LE MEURTRE DE ROGER ACKROYD AGATHA CHRISTIE

— Le manche était donc bien visible de l’entrée : Parker et vous avez dû le voir tout de suite ?

— Oui.

Poirot marcha vers la fenêtre et lança par-dessus l’épaule :

— Bien entendu, la pièce était éclairée quand vous avez découvert le corps ?

Je répondis par l’affirmative et le rejoignis, tandis qu’il examinait les traces laissées sur l’appui.

— Les semelles présentent le même motif que les chaussures du capitaine Paton, observa-t-il tranquillement.

Puis il revint au milieu de la pièce et la parcourut d’un regard vif, inquisiteur, auquel nul détail n’échappait. Le coup d’œil exercé du professionnel.

— Dr Sheppard, demanda-t-il enfin, êtes-vous observateur ?

— Il me semble, répondis-je, quelque peu surpris.

— Je vois que l’on a fait du feu dans la cheminée. Quand vous avez enfoncé la porte et trouvé le cadavre de Mr Ackroyd, où en était ce feu ? Sur le point de s’éteindre ?

J’eus un rire assez penaud.

— Je… je n’en sais vraiment rien. Je n’y ai pas prêté attention. Peut-être Mr Raymond ou le major Blunt…

Le petit homme eut un léger sourire et secoua la tête.

— On devrait toujours procéder avec méthode, et vous poser cette question fut de ma part une erreur de jugement. À chacun son métier. Si vous me décriviez l’état de la victime, aucun détail ne vous échapperait. Si je voulais des renseignements relatifs aux papiers posés sur ce bureau, Mr Raymond serait en mesure de m’indiquer l’essentiel. En ce qui concerne le feu, je m’adresserai donc à celui dont le rôle est d’observer ce genre de choses. Si vous permettez…

Il alla tirer le cordon de sonnette, près de la cheminée. Une ou deux minutes plus tard, Parker se présenta.

— On a sonné, monsieur ? s’enquit-il d’une voix hésitante.

— Entrez, Parker, dit le colonel Melrose. Ce monsieur souhaite vous poser quelques questions.

L’attention respectueuse de Parker se reporta sur Poirot.

— Parker, commença celui-ci, quand vous avez enfoncé la porte avec le Dr Sheppard, hier soir, et trouvé votre maître décédé, comment était le feu ?

Parker n’eut pas besoin de réfléchir pour répondre :

— Très bas, monsieur. Presque éteint.

— Ah ! s’exclama Poirot avec un accent de triomphe. Et maintenant, regardez autour de vous, mon brave. Cette pièce est-elle exactement dans le même état qu’à ce moment-là ?

Le maître d’hôtel s’exécuta, et son regard s’attarda sur la fenêtre.

— Les rideaux étaient tirés, monsieur. Et la lampe allumée.

Poirot eut un mouvement de tête approbateur.

— Rien d’autre ?

— Si, monsieur. Ce fauteuil était un peu plus en avant.

Il désigna une grande bergère à oreillettes, sur sa gauche, entre la porte et la fenêtre. Je joins à ces notes un plan de la pièce, en marquant ce siège d’une croix.

— À quel endroit, au juste ? demanda Poirot. Montrez-moi.

Le maître d’hôtel écarta la bergère du mur d’une bonne cinquantaine de centimètres et la tourna face à la porte.

— Voilà qui est curieux, murmura Poirot en français et comme pour lui-même, avant de reprendre à notre intention : Personne n’irait s’asseoir dans un fauteuil tiré de la sorte, j’imagine, et je me demande qui a bien pu le remettre à sa place initiale. Serait-ce vous, mon ami ?

— Non, monsieur. J’étais bien trop bouleversé de voir mon maître dans un état pareil.

Poirot me jeta un regard.

— Alors vous, docteur ?

Je fis signe que non et Parker crut bon de préciser :

— Il avait repris sa place quand je suis revenu avec la police, monsieur, j’en suis certain.

— Curieux, répéta Poirot.

— Raymond ou Blunt peuvent très bien l’avoir repoussé, suggérai-je. Cela ne doit pas avoir tellement d’importance ?

— Pas la moindre, affirma Poirot, qui ajouta à mi-voix : Et c’est justement ce qui est si intéressant.

— Veuillez m’excuser un instant, dit le colonel Melrose.

Sur quoi, il quitta la pièce en compagnie de Parker. J’interrogeai le détective :

— Croyez-vous que Parker dise la vérité ?

— À propos du fauteuil, oui. Pour le reste, je ne sais pas. Si vous étiez souvent mêlé à ce genre d’affaires, monsieur le docteur, vous sauriez qu’elles présentent toutes un point commun.

— Ah ! Et lequel ?

— Tous les intéressés ont quelque chose à cacher.

— Même moi ? demandai-je en souriant.

Poirot me dévisagea et déclara sans s’émouvoir :

— Je pense que oui.

— Mais…

— M’avez-vous vraiment tout dit, au sujet du jeune Ralph Paton ? (Il sourit en me voyant rougir.) Oh ! ne craignez rien, je ne forcerai pas vos confidences. Chaque chose en son temps.

— J’aimerais beaucoup que vous me parliez de vos méthodes, répliquai-je précipitamment pour cacher ma gêne. Au sujet du feu, par exemple…

— Rien de plus simple ! Vous avez quitté Mr Ackroyd à… 9 heures moins 10, c’est bien cela ?

— Oui, exactement… si l’on peut dire.

— Bon. À ce moment-là, la fenêtre était fermée au loquet et la porte n’était pas fermée à clé. À 10 heures et quart, quand on découvre le corps, la porte est fermée à clé et la fenêtre ouverte. Qui l’a ouverte ? Il est évident que seul Mr Ackroyd a pu le faire, et cela pour une ou deux raisons. Ou la température de la pièce était devenue insupportable, ce qui ne saurait être le cas puisque le feu était mourant et que le thermomètre est brutalement descendu la nuit dernière. Ou Mr Ackroyd a fait entrer quelqu’un par là. Et dans ce cas, il devait s’agir d’un de ses familiers, n’est-ce pas, puisqu’il venait de se montrer tellement inquiet au sujet de cette même fenêtre.

— Cela paraît tout simple, en effet.

— Tout est simple, si vous classez les faits méthodiquement. Pour l’instant, notre tâche consiste à identifier la personne qui se trouvait ici hier soir à 9 heures et demie en compagnie de Mr Ackroyd. Selon toute apparence, c’est aussi celle qu’il a fait entrer par la fenêtre. Et bien qu’il ait été vu vivant un peu plus tard par miss Flora, nous ne tiendrons la solution du problème qu’en découvrant l’identité de ce visiteur. La fenêtre a pu rester ouverte après son départ et ainsi livrer passage à l’assassin. Ou alors, la même personne a pu revenir une seconde fois… Ah, voici le colonel !

Le colonel Melrose revenait. Et il avait l’air porteur d’une nouvelle intéressante.

— On a fini par retrouver la trace de cet appel téléphonique : il n’émane pas d’ici. On a demandé le Dr Sheppard hier soir à 22 heures 15 d’une cabine publique, à la gare de King’s Abbot. Et à 22 heures 23, le train de nuit part pour Liverpool.

8

Un inspecteur très sûr de lui

Nos regards se croisèrent. Je m’informai :

— Vous allez enquêter à la gare, j’imagine ?

— Naturellement, mais je ne me fais pas trop d’illusions. Quand on connaît cette gare… vous voyez ce que je veux dire.

Je voyais. King’s Abbot n’est qu’un village, mais la gare est un important nœud ferroviaire. Presque tous les grands express s’y arrêtent et des trains y sont dérivés, formés ou reformés. Il y a deux ou trois cabines téléphoniques. À cette heure-là, trois trains du réseau local entrent en gare à intervalles très rapprochés, pour assurer la correspondance avec l’express du Nord qui arrive à 22 heures 19 et repart à 22 heures 23. On se croirait dans une fourmilière, et les chances de remarquer quelqu’un qui téléphone ou monte dans un train sont effectivement des plus minces.

— Mais pourquoi avoir téléphoné ? demanda Melrose. C’est cela qui me paraît le plus bizarre… cela ne tient vraiment pas debout.

Avec un soin méticuleux, Poirot rectifia la position d’un bibelot de porcelaine sur une étagère.

— Soyez certains qu’il y a une raison, lança-t-il par-dessus son épaule.

— Mais laquelle ?

— Quand nous saurons cela, nous saurons tout. Cette affaire est vraiment très intéressante.

Ce fut sur un ton presque indéfinissable qu’il prononça ces derniers mots. J’eus le sentiment qu’il avait sur la question des vues bien à lui et qui m’échappaient complètement.

Il alla se camper devant la fenêtre, regarda au-dehors et demanda sans se retourner :

— Vous dites qu’il était 21 heures quand vous avez croisé cet inconnu à la grille, Dr Sheppard ?

— Oui, j’ai entendu sonner l’heure au clocher.

— Combien de temps lui aura-t-il fallu pour aller jusqu’à la maison… mettons, jusqu’à cette fenêtre par exemple ?

— Cinq minutes par la grande allée. Deux ou trois, pas plus, s’il a pris le sentier de droite pour venir directement ici.

— Mais pour cela, il aurait fallu qu’il connaisse le chemin ? Et qu’il soit… comment dire ? Un familier des lieux.

— Très juste, observa le colonel Melrose.

— Et si Mr Ackroyd avait reçu des étrangers au cours de la dernière semaine, nous pourrions certainement arriver à le savoir ?

— Le jeune Raymond pourrait nous le dire, avançai-je.

— Ou Parker, hasarda le colonel Melrose.

— Ou tous les deux, suggéra Poirot en souriant.

Le colonel s’en fut à la recherche de Raymond et, une fois de plus, je sonnai Parker. Le commissaire revint presque aussitôt, en compagnie du jeune secrétaire qu’il présenta à Poirot. Geoffrey Raymond, aimable et souriant comme toujours, se montra ravi de faire la connaissance de ce dernier.

— J’ignorais que vous viviez parmi nous incognito, monsieur Poirot. Ce sera pour moi un grand privilège de vous voir à l’œuvre… Hé, là ! que se passe-t-il ?

D’un mouvement vif, Poirot venait de s’écarter de la place qu’il occupait, à gauche de la porte, découvrant la bergère. Et je compris qu’il avait dû profiter d’un moment où je lui tournais le dos pour la remettre dans la position qu’avait indiquée Parker.

— Qu’attendez-vous de moi ? plaisanta Raymond, que je m’y installe pour subir une prise de sang ?

— Mr Raymond, ce fauteuil se trouvait à cet endroit précis quand on a découvert le corps de Mr Ackroyd, hier soir. Quelqu’un l’a remis à sa place. Serait-ce vous ?

— Certainement pas, répliqua le secrétaire sans une seconde d’hésitation. Je ne me rappelle même pas l’avoir vu là, mais si vous le dites… Quelqu’un d’autre l’aura remis en place, voilà tout. Aurait-on détruit un indice ? Ce serait dommage !

— Cela n’a aucune importance, je vous assure. Absolument aucune. En fait, ce que je voulais vous demander, Mr Raymond, c’est ceci : Mr Ackroyd aurait-il, dans le courant de la semaine, reçu la visite d’un inconnu ?

Le secrétaire réfléchit quelques minutes, au cours desquelles Parker fit son apparition.

— Non, répondit enfin Raymond, je ne vois pas. Et vous, Parker, vous en souvenez-vous ?

— Je vous demande pardon, monsieur. Si je me souviens de quoi ?

— D’un inconnu qui serait venu voir Mr Ackroyd cette semaine ?

Le maître d’hôtel réfléchit quelques instants, lui aussi.

— Il y a bien eu ce jeune homme, mercredi… un représentant de Curtis & Troute, je crois.

D’un geste impatient, Raymond écarta cette piste.

— En effet, je me souviens, mais ce n’est pas à ce genre de visiteur que Monsieur fait allusion.

Le secrétaire se tourna vers Poirot pour expliquer :

— Mr Ackroyd estimait qu’un dictaphone à cylindres nous ferait gagner beaucoup de temps et songeait à en acheter un. Curtis & Troute nous ont envoyé un représentant, mais l’affaire ne s’est pas faite. Mr Ackroyd hésitait.

Poirot s’adressa au maître d’hôtel :

— Pourriez-vous me décrire ce jeune homme, mon brave ?

— Oui, monsieur. Il était petit, blond, et portait un complet de serge bleue très strict. Il faisait très bonne impression, pour un homme de sa condition.

Hercule Poirot se tourna vers moi :

— L’homme que vous avez rencontré devant la grille était grand, n’est-ce pas, docteur ?

— Oui. Environ un mètre quatre-vingts, ou davantage.

— Donc, rien de commun entre les deux, conclut le Belge. Je vous remercie, Parker.

Le maître d’hôtel s’adressa à Raymond :

— Mr Hammond vient d’arriver, monsieur. Il a hâte de savoir si l’on a besoin de ses services et serait désireux de s’entretenir avec vous.

— Je vais le recevoir tout de suite, dit le jeune homme, qui sortit sans perdre un instant.

Poirot lança un regard interrogateur au commissaire.

— C’est l’avoué de la famille, expliqua ce dernier.

— Ce jeune Mr Raymond va avoir du pain sur la planche, murmura Poirot. Heureusement, il n’a pas les deux pieds dans le même sabot.

— Je crois, en effet, que Mr Ackroyd voyait en lui un collaborateur précieux.

— Depuis combien de temps était-il son secrétaire ?

— Si je ne me trompe, deux ans.

— Il remplit parfaitement ses fonctions, j’en suis certain. Et quelles sont ses distractions ? Pratique-t-il un sport ?

— Un secrétaire particulier n’a guère de temps à consacrer aux loisirs, observa Melrose en souriant. Raymond joue au golf, je crois, et aussi au tennis, en été.

— Est-ce qu’il s’intéresse aux chevaux, je veux dire : est-ce qu’il va les voir courir ?

— S’il va aux courses ? Non, je ne pense pas qu’il soit un parieur effréné.

Poirot hocha la tête et parut se désintéresser de la question. Son regard balaya lentement la pièce.

— J’ai vu tout ce qu’il y avait à voir ici, semble-t-il.

À mon tour, je promenai mon regard autour de moi et murmurai :

— Si seulement ces murs pouvaient parler !

— Pour cela, commenta Poirot, une langue ne leur suffirait pas. Il leur faudrait aussi des yeux et des oreilles. Mais n’allez pas croire que ces objets inanimés… (il effleura l’étagère supérieure de la bibliothèque)… soient toujours muets. Ces fauteuils, ces tables me parlent aussi clairement que s’ils me transmettaient un message, acheva-t-il en gagnant la porte.

— Quel message ? m’écriai-je. Que vous ont-ils appris aujourd’hui ?

Il se retourna à demi et haussa un sourcil narquois :

— Une fenêtre ouverte, commença-t-il. Une porte fermée. Un fauteuil qui, apparemment, s’est déplacé tout seul. À chacun d’eux j’ai demandé : « pourquoi ? » et ils ne m’ont pas répondu.

Il secoua la tête, bomba le torse et nous gratifia d’un regard filtrant. Il semblait si plein de lui-même qu’il en frisait le ridicule, son accent ne faisait qu’ajouter au grotesque et je me demandai s’il était vraiment à la hauteur de sa réputation. Se pouvait-il qu’il ne la dût qu’à une série de coups de chance ?

Le colonel Melrose dut se faire la même réflexion car il fronça les sourcils et demanda d’un ton bref :

— Souhaitez-vous voir autre chose, monsieur Poirot ?

— Auriez-vous l’extrême obligeance de me désigner la vitrine d’où l’arme fut sortie ? Après quoi, je n’abuserai pas davantage de votre bonté.

Nous nous dirigions vers le salon quand l’agent de service arrêta le colonel et le prit en aparté. Ils échangèrent quelques mots à voix basse, sur quoi Melrose s’excusa de devoir nous laisser seuls, Poirot et moi. Je montrai la vitrine à ce dernier qui, après avoir une ou deux fois soulevé et laissé retomber le couvercle, alla ouvrir la porte-fenêtre et sortit sur la terrasse. Je l’y suivis au moment précis où l’inspecteur Raglan tournait le coin de la maison. Il s’avança vers nous, arborant une mine à la fois rogue et satisfaite.

— Ah ! vous voilà, monsieur Poirot. Cette affaire est on ne peut plus simple, finalement, et vous m’en voyez navré. C’est triste de voir un si gentil garçon tourner mal.

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