LE MEURTRE DE ROGER ACKROYD AGATHA CHRISTIE

— Et lequel, Mr Raymond ?

— Comme je vous le disais, c’est vraiment sans importance, enfin voilà… J’avais des dettes, et même assez lourdes, et ce legs est tombé à pic. Ces cinq cents livres vont me remettre à flot et me laisseront même un petit reliquat.

Il nous sourit avec cette désarmante franchise que tout le monde appréciait chez lui.

— Vous savez ce que c’est. Reconnaître devant des policiers soupçonneux que vous avez des ennuis d’argent, cela fait toujours mauvais effet, et je n’ai pas osé en parler. Ce qui était stupide de ma part, puisque j’étais dans la salle de billard avec Blunt depuis 10 heures moins le quart. Avec un pareil alibi, je n’avais rien à craindre. Pourtant, quand vous nous avez assené votre tirade sur la dissimulation, j’ai senti l’aiguillon du remords et j’ai préféré venir tout vous avouer.

Sur ce, Raymond se leva avec un grand sourire, et Poirot lui adressa un signe de tête approbateur.

— Ce fut très sage de votre part, jeune homme. Voyez-vous, quand je sens que quelqu’un me cache quelque chose, j’imagine toujours le pire. Vous avez très bien fait de venir.

— Je suis heureux d’être lavé de tout soupçon, répondit Raymond en riant. Et maintenant, il faut que je me sauve.

— Et voilà ! m’exclamai-je lorsque la porte se referma sur le jeune secrétaire. Ce n’était que cela.

— Oui, opina Poirot, une bagatelle. Mais s’il n’avait pas été dans la salle de billard ? Après tout, cinq cents livres… bien des crimes ont été commis pour moins que cela. Chaque homme a son prix, et c’est ce prix qui fait pencher la balance. Tout est relatif, n’est-ce pas, mon ami ? Avez-vous pensé que la mort de Mr Ackroyd profitait à de nombreuses personnes, dans cette maison ? Mrs Ackroyd, miss Flora, le jeune Mr Raymond et la gouvernante, miss Russell. Le seul qui n’y ait rien gagné, c’est le major Blunt.

Je le regardai, intrigué. Il avait prononcé ce dernier nom sur un ton si bizarre…

— Je ne vous comprends pas, avouai-je.

— Deux des personnes que j’ai accusées de dissimulation m’ont dit la vérité.

— Vous pensez que le major Blunt a lui aussi quelque chose à cacher ?

— À ce propos, remarqua nonchalamment Poirot, ne dit-on pas que les Anglais ne cachent qu’une seule chose : leurs amours ? Le major Blunt s’y prend d’ailleurs très mal.

— Je me demande parfois si nous n’avons pas été un peu trop pressés de nous faire une opinion, observai-je. Au moins sur un point.

— Et lequel ?

— Nous avons admis que le maître chanteur de Mrs Ferrars et le meurtrier d’Ackroyd n’étaient qu’une seule et même personne. Peut-être sommes-nous dans l’erreur ?

Poirot acquiesça avec énergie.

— Bien ! Vraiment très bien, je me demandais si vous y viendriez. Bien sûr que c’est possible, mais n’oublions pas ceci : la lettre a disparu. Mais comme vous le dites, cela ne signifie pas forcément que le meurtrier l’ait prise. Parker aurait pu le faire à votre insu quand vous avez découvert le corps.

— Parker ?

— Oui, Parker, j’en reviens toujours à lui. Pas comme assassin, non : il n’a pas commis le crime. Mais il pourrait fort bien être le mystérieux coquin qui terrorisait Mrs Ferrars. Personne n’était mieux placé que lui pour cela. Il a pu obtenir des informations sur la mort de Mr Ferrars par un des domestiques de King’s Paddock. En tout cas, il avait plus de chances de découvrir ce genre de détails qu’un hôte de passage comme le major Blunt, par exemple.

— Oui, Parker peut très bien avoir pris la lettre. Je n’ai remarqué sa disparition que plus tard.

— Combien de temps plus tard ? Après l’arrivée de Blunt et de Raymond, ou avant ?

— Je ne m’en souviens pas, dis-je en pesant mes mots. Je crois que c’était avant. Non, après. Oui, je suis presque sûr que c’était après.

— Ce qui porte à trois le nombre des suspects, observa pensivement Poirot. Mais Parker est le plus vraisemblable. Et j’ai envie d’expérimenter quelque chose avec lui. Que diriez-vous de m’accompagner à Fernly, mon ami ?

J’acceptai, et nous partîmes sur-le-champ. Poirot demanda à voir miss Ackroyd, et Flora ne se fit pas attendre.

— Chère mademoiselle, dit mon compagnon, j’ai un petit secret à vous confier. Je ne suis pas très persuadé de l’innocence de Parker, et je me propose une petite expérience, avec votre aide. Je voudrais reconstituer certains de ses faits et gestes, le soir du meurtre. Nous devrons bien sûr lui fournir un prétexte… ah ! voilà. Il s’agit de vérifier si, de la terrasse, on entend la voix de quelqu’un qui parle dans le petit couloir. Et maintenant, auriez-vous la bonté de sonner Parker ?

Je m’en chargeai et le maître d’hôtel se montra instantanément, la mine aussi doucereuse qu’à l’ordinaire.

— Monsieur a sonné ?

— Oui, mon bon Parker. Je souhaite faire une petite expérience et, pour cela, j’ai demandé au major Blunt d’aller sur la terrasse, près de la fenêtre du cabinet de travail. Je veux savoir si, le soir du meurtre, une personne se tenant à cet endroit a pu vous entendre parler avec miss Ackroyd dans le petit couloir. J’aimerais donc que vous me… me répétiez la scène. Voudriez-vous aller chercher votre plateau, ou ce que vous portiez à ce moment-là ?

Parker s’éclipsa et nous allâmes nous placer devant la porte du cabinet de travail, dans le petit corridor. Presque aussitôt, un léger tintement se fit entendre dans le hall et Parker apparut à la porte de communication. Il portait un plateau chargé d’un siphon d’eau gazeuse, d’une carafe de whisky et de deux verres. Poirot semblait en proie à une agitation fébrile.

— Un instant ! s’écria-t-il en levant la main. Procédons avec rigueur. Il s’agit de refaire les moindres gestes dans l’ordre, exactement comme cela s’est passé. C’est une de mes fameuses méthodes.

— C’est une coutume étrangère, si je comprends bien, monsieur, commenta Parker. Ce qu’on appelle la reconstitution du crime, n’est-ce pas ?

Et, imperturbable, il attendit les ordres du détective.

— Ah ! s’écria Poirot, ce brave Parker en connaît des choses ! On voit qu’il a beaucoup lu. Et maintenant, je vous prie, tâchons d’être aussi précis que possible. Vous arriviez du grand hall, comme ceci. Et Mademoiselle se trouvait… où exactement ?

— Ici, dit Flora, en venant se placer devant la porte du cabinet de travail.

— C’est tout à fait cela, monsieur, confirma Parker.

— Je venais de refermer la porte, reprit Flora.

— En effet, mademoiselle. Votre main était encore sur la poignée, comme elle l’est en ce moment.

— Allez-y, dit Poirot. Jouez-moi cette saynète.

Flora demeura au même endroit, la main sur la poignée, et Parker refit son entrée, son plateau devant lui. Il s’arrêta dans l’embrasure de la porte, et Flora prit la parole :

— Oh ! Parker. Mr Ackroyd désire ne plus être dérangé, ce soir. (Elle changea de ton et chuchota 🙂 Est-ce que c’est bien ça ?

— Oui, miss Flora, autant que je m’en souvienne. Mais il me semble que vous avez dit « à présent », et non « ce soir ».

Et Parker éleva la voix de façon un peu théâtrale pour ajouter :

— Très bien, mademoiselle. Dois-je fermer les portes, comme d’habitude ?

— Oui, s’il vous plaît.

Parker retourna dans le hall où Flora le suivit, puis elle s’engagea dans l’escalier central.

— Est-ce suffisant ? demanda-t-elle par-dessus son épaule.

— Superbe, dit le petit homme en se frottant les mains. Au fait, Parker, êtes-vous sûr qu’il y avait bien deux verres sur le plateau ? Pourquoi deux ?

— J’apportais toujours deux verres, monsieur. Y a-t-il autre chose que je puisse faire ?

— Ce sera tout, je vous remercie.

Parker se retira, drapé dans sa dignité, et Poirot s’attarda au milieu du hall, les sourcils froncés. Flora descendit nous rejoindre.

— L’expérience a-t-elle réussi ? Voyez-vous, je ne comprends pas très bien…

Poirot, qui la contemplait d’un air admiratif, l’interrompit en souriant.

— Cela n’est pas nécessaire. Mais dites-moi, y avait-il bien deux verres sur le plateau de Parker, ce soir-là ?

Flora réfléchit un instant.

— Je ne me souviens vraiment pas. Il me semble que oui. Était-ce… le véritable objet de l’expérience ?

Poirot lui prit la main et la tapota doucement.

— Si vous voulez. Je suis toujours curieux de voir si les gens vont dire la vérité.

— Et Parker a dit la vérité ?

— Je suis tenté de le croire, répondit Poirot, tout pensif.

Quelques minutes plus tard, nous étions sur le chemin du retour.

— Pourquoi avoir posé cette question sur les verres ? demandai-je, intrigué.

Poirot haussa les épaules :

— Il faut bien dire quelque chose ! Cette question en valait une autre.

Je le regardai sans comprendre.

— En tout cas, mon ami, reprit-il avec gravité, je sais maintenant une chose que je voulais savoir. Ne m’en demandez pas plus.

16

Une soirée de mah-jong

Ce soir-là, nous eûmes une de ces petites réunions où l’on joue au mah-jong, distraction très en faveur à King’s Abbot. Les invités arrivent après le dîner, en manteau de pluie et caoutchoucs, juste à temps pour prendre le café. Un thé est servi un peu plus tard, avec un gâteau et des sandwiches.

Pour cette petite réception, nous avions invité miss Gannett et le colonel Carter, qui habite à côté de l’église. Les langues vont bon train dans ce genre de soirées, ce qui parfois perturbe sérieusement la partie en cours. Avant, nous jouions au bridge, jeu tout à fait incompatible avec le papotage. Le résultat était désastreux, et nous trouvons le mah-jong infiniment plus pacifique. Le temps des joutes verbales entre partenaires, à propos d’une carte mal jouée par exemple, est définitivement révolu. Si nous exprimons toujours nos critiques avec franchise, elles ont perdu leur venin.

— Quel froid, ce soir, Sheppard ! s’exclama le colonel Carter. Cela me rappelle les défilés d’Afghanistan.

Il était debout devant la cheminée, le dos aux flammes. Caroline avait emmené miss Gannett dans sa chambre, où elle l’aidait à se désemmitoufler.

— Vraiment ? rétorquai-je poliment.

— Et ce pauvre Ackroyd, reprit le colonel en acceptant une tasse de café. Bien mystérieuse, son affaire. À mon avis, cela cache pas mal de turpitudes, soyez-en sûr. Tout à fait entre nous, Sheppard, j’ai entendu prononcer le mot « chantage ».

Le colonel m’adressa ce qu’il est convenu d’appeler un « regard entendu » et ajouta :

— Il y a une femme là-dessous, vous pouvez me croire. Oui, une femme, et je n’en démordrai pas.

Ce fut à cet instant précis que Caroline et miss Gannett nous rejoignirent. Miss Gannett but son café, pendant que Caroline allait chercher la boîte de mah-jong et répandait les tuiles sur la table.

— Astiquons nos parquets, dit le colonel d’un ton facétieux[1]. C’est vrai, c’est ce que nous disions au club de Shanghai pour brasser les tuiles : astiquons nos parquets.

Notre opinion personnelle, à Caroline et à moi, c’est que le colonel n’a jamais mis les pieds au club de Shanghai. Et même qu’il n’est jamais allé plus loin que l’Inde, où, pendant la Grande Guerre, il ne s’est battu qu’avec des boîtes de bœuf ou de gelée de prunes-et-pommes. Mais le colonel a la fibre militaire et, à King’s Abbot, nous nous montrons particulièrement tolérants pour les petites manies de chacun.

— Si nous commencions ? proposa Caroline.

Nous prîmes place autour de la table et, pendant près de cinq minutes, le silence régna. Nous construisions fébrilement nos murs, exercice qui prend toujours forme de compétition inavouée. C’est à qui finira le premier.

— À toi de jouer, James, dit enfin Caroline. Tu es le vent d’Est.

J’écartai une tuile et nous jouâmes un ou deux tours en silence, mis à part quelques annonces laconiques comme « trois bambous », « deux cercles » ou « Pong ». Sans compter les fréquents « non, pas-Pong » de miss Gannett, justifiés par son habitude enracinée de réclamer des tuiles auxquelles elle n’avait pas droit.

— J’ai aperçu Flora Ackroyd, ce matin, dit-elle tout à coup. Pong, non, pas-Pong. Je me suis trompée.

— Et où cela ? demanda Caroline. Quatre cercles.

— En revanche, déclara miss Gannett sur ce ton hautement significatif dont les petits villages ont l’exclusivité, elle ne m’a pas vue.

— Ah ! fit Caroline, intéressée. Tcho.

Miss Gannett en oublia son sujet pour un instant.

— Je crois qu’on ne prononce plus « Tcho », maintenant, mais « Tchao ».

— Sornettes ! J’ai toujours dit « Tcho ».

— Au club de Shanghai, trancha le colonel Carter, nous disions « Tcho ».

Domptée, miss Gannett capitula et Caroline s’absorba dans son jeu, pour s’en arracher quelques instants plus tard.

— Que disiez-vous au sujet de Flora Ackroyd ? Était-elle seule ?

— Oh, que non !

Ces demoiselles échangèrent un regard qui en disait long. L’intérêt de Caroline s’accrut considérablement.

— Tiens donc ! Eh bien… cela ne me surprend pas du tout.

— Nous attendons que vous écartiez, miss Caroline.

Le colonel se donne volontiers l’air de mépriser les ragots et de ne songer qu’à son jeu. Attitude éminemment virile, mais dont personne n’est dupe.

— Si vous voulez mon avis… commença miss Gannett. Est-ce un bambou que vous avez joué, ma chère ? Ah non ! un cercle. Donc, à mon avis, Flora a eu beaucoup de chance. Oui, vraiment beaucoup de chance.

— Comment cela, miss Gannett ? voulut savoir le colonel. Je prends ce dragon vert pour faire un Pong. Certes, miss Flora est une jeune fille charmante et pleine de qualités, mais qu’est-ce qui vous fait dire qu’elle a de la chance ?

— Je ne suis peut-être pas très au courant des questions criminelles, déclara miss Gannett sur un ton qui démentait ses paroles, mais je peux vous dire une bonne chose. Dans ce genre d’affaire, on cherche d’abord à savoir qui a vu la victime en vie pour la dernière fois. Et c’est toujours cette personne qu’on soupçonne. Or, Flora Ackroyd est cette dernière personne, dans le cas présent, et les choses auraient pu très mal tourner pour elle. Oui, vraiment très mal. Mon opinion – je vous la donne pour ce qu’elle vaut – est que Ralph Paton se cache pour la protéger, en attirant les soupçons sur lui.

— Allons, la repris-je avec douceur, vous ne voudriez pas nous faire croire qu’une jeune fille comme Flora Ackroyd a pu poignarder son oncle de sang-froid ?

— Ma foi… je viens d’emprunter un livre à la bibliothèque, où on décrit les bas-fonds de Paris. Il paraît que les plus dangereuses criminelles sont toujours des jeunes filles au visage angélique.

— Mais cela se passe en France ! s’écria Caroline.

— Forcément, dit le colonel. Mais laissez-moi vous raconter une histoire assez curieuse, qui courait les bazars au temps où j’étais aux Indes.

L’histoire du colonel était interminable, et sa seule curiosité résidait dans son manque total d’intérêt. Un événement qui s’est produit aux Indes et vieux de plusieurs années ne saurait être comparé à ce qui s’est passé à King’s Abbot l’avant-veille. Caroline eut le bonheur de faire Mah-Jong, ce qui mit fin au récit du colonel. Après le moment toujours un peu embarrassant où je me vois forcé de rectifier les calculs approximatifs de ma sœur, nous entreprîmes une nouvelle partie.

— Le vent d’Est passe, annonça Caroline. J’ai ma petite idée au sujet de Ralph Paton, trois caractères. Mais pour le moment je la garde pour moi.

— Vraiment, ma chère ? plaida miss Gannett. Tcho, pardon, Pong.

— Oui, maintint fermement Caroline.

— Et pour les bottines, était-ce la bonne réponse ? Le fait qu’elles soient noires, je veux dire ?

— La réponse exacte, oui.

— Mais qu’est-ce que cela signifie, d’après vous ?

Caroline pinça les lèvres et secoua la tête, d’un air sagace et bien renseigné.

— Pong, dit miss Gannett. Non, pas-Pong. Et maintenant que le docteur est dans les petits papiers de M. Poirot, je suppose qu’il connaît les dessous de l’affaire ?

— J’en suis loin ! me récriai-je.

— James est trop modeste, affirma Caroline. Ah ! un Kong caché.

Le colonel siffla entre ses dents et, pour un moment, les potins furent oubliés.

— Et vous êtes vent dominant, me dit-il. Avec deux Pongs de dragons, par-dessus le marché. Soyons vigilants, miss Caroline nous prépare un gros coup.

Pendant quelques minutes, nous ne parlâmes plus que pour annoncer, jusqu’à ce que le colonel demande :

— Et ce M. Poirot, est-il aussi bon détective qu’on le dit ?

— C’est le plus remarquable qui soit, dit pompeusement Caroline. Et il a dû se réfugier ici incognito pour fuir la publicité qui l’importune.

— Tcho, annonça miss Gannett. Un grand honneur pour notre petit village, bien sûr. Au fait, Clara… vous savez bien, ma bonne ? Clara est très liée avec Elsie, la femme de chambre de Fernly, et devinez ce qu’Elsie lui a dit ? Qu’on a volé une grosse somme d’argent, et qu’à son avis – celui d’Elsie –, une autre femme de chambre pourrait bien être impliquée dans l’affaire. Une certaine Ursula Bourne, qui part à la fin du mois et qui pleure beaucoup la nuit. Si vous voulez mon avis, cette Bourne est en cheville avec un gang. Une drôle de fille, d’ailleurs. Elle ne s’est pas fait d’amies et sort toujours toute seule les jours de congé, ce qui est anormal, et même franchement suspect. Une fois, je l’ai invitée à une de nos soirées de l’Amicale des Jeunes Filles, et elle a refusé de venir. Je lui ai alors posé quelques questions sur sa maison, sa famille… enfin tout cela, et je dois avouer que j’ai trouvé son attitude plus qu’impertinente. Avec toutes les apparences du respect, elle m’a carrément obligée à me taire.

Miss Gannett s’interrompit pour reprendre haleine et le colonel, qui se souciait fort peu de ces problèmes ancillaires, fit observer qu’au club de Shanghai la règle était de jouer à vive allure.

Nous fîmes une partie à vive allure.

— Et cette miss Russell, dit subitement Caroline. Elle est venue ici vendredi matin, soi-disant pour consulter James. Pour moi, elle voulait savoir où il rangeait ses poisons. Cinq caractères.

— Tcho ! fit miss Gannett. Quelle idée surprenante ! Je me demande si vous n’auriez pas raison.

— À propos de poisons…, commença le colonel. Pardon ? Je n’ai pas joué ? Oh ! huit bambous.

— Mah-Jong, annonça miss Gannett.

Au grand dépit de Caroline, qui annonça avec regret :

— Avec un dragon rouge, j’avais une main de trois doubles.

— J’ai eu deux dragons rouges servis, déclarai-je.

— C’est bien de toi, James ! s’écria ma sœur d’un ton réprobateur. Tu ignores le véritable esprit du jeu.

Il me semblait plutôt que j’avais assez bien joué. Le mah-jong de Caroline m’aurait coûté un grand nombre de points, tandis que celui de miss Gannett était on ne peut plus maigrelet, ce que ma sœur se fit un devoir de lui signaler.

Le vent d’Est passa, et nous commençâmes en silence une nouvelle partie.

— Ce que j’allais vous dire, reprit Caroline, c’est ceci…

— Oui ? fit miss Gannett d’une voix encourageante.

— Je parlais de mon idée, à propos de Ralph Paton.

— Oui, ma chère ? insista miss Gannett, de plus en plus encourageante. Tcho.

— C’est avouer sa faiblesse que d’annoncer Tcho aussi vite, observa sévèrement Caroline. Vous feriez mieux d’attendre d’avoir une bonne main.

— Je sais. Mais vous parliez de Ralph, je crois ?

— Oui. Et je crois bien que je sais où il est.

Nous abandonnâmes tous notre jeu pour la regarder.

— C’est très intéressant, miss Caroline, dit le colonel. Et vous avez trouvé cela toute seule ?

— Eh bien, pas exactement. Voilà. Vous voyez cette grande carte du comté qui est accrochée dans le vestibule ?

Nous acquiesçâmes d’une seule voix.

— L’autre jour, au moment de partir, M. Poirot s’est arrêté pour la regarder et a fait je ne sais plus quelle remarque… Je ne me rappelle plus très bien mais il était question de Cranchester, la seule grande ville du voisinage a-t-il dit. Ce qui est vrai, cela va de soi. Mais c’est seulement après son départ que j’ai compris.

— Compris quoi ?

— Ce qu’il voulait dire, cela va de soi ! Ralph est à Cranchester.

Ce fut à ce moment précis que je renversai ma réglette avec toutes ses tuiles. Ce qui me valut une réprimande immédiate de ma sœur, mais pas trop sévère malgré tout. Elle était bien trop occupée à échafauder sa théorie.

— À Cranchester, miss Caroline ? s’étonna le colonel Carter. Sûrement pas, c’est trop près d’ici !

— Mais justement ! triompha ma sœur. Il semble maintenant prouvé qu’il n’a pas pris le train. Il a très bien pu aller à Cranchester à pied, tout simplement. Et à mon avis il y est encore. Qui aurait jamais l’idée de le chercher si près ?

J’opposai plusieurs arguments à cette hypothèse, mais lorsque ma sœur s’est mis une idée en tête, rien ne pourrait l’en déloger.

— Et vous supposez que M. Poirot est du même avis ? demanda pensivement miss Gannett. C’est une curieuse coïncidence, mais cet après-midi justement, je me promenais sur la route de Cranchester et je l’ai aperçu dans une voiture, qui en revenait.

Nous échangeâmes des regards significatifs.

— Ça, par exemple ! s’exclama soudain miss Gannett. Je pouvais faire Mah-Jong depuis le début et je ne l’avais pas remarqué.

Caroline en oublia ses passionnantes déductions et revint sur terre. Elle fit observer à miss Gannett qu’une main aussi disparate, surtout avec tant de Tchos, ne valait pas la peine qu’on s’en serve pour faire Mah-Jong. Miss Gannett l’écouta sans se troubler, rassembla ses marques et rétorqua :

— Mais oui, ma chère, je vois ce que vous voulez dire. Mais tout dépend de ce que vous aviez en main au départ, n’est-il pas vrai ?

— Vous n’aurez jamais une bonne main si vous ne savez pas attendre.

— Chacun joue comme il l’entend, n’est-ce pas ? rétorqua miss Gannett en comptant ses points. Après tout, je ne m’en tire pas si mal.

Caroline, qui ne pouvait pas en dire autant, se retrancha dans le mutisme.

Le vent d’Est souffla, une nouvelle partie commença ; Annie apporta le thé. Les deux demoiselles étaient un peu hérissées, ce qui leur arrivait souvent au cours de ces soirées récréatives.

— Si seulement vous vouliez jouer un tantinet plus vite, ma chère, dit Caroline à miss Gannett qui hésitait entre deux tuiles. Les Chinois posent leurs tuiles si rapidement que l’on croit entendre le pépiement des oiseaux.

Pendant quelques minutes, nous jouâmes comme les Chinois, puis le colonel observa d’un ton bonhomme :

— Vous ne nous avez pas beaucoup aidés dans nos déductions, Sheppard. Quel cachottier vous faites ! Vous partagez les secrets du grand détective et vous ne daignez même pas éclairer notre lanterne.

— James est inouï, dit Caroline en me lançant un regard de reproche. Il est tout bonnement incapable de vous donner le moindre renseignement.

— Je vous assure que je ne sais rien, protestai-je. Poirot garde ses pensées pour lui.

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