnes du Lyonnais et le Rhène. Nous serons sur une autrecommune, une commune montagnarde, où vous trouverez dans une fermede monsieur Gravier le spectacle dont je vous ai parlé, cette pompenaturelle qui réalise mes idées sur les grands événements de lavie. Dans cette commune, le deuil se porte religieusement. Lespauvres quêtent pour pouvoir s’acheter leurs vêtements noirs. Danscette circonstance, personne ne leur refuse du secours. Il se passepeu de jours sans qu’une veuve parle de sa perte, toujours enpleurant; et dix ans après son malheur, comme le lendemain, sessentiments sont également profonds. Là, les mœurs sontpatriarcales: l’autorité du père est illimitée, sa parole estsouveraine; il mange seul assis au haut bout de la table, sa femmeet ses enfants le servent, ceux qui l’entourent ne lui parlentpoint sans employer certaines formules respectueuses, devant luichacun se tient debout et découvert. Elevés ainsi, les hommes ontl’instinct de leur grandeur. Ces usages constituent, à mon sens,une noble éducation. Aussi dans cette commune sont-ils généralementjustes, économes et laborieux. Chaque père de famille a coutume departager également ses biens entre ses enfants quand l’âge lui ainterdit le travail, ses enfants le nourrissent. Dans le derniersiècle, un vieillard de quatre-vingt-dix ans, après avoir fait sespartages entre ses quatre enfants, venait vivre trois mois del’année chez chacun d’eux. Quand il quitta l’aîné pour aller chezle cadet, un de ses amis lui demanda: « Hé! bien, es-tu content? -Ma foi oui, lui dit le vieillard, ils m’ont traité comme leurenfant. « Ce mot, monsieur, a paru si remarquable à un officiernommé Vauvenargues, célèbre moraliste, alors en garnison àGrenoble, qu’il en parla dans plusieurs salons de Paris où cettebelle parole fut accueillie par un écrivain nommé Chamfort. Eh!bien, il se dit souvent chez nous des mots encore plus saillantsque ne l’est celui-ci, mais il leur manque des historiens dignes deles entendre…

– J’ai vu des frères Moraves, des Lollards en Bohême et enHongrie, dit Genestas, c’est des chrétiens qui ressemblent assez àvos montagnards. Ces braves gens souffrent les maux de la guerreavec une patience d’anges.

– Monsieur, répondit le médecin, les mœurs simples doivent êtreà peu près semblables dans tous les pays. Le vrai n’a qu’une forme.A la vérité, la vie de la campagne tue beaucoup d’idées, mais elleaffaiblit les vices et développe les vertus. En effet, moins il setrouve d’hommes agglomérés sur un point, moins il s’y rencontre decrimes, de délits, de mauvais sentiments. La pureté de l’air entrepour beaucoup dans l’innocence des mœurs.

Les deux cavaliers qui montaient au pas un chemin pierreux,arrivèrent alors en haut du plateau dont avait parlé Benassis. Ceterritoire tourne autour d’un pic très élevé, mais complètement nu,qui le domine, et où il n’existe aucun principe de végétation; lacime en est grise, fendue de toutes parts, abrupte, inabordable; lefertile terroir, contenu par des rochers, s’étend au-dessous de cepic, et le borde inégalement dans une largeur d’une centained’arpents environ. Au midi, l’oeil embrasse, par une immensecoupure, la Maurienne française, le Dauphiné, les rochers de laSavoie et les lointaines montagnes du Lyonnais. Au moment oùGenestas contemplait ce point de vue, alors largement éclairé parle soleil du printemps, des cris lamentables se firententendre.

– Venez, lui dit Benassis, le Chant est commencé. Le Chant estle nom que l’on donne à cette partie des cérémonies funèbres.

Le militaire aperçut alors, sur le revers occidental du pic, lesbâtiments d’une ferme considérable qui forment un carré parfait. Leportail cintré, tout en granit, a un caractère de grandeur querehaussent encore la vétusté de cette construction, l’antiquité desarbres qui l’accompagnent, et les plantes qui croissent sur sesarêtes. Le corps de logis est au fond de la cour, de chaque cèté delaquelle se trouvent les granges, les bergeries, les écuries, lesétables, les remises, et au milieu la grande mare où pourrissentles fumiers. Cette cour, dont l’aspect est ordinairement si animédans les fermes riches et populeuses, était en ce momentsilencieuse et morne. La porte de la basse-cour étant close, lesanimaux restaient dans leur enceinte, d’où leurs cris s’entendaientà peine. Les étables, les écuries, tout était soigneusement fermé.Le chemin qui mettait à l’habitation avait été nettoyé. Cet ordreparfait où régnait habituellement le désordre, ce manque demouvement et ce silence dans un endroit si bruyant, le calme de lamontagne, l’ombre projetée par la cime du pic, tout contribuait àfrapper l’âme. Quelque habitué que fût Genestas aux impressionsfortes, il ne put s’empêcher de tressaillir en voyant une douzained’hommes et de femmes en pleurs, rangés en dehors de la porte de lagrande salle, et qui tous s’écrièrent: « LE MAITRE, EST MORT! » avecune effrayante unanimité d’intonation et à deux reprisesdifférentes, pendant le temps qu’il mit à venir du portail aulogement du fermier. Ce cri fini, des gémissements partirent del’intérieur, et la voix d’une femme se fit entendre par lescroisées.

– Je n’ose pas aller me mêler à cette douleur, dit Genestas àBenassis.

– Je viens toujours, répondit le médecin, visiter les famillesaffligées par la mort, soit pour voir s’il n’est pas arrivé quelqueaccident causé par la douleur, soit pour vérifier le décès; vouspouvez m’accompagner sans scrupule; d’ailleurs la scène est siimposante, et nous allons trouver tant de monde, que vous ne serezpas remarqué.

En suivant le médecin, Genestas vit en effet la première piècepleine de parents. Tous deux traversèrent cette assemblée, et seplacèrent près de la porte d’une chambre à coucher attenant à lagrande salle qui servait de cuisine et de lieu de réunion à toutela famille, il faudrait dire la colonie, car la longueur de latable indiquait le séjour habituel d’une quarantaine de personnes.L’arrivée de Benassis interrompit les discours d’une femme degrande taille, vêtue simplement, dont les cheveux étaient épars, etqui gardait dans sa main la main du mort par un geste éloquent.Celui-ci, vêtu de ses meilleurs habillements, était étendu roidesur son lit, dont les rideaux avaient été relevés. Cette figurecalme, qui respirait le ciel, et surtout les cheveux blancs,produisaient un effet théâtral. De chaque cèté du lit se tenaientles enfants et les plus proches parents des époux, chaque lignegardant son cèté, les parents de la femme à gauche, ceux du défuntà droite. Hommes et femmes étaient agenouillés et priaient, laplupart pleuraient. Des cierges environnaient le lit. Le curé de laParoisse et son cierge avaient leur place au milieu de la chambre,autour de la bière ouverte. C’était un tragique spectacle, que devoir le chef de cette famille en présence d’un cercueil prêt àl’engloutir pour toujours.

– Ah! mon cher seigneur, dit la veuve en montrant le médecin, sila science du meilleur des hommes n’a pu te sauver, il était doncécrit là-haut que tu me précéderais dans la fosse! Oui, la voilàfroide cette main qui me pressait avec tant d’amitié! J’ai perdupour toujours ma chère compagnie, et notre maison a perdu sonprécieux chef, car tu étais vraiment notre guide. Hélas! tous ceuxqui te pleurent avec moi ont bien connu la lumière de ton cœur ettoute la valeur de ta personne, mais moi seule savais combien tuétais doux et patient! Ah! mon époux, mon homme, faut donc te direadieu, à toi notre soutien, à toi mon bon maître! Et nous tesenfants, car tu chérissais chacun de nous également, nous avonstous perdu notre père!

La veuve se jeta sur le corps, l’étreignit, le couvrit delarmes, l’échauffa de baisers, et pendant cette pause, lesserviteurs crièrent:

– Le maître est mort!

– Oui, reprit la veuve, il est mort, ce cher homme bien-aimé quinous donnait notre pain, qui plantait, récoltait pour nous, etveillait à notre bonheur en nous conduisant dans la vie avec uncommandement plein de douceur; je puis le dire maintenant à salouange, il ne m’a jamais donné le plus léger chagrin, il étaitbon, fort, patient, et, quand nous le torturions pour lui rendre saprécieuse santé: « Laissez-moi, mes enfants, tout est inutile! » nousdisait ce cher agneau de la même voix dont il nous disait quelquesjours auparavant: « Tout va bien, mes amis! » Oui, grand Dieu!quelques jours ont suffi pour nous èter la joie de cette maison etobscurcir notre vie en fermant les yeux au meilleur des hommes, auplus probe, au plus vénéré, à un homme qui n’avait pas son pareilpour mener la charrue, qui courait sans peur nuit et jour par nosmontages, et qui au retour souriait toujours à sa femme et à sesenfants. Ah! il était bien notre amour à tous! Quand ils’absentait, le foyer devenait triste, nous ne mangions pas de bonappétit. Hé! maintenant que sera-ce donc lorsque notre ange gardiensera mis sous terre et que nous ne le verrons plus jamais! jamais,mes amis! jamais, mes bons parents! jamais, mes enfants! Oui, mesenfants ont perdu leur bon père, nos parents ont perdu leur bonparent, mes amis ont perdu un bon ami, et moi j’ai perdu tout,comme la maison a perdu son maître!

Elle prit la main du mort, s’agenouilla pour y mieux coller sonvisage et la baisa. Les serviteurs crièrent trois fois:

– Le maître est mort!

En ce moment le fils aîné vint près de sa mère et lui dit:

– Ma mère, voilà ceux de Saint-Laurent qui viennent, il leurfaudra du vin.

– Mon fils, répondit-elle à voix basse en quittant le tonsolennel et lamentable dans lequel elle exprimait ses sentiments,prenez les clefs, vous êtes le maître céans; voyez à ce qu’ilspuissent trouver ici l’accueil que leur faisait votre père, et quepour eux rien n’y paraisse changé.

– Que je te voie donc encore une fois à mon aise, mon dignehomme! reprit-elle. Mais, hélas! tu ne me sens plus, je ne puisplus te réchauffer! Ah! tout ce que je voudrais, ce serait de teconsoler encore en te faisant savoir que tant que je vivrai tudemeureras dans le cœur que tu as réjoui, que je serai heureuse parle souvenir de mon bonheur, et que ta chère pensée subsistera danscette chambre. Oui, elle sera toujours pleine de toi tant que Dieum’y laissera. Entends-moi, mon cher homme! Je jure de maintenir tacouche telle que la voici. Je n’y suis jamais entrée sans toi,qu’elle reste donc vide et froide. En te perdant, j’aurairéellement perdu tout ce qui fait la femme: maître, époux, père,ami, compagnon, homme, enfin tout!

– La maître est mort! crièrent les serviteurs.

Pendant le cri qui devint général, la veuve prit des ciseauxpendus à sa ceinture, et coupa ses cheveux qu’elle mit dans la mainde son mari. Il se fit un grand silence.

– Cet acte signifie qu’elle ne se remariera pas, dit Benassis.Beaucoup de parents attendaient sa résolution.

– Prends, mon cher seigneur, dit-elle avec une effusion de voixet de cœur qui émut tout le monde, garde dans la tombe la foi queje t’ai jurée. Nous serons par ainsi toujours unis, et je resteraiparmi tes enfants par amour pour cette lignée qui te rajeunissaitl’âme. Puisses-tu m’entendre, mon homme, mon seul trésor, etapprendre que tu me feras encore vivre, toi mort, pour obéir à tesvolontés sacrées et pour honorer ta mémoire! Benassis pressa lamain de Genestas pour l’inviter à le suivre, et ils sortirent. Lapremière salle était pleine de gens venus d’une autre communeégalement située dans les montagnes; tous demeuraient silencieux etrecueillis, comme si la douleur et le deuil qui planaient sur cettemaison les eussent déjà saisis. Lorsque Benassis et le commandantpassèrent le seuil, ils entendirent ces mots dits par un dessurvenants au fils du défunt:

– Quand donc est-il mort?

– Ah! s’écria l’aîné, qui était un homme de vingt-cinq ans, jene l’ai pas vu mourir! Il m’avait appelé, et je ne me trouvais paslà!

Les sanglots l’interrompirent, mais il continua:

La veille il m’a dit: « Garçon, tu iras au bourg payer nosimpositions, les cérémonies de mon enterrement empêcheraient d’ysonger, et nous serions en retard, ce qui n’est jamais arrivé. » Ilparaissait mieux; moi, j’y suis allé. Pendant mon absence, il estmort sans que j’ai reçu ses derniers embrassements!

A sa dernière heure, il ne m’a pas vu près de lui comme j’yétais toujours!

– Le maître est mort! criait-on.

– Hélas! il est mort, et je n’ai reçu ni ses derniers regards nison dernier soupir. Et comment penser aux impositions? Ne valait-ilpas mieux perdre tout notre argent que de quitter le logis? Notrefortune pouvait-elle payer son dernier adieu? Non. Mon Dieu! si tonpère est malade, ne le quitte pas, Jean, tu te donnerais desremords pour toute ta vie.

– Mon ami, lui dit Genestas, j’ai vu mourir des milliersd’hommes sur les champs de bataille, et la mort n’attendait pas queleurs enfants vinssent leur dire adieu; ainsi consolez-vous, vousn’êtes pas le seul.

– Un père, mon cher monsieur, dit-il en fondant en larmes, unpère qui était un si bon homme.

– Cette oraison funèbre, dit Benassis en dirigeant Genestas versles communs de la ferme, va durer jusqu’au moment où le corps seramis dans le cercueil, et pendant tout le temps le discours de cettefemme éplorée croîtra en violence et en images. Mais pour parlerainsi devant cette imposante assemblée, il faut qu’une femme en aitacquis le droit par une vie sans tache. Si la veuve avait lamoindre faute à se reprocher, elle n’oserait pas dire un seul mot;autrement, ce serait se condamner elle-même, être à la foisl’accusateur et le juge. Cette coutume qui sert à juger le mort etle vivant n’est-elle pas sublime? Le deuil ne sera pris que huitjours après, en assemblée générale. Pendant cette semaine lafamille restera près des enfants et de la veuve pour les aider àranger leurs affaires et pour les consoler. Cette assemblée exerceune grande influence sur les esprits, elle réprime les passionsmauvaises par ce respect humain qui saisit les hommes quand ilssont en présence les uns des autres. Enfin le jour de la prise dudeuil, il se fait un repas solennel où tous les parents se disentadieu. Tout cela est grave, et celui qui manquerait aux devoirsqu’impose la mort d’un chef de famille n’aurait personne à sonChant.

En ce moment le médecin, se trouvant près de l’étable, en ouvritla porte et fit entrer le commandant pour la lui montrer.

– Voyez-vous, capitaine, toutes nos étables ont été rebâties surce modèle. N’est-ce pas superbe?

Genestas ne put s’empêcher d’admirer ce vaste local, où lesvaches et les bœufs étaient rangés sur deux lignes, la queuetournée vers les murs latéraux et la tête vers le milieu del’étable, dans laquelle ils entraient par une ruelle assez largepratiquée entre eux et la muraille, leurs crèches à jour laissaientvoir leurs têtes encornées et leurs yeux brillants. Le maîtrepouvait ainsi facilement passer son bétail en revue. Le fourrageplacé dans la charpente où l’on avait ménagé une espèce deplancher, tombait dans les râteliers, sans effort ni perte. Entreles deux lignes de crèches se trouvait un grand espace pavé, propreet aéré par des courants d’air.

– Pendant l’hiver, dit Benassis en se promenant avec Genestasdans le milieu de l’étable, la veillée et les travaux se font encommun ici. L’on dresse des tables, et tout le monde se chauffeainsi à bon marché. Les bergeries sont également bâties d’après cesystème. Vous ne sauriez croire combien les bêtes s’accoutumentfacilement à l’ordre, je les ai souvent admirées quand ellesrentrent. Chacune d’elles connaît son rang et laisse entrer cellequi doit passer la première. Voyez? il existe assez de place entrela bête et le mur pour qu’on puisse la traire ou la panser; puis lesol est en pente, de manière à procurer aux eaux un facileécoulement.

– Cette étable fait juger de tout le reste, dit Genestas. Sansvouloir vous flatter, voilà de beaux résultats!

– Ils n’ont pas été obtenus sans peine, répondit Benassis; maisaussi quels bestiaux!

– Certes ils sont magnifiques, et vous aviez raison de me lesvanter, répondit Genestas.

– Maintenant, reprit le médecin quand il fut à cheval et qu’ileut passé le portail, nous allons traverser nos nouveaux défrichiset les terres à blé, le petit coin de ma commune que j’ai nommé laBeauce.

Pendant environ une heure, les deux cavaliers marchèrent àtravers des champs sur la belle culture desquels le militairecomplimenta le médecin; puis ils regagnèrent le territoire du bourgen suivant la montagne, tantèt parlant, tantèt silencieux, selonque le pas des chevaux leur permettait de parler ou les obligeait àse taire.

– Je vous ai promis hier, dit Benassis à Genestas en arrivantdans une petite gorge par laquelle les deux cavaliers débouchèrentdans la grande vallée, de vous montrer un des deux soldats qui sontrevenus de l’armée après la chute de Napoléon. Si je ne me trompe,nous allons le trouver à quelques pas d’ici recreusant une espècede réservoir naturel où s’amassent les eaux de la montagne, et queles atterrissements ont comblé. Mais pour vous rendre cet hommeintéressant, il faut vous raconter sa vie. Il a nom Gondrin,reprit-il, il a été pris par la grande réquisition de 1792, à l’âgede dix-huit ans, et incorporé dans l’artillerie. Simple soldat, ila fait les campagnes d’Italie sous Napoléon, l’a suivi en Egypte,est revenu d’Orient à la paix d’Amiens; puis, enrégimenté sousl’Empire dans les pontonniers de la Garde, il a constamment servien Allemagne. En dernier lieu, le pauvre ouvrier est allé enRussie.

– Nous sommes un peu frères, dit Genestas, j’ai fait les mêmescampagnes. Il a fallu des corps de métal pour résister auxfantaisies de tant de climats différents. Le bon Dieu a, par mafoi, donné quelque brevet d’invention pour vivre à ceux qui sontencore sur leurs quilles après avoir traversé l’Italie, l’Egypte,l’Allemagne, le Portugal et la Russie.

– Aussi allez-vous voir un bon tronçon d’homme, reprit Benassis.Vous connaissez la déroute, inutile de vous en parler. Mon hommeest un des pontonniers de la Bérézina, il a contribué à construirele pont sur lequel a passé l’armée; et pour en assujettir lespremiers chevalets, il s’est mis dans l’eau jusqu’à mi-corps. Legénéral Eblé, sous les ordres duquel étaient les pontonniers, n’ena pu trouver que quarante-deux assez poilus, comme dit Gondrin,pour entreprendre cet ouvrage. Encore le général s’est-il mis àl’eau lui-même en les encourageant, les consolant, et leurpromettant à chacun mille francs de pension et la croix delégionnaire. Le premier homme qui est entré dans la Bérézina a eula jambe emportée par un gros glaçon, et l’homme a suivi sa jambe.Mais vous comprendrez mieux les difficultés de l’entreprise par lesrésultats: des quarante-deux pontonniers, il ne reste aujourd’huique Gondrin. Trente-neuf d’entre eux ont péri au passage de laBérézina, et les deux autres ont fini misérablement dans leshèpitaux de la Pologne. Ce pauvre soldat n’est revenu de Wilnaqu’en 1814, après la rentrée des Bourbons. Le général Eblé, de quiGondrin ne parle jamais sans avoir les larmes aux yeux, était mort.Le pontonnier devenu sourd, infirme, et qui ne savait ni lire niécrire, n’a donc plus trouvé ni soutien, ni défenseur. Arrivé àParis en mendiant son pain, il y a fait des démarches dans lesbureaux du ministre de la guerre pour obtenir, non les mille francsde pension promis, non la croix de légionnaire, mais la simpleretraite à laquelle il avait droit après vingt-deux ans de serviceet je ne sais combien de campagnes; mais il n’a eu ni soldearriérée, ni frais de route, ni pension. Après un an desollicitations inutiles, pendant lequel il a tendu la main à tousceux qu’il avait sauvés, le pontonnier est revenu ici désolé, maisrésigné. Ce héros inconnu creuse des fossés à dix sous la toise.Habitué à travailler dans les marécages, il a, comme il le dit,l’entreprise des ouvrages dont ne se soucie aucun ouvrier. Encurant les mares, en faisant les tranchées dans les prés inondés,il peut gagner environ trois francs par jour. Sa surdité lui donnel’air triste, il est peu causeur de son naturel, mais il est pleind’âme. Nous sommes bons amis. Il dîne avec moi les jours de labataille d’Austerlitz, de la fête de l’Empereur, du désastre deWaterloo, et je lui présente au dessert un napoléon pour lui payerson vin de chaque trimestre. Le sentiment de respect que j’ai pourcet homme est d’ailleurs partagé par toute la Commune, qui nedemanderait pas mieux que de le nourrir. S’il travaille, c’est parfierté. Dans toutes les maisons où il entre, chacun l’honore à monexemple et l’invite à dîner. Je n’ai pu lui faire accepter ma piècede vingt francs que comme portrait de l’Empereur. L’injusticecommise envers lui l’a profondément affligé, mais il regretteencore plus la croix qu’il ne désire sa pension. Une seule chose leconsole. Quand le général Eblé présenta les pontonniers valides àl’Empereur, après la construction des ponts, Napoléon a embrassénotre pauvre Gondrin, qui sans cette accolade serait peut-être déjàmort; il ne vit que par ce souvenir et par l’espérance du retour deNapoléon; rien ne peut le convaincre de sa mort, et persuadé que sacaptivité est due aux Anglais, je crois qu’il tuerait sur le plusléger prétexte le meilleur des Aldermen voyageant pour sonplaisir.

– Allons! allons! s’écria Genestas en se réveillant de laprofonde attention avec laquelle il écoutait le médecin, allonsvivement, je veux voir cet homme!

Et les deux cavaliers mirent leurs chevaux au grand trot.

– L’autre soldat, reprit Benassis, est encore un de ces hommesde fer qui ont roulé dans les armées. Il a vécu comme vivent tousles soldats français, de balles, de coups, de victoires; il abeaucoup souffert et n’a jamais porté que des épaulettes de laine.Son caractère est jovial, il aime avec fanatisme Napoléon, qui luia donné la croix sur le champ de bataille à Valoutina. VraiDauphinois, il a toujours eu soin de se mettre en règle; aussia-t-il sa pension de retraite et son traitement de légionnaire.C’est un soldat d’infanterie, nommé Goguelat, qui a passé dans laGarde en 1812. Il est en quelque sorte la femme de ménage deGondrin. Tous deux demeurent ensemble chez la veuve d’un colporteurà laquelle ils remettent leur argent; la bonne femme les loge, lesnourrit, les habille, les soigne comme s’ils étaient ses enfants.Goguelat est ici piéton de la poste. En cette qualité, il est lediseur de nouvelles du canton, et l’habitude de les raconter en afait l’orateur des veillées, le conteur en titre; aussi Gondrin leregarde-t-il comme un bel esprit, comme un malin. Quand Goguelatparle de Napoléon, le pontonnier semble deviner ses paroles au seulmouvement des lèvres. S’ils vont ce soir à la veillée qui a lieudans une de mes granges, et que nous puissions les voir sans êtrevus, je vous donnerai le spectacle de cette scène. Mais nous voiciprès de la fosse, et je n’aperçois pas mon ami le pontonnier.

Le médecin et le commandant regardèrent attentivement autourd’eux, ils ne virent que la pelle, la pioche, la brouette, la vestemilitaire de Gondrin auprès d’un tas de boue noire, mais nulvestige de l’homme dans les différents chemins pierreux parlesquels venaient les eaux, espèces de trous capricieux presquetous ombragés par de petits arbustes.

– Il ne peut être bien loin. Ohé! Gondrin! cria Benassis.

Genesias aperçut alors la fumée d’une pipe entre les feuillagesd’un éboulis, et la montra du doigt au médecin qui répéta son cri.Bientèt le vieux pontonnier avança la tête, reconnut le maire etdescendit par un petit sentier.

– Hé! bien, mon vieux, lui cria Benassis en faisant une espècede cornet acoustique avec la paume de sa main, voilà un camarade,un qui t’a voulu voir. Gondrin leva promptement la tête versGenestas et lui jeta ce coup d’oeil profond et investigateur queles vieux soldats ont su se donner à force de mesurer promptementleurs dangers. Après avoir vu le ruban rouge du commandant, ilporta silencieusement le revers de sa main à son front.

– Si le petit tondu vivait encore, lui cria l’officier, tuaurais la croix et une belle retraite, car tu as sauvé la vie àtous ceux qui portent des épaulettes et qui se sont trouvés del’autre cèté de la rivière le 1er décembre 1812; mais, mon ami,ajouta le commandant en mettant pied à terre et lui prenant la mainavec une soudaine effusion de cœur, je ne suis pas ministre de laguerre.

En entendant ces paroles, le vieux pontonnier se dressa sur sesjambes après avoir soigneusement secoué les cendres de sa pipe etl’avoir serrée, puis il dit en penchant la tête:

– Je n’ai fait que mon devoir, mon officier, mais les autresn’ont pas fait le leur à mon égard. Ils m’ont demandé mes papiers!Mes papiers?… leur ai-je dit, mais c’est le vingt-neuvièmebulletin.

– Il faut réclamer de nouveau, mon camarade. Avec desprotections il est impossible aujourd’hui que tu n’obtiennes pasjustice.

– Justice! cria le vieux pontonnier d’un ton qui fit tressaillirle médecin et le commandant. Il y eut un moment de silence, pendantlequel les deux cavaliers regardèrent ce débris des soldats debronze que Napoléon avait triés dans trois générations. Gondrinétait certes un bel échantillon de cette masse indestructible quise brisa sans rompre. Ce vieil homme avait à peine cinq pieds, sonbuste et ses épaules s’étaient prodigieusement élargis, sa figure,tannée, sillonnée de rides, creusée, mais musculeuse, conservaitencore quelques vestiges de martialité. Tout en lui avait uncaractère de rudesse: son front semblait être un quartier depierre, ses cheveux rares et gris retombaient faibles comme si déjàla vie manquait à sa tête fatiguée; ses bras, couverts de poilsaussi bien que sa poitrine, dont une partie se voyait parl’ouverture de sa chemise grossière, annonçaient une forceextraordinaire. Enfin il était campé sur ses jambes presque torsescomme sur une base inébranlable.

– Justice! répéta-t-il, il n’y en aura jamais pour nous autres!Nous n’avons point de porteurs de contraintes pour demander notredû. Et comme il faut se remplir le bocal, dit-il en se frappantl’estomac, nous n’avons pas le temps d’attendre. Or, vu que lesparoles des gens qui passent leur vie à se chauffer dans lesbureaux n’ont pas la vertu des légumes, je suis revenu prendre masolde sur le fonds commun, dit-il en frappant la boue avec sapelle.

– Mon vieux camarade, cela ne peut pas aller comme ça! ditGenestas. Je te dois la vie, et je serais ingrat si je ne tedonnais un coup de main! Moi, je me souviens d’avoir passé sur lesponts de la Bérézina, je connais de bons lapins qui en ont aussi lamémoire toujours fraîche, et ils me seconderont pour te fairerécompenser par la patrie comme tu le mérites.

– Ils vous appelleront bonapartiste! Ne vous mêlez pas de cela,mon officier. D’ailleurs, j’ai filé sur les derrières, et j’ai faitici mon trou comme un boulet mort. Seulement je ne m’attendais pas,après avoir voyagé sur les chameaux du désert et avoir bu un verrede vin au coin du feu de Moscou, à mourir sous les arbres que monpère a plantés, dit-il en se remettant à l’ouvrage.

– Pauvre vieux, dit Genestas. A sa place, je ferais comme lui,nous n’avons plus notre père. Monsieur, dit-il à Benassis, larésignation de cet homme me cause une tristesse noire, il ne saitpas combien il m’intéresse, et va croire que je suis un de cesgueux dorés insensibles aux misères du soldat. Il revintbrusquement, saisit le pontonnier par la main, et lui cria dansl’oreille: Par la croix que je porte, et qui signifiait autrefoishonneur, je jure de faire tout ce qui sera humainement possibled’entreprendre pour t’obtenir une pension, quand je devrais avalerdix refus de ministre, solliciter le roi, le dauphin et toute laboutique! En entendant ces paroles, le vieux Gondrin tressaillit,regarda Genestas et lui dit:

– Vous avez donc été simple soldat?

Le commandant inclina la tête. A ce signe le pontonnier s’essuyala main, prit celle de Genestas, la lui serra par un mouvementplein d’âme, et lui dit:

– Mon général, quand je me suis mis à l’eau là-bas, j’avais faità l’armée l’aumène de ma vie, donc il y a eu du gain, puisque jesuis encore sur mes ergots. Tenez, voulez-vous voir le fond du sac?Eh! bien, depuis que l’autre a été dégommé, je n’ai plus goût àrien. Enfin ils m’ont assigné ici, ajouta-t-il gaiement en montrantla terre, vingt mille francs à prendre, et je m’en paie en détail,comme dit c’t’ autre!

– Allons, mon camarade, dit Genestas ému par la sublimité de cepardon, tu auras du moins ici la seule chose que tu ne puisses pasm’empêcher de te donner.

Le commandant se frappa le cœur, regarda le pontonnier pendantun moment, remonta sur son cheval, et continua de marcher à cèté deBenassis.

– De semblables cruautés administratives fomentent la guerre despauvres contre les riches, dit le médecin. Les gens auxquels lepouvoir est momentanément confié n’ont jamais pensé sérieusementaux développements nécessaires d’une injustice commise envers unhomme du peuple. Un pauvre, obligé de gagner son pain quotidien, nelutte pas longtemps, il est vrai; mais il parle, et trouve deséchos dans tous les cœurs souffrants. Une seule iniquité semultiplie par le nombre de ceux qui se sentent frappés en elle. Celevain fermente. Ce n’est rien encore. Il en résulte un plus grandmal. Ces injustices entretiennent chez le peuple une sourde haineenvers les supériorités sociales. Le bourgeois devient et restel’ennemi du pauvre, qui le met hors la loi, le trompe et le vole.Pour le pauvre, le vol n’est plus ni un délit, ni un crime, maisune vengeance. Si, quand il s’agit de rendre justice aux petits, unadministrateur les maltraite et filoute leurs droits acquis,comment pouvons-nous exiger de malheureux sans pain résignation àleurs peines et respect aux propriétés?… Je frémis en pensant qu’ungarçon de bureau, de qui le service consiste à épousseter despapiers, a eu les mille francs de pension promis à Gondrin. Puiscertaines gens, qui n’ont jamais mesuré l’excès des souffrances,accusent d’excès les vengeances populaires! Mais le jour où legouvernement a causé plus de malheurs individuels que deprospérités, son renversement ne tient qu’à un hasard; en lerenversant, le peuple solde ses comptes à sa manière. Un hommed’Etat devrait toujours se peindre les pauvres aux pieds de laJustice, elle n’a été inventée que pour eux.

En arrivant sur le territoire du bourg, Benassis avisa dans lechemin deux personnes en marche, et dit au commandant, qui depuisquelque temps allait tout pensif:

– Vous avez vu la misère résignée d’un vétéran de l’armée,maintenant vous allez voir celle d’un vieux agriculteur. Voilà unhomme qui, pendant toute sa vie, a pioché, labouré, semé, recueillipour les autres.

Genestas aperçut alors un pauvre vieillard qui cheminait decompagnie avec une vieille femme. L’homme paraissait souffrir dequelque sciatique, et marchait péniblement, les pieds dans demauvais sabots. Il portait sur son épaule un bissac, dans la pocheduquel ballottaient quelques instruments dans les manches, noircispar un long usage et par la sueur, produisaient un léger bruit; lapoche de derrière contenait son pain, quelques oignons crus et desnoix. Ses jambes semblaient déjetées. Son dos, voûté par leshabitudes du travail, le forçait à marcher tout ployé; aussi, pourconserver son équilibre, s’appuyait-il sur un long bâton. Sescheveux, blancs comme la neige, flottaient sous un mauvais chapeaurougi par les intempéries des saisons et recousu avec du fil blanc.Ses vêtements de grosse toile, rapetassés en cent endroits,offraient des contrastes de couleurs. C’était une sorte de ruinehumaine à laquelle ne manquait aucun des caractères qui rendent lesruines si touchantes. Sa femme, un peu plus droite qu’il nel’était, mais également couverte de haillons, coiffée d’un bonnetgrossier, portait sur son dos un vase de grès rond et aplati, tenupar une courroie passée dans les anses. Ils levèrent la tête enentendant le pas des chevaux, reconnurent Benassis et s’arrêtèrent.Ces deux vieillards, l’un perclus à force de travail, l’autre, sacompagne fidèle, également détruite, montrant tous deux des figuresdont les traits étaient effacés par les rides, la peau noircie parle soleil et endurcie par les intempéries de l’air, faisaient peineà voir. L’histoire de leur vie n’eût pas été gravée sur leursphysionomies, leur attitude l’aurait fait deviner. Tous deux ilsavaient travaillé sans cesse, et sans cesse souffert ensemble,ayant beaucoup de maux et peu de joies à partager; ils paraissaients’être accoutumés à leur mauvaise fortune comme le prisonniers’habitue à sa geèle; en eux tout était simplesse. Leurs visages nemanquaient pas d’une sorte de gaie franchise. En les examinantbien, leur vie monotone, le lot de tant de pauvres êtres, semblaitpresque enviable. Il y avait bien chez eux trace de douleur, maisabsence de chagrins.

– Eh! bien, mon brave père Moreau, vous voulez donc absolumenttoujours travailler?

– Oui, monsieur Benassis. Je vous défricherai encore une bruyèreou deux avant de crever, répondit gaiement le vieillard dont lespetits yeux noirs s’animèrent.

– Est-ce du vin que porte là votre femme? Si vous ne voulez pasvous reposer, au moins faut-il boire du vin.

– Me reposer! ça m’ennuie. Quand je suis au soleil, occupé àdéfricher, le soleil et l’air me raniment. Quant au vin, oui,monsieur, ceci est du vin, et je sais bien que c’est vous qui nousl’avez fait avoir pour presque rien chez monsieur le maire deCourteil. Ah! vous avez beau être malicieux, on vous reconnaît toutde même.

– Allons, adieu, la mère. Vous allez sans doute à la pièce duChampferlu aujourd’hui?

– Oui, monsieur, elle a été commencée hier soir.

– Bon courage! dit Benassis. Vous devez quelquefois être biencontents en voyant cette montagne que vous avez presque toutedéfrichée à vous seuls.

– Dame, oui, monsieur, répondit la vieille, c’est notre ouvrage!Nous avons bien gagné le droit de manger du pain.

– Vous voyez, dit Benassis à Genestas, le travail, la terre àcultiver, voilà le Grand Livre des Pauvres. Ce bonhomme se croiraitdéshonoré s’il allait à l’hèpital ou s’il mendiait; il veut mourirla pioche en main, en plein champ, sous le soleil. Ma foi, il a unfier courage! A force de travailler, le travail est devenu sa vie;mais aussi, ne craint-il pas la mort! Il est profondémentphilosophe sans s’en douter. Ce vieux père Moreau m’a donné l’idéede fonder dans ce canton un hospice pour les laboureurs, pour lesouvriers, enfin pour les gens de la campagne qui, après avoirtravaillé pendant toute leur vie, arrivent à une vieillessehonorable et pauvre. Monsieur, je ne comptais point sur la fortuneque j’ai faite, et qui m’est personnellement inutile. Il faut peude chose à l’homme tombé du faîte de ses espérances. La vie desoisifs est la seule qui coûte cher, peut-être même est-ce un volsocial que de consommer sans rien produire. En apprenant lesdiscussions qui s’élevèrent lors de sa chute au sujet de sapension, Napoléon disait n’avoir besoin que d’un cheval et d’un écupar jour. En venant ici, j’avais renoncé à l’argent. Depuis, j’aireconnu que l’argent représente des facultés et devient nécessairepour faire le bien. J’ai donc par mon testament donné ma maisonpour fonder un hospice où les malheureux vieillards sans asile, etqui seront moins fiers que ne l’est Moreau, puissent passer leursvieux jours. Puis une certaine partie des neuf mille francs derentes que me rapportent mes terres et mon moulin sera destinée àdonner, dans les hivers trop rudes, des secours à domicile auxindividus réellement nécessiteux. Cet établissement sera sous lasurveillance du conseil municipal, auquel s’adjoindra le curé,comme président. De cette manière, la fortune que le hasard m’afait trouver dans ce canton y demeurera. Les règlements de cetteinstitution sont tous tracés dans mon testament, il seraitfastidieux de vous les rapporter, il suffit de vous dire que j’y aitout prévu. J’ai même créé un fonds de réserve qui doit permettreun jour à la Commune de payer plusieurs bourses à des enfants quidonneraient de l’espérance pour les arts ou pour les sciences.Ainsi, même après ma mort, mon œuvre de civilisation se continuera.Voyez, capitaine Bluteau, lorsqu’on a commencé une tâche, il estquelque chose en nous qui nous pousse à ne pas la laisserimparfaite. Ce besoin d’ordre et de perfection est un des signesles plus évidents d’une destinée à venir. Maintenant allons vite,il faut que j’achève ma ronde, et j’ai encore cinq ou six malades àvoir.

Après, avoir trotté pendant quelque temps en silence, Benassisdit en riant à son compagnon:

– Ah! çà, capitaine Bluteau, vous me faites babiller comme ungeai, et vous ne me dites rien de votre vie, qui doit êtrecurieuse. Un soldat de votre âge a vu trop de choses pour ne pasavoir plus d’une aventure à raconter.

– Mais, répondit Genestas, ma vie est la vie de l’armée. Toutesles figures militaires se ressemblent. N’ayant jamais commandé,étant toujours resté dans le rang à recevoir ou à donner des coupsde sabre, j’ai fait comme les autres. Je suis allé là où Napoléonnous a conduits, et me suis trouvé en ligne à toutes les bataillesoù a frappé la Garde impériale. C’est des événements bien connus.Avoir soin de ses chevaux, souffrir quelque-fois la faim et lasoif, se battre quand il faut, voilà toute la vie du soldat.N’est-ce pas simple comme bonjour? Il y a des batailles qui pournous autres sont tout entières dans un cheval déferré qui nouslaisse dans l’embarras. En somme, j’ai vu tant de pays, que je mesuis accoutumé à en voir, et j’ai vu tant de morts que j’ai finipar compter ma propre vie pour rien.

– Mais cependant vous avez dû être personnellement en périlpendant certains moments, et ces dangers particuliers seraientcurieux racontés par vous.

– Peut-être, répondit le commandant.

– Eh! bien, dites-moi ce qui vous a le plus ému. N’ayez paspeur, allez! je ne croirai pas que vous manquiez de modestie quandmême vous me diriez quelque trait d’héroïsme. Lorsqu’un homme estbien sûr d’être compris par ceux auxquels il se confie, ne doit-ilpas éprouver une sorte de plaisir à dire: « J’ai fait cela. »?

– Eh! bien, je vais vous raconter une particularité qui me causequelquefois des remords. Pendant les quinze années que nous noussommes battus, il ne m’est pas arrivé une seule fois de tuer unhomme hors le cas de légitime défense. Nous sommes en ligne, nouschargeons: si nous ne renversons pas ceux qui sont devant nous, ilsne nous demandent pas permission pour nous saigner; donc il fauttuer pour ne pas être démoli, la conscience est tranquille. Mais,mon cher monsieur, il m’est arrivé de casser les reins à uncamarade dans une circonstance particulière. Par réflexion, lachose m’a fait de la peine, et la grimace de cet homme me revientquelquefois. Vous allez en juger… C’était pendant la retraite deMoscou. Nous avions plus l’air d’être un troupeau de bœufs harassésque d’être la Grande Armée. Adieu la discipline et les drapeaux!chacun était son maître, et l’Empereur, on peut le dire, a su là oùfinissait son pouvoir. En arrivant à Studzianka, petit villageau-dessus de la Bérézina, nous trouvâmes des granges, des cabanes àdémolir, des pommes de terre enterrées et quelques betteraves.Depuis quelque temps nous n’avions rencontré ni maisons nimangeaille, l’armée a fait bombance. Les premiers venus, comme vouspensez, ont tout mangé. Je suis arrivé un des derniers.Heureusement pour moi je n’avais faim que de sommeil. J’avise unegrange, j’y entre, j’y vois une vingtaine de généraux, desofficiers supérieurs, tous hommes, sans les flatter, de grandmérite: Junot, Narbonne, l’aide de camp de l’Empereur, enfin lesgrosses têtes de l’armée. Il y avait aussi de simples soldats quin’auraient pas donné leur lit de paille à un maréchal de France.Les uns dormaient debout, appuyés contre le mur faute de place, lesautres étaient étendus à terre, et tous si bien pressés les unscontre les autres afin de se tenir chaud, que je cherche vaillamentun coin pour m’y mettre. Me voilà marchant sur ce plancherd’hommes: les uns grognaient, les autres ne disaient rien, maispersonne ne se dérangeait. On ne se serait pas dérangé pour éviterun boulet de canon; mais on n’était pas obligé là de suivre lesmaximes de la civilité puérile et honnête. Enfin j’aperçois au fondde la grange une espèce de toit intérieur sur lequel personnen’avait eu l’idée ou la force peut-être de grimper, j’y monte, jem’y arrange, et quand je suis étalé tout de mon long, je regardeces hommes étendus comme des veaux. Ce triste spectacle me fitpresque rire. Les uns rongeaient des carottes glacées en exprimantune sorte de plaisir animal, et des généraux enveloppés de mauvaischâles ronflaient comme des tonnerres. Une branche de sapin alluméeéclairait la grange, elle y aurait mis le feu, personne ne seserait levé pour l’éteindre. Je me couche sur le dos, et avant dem’endormir je lève naturellement les yeux en l’air, je vois alorsla maîtresse poutre sur laquelle reposait le toit et qui supportaitles solives, faire un léger mouvement d’orient en occident. Cettesacrée poutre dansait très joliment. « Messieurs, leur dis-je, il setrouve dehors un camarade qui veut se chauffer à nos dépens. » Lapoutre allait bientèt tomber. « Messieurs, messieurs, nous allonspérir, voyez la poutre! » criai-je encore assez fort pour réveillermes camarades de lit. Monsieur, ils ont bien regardé la poutre;mais ceux qui dormaient se sont remis à dormir, et ceux quimangeaient ne m’ont même pas répondu. Voyant cela, il me fallutquitter ma place, au risque de la voir prendre, car il s’agissaitde sauver ce tas de gloires. Je sors donc, je tourne la grange, etj’avise un grand dible de Wurtembourgeois qui tirait la poutre avecun certain enthousiasme. « Aho! aho! lui dis-je en lui faisantcomprendre qu’il fallait cesser son travail. Geh’ mir aus demgesicht, oder ich schlag dich todt! cria-t-il – Ah bien oui?Qué mire aous dem guesit, lui répondis-je, il ne s’agitpas de cela! » Je prends son fusil qu’il avait laissé par terre, jelui casse les reins, je rentre et je dors. Voilà l’affaire.

– Mais c’était un cas de légitime défense appliquée contre unhomme au profit de plusieurs, vous n’avez donc rien à vousreprocher, dit Benassis.

– Les autres, reprit Genestas, ont cru que j’avais eu quelquelubie; mais, lubie ou non, beaucoup de ces gens-là vivent à leuraise aujourd’hui dans de beaux hètels sans avoir le cœur oppressépar la reconnaissance.

– N’auriez-vous donc fait le bien que pour en percevoir cetexorbitant intérêt appelé reconnaissance? dit en riant Benassis. Ceserait faire l’usure.

– Ah! je sais bien, répondit Genestas, que le mérite d’une bonneaction s’envole au moindre profit qu’on en retire; la raconter,c’est s’en constituer une rente d’amour-propre qui vaut bien lareconnaissance. Cependant si l’honnête homme se taisait toujours,l’obligé ne parlerait guère du bienfait. Dans votre système, lepeuple a besoin d’exemples; or, par ce silence général, où donc entrouverait-il? Encore autre chose! si notre pauvre pontonnier qui asauvé l’armée française, et qui ne s’est jamais trouvé en positiond’en jaser avec fruit, n’avait pas conservé l’exercice de ses bras,sa conscience lui donnerait-elle du pain?… répondez à cela,philosophe?

– Peut-être n’a-t-il rien d’absolu en morale, répondit Benassis;mais cette idée est dangereuse, elle laisse l’égoïsme interpréterles cas de conscience au profit de l’intérêt personnel. Ecoutez,capitaine: l’homme qui obéit strictement aux principes de la moralen’est-il pas plus grand que celui qui s’en écarte, même parnécessité? Notre pontonnier, tout à fait perclus et mourant defaim, ne serait-il pas sublime au même chef que l’est Homère. Lavie humaine est sans doute une dernière épreuve pour la vertu commepour le génie également réclamés par un monde meilleur. La vertu,le génie, me semblent les deux plus belles formes de ce complet etconstant dévouement que Jésus-Christ est venu apprendre aux hommes.Le génie reste pauvre en éclairant le monde, la vertu garde lesilence en se sacrifiant pour le bien général.

– D’accord, monsieur, dit Genestas, mais la terre est habitéepar des hommes et non par des anges, nous ne sommes pasparfaits.

– Vous avez raison, reprit Benassis. Pour mon compte, j’airudement abusé de la faculté de commettre des fautes. Mais nedevons-nous pas tendre à la perfection? La vertu n’est-elle paspour l’âme un beau idéal qu’il faut contempler sans cesse comme uncéleste modèle?

– Amen, dit le militaire. On vous le passe, l’homme vertueux estune belle chose; mais convenez aussi que la Vertu est une divinitéqui peut se permettre un petit bout de conversation, en tout bientout honneur.

– Ah! monsieur, dit le médecin en souriant avec une sorte demélancolie amère, vous avez l’indulgence de ceux qui vivent en paixavec eux-mêmes; tandis que je suis sévère comme un homme qui voitbien des taches à effacer dans sa vie.

Les deux cavaliers étaient arrivés à une chaumière située sur lebord du torrent. Le médecin y entra. Genestas demeura sur le seuilde la porte, regardant tour à tour le spectacle offert par ce fraispaysage, et l’intérieur de la chaumière où se trouvait un hommecouché. Après avoir examiné son malade, Benassis s’écria tout àcoup:

– Je n’ai pas besoin de venir ici, ma bonne femme, si vous nefaites pas ce que j’ordonne. Vous avez donné du pain à votre mari,vous voulez donc le tuer? Sac à papier! si vous lui faites prendremaintenant autre chose que son eau de chiendent, je ne remets pasles pieds ici, et vous irez chercher un médecin où vousvoudrez.

– Mais, mon cher monsieur Benassis, le pauvre vieux criait lafaim, et quand un homme n’a rien mis dans son estomac depuis quinzejours…

– Ah! çà, voulez-vous m’écouter? Si vous laissez manger uneseule bouchée de pain à votre homme avant que je lui permette de senourrir, vous le tuerez, entendez-vous?

– On le privera de tout, mon cher monsieur. Va-t-il mieux?dit-elle en suivant le médecin.

– Mais non, vous avez empiré son état en lui donnant à manger.Je ne puis donc pas vous persuader, mauvaise tête que vous êtes, dene pas nourrir les gens qui doivent faire diète? Les paysans sontincorrigibles! ajouta Benassis en se tournant vers l’officier.Quand un malade n’a rien pris depuis quelques jours, ils le croientmort, et le bourrent de soupe ou de vin. Voilà une malheureusefemme qui a failli tuer son mari.

– Tuer mon homme pour une pauvre petite trempette au vin!

– Certainement, ma bonne femme. Je suis étonné de le trouverencore en vie après la trempette que vous lui avez apprêtée.N’oubliez pas de faire bien exactement ce que je vous ai dit. – Oh!mon cher monsieur, j’aimerais mieux mourir moi-même que d’ymanquer.

– Allons, je verrai bien cela. Demain soir je reviendrai lesaigner.

Suivons à pied le torrent, dit Benassis à Genestas, d’ici à lamaison où je dois me rendre il n’existe point de chemin pour leschevaux. Le petit garçon de cet homme nous gardera nos bêtes.Admirez un peu notre jolie vallée, reprit-il, n’est-ce pas unjardin anglais? Nous allons maintenant chez un ouvrier inconsolablede la mort d’un de ses enfants. Son aîné, jeune encore, a voulupendant la dernière moisson travailler comme un homme, le pauvreenfant a excédé ses forces, il est mort de langueur à la fin del’automne. Voici la première fois que je rencontre le sentimentpaternel si développé. Ordinairement les paysans regrettent dansleurs enfants morts la perte d’une chose utile qui fait partie deleur fortune, les regrets sont en raison de l’âge. Une fois adulte,un enfant devient un capital pour son père. Mais ce pauvre hommeaimait son fils véritablement. « Rien ne me console de cette perte!m’a-t-il dit un jour que je le vis dans un pré, debout, immobile,oubliant son ouvrage, appuyé sur sa faux, tenant à la main sapierre à repasser qu’il avait prise pour s’en servir et dont il nese servait pas. Il ne m’a plus reparlé de son chagrin; mais il estdevenu taciturne et souffrant. Aujourd’hui, l’une de ses petitesfilles est malade…  »

Tout en causant, Benassis et son hète étaient arrivés à unemaisonnette située sur la chaussée d’un moulin à tan. Là, sous unsaule, ils aperçurent un homme d’environ quarante ans qui restaitdebout en mangeant du pain frotté d’ail.

– Eh! bien, Gasnier, la petite va-t-elle mieux?

– Je ne sais pas, monsieur, dit-il d’un air sombre, vous allezla voir, ma femme est auprès d’elle. Malgré vos soins, j’ai bienpeur que la mort ne soit entrée chez moi pour tout m’emporter.

– La mort ne se loge chez personne, Gasnier, elle n’a pas letemps. Ne perdez pas courage, Benassis entra dans la maison suividu père. Une demi-heure après, il sortit accompagné de la mère, àlaquelle il dit:

– Soyez sans inquiétude, faites ce que je vous ai recommandé defaire, elle est sauvée. « Si tout cela vous ennuyait, dit ensuite lemédecin au militaire en remontant à cheval, je pourrais vous mettredans le chemin du bourg, et vous retourneriez.

– Non, par ma foi, je ne m’ennuie pas.

– Mais vous verrez partout des chaumières qui se ressemblent,rien n’est en apparence, plus monotone que la campagne.

– Marchons, dit le militaire.

Pendant quelques heures, ils coururent ainsi dans le pays,traversèrent le canton dans sa largeur, et, vers le soir, ilsrevinrent dans la partie qui avoisinait le bourg.

– Il faut que j’aille maintenant là-bas, dit le médecin àGenestas en lui montrant un endroit où s’élevaient des ormes. Cesarbres ont peut-être deux cents ans, ajouta-t-il. Là demeure cettefemme pour laquelle un garçon est venu me chercher hier au momentde dîner, en me disant qu’elle était devenue blanche.

– Etait-ce dangereux?

– Non, dit Benassis, effet de grossesse. Cette femme est à sondernier mois. Souvent dans cette période quelques femmes éprouventdes spasmes. Mais il faut toujours, par précaution, que j’aillevoir s’il n’est rien survenu d’alarmant; j’accoucherai moi-mêmecette femme. D’ailleurs je vous montrerai là l’une de nosindustries nouvelles, une briqueterie. Le chemin est beau,voulez-vous galoper?

– Votre bête me suivra-t-elle? dit Genestas en criant à soncheval: Haut, Neptune!

En un clin d’oeil l’officier fut emporté à cent pas, et disparutdans un tourbillon de poussière; mais malgré la vitesse de soncheval, il entendit toujours le médecin à ses cètés. Benassis ditun mot à sa monture, et devança le commandant qui ne le rejoignitqu’à la briqueterie, au moment où le médecin attachaittranquillement son cheval au pivot d’un échalier.

– Que le diable vous emporte! s’écria Genestas en regardant lecheval qui ne suait ni ne soufflait. Quelle bête avez-vous donclà?

– Ha! répondit en riant le médecin, vous l’avez prise pour unerosse. Pour le moment, l’histoire de ce bel animal nous prendraittrop de temps, qu’il vous suffise de savoir que Roustan est un vraibarbe venu de l’Atlas. Un cheval barbe vaut un cheval arabe. Lemien gravit les montagnes au grand galop sans mouiller son poil, ettrotte d’un pied sûr le long des précipices. C’est un cadeau biengagné, d’ailleurs. Un père a cru me payer ainsi la vie de sa fille,une des plus riches héritières de l’Europe, que j’ai trouvéemourant sur la route de Savoie. Si je vous disais comment j’aiguéri cette jeune personne, vous me prendriez pour un charlatan.Eh! eh! j’entends des grelots de chevaux et le bruit d’unecharrette dans le sentier, voyons si par hasard ce serait Vigneaului-même, et regardez bien cet homme. Bientèt l’officier aperçutquatre énormes chevaux harnachés comme ceux que possèdent lescultivateurs les plus aisés de la Brie. Les bouffettes de laine,les grelots, les cuirs avaient une sorte de propreté cossue. Danscette vaste charrette, peinte en bleu, se trouvait un gros garçonjoufflu bruni par le soleil, et qu’il sifflait en tenant son fouetcomme un fusil au port d’armes.

– Non, ce n’est que le charretier, dit Benassis. Admirez un peucomme le bien-être industriel du maître se reflète sur tout, mêmesur l’équipage de ce voiturier! N’est-ce pas l’indice d’uneintelligence commerciale assez rare au fond des campagnes?

– Oui, oui, tout cela paraît très bien ficelé, reprit lemilitaire.

– Eh! bien, Vigneau possède deux équipages semblables. En outre,il a le petit bidet d’allure sur lequel il va faire ses affaires,car son commerce s’étend maintenant fort loin, et quatre ansauparavant cet homme ne possédait rien; je me trompe, il avait desdettes. Mais entrons!

– Mon garçon, dit Benassis au charretier, madame Vigneau doitêtre chez elle?

– Monsieur, elle est dans le jardin, je viens de l’y voirpar-dessus la haie, je vais la prévenir de votre arrivée.

Genestas suivit Benassis qui lui fit parcourir un vaste terrainfermé par des haies. Dans un coin étaient amoncelées les terresblanches et l’argile nécessaires à la fabrication des tuilles etdes carreaux, d’un autre cèté, s’élevaient en tas les fagots debruyères et le bois pour chauffer le four, plus loin, sur une aireenceinte par des claies, plusieurs ouvriers concassaient despierres blanches ou manipulaient les terres à brique; en face del’entrée, sous les grands ormes, était la fabrique de tuillesrondes et carrées, grande salle de verdure terminée par les toitsde la sécherie, près de laquelle se voyait le four et sa gueuleprofonde, ses longues pelles, son chemin creux et noir. Il setrouvait, parallèlement à ces constructions, un bâtiment d’aspectassez misérable qui servait d’habitation à la famille et où lesremises, les écuries, les étables, la grange, avaient étépratiquées. Des volailles et des cochons vaguaient dans le grandterrain. La propreté qui régnait dans ces différents établissementset leur bon état de réparation attestaient la vigilance dumaître.

– Le prédécesseur de Vigneau, dit Benassis, était un malheureux,un fainéant qui n’aimait qu’à boire. Jadis ouvrier, il savaitchauffer son four et payer ses façons, voilà tout; il n’avaitd’ailleurs ni activité ni esprit commercial. Si l’on ne venait paschercher ses marchandises, elles restaient là, se détérioraient etse perdaient. Aussi mourait-il de faim. Sa femme, qu’il avaitrendue presque imbécile par ses mauvais traitements, croupissaitdans la misère. Cette paresse, cette incurable stupidité mefaisaient tellement souffrir, et l’aspect de cette fabrique m’étaitsi désagréable, que j’évitais de passer par ici. Heureusement cethomme et sa femme étaient vieux l’un et l’autre. Un beau jour letuilier eut une attaque de paralysie, et je le fis aussitèt placerà l’hospice de Grenoble. Le propriétaire de la tuilerie consentit àla reprendre sans discussion dans l’état où elle se trouvait, et jecherchai de nouveaux locataires qui pussent participer auxaméliorations que je voulais introduire dans toutes les industriesdu canton. Le mari d’une femme de chambre de madame Gravier, pauvreouvrier gagnant fort peu d’argent chez un potier où il travaillait,et qui ne pouvait soutenir sa famille, écouta mes avis. Cet hommeeut assez de courage pour prendre notre tuilerie à bail sans avoirun denier vaillant. Il vint s’y installer, apprit à sa femme, à lavieille mère de sa femme et à la sienne à façonner des tuiles, ilen fit ses ouvriers. Je ne sais pas, foi d’honnête homme! commentils s’arrangèrent. Probablement Vigneau emprunta du bois pourchauffer son four, il alla sans doute chercher ses matériaux lanuit par hottées et les manipula pendant le jour; enfin il déployasecrètement une énergie sans bornes, et les deux vieilles mères enhaillons travaillèrent comme des nègres. Vigneau put ainsi cuirequelques fournées, et passa sa première année en mangeant du painchèrement payé par les sueurs de son ménage; mais il se soutint.Son courage, sa patience, ses qualités le rendirent intéressant àbeaucoup de personnes, et il se fit connaître. Infatigable, ilcourait le matin à Grenoble, y vendait ses tuilles et ses briques;puis il revenait chez lui vers le milieu de la journée, retournaità la ville pendant la nuit; il paraissait se multiplier. Vers lafin de la première année, il prit deux petits gars pour l’aider.Voyant cela, je lui prêtai quelque argent. Eh! bien, monsieur,d’année en année, le sort de cette famille s’améliora. Dès laseconde année, les deux vieilles mères ne façonnèrent plus debriques, ne broyèrent plus de pierres; elles cultivèrent les petitsjardins, firent la soupe, raccommodèrent les habits, filèrentpendant la soirée et allèrent au bois pendant le jour. La jeunefemme, qui sait lire et écrire, tint les comptes. Vigneau eut unpetit cheval pour courir dans les environs, y chercher despratiques; puis, il étudia l’art du briquetier, trouva le moyen defabriquer de beaux carreaux blancs et les vendit au-dessous ducours. La troisième année il eut une charrette et deux chevaux.Quand il monta son premier équipage sa femme devint presqueélégante. Tout s’accorda dans son ménage avec ses gains, ettoujours il y maintint l’ordre, l’économie, la propreté, principesgénérateurs de sa petite fortune. Il put enfin avoir six ouvrierset les paya bien; il eut un charretier et mit tout chez lui sur untrès bon pied; bref, petit à petit, en s’ingéniant, en étendant sestravaux et son commerce, il s’est trouvé dans l’aisance. L’annéedernière, il a acheté la tuilerie; l’année prochaine, il rebâtirasa maison. Maintenant toutes ces bonnes gens sont bien portants etbien vêtus. La femme maigre et pâle, qui d’abord partageait lessoucis et les inquiétudes du maître, est redevenue grasse, fraîcheet jolie. Les deux vieilles mères sont très heureuses et vaquentaux menus détails de la maison et du commerce. Le travail a produitl’argent, et l’argent, en donnant la tranquillité, a rendu lasanté, l’abondance et la joie. Vraiment ce ménage est pour moi lavivante histoire de ma Commune et celle des jeunes Etatscommerçants. Cette tuilerie, que je voyais jadis morne, vide,malpropre, improductive, est maintenant en plein rapport, bienhabitée, animée, riche et approvisionnée. Voici pour une bonnesomme de bois, et tous les matériaux nécessaires aux travaux de lasaison; car vous savez que l’on ne fabrique la tuile que pendant uncertain temps de l’année, entre juin et septembre. Cette activiténe fait-elle pas plaisir? Mon tuilier a coopéré à toutes lesconstructions du bourg. Toujours éveillé, toujours allant etvenant, toujours actif, il est nommé le dévorant par les gens duCanton.

A peine Benassis avait-il achevé ces paroles qu’une jeune femmebien vêtue, ayant un joli bonnet, des bas blancs, un tablier desoie, une robe rose, mise qui rappelait un peu son ancien état defemme de chambre, ouvrit la porte à claire-voie qui menait aujardin, et s’avança aussi vite que pouvait le permettre son état;mais les deux cavaliers allèrent à sa rencontre. Madame Vigneauétait en effet une jolie femme assez grasse, au teint basané, maisde qui la peau devait être blanche. Quoique son front gardâtquelques rides, vestiges de son ancienne misère, elle avait unephysionomie heureuse et avenante.

– Monsieur Benassis, dit-elle d’un accent câlin en le voyants’arrêter, ne me ferez-vous pas l’honneur de vous reposer un momentchez moi?

– Si bien, répondit-il. Passez, capitaine.

– Ces messieurs doivent avoir bien chaud! Voulez-vous un peu delait ou de vin? Monsieur Benassis, goûtez donc au vin que mon maria eu la complaisance de se procurer pour mes couches; vous me direzs’il est bon.

– Vous avez un brave homme pour mari.

– Oui, monsieur, dit-elle avec calme en se retournant, j’ai étébien richement partagée.

– Nous ne prendrons rien, madame Vigneau, je venais voirseulement s’il ne vous était rien arrivé de fâcheux.

– Rien, dit-elle. Vous voyez, j’étais au jardin occupée à binerpour faire quelque chose.

En ce moment, les deux mères arrivèrent pour voir Benassis, etle charretier resta immobile au milieu de la cour dans unedirection qui lui permettait de regarder le médecin.

– Voyons, donnez-moi votre main, dit Benassis à madameVigneau.

Il tâta le pouls de la jeune femme avec une attentionscrupuleuse, en se recueillant et demeurant silencieux. Pendant cetemps, les trois femmes examinaient le commandant avec cettecuriosité naïve que les gens de la campagne n’ont aucune honte àexprimer.

– Au mieux, s’écria gaiement le médecin.

– Accouchera-t-elle bientèt? s’écrièrent les deux mères.

– Mais, cette semaine sans doute. Vigneau est en route?demanda-t-il après une pause.

– Oui, monsieur, répondit la jeune femme, il se hâte de faireses affaires pour pouvoir rester au logis pendant mes couches, lecher homme!

– Allons, mes enfants, prospérez! Continuez à faire fortune et àfaire le monde. Genestas était plein d’admiration pour la propretéqui régnait dans l’intérieur de cette maison presque ruinée. Envoyant l’étonnement de l’officier, Benassis lui dit:

– Il n’y a que madame Vigneau pour savoir approprier ainsi unménage! Je voudrais que plusieurs gens du bourg vinssent prendredes leçons ici.

La femme du tuilier détourna la tête en rougissant; mais lesdeux mères laissèrent éclater sur leurs physionomies tout leplaisir que leur causaient les éloges du médecin, et toutes troisl’accompagnèrent jusqu’à l’endroit où étaient les chevaux.

– Eh! bien, dit Benassis en s’adressant aux deux vieilles, vousvoilà bien heureuses! Ne vouliez-vous pas être grands-mères?

– Ah! ne m’en parlez pas, dit la jeune femme, ils me fontenrager. Mes deux mères veulent un garçon, mon mari désire unepetite fille, je crois qu’il me sera bien difficile de lescontenter tous.

– Mais vous, que voulez-vous? dit en riant Benassis.

– Ah! moi, monsieur, je veux un enfant.

– Voyez, elle est déjà mère, dit le médecin à l’officier enprenant son cheval par la bride.

– Adieu, monsieur Benassis, dit la jeune femme. Mon mari serabien désolé de ne pas avoir été ici, quand il saura que vous y êtesvenu.

– Il n’a pas oublié de m’envoyer mon millier de tuiles à laGrange-aux-Belles?

– Vous savez bien qu’il laisserait toutes les commandes duCanton pour vous servir. Allez, son plus grand regret est deprendre votre argent; mais je lui dit que vos écus portent bonheur,et c’est vrai.

– Au revoir, dit Benassis.

Les trois femmes, le charretier et les deux ouvriers sortis desateliers pour voir le médecin restèrent groupés autour del’échalier qui servait de porte à la tuilerie, afin de jouir de saprésence jusqu’au dernier moment, ainsi que chacun le fait pour lespersonnes chères. Les inspirations du cœur ne doivent-elles pasêtre partout uniformes? aussi les douces coutumes de l’amitiésont-elles naturellement suivies en tout pays.

Après avoir examiné la situation du soleil, Benassis dit à soncompagnon:

– Nous avons encore deux heures de jour, et si vous n’êtes pastrop affamé, nous irons voir une charmante créature à qui je donnepresque toujours le temps qui me reste entre l’heure de mon dîneret celle où mes visites sont terminées. On la nomme ma bonne amiedans le Canton; mais ne croyez pas que ce surnom, en usage ici pourdésigner une future épouse, puisse couvrir ou autoriser la moindremédisance. Quoique mes soins pour cette pauvre enfant la rendentl’objet d’une jalousie assez concevable, l’opinion que chacun aprise de mon caractère interdit tout méchant propos. Si personne nes’explique la fantaisie à laquelle je parais céder en faisant à laFosseuse une rente pour qu’elle vive sans être obligée detravailler, tout le monde croit à sa vertu; tout le monde sait quesi mon affection dépassait une fois les bornes d’une amicaleprotection, je n’hésiterais pas un instant à l’épouser. Mais,ajouta le médecin en s’efforçant de sourire, il n’existe de femmepour moi ni dans ce Canton ni ailleurs. Un homme très expansif, moncher monsieur, éprouve un invincible besoin de s’attacherparticulièrement à une chose ou à un être entre tous les êtres etles choses dont il est entouré, surtout quand pour lui la vie estdéserte. Aussi croyez-moi, monsieur, jugez toujours favorablementun homme qui aime son chien ou son cheval! Parmi le troupeausouffrant que le hasard m’a confié, cette pauvre petite malade estpour moi ce qu’est dans mon pays de soleil, dans le Languedoc, labrebis chérie à laquelle les bergères mettent des rubans fanés, àqui elles parlent, qu’elles laissent pâturer le long des blés, etde qui jamais le chien ne hâte la marche indolente. En disant cesparoles Benassis restait debout, tenant les crins de son cheval,prêt à le monter, mais ne le montant pas, comme si le sentimentdont il était agité ne pouvait s’accorder avec de brusquesmouvements.

– Allons, s’écria-t-il, venez la voir! Vous mener chez elle,n’est-ce pas vous dire que je la traite comme une sœur?

Quand les deux cavaliers furent à cheval, Genestas dit aumédecin:

– Serais-je indiscret en vous demandant quelques renseignementssur votre Fosseuse? Parmi toutes les existences que vous m’avezfait connaître, elle ne doit pas être la moins curieuse.

– Monsieur, répondit Benassis en arrêtant son cheval, peut-êtrene partagerez-vous pas tout l’intérêt que m’inspire la Fosseuse. Sadestinée ressemble à la mienne: notre vocation a été trompée; lesentiment que je lui porte et les émotions que j’éprouve en lavoyant viennent de la parité de nos situations. Une fois entré dansla carrière des armes, vous avez suivi votre penchant, ou vous avezpris goût à ce métier; sans quoi vous ne seriez pas resté jusqu’àvotre âge sous le pesant harnais de la discipline militaire; vousne devez donc comprendre ni les malheurs d’une âme dont les désirsrenaissent toujours et sont toujours trahis, ni les chagrinsconstants d’une créature forcée de vivre ailleurs que dans sasphère. De telles souffrances restent un secret entre ces créatureset Dieu qui leur envoie ces afflictions, car elles seulesconnaissent la force des impressions que leur causent lesévénements de la vie. Cependant vous-même, témoin blasé de tantd’infortunes produites par le cours d’une longue guerre,n’avez-vous pas surpris dans votre cœur quelque tristesse enrencontrant un arbre dont les feuilles étaient jaunes au milieu duprintemps, un arbre languissant et mourant faute d’avoir été plantédans le terrain où se trouvaient les principes nécessaires à sonentier développement? Dès l’âge de vingt ans, la passive mélancolied’une plante rabougrie me faisait mal à voir; aujourd’hui, jedétourne toujours la tête à cet aspect. Ma douleur d’enfant étaitle vague pressentiment de mes douleurs d’homme, une sorte desympathie entre mon présent et un avenir que j’apercevaisinstinctivement dans cette vie végétale courbée avant le temps versle terme où vont les arbres et les hommes.

– Je pensais en vous voyant si bon que vous aviez souffert!

– Vous le voyez, monsieur, reprit le médecin sans répondre à cemot de Genestas, parler de la Fosseuse, c’est parler de moi. LaFosseuse est une plante dépaysée, mais une plante humaine,incessamment dévorée par des pensées tristes ou profondes qui semultiplient les unes par les autres. Cette pauvre fille esttoujours souffrante. Chez elle, l’âme tue le corps. Pouvais-je voiravec froideur une faible créature en proie au malheur le plus grandet le moins apprécié qu’il y ait dans notre monde égoïste, quandmoi, homme et fort contre les souffrances, je suis tenté de merefuser tous les soirs à porter le fardeau d’un semblable malheur?Peut-être m’y refuserais-je même, sans une pensée religieuse quiémousse mes chagrins et répand dans mon cœur de douces illusions.Nous ne serions pas tous les enfants d’un même Dieu, la Fosseuseserait encore ma sœur en souffrance.

Benassis pressa les flancs de son cheval, et entraîna lecommandant Genestas comme s’il eût craint de continuer sur ce tonla conversation commencée.

– Monsieur, reprit-il lorsque les chevaux trottèrent decompagnie, la nature a pour ainsi dire créé cette pauvre fille pourla douleur, comme elle a créé d’autres femmes pour le plaisir. Envoyant de telles prédestinations, il est impossible de ne pascroire à une autre vie. Tout agit sur la Fosseuse: si le temps estgris et sombre, elle est triste et pleure avec le ciel; cetteexpression lui appartient. Elle chante avec les oiseaux, se calmeet se rassérène avec les cieux, enfin elle devient belle dans unbeau jour, un parfum délicat est pour elle un plaisir presqueinépuisable; je l’ai vue jouissant pendant toute une journée del’odeur exhalée par des résédas après une de ces matinéespluvieuses qui développent l’âme des fleurs et donnent au jour jene sais quoi de frais et de brillant, elle s’était épanouie avec lanature, avec toutes les plantes. Si l’atmosphère est lourde,électrisante, la Fosseuse a des vapeurs que rien ne peut calmer,elle se couche et se plaint de mille maux différents sans savoir cequ’elle a; si je la questionne, elle me répond que ses oss’amollissent, que sa chair se fond en eau. Pendant ces heuresinanimées, elle ne sent la vie que par la souffrance; son cœur esten dehors d’elle, pour vous dire encore un de ses mots. Quelquefoisj’ai surpris la pauvre fille pleurant à l’aspect de certainstableaux qui se dessinent dans nos montagnes au coucher du soleil,quand de nombreux et magnifiques nuages se rassemblent au-dessus denos cimes d’or: « Pourquoi pleurez-vous, ma petite? luidisais-je.

– Je ne sais pas, monsieur, me répondait-elle, je suis là commeune hébétée à regarder là-haut, et j’ignore où je suis, à force devoir. – Mais que voyez donc? – Monsieur, je ne puis vous le dire.Vous auriez beau la questionner alors pendant toute la soirée, vousn’en obtiendriez pas une seule parole; mais elle vous lancerait desregards pleins de pensées, ou resterait les yeux humides, à demisilencieuse, visiblement recueillie. Son recueillement est siprofond qu’il se communique; du moins elle agit alors sur moi commeun nuage trop chargé d’électricité. Un jour je l’ai pressée dequestions, je voulais à toute force la faire causer et je lui disquelques mots un peu trop vifs; eh! bien, monsieur, elle s’est miseà fondre en larmes. En d’autres moments, la Fosseuse est gaie,avenante, rieuse, agissante, spirituelle; elle cause avec plaisir,exprime des idées neuves, originales. Incapable d’ailleurs de selivrer à aucune espèce de travail suivi: quand elle allait auxchamps elle demeurait pendant des heures entières occupée àregarder une fleur, à voir couler l’eau, à examiner lespittoresques merveilles qui se trouvent sous les ruisseaux clairset tranquilles, ces jolies mosaïques composées de cailloux, deterre, de sable, de plantes aquatiques, de mousse, de sédimentsbruns dont les couleurs sont si douces, dont les tons offrent de sicurieux contrastes. Lorsque je suis venu dans ce pays, la pauvrefille mourait de faim; humiliée d’accepter le pain d’autrui, ellen’avait recours à la charité publique qu’au moment où elle y étaitcontrainte par une extrême souffrance. Souvent sa honte lui donnaitde l’énergie, pendant quelques jours elle travaillait à la terre;mais bientèt épuisée, une maladie la forçait d’abandonner sonouvrage commencé. A peine rétablie, elle entrait dans quelque fermeaux environs en demandant à y prendre soin des bestiaux; mais aprèss’y être acquittée de ses fonctions avec intelligence, elle ensortait sans dire pourquoi. Son labeur journalier était sans douteun joug trop pesant pour elle, qui est toute indépendance et toutcaprice. Elle se mettait alors à chercher des truffes ou deschampignons, et les allait vendre à Grenoble. En ville, tentée pardes babioles, elle oubliait sa misère en se trouvant riche dequelques menues pièces de monnaie, et s’achetait des rubans, descolifichets, sans penser à son pain du lendemain. Puis si quelquefille du bourg désirait sa croix de cuivre, son cœur à la Jeannetteou son cordon de velours, elle les lui donnait, heureuse de luifaire plaisir, car elle vit par le cœur. Aussi la Fosseuseétait-elle tour à tour aimée, plainte, méprisée. La pauvre fillesouffrait de tout, de sa paresse, de sa bonté, de sa coquetterie,car elle est coquette, friande, curieuse: enfin elle est femme,elle se laisse aller à ses impressions et à ses goûts avec unenaïveté d’enfant: racontez-lui quelque belle action, elletressaille et rougit, son sein palpite, elle pleure de joie, sivous lui dites une histoire de voleurs, elle pâlira d’effroi. C’estla nature la plus vraie, le cœur le plus franc et la probité laplus délicate qui se puissent rencontrer; si vous lui confiez centpièces d’or, elle vous les enterrera dans un coin et continuera demendier son pain.

La voix de Benassis s’altéra quand il dit ces paroles.

– J’ai voulu l’éprouver, monsieur, reprit-il, et je m’en suisrepenti. Une épreuve, n’est-ce pas de l’espionnage, de la défiancetout au moins?

Ici le médecin s’arrêta comme s’il faisait une réflexionsecrète, et ne remarqua point l’embarras dans lequel ses parolesavaient mis son compagnon, qui, pour ne pas laisser voir saconfusion, s’occupait à démêler les rênes de son cheval. Benassisreprit bientèt la parole.

– Je voudrais marier ma Fosseuse, je donnerais volontiers une demes fermes à quelque brave garçon qui la rendrait heureuse, et ellele serait. Oui, la pauvre fille aimerait ses enfants à en perdre latête, et tous les sentiments qui surabondent chez elles’épancheraient dans celui qui les comprend tous pour la femme,dans la maternité; mais aucun homme n’a su lui plaire. Elle estcependant d’une sensibilité dangereuse pour elle; elle le sait, etm’a fait l’aveu de sa prédisposition nerveuse quand elle a vu queje m’en apercevais. Elle est du petit nombre de femmes surlesquelles le moindre contact produit un frémissement dangereux;aussi faut-il lui savoir gré de sa sagesse, de sa fierté de femme.Elle est fauve comme une hirondelle. Ah! quelle riche nature,monsieur! Elle était faite pour être une femme opulente, aimée;elle eût été bienfaisante et constante. A vingt-deux ans, elles’affaisse déjà sous le poids de son âme, et dépérit victime de sesfibres trop vibrantes, de son organisation trop forte ou tropdélicate. Une vive passion trahie la rendrait folle, ma pauvreFosseuse. Après avoir étudié son tempérament, après avoir reconnula réalité de ses longues attaques de nerfs et de ses aspirationsélectriques, après l’avoir trouvée en harmonie flagrante avec lesvicissitudes de l’atmosphère, avec les variations de la lune, faitque j’ai soigneusement vérifié, j’en pris soin, monsieur, commed’une créature en dehors des autres, et de qui la maladiveexistence ne pouvait être comprise que par moi. C’est, comme jevous l’ai dit, la brebis aux rubans. Mais vous allez la voir, voicisa maisonnette.

En ce moment, ils étaient arrivés au tiers environ de lamontagne par des rampes bordées de buissons, qu’ils gravissaient aupas. En atteignant au tournant d’une de ces rampes, Genestasaperçut la maison de la Fosseuse. Cette habitation était située surune des principales bosses de la montagne. Là, une jolie pelouse enpente d’environ trois arpents, plantée d’arbres et d’oùjaillissaient plusieurs cascades, était entourée d’un petit murassez haut pour servir de clèture, pas assez pour dérober la vue dupays. La maison, bâtie en briques et couverte d’un toit plat quidébordait de quelques pieds, faisait dans le paysage un effetcharmant à voir. Elle était composée d’un rez-de-chaussée et d’unpremier étage à porte et contrevents peints en vert. Exposée aumidi, elle n’avait ni assez de largeur ni assez de profondeur pouravoir d’autres ouvertures que celles de la façade, dont l’élégancerustique consistait en une excessive propreté. Suivant la modeallemande, la saillie des auvents était doublée de planches peintesen blanc. Quelques acacias en fleur et d’autres arbresodoriférants, des épines roses, des plantes grimpantes, un grosnoyer que l’on avait respecté, puis quelques saules pleureursplantés dans les ruisseaux s’élevaient autour de cette maison.Derrière se trouvait un gros massif de hêtres et de sapins, largefond noir sur lequel cette jolie bâtisse se détachait vivement. Ence moment du jour l’air était embaumé par les différentes senteursde la montagne et du jardin de la Fosseuse. Le ciel, pur ettranquille, était nuageux à l’horizon. Dans le lointain, les cimescommençaient à prendre les teintes de rose vif que leur donnesouvent le coucher du soleil. A cette hauteur la vallée se voyaittout entière, depuis Grenoble jusqu’à l’enceinte circulaire desrochers, au bas desquels est le petit lac que Genestas avaittraversé la veille. Au-dessus de la maison et à une assez grandedistance, apparaissait la ligne de peupliers qui indiquait le grandchemin du bourg à Grenoble. Enfin le bourg, obliquement traversépar les lueurs du soleil, étincelait comme un diamant enréfléchissant par toutes ses vitres de rouges lumières quisemblaient ruisseler. A cet aspect, Genestas arrêta son cheval,montra les fabriques de la vallée, le nouveau bourg, et la maisonde la Fosseuse:

– Après la victoire de Wagram et le retour de Napoléon auxTuileries en 1815, dit-il en soupirant, voilà ce qui m’a donné leplus d’émotions. Je vous dois ce plaisir, monsieur, car vous m’avezappris à connaître les beautés qu’un homme peut trouver à la vued’un pays.

– Oui, dit le médecin en souriant, il vaut mieux bâtir desvilles que de les prendre.

– Oh! monsieur, la prise de Moscou et la reddition de Mantoue!Mais vous ne savez donc pas ce que c’est! N’est-ce pas notre gloireà tous? Vous êtes un brave homme, mais Napoléon aussi était un bonhomme; sans l’Angleterre, vous vous seriez entendus tous deux, etil ne serait pas tombé, notre empereur; je peux bien avouer que jel’aime maintenant, il est mort. Et, dit l’officier en regardantautour de lui, il n’y a pas d’espions ici. Quel souverain! Ildevinait tout le monde! il vous aurait placé dans son Conseild’Etat, parce qu’il était administrateur, et grand administrateur,jusqu’à savoir ce qu’il y avait de cartouches dans les gibernesaprès une affaire. Pauvre homme! Pendant que vous me parliez devotre Fosseuse, je pensais qu’il était mort à Sainte-Hélène, lui.Hein! était-ce le climat et l’habitation qui pouvaient satisfaireun homme habitué à vivre les pieds dans les étriers et le derrièresur un trène? On dit qu’il y jardinait. Diantre! il n’était pasfait pour planter des choux! Maintenant il nous faut servir lesBourbons, et loyalement, monsieur, car, après tout, la France estla France, comme vous le disiez hier.

En prononçant ces derniers mots, Genestas descendit de cheval,et imita machinalement Benassis qui attachait le sien par la brideà un arbre.

– Est-ce qu’elle n’y serait pas? dit le médecin en ne voyantpoint la Fosseuse sur le seuil de la porte.

Ils entrèrent, et ne trouvèrent personne dans la salle durez-de-chaussée.

– Elle aura entendu le pas de deux chevaux, dit Benassis ensouriant, et sera montée pour mettre un bonnet, une ceinture,quelque chiffon.

Il laissa Genestas seul et monta pour aller chercher laFosseuse. Le commandant examina la salle. Le mur était tendu d’unpapier à fond gris parsemé de roses, et le plancher couvert d’unenatte de paille en guise de tapis. Les chaises, le fauteuil et latable étaient en bois encore revêtu de son écorce. Des espèces dejardinières faites avec des cerceaux et de l’osier, garnies defleurs et de mousse, ornaient cette chambre aux fenêtres delaquelle étaient drapés des rideaux de percale blancs à frangesrouges. Sur la cheminée une glace, un vase en porcelaine unie entredeux lampes; près du fauteuil, un tabouret de sapin; puis sur latable, de la toile taillée, quelques goussets appareillés, deschemises commencées, enfin tout l’attirail d’une lingère, sonpanier, ses ciseaux, du fil et des aiguilles. Tout cela étaitpropre et frais comme une coquille jetée par la mer en un coin degrève. De l’autre cèté du corridor, au bout duquel était unescalier, Genestas aperçut une cuisine. Le premier étage comme lerez-de-chaussée ne devait être composé que de deux pièces.

– N’ayez donc pas peur, disait Benassis à la Fosseuse. Allons,venez?…

En entendant ces paroles, Genestas rentra promptement dans lasalle. Une jeune fille mince et bien faite, vêtue d’une robe àguimpe de percaline rose à mille raies, se montra bientèt, rouge depudeur et de timidité. Sa figure n’était remarquable que par uncertain aplatissement dans les traits, qui la faisait ressembler àces figures cosaques et russes que les désastres de 1814 ontrendues si malheureusement populaires en France. La Fosseuse avaiten effet, comme les gens du Nord, le nez relevé du bout et trèsrentré; sa bouche était grande, son menton petit, ses mains et sesbras étaient rouges, ses pieds larges et forts comme ceux despaysannes. Quoiqu’elle éprouvât l’action du hâle, du soleil et dugrand air, son teint était pâle comme l’est une herbe flétrie, maiscette couleur rendait sa physionomie intéressante dès le premieraspect; puis elle avait dans ses yeux bleus une expression sidouce, dans ses mouvements tant de grâce, dans sa voix tant d’âme,que, malgré le désaccord apparent de ses traits avec les qualitésque Benassis avait vantées au commandant, celui-ci reconnut lacréature capricieuse et maladive en proie aux souffrances d’unenature contrariée dans ses développements. Après avoir vivementattisé un feu de mottes et de branches sèches, la Fosseuse s’assitdans un fauteuil en reprenant une chemise commencée, et resta sousles yeux de l’officier, honteuse à demi, n’osant lever les yeux,calme en apparence, mais les mouvements précipités de son corsage,dont la beauté frappa Genestas, décelaient sa peur.

– Hé! bien, ma pauvre enfant, êtes-vous bien avancée? lui ditBenassis en maniant les morceaux de toile destinés à faire deschemises.

La Fosseuse regarda le médecin d’un air timide et suppliant:

– Ne me grondez pas, monsieur, répondit-elle, je n’y ai rienfait aujourd’hui, quoiqu’elles me soient commandées par vous etpour des gens qui en ont grand besoin, mais le temps a été si beau!je me suis promenée, je vous ai ramassé des champignons et destruffes blanches que j’ai portés à Jacquotte; elle a été biencontente, car vous avez du monde à dîner. J’ai été toute heureused’avoir deviné cela. Quelque chose me disait d’aller en chercher.Et elle se remit à tirer l’aiguille.

– Vous avez là, mademoiselle, une bien jolie maison, lui ditGenestas.

– Elle n’est point à moi, monsieur, répondit-elle en regardantl’étranger avec des yeux qui semblaient rougir, elle appartient àmonsieur Benassis. Et elle reporta doucement ses regards sur lemédecin.

– Vous savez bien, mon enfant, dit-il en lui prenant la main,qu’on ne vous en chassera jamais.

La Fosseuse se leva par un mouvement brusque et sortit.

– Hé! bien, dit le médecin à l’officier, comment latrouvez-vous?

– Mais, répondit Genestas, elle m’a singulièrement ému. Ah! vouslui avez bien gentiment arrangé son nid!

– Bah! du papier à quinze ou vingt sous, mais bien choisi, voilàtout. Les meubles ne sont pas grand-chose, ils ont été fabriquéspar mon vannier qui a voulu me témoigner sa reconnaissance. LaFosseuse a fait elle-même les rideaux avec quelques aunes decalicot. Son habitation, son mobilier si simple vous semblent jolisparce que vous les trouvez sur le penchant d’une montagne, dans unpays perdu où vous ne vous attendiez pas à rencontrer quelque chosede propre; mais le secret de cette élégance est dans une sorted’harmonie entre la maison et la nature qui a réuni là desruisseaux, quelques arbres bien groupés, et jeté sur cette pelouseses plus belles herbes, ses fraisiers parfumés, ses joliesviolettes.

– Hé! bien, qu’avez-vous? dit Benassis à la Fosseuse quirevenait.

– Rien, rien, répondit-elle, j’ai cru qu’une de mes poulesn’était pas rentrée.

Elle mentait; mais le médecin fut seul à s’en apercevoir, et illui dit à l’oreille:

– Vous avez pleuré.

– Pourquoi me dites-vous de ces choses-là devant quelqu’un? luirépondit-elle.

– Mademoiselle, lui dit Genestas, vous avez grand tort de resterici toute seule; dans une cage aussi charmante que l’est celle-ci,il vous faudrait un mari.

– Cela est vrai, dit-elle, mais que voulez-vous, monsieur? jesuis pauvre et je suis difficile. Je ne me sens pas d’humeur àaller porter la soupe aux champs ou à mener une charrette, à sentirla misère de ceux que j’aimerais sans pouvoir la faire cesser, àtenir des enfants sur mes bras toute la journée, et à rapetasserles haillons d’un homme. Monsieur le curé me dit que ces penséessont peu chrétiennes, je le sais bien, mais qu’y faire? En certainsjours, j’aime mieux manger un morceau de pain sec que dem’accommoder quelque chose pour mon dîner. Pourquoi voulez-vous quej’assomme un homme de mes défauts? il se tuerait peut-être poursatisfaire mes fantaisies, et ce ne serait pas juste. Bah! l’on m’ajeté quelque mauvais sort, et je dois le supporter toute seule.

– D’ailleurs elle est née fainéante, ma pauvre Fosseuse, ditBenassis, et il faut la prendre comme elle est. Mais ce qu’ellevous dit là signifie qu’elle n’a encore aimé personne, ajouta-t-ilen riant.

Puis il se leva et sortit pendant un moment sur la pelouse.

– Vous devez bien aimer monsieur Benassis, lui demandaGenestas.

– Oh! oui, monsieur! et comme moi bien des gens dans le Cantonse sentent l’envie de se mettre en pièces pour lui. Mais lui quiguérit les autres, il y a quelque chose que rien ne peut guérir.Vous êtes son ami? vous savez peut-être ce qu’il a? qui donc a pufaire du chagrin à un homme comme lui, qui est la vraie image dubon Dieu sur terre? J’en connais plusieurs ici qui croient queleurs blés poussent mieux quand il a passé le matin le long de leurchamp.

– Et vous, que croyez-vous?

– Moi, monsieur, quand je l’ai vu… Elle parut hésiter, puis elleajouta: je suis heureuse pour toute la journée. Elle baissa latête, et tira son aiguille avec une prestesse singulière.

– Hé! bien, le capitaine vous a-t-il conté quelque chose surNapoléon? dit le médecin en rentrant.

– Monsieur a vu l’Empereur? s’écria la Fosseuse en contemplantla figure de l’officier avec une curiosité passionnée.

– Parbleu! dit Genestas, plus de mille fois.

– Ah! que je voudrais savoir quelque chose de militaire.

– Demain nous viendrons peut-être prendre une tasse de café aulait chez vous. Et l’on te contera quelque chose de militaire, monenfant, dit Benassis en la prenant par le cou et la baisant aufront. C’est ma fille, voyez-vous? ajouta-t-il en se tournant versle commandant, lorsque je ne l’ai pas baisée au front, il me manquequelque chose dans la journée. La Fosseuse serra la main deBenassis, et lui dit à voix basse: « Oh! vous êtes bien bon! » Ils laquittèrent; mais elle les suivit pour les voir monter à cheval.Quand Genestas fut en selle: « Qu’est-ce donc que ce monsieur-là? »souffla-t-elle à l’oreille de Benassis.

– Ha! Ha! répondit le médecin en mettant le pied à l’étrier,peut-être un mari pour toi.

Elle resta debout occupée à les voir descendant la rampe, etlorsqu’ils passèrent au bout du jardin, ils l’aperçurent déjàperchée sur un monceau de pierres pour les voir encore et leurfaire un dernier signe de tête.

– Monsieur, cette fille a quelque chose d’extraordinaire, ditGenestas au médecin quand ils furent loin de la maison.

– N’est-ce pas? répondit-il. Je me suis vingt fois dit qu’elleferait une charmante femme; mais je ne saurais l’aimer autrementque comme on aime sa sœur ou sa fille, mon cœur est mort.

– A-t-elle des parents? demanda Genestas. Que faisaient son pèreet sa mère?

– Oh! c’est toute une histoire, reprit Benassis. Elle n’a plusni père, ni mère, ni parents. Il n’est pas jusqu’à son nom qui nem’ait intéressé. La Fosseuse est née dans le bourg. Son père,journalier de Saint-Laurent-du-Pont, se nommait le Fosseur,abréviation sans doute de fossoyeur, car depuis un temps immémorialla charge d’enterrer les morts était restée dans sa famille. Il y adans ce nom toutes les mélancolies du cimetière. En vertu d’unecoutume romaine encore en usage ici comme dans quelques autres paysde la France, et qui consiste à donner aux femmes le nom de leursmaris, en y ajoutant une terminaison féminine, cette fille a étéappelée la Fosseuse, du nom de son père. Ce journalier avait épousépar amour la femme de chambre de je ne sais quelle comtesse, dontla terre se trouve à quelques lieues du bourg. Ici, comme danstoutes les campagnes, la passion entre pour peu de chose dans lesmariages. En général, les paysans veulent une femme pour avoir desenfants, pour avoir une ménagère qui leur fasse de bonne soupe etleur apporte à manger aux champs, qui leur file des chemises etraccommode leurs habits. Depuis longtemps pareille aventure n’étaitarrivée dans ce pays, où souvent un jeune homme quitte sa promisepour une jeune fille plus riche qu’elle de trois ou quatre arpentsde terre. Le sort du Fosseur et de sa femme n’a pas été assezheureux pour déshabituer nos Dauphinois de leurs calculsintéressés. La Fosseuse, qui était une belle personne, est morte enaccouchant de sa fille. Le mari prit tant de chagrin de cetteperte, qu’il en est mort dans l’année, ne laissant rien au monde àson enfant qu’une vie chancelante et naturellement fort précaire.La petite fut charitablement recueillie par une voisine qui l’élevajusqu’à l’âge de neuf ans. La nourriture de la Fosseuse devenantune charge trop lourde pour cette bonne femme, elle envoya sapupille mendier son pain dans la saison où il passe des voyageurssur les routes. Un jour l’orpheline étant allée demander du pain auchâteau de la comtesse, y fut gardée en mémoire de sa mère. Elevéealors pour servir un jour de femme de chambre à la fille de lamaison, qui se maria cinq ans après, la pauvre petite a été pendantce temps la victime de tous les caprices des gens riches, lesquelspour la plupart n’ont rien de constant ni de suivi dans leurgénérosité: bienfaisants par accès ou par boutades, tantètprotecteurs, tantèt amis, tantèt maîtres, ils faussent encore lasituation déjà fausse des enfants malheureux auxquels ilss’intéressent, et ils en jouent le cœur, la vie ou l’avenir avecinsouciance, en les regardant comme peu de chose. La Fosseusedevint d’abord presque la compagne de la jeune héritière: on luiapprit alors à lire, à écrire, et sa future maîtresse s’amusaquelquefois à lui donner des leçons de musique. Tour à tourdemoiselle de compagnie et femme de chambre, on fit d’elle un êtreincomplet. Elle prit là le goût du luxe, de la parure, et contractades manières en désaccord avec sa situation réelle. Depuis, lemalheur a bien rudement réformé son âme, mais il n’a pu en effacerle vague sentiment d’une destinée supérieure. Enfin un jour, jourbien funeste pour cette pauvre fille, la jeune comtesse, alorsmariée, surprit la Fosseuse, qui n’était plus que sa femme dechambre, parée d’une de ses robes de bal et dansant devant uneglace. L’orpheline, alors âgée de seize ans, fut renvoyée sanspitié; son indolence la fit retomber dans la misère, errer sur lesroutes, mendier, travailler, comme je vous l’ai dit. Souvent ellepensait à se jeter à l’eau, quelquefois aussi à se donner aupremier venu, la plupart du temps elle se couchait au soleil lelong du mur, sombre, pensive, la tête dans l’herbe; les voyageurslui jetaient alors quelques sous, précisément parce qu’elle ne leurdemandait rien. Elle est restée pendant un an à l’hèpital d’Annecyaprès une moisson laborieuse, à laquelle elle n’avait travaillé quedans l’espoir de mourir. Il faut lui entendre raconter à elle-mêmeses sentiments et ses idées durant cette période de sa vie, elleest souvent bien curieuse dans ses naïves confidences. Enfin elleest revenue au bourg vers l’époque où je résolus de m’y fixer. Jevoulais connaître le moral de mes administrés, j’étudiai donc soncaractère, qui me frappa; puis, après avoir observé sesimperfections organiques, je résolus de prendre soin d’elle.Peut-être avec le temps finira-t-elle par s’accoutumer au travailde la couture, mais en tout cas j’ai assuré son sort.

– Elle est bien seule là, dit Genestas.

– Non, une de mes bergères vient coucher chez elle, répondit lemédecin. Vous n’avez pas aperçu les bâtiments de ma ferme qui sontau-dessus de la maison, ils sont cachés par les sapins. Oh! elleest en sûreté. D’ailleurs il n’y a point de mauvais sujets dansnotre vallée; si par hasard il s’en rencontre, je les envoie àl’armée, où ils font d’excellents soldats.

– Pauvre fille! dit Genestas.

– Ah! les gens du canton ne la plaignent point, reprit Benassis,ils la trouvent au contraire bien heureuse, mais il existe cettedifférence entre elle et les autres femmes, qu’à celles-ci Dieu adonné la force, à elle la faiblesse, et ils ne voient pas cela.

Au moment où les deux cavaliers débouchèrent sur la route deGrenoble, Benassis, qui prévoyait l’effet de ce nouveau coup d’oeilsur Genestas, s’arrêta d’un air satisfait pour jouir de sasurprise. Deux pans de verdure hauts de soixante pieds meublaient àperte de vue un large chemin bombé comme une allée de jardin, etcomposaient un monument naturel qu’un homme pouvait s’enorgueillird’avoir créé. Les arbres, non taillés, formaient tous l’immensepalme verte qui rend le peuplier d’Italie un des plus magnifiquesvégétaux. Un cèté du chemin atteint déjà par l’ombre représentaitune vaste muraille de feuilles noires, tandis que fortement éclairépar le soleil couchant qui donnait aux jeunes pousses des teintesd’or, l’autre offrait le contraste des jeux et des reflets queproduisaient la lumière et la brise sur son mouvant rideau.

– Vous devez être bien heureux ici, s’écria Genestas. Tout y estplaisir pour vous.

– Monsieur, dit le médecin, l’amour pour la nature est le seulqui ne trompe pas les espérances humaines. Ici point de déceptions.Voilà des peupliers de dix ans. En avez-vous jamais vu d’aussi bienvenus que les miens?

– Dieu est grand! dit le militaire en s’arrêtant au milieu de cechemin dont il n’apercevait ni la fin ni le commencement.

– Vous me faites du bien, s’écria Benassis. J’ai du plaisir àvous entendre répéter ce que je dis souvent au milieu de cetteavenue. Il se trouve, certes, ici quelque chose de religieux. Nousy sommes comme deux points, et le sentiment de notre petitesse nousramène toujours devant Dieu.

Ils allèrent alors lentement et en silence, écoutant le pas deleurs chevaux qui résonnait dans cette galerie de verdure, commes’ils eussent été sous les voûtes d’une cathédrale.

– Combien d’émotions dont ne se doutent pas les gens de laville! dit le médecin. Sentez-vous les parfums exhalés par lapropolis des peupliers et par les sueurs du mélèze? Quellesdélices!

– Ecoutez, s’écria Genestas, arrêtons-nous.

Ils entendirent alors un chant dans le lointain.

– Est-ce une femme ou un homme, est-ce un oiseau? demanda toutbas le commandant. Est-ce la voix de ce grand paysage?

– Il y a de tout cela, répondit le médecin en descendant de soncheval et en l’attachant à une branche de peuplier.

Puis il fit signe à l’officier de l’imiter et de le suivre. Ilsallèrent à pas lents le long d’un sentier bordé de deux haiesd’épine blanche en fleur qui répandaient de pénétrantes odeurs dansl’humide atmosphère du soir. Les rayons du soleil entraient dans lesentier avec une sorte d’impétuosité que l’ombre projetée par lelong rideau de peupliers rendait encore plus sensible, et cesvigoureux jets de lumière enveloppaient de leurs teintes rouges unechaumière située au bout de ce chemin sablonneux. Une poussièred’or semblait être jetée sur son toit de chaume, ordinairement bruncomme la coque d’une châtaigne, et dont les crêtes délabréesétaient verdies par des joubarbes et de la mousse. La chaumière sevoyait à peine dans ce brouillard de lumière; mais les vieux murs,la porte, tout y avait un éclat fugitif, tout en était fortuitementbeau, comme l’est par moments une figure humaine, sous l’empire dequelque passion qui l’échauffe et la colore. Il se rencontre dansla vie en plein air de ces suavités champêtres et passagères quinous arrachent le souhait de l’apètre disant à Jésus-Christ sur lamontagne: « Dressons une tente et restons ici. »Ce paysage semblaitavoir en ce moment une voix pure et douce autant qu’il était pur etdoux, mais une voix triste comme la lueur près de finir àl’occident; vague image de la mort, avertissement divinement donnédans le ciel par le soleil, comme le donnent sur la terre lesfleurs et les jolis insectes éphémères. A cette heure, les tons dusoleil sont empreints de mélancolie, et ce chant étaitmélancolique; chant populaire d’ailleurs, chant d’amour et deregret, qui jadis a servi la haine nationale de la France contrel’Angleterre, mais auquel Beaumarchais a rendu sa vraie poésie, enle traduisant sur la scène française et le mettant dans la bouched’un page qui ouvre son cœur à sa marraine. Cet air était modulésans paroles sur un ton plaintif par une voix qui vibrait dansl’âme et l’attendrissait.

– C’est le chant du cygne, dit Benassis. Dans l’espace d’unsiècle, cette voix ne retentit pas deux fois aux oreilles deshommes. Hâtons-nous, il faut l’empêcher de chanter! Cet enfant setue, il y aurait de la cruauté à l’écouter encore. – Tais-toi donc,Jacques! Allons, tais-toi! cria le médecin.

La musique cessa. Genestas demeura debout, immobile etstupéfait. Un nuage couvrait le soleil, le paysage et la voixs’étaient tus ensemble. L’ombre, le froid, le silence remplaçaientles douces splendeurs de la lumière, les chaudes émanations del’atmosphère et les chants de l’enfant.

– Pourquoi, disait Benassis, me désobéis-tu? je ne te donneraiplus ni gâteaux de riz, ni bouillons d’escargot, ni dattesfraîches, ni pain blanc. Tu veux donc mourir et désoler ta pauvremère?

Genestas s’avança dans une petite cour assez proprement tenue,et vit un garçon de quinze ans, faible comme une femme, blond, maisayant peu de cheveux, et coloré comme s’il eût mis du rouge. Il seleva lentement du banc où il était assis sous un gros jasmin, sousdes lilas en fleur qui poussaient à l’aventure et l’enveloppaientde leurs feuillages.

– Tu sais bien, dit le médecin, que je t’ai dit de te coucheravec le soleil, de ne pas t’exposer au froid du soir, et de ne pasparler. Comment t’avises-tu de chanter?

– Dame, monsieur Benassis, il faisait bien chaud là, et c’est sibon d’avoir chaud! J’ai toujours froid. En me sentant bien, sans ypenser, je me suis mis à dire pour m’amuser: Malbroug s’en va-t-enguerre, et je me suis écouté moi-même, parce que ma voixressemblait presque à celle du flûtiau de votre berger.

– Allons, mon pauvre Jacques, que cela ne t’arrive plus,entends-tu? Donne-moi la main.

Le médecin lui tâta le pouls. L’enfant avait des yeux bleushabituellement empreints de douceur, mais qu’une expressionfiévreuse rendait alors brillants.

– Eh! bien, j’en étais sûr, tu es en sueur, dit Benassis. Tamère n’est donc pas là?

– Non, monsieur.

– Allons! rentre et couche-toi.

Le jeune malade, suivi de Benassis et de l’officier, rentra dansla chaumière.

– Allumez donc une chandelle, capitaine Bluteau, dit le médecinqui aidait Jacques à èter ses grossiers haillons.

Quand Genestas eut éclairé la chaumière, il fut frappé del’extrême maigreur de cet enfant, qui n’avait plus que la peau etles os. Lorsque le petit paysan fut couché, Benassis lui frappa surla poitrine en écoutant le bruit qu’y produisaient ses doigts;puis, après avoir étudié des sons de sinistre présage, il ramena lacouverture sur Jacques, se mit à quatre pas, se croisa les bras etl’examina.

– Comment te trouves-tu, mon petit homme?

– Bien, monsieur.

Benassis approcha du lit une table à quatre pieds tournés,chercha un verre, et une fiole sur le manteau de la cheminée, etcomposa une boisson en mêlant à de l’eau pure quelques gouttesd’une liqueur brune contenue dans la fiole et soigneusementmesurées à la lueur de la chandelle que lui tenait Genestas.

– Ta mère est bien longtemps à revenir.

– Monsieur, elle vient, dit l’enfant, je l’entends dans lesentier. Le médecin et l’officier attendirent en regardant autourd’eux. Aux pieds du lit était un matelas de mousse, sans draps nicouverture, sur lequel la mère couchait tout habillée sans doute.Genestas montra du doigt ce lit à Benassis, qui inclina doucementla tête comme pour exprimer que lui aussi avait admiré déjà cedévouement maternel. Un bruit de sabots ayant retenti dans la cour,le médecin sortit.

– Il faudra veiller Jacques pendant cette nuit, mère Colas. S’ilvous disait qu’il étouffe, vous lui feriez boire de ce que j’ai misdans un verre sur la table. Ayez soin de ne lui en laisser prendrechaque fois que deux ou trois gorgées. Le verre doit vous suffirepour toute la nuit. Surtout ne touchez pas à la fiole, et commencezpar changer votre enfant, il est en sueur.

– Je n’ai pu laver ses chemises aujourd’hui, mon cher monsieur,il m’a fallu porter mon chanvre à Grenoble pour avoir del’argent.

– Hé! bien, je vous enverrai des chemises.

– Il est donc plus mal, mon pauvre gars? dit la femme.

– Il ne faut rien attendre de bon, mère Colas, il a faitl’imprudence de chanter; mais ne le grondez pas, ne le rudoyezpoint, ayez du courage. Si Jacques se plaignait trop, envoyez-moichercher par une voisine. Adieu.

Le médecin appela son compagnon et revint vers le sentier.

– Ce petit paysan est poitrinaire? lui dit Genestas.

– Mon Dieu! oui, répondit Benassis. A moins d’un miracle dans lanature, la science ne peut le sauver. Nos professeurs, à l’école demédecine de Paris, nous ont souvent parlé du phénomène dont vousvenez d’être témoin. Certaines maladies de ce genre produisent,dans les organes de la voix, des changements qui donnentmomentanément aux malades la faculté d’émettre des chants dont laperfection ne peut être égalée par aucun virtuose. Je vous ai faitpasser une triste journée, monsieur, dit le médecin quand il fut àcheval. Partout la souffrance et partout la mort, mais aussipartout la résignation. Les gens de la campagne meurent tousphilosophiquement, ils souffrent, se taisent et se couchent à lamanière des animaux. Mais ne parlons plus de mort, et pressons lepas de nos chevaux. Il faut arriver avant la nuit dans le bourg,pour que vous puissiez en voir le nouveau quartier.

– Hé! voilà le feu quelque part, dit Genestas en montrant unendroit de la montagne d’où s’élevait une gerbe de flammes.

– Ce feu n’est pas dangereux. Notre chaufournier fait sans douteune fournée de chaux. Cette industrie nouvellement venue utilisenos bruyères.

Un coup de fusil partit soudain, Benassis laissa échapper uneexclamation involontaire, et dit avec un mouvementd’impatience:

– Si c’est Butifier, nous verrons un peu qui de nous deux serale plus fort.

– On a tiré là, dit Genestas en désignant un bois de hêtressitué au-dessus d’eux, dans la montagne. Oui, là-haut, croyez-enl’oreille d’un vieux soldat.

– Allons-y promptement! cria Benassis, qui, se dirigeant enligne droite sur le petit bois, fit voler son cheval à travers lesfossés et les champs, comme s’il s’agissait d’une course auclocher, tant il désirait surprendre le tireur en flagrantdélit.

– L’homme que vous cherchez se sauve, lui cria Genestas qui lesuivait à peine.

Benassis fit retourner vivement son cheval, revint sur ses pas,et l’homme qu’il cherchait se montra bientèt sur une rocheescarpée, à cent pieds au-dessus des deux cavaliers.

– Butifer, cria Benassis en lui voyant un long fusil,descends!

Butifer reconnut le médecin et répondit par un signerespectueusement amical qu’annonçait une parfaite obéissance.

– Je conçois, dit Genestas, qu’un homme poussé par la peur oupar quelque sentiment violent ait pu monter sur cette pointe deroc, mais comment va-t-il faire pour en descendre?

– Je ne suis pas inquiet, répondit Benassis, les chèvres doiventêtre jalouses de ce gaillard-là! Vous allez voir.

Habitué, par les événements de la guerre, à juger de la valeurintrinsèque des hommes, le commandant admira la singulièreprestesse, l’élégante sécurité des mouvements de Butifer, pendantqu’il descendait le long des aspérités de la roche au sommet delaquelle il était audacieusement parvenu. Le corps svelte etvigoureux du chasseur s’équilibrait avec grâce dans toutes lespositions que l’escarpement du chemin l’obligeait à prendre; ilmettait le pied sur une pointe de roc plus tranquillement que s’ill’eût posé sur un parquet, tant il semblait sûr de pouvoir s’ytenir au besoin. Il maniait son long fusil comme s’il n’avait euqu’une canne à la main. Butifer était un homme jeune, de taillemoyenne, mais sec, maigre et nerveux, de qui la beauté virilefrappa Genestas quand il le vit près de lui. Il appartenaitvisiblement à la classe des contrebandiers qui font leur métiersans violence et n’emploient que la ruse et la patience pourfrauder le fisc. Il avait une mâle figure, brûlée par le soleil.Ses yeux, d’un jaune clair, étincelaient comme ceux d’un aigle,avec le bec duquel son nez mince, légèrement courbé par le bout,avait beaucoup de ressemblance. Les pommettes de ses joues étaientcouvertes de duvet. Sa bouche rouge, entrouverte à demi, laissaitapercevoir des dents d’une étincelante blancheur. Sa barbe, sesmoustaches, ses favoris roux qu’il laissait pousser et quifrisaient naturellement, rehaussaient encore la mâle et terribleexpression de sa figure. En lui tout était force. Les muscles deses mains continuellement exercées avaient une consistance, unegrosseur curieuse. Sa poitrine était large, et sur son frontrespirait une sauvage intelligence. Il avait l’air intrépide etrésolu, mais calme d’un homme habitué à risquer sa vie, et qui a sisouvent éprouvé sa puissance corporelle ou intellectuelle en despérils de tout genre, qu’il ne doute plus de lui-même. Vêtu d’uneblouse déchirée par les épines, il portait à ses pieds des semellesde cuir attachées par des peaux d’anguilles. Un pantalon de toilebleue rapiécé, déchiqueté laissait apercevoir ses jambes rouges,fines, sèches et nerveuses comme celles d’un cerf.

– Vous voyez l’homme qui m’a tiré jadis un coup de fusil, dit àvoix basse Benassis au commandant. Si maintenant je témoignais ledésir d’être délivré de quelqu’un, il le tuerait sans hésiter.Butifer, reprit-il en s’adressant au braconnier, je t’ai cruvraiment homme d’honneur, et j’ai engagé ma parole parce quej’avais la tienne. Ma promesse au procureur du roi de Grenobleétait fondée sur ton serment de ne plus chasser, de devenir unhomme rangé, soigneux, travailleur. C’est toi qui viens de tirer cecoup de fusil, et tu te trouves sur les terres du comte deLabranchoir. Hein! si son garde t’avait entendu, malheureux?Heureusement pour toi, je ne dresserai pas de procès-verbal, tuserais en récidive; et tu n’as pas de port d’armes! Je t’ai laisséton fusil par condescendance pour ton attachement à cettearme-là.

– Elle est belle, dit le commandant en reconnaissant unecanardière de Saint-Etienne. Le contrebandier leva la tête versGenestas comme pour le remercier de cette approbation.

– Butifer, dit en continuant Benassis, ta conscience doit tefaire des reproches! Si tu recommences ton ancien métier, tu tetrouveras encore une fois dans un parc enclos de murs; aucuneprotection ne pourrait alors te sauver des galères; tu seraismarqué, flétri. Tu m’apporteras ce soir même ton fusil, je te legarderai.

Butifer pressa le canon de son arme par un mouvementconvulsif.

– Vous avez raison, monsieur le maire, dit-il. J’ai tort, j’airompu mon ban, je suis un chien. Mon fusil doit aller chez vous,mais vous aurez mon héritage en me le prenant. Le dernier coup quetirera l’enfant de ma mère atteindra ma cervelle! Que voulez-vous!j’ai fait ce que vous avez voulu, je me suis tenu tranquillependant l’hiver mais au printemps, la sève a parti. Je ne saispoint labourer, je n’ai pas le cœur de passer ma vie à engraisserdes volailles; je ne puis ni me courber pour biner des légumes, nifouailler l’air en conduisait une charrette, ni rester à frotter ledos d’un cheval dans une écurie; il faut donc crever de faim? Je nevis bien que là-haut, dit-il après une pause en montrant lesmontagnes. J’y suis depuis huit jours, j’avais vu un chamois, et lechamois est là, dit-il en montrant le haut de la roche, il est àvotre service! Mon bon monsieur Benassis, laissez-moi mon fusil.Ecoutez, foi de Butifer, je quitterai la Commune, et j’irai dansles Alpes, où les chasseurs de chamois ne me diront rien; bien aucontraire, ils me recevront avec plaisir, et j’y crèverai au fondde quelque glacier. Tenez, à parler franchement, j’aime mieuxpasser un an ou deux à vivre ainsi dans les hauts, sans rencontrerni gouvernement, ni douanier, ni garde-champêtre, ni procureur duroi, que de croupir cent ans dans votre marécage. Il n’y a que vousque je regretterai, les autres me scient le dos! Quand vous avezraison, au moins vous n’exterminez pas les gens…

– Et Louise? lui dit Benassis.

Butifer resta pensif.

– Hé! mon garçon, dit Genestas, apprends à lire, à écrire, viensà mon régiment, monte sur un cheval, fais-toi carabinier. Si unefois le boute-selle sonne pour une guerre un peu propre, tu verrasque le bon Dieu t’a fait pour vivre au milieu des canons, desballes, des batailles, et tu deviendras général.

– Oui, si Napoléon était revenu, répondit Butifer.

– Tu connais nos conventions? lui dit le médecin. A la secondecontravention, tu m’as promis de te faire soldat. Je te donne sixmois pour apprendre à lire et à écrire; puis je te trouveraiquelques fils de famille à remplacer.

Butifer regarda les montagnes.

– Oh! tu n’iras pas dans les Alpes, s’écria Benassis. Un hommecomme toi, un homme d’honneur, plein de grandes qualités, doitservir son pays, commander une brigade, et non mourir à la queued’un chamois. La vie que tu mènes te conduira droit au bagne. Testravaux excessifs t’obligent à de longs repos; à la longue, tucontracterais les habitudes d’une vie oisive qui détruirait en toitoute idée d’ordre, qui t’accoutumerait à abuser de ta force, à tefaire justice toi-même, et je veux, malgré toi, te mettre dans lebon chemin.

– Il me faudra donc crever de langueur et de chagrin? J’étouffequand je suis dans une ville. Je ne peux pas durer plus d’unejournée à Grenoble quand j’y mène Louise.

– Nous avons tous des penchants qu’il faut savoir ou combattre,ou rendre utiles à nos semblables. Mais il est tard, je suispressé, tu viendras me voir demain en m’apportant ton fusil, nouscauserons de tout cela, mon enfant. Adieu. Vends ton chamois àGrenoble.

Les deux cavaliers s’en allèrent.

– Voilà ce que j’appelle un homme, dit Genestas.

– Un homme en mauvais chemin, répondit Benassis. Mais que faire?Vous l’avez entendu. N’est-il pas déplorable de voir se perdre desi belles qualités? Que l’ennemi envahisse la France, Butifer, à latête de cent jeunes gens, arrêterait dans la Maurienne une divisionpendant un mois; mais en temps de paix, il ne peut déployer sonénergie que dans des situations où les lois sont gravées. Il luifaut une force quelconque à vaincre; quand il ne risque pas sa vie,il lutte avec la Société, il aide les contrebandiers. Cegaillard-là passe le Rhène, seul sur une petite barque, pour porterdes souliers en Savoie; il se sauve tout chargé sur un picinaccessible, où il peut rester deux jours en vivant avec descroûtes de pain. Enfin, il aime le danger comme un autre aime lesommeil. A force de goûter le plaisir que donnent des sensationsextrêmes, il s’est mis en dehors de la vie ordinaire. Moi je neveux pas qu’en suivant la pente insensible d’une voie mauvaise, unpareil homme devienne un brigand et meure sur un échafaud. Maisvoyez, capitaine, comment se présente notre bourg?

Genestas aperçut de loin une grande place circulaire, plantéed’arbres, au milieu de laquelle était une fontaine entourée depeupliers. L’enceinte en était marquée par des talus sur lesquelss’élevaient trois rangées d’arbres différents: d’abord des acacias,puis des vernis du Japon et, sur le haut du couronnement, de petitsormes.

– Voilà le champ où se tient notre foire, dit Benassis. Puis lagrande rue commence par les deux belles maisons dont je vous aiparlé, celle du juge de paix et celle du notaire.

Ils entrèrent alors dans une large rue assez soigneusement pavéeen gros cailloux, de chaque cèté de laquelle se trouvait unecentaine de maisons neuves presque toutes séparées par des jardins.L’église, dont le portail formait une jolie perspective, terminaitcette rue, à moitié de laquelle deux autres étaient nouvellementtracées, et où s’élevaient déjà plusieurs maisons. La Mairie,située sur la place de l’Eglise, faisait face au Presbytère. Amesure que Benassis avançait, les femmes, les enfants et leshommes, dont la journée était finie, arrivaient aussitèt sur leursportes; les uns lui ètaient leurs bonnets, les autres lui disaientbonjour, les petits enfants criaient en sautant autour de soncheval, comme si la bonté de l’animal leur fût connue autant quecelle du maître. C’était une sourde allégresse qui, semblable àtous les sentiments profonds, avait sa pudeur particulière et sonattraction communicative. En voyant cet accueil fait au médecin,Genestas pensa que la veille il avait été trop modeste dans lamanière dont il lui avait peint l’affection que lui portaient leshabitants du Canton. C’était bien là la plus douce des royautés,celle dont les titres sont écrits dans les cœurs des sujets,royauté vraie d’ailleurs. Quelque puissants que soient lesrayonnements de la gloire ou du pouvoir dont jouit un homme, sonâme a bientèt fait justice des sentiments que lui procure touteaction extérieure, et il s’aperçoit promptement de son néant réel,en ne trouvant rien de changé, rien de nouveau, rien de plus granddans l’exercice de ses facultés physiques. Les rois, eussent-ils laterre à eux, sont condamnés, comme les autres hommes, à vivre dansun petit cercle dont ils subissent les lois, et leur bonheur dépenddes impressions personnelles qu’ils y éprouvent. Or Benassis nerencontrait partout dans le Canton qu’obéissance et amitié.

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