Poirot prit un air déconfit et déclara d’un ton bénin :
— Je crains de ne pouvoir vous être très utile, en ce cas.
— Ce sera pour la prochaine fois, répliqua suavement l’inspecteur. Bien que les meurtres soient plutôt rares dans notre petit coin tranquille.
Poirot leva sur lui un regard admiratif.
— Quel résultat fulgurant, observa-t-il. Et comment avez-vous procédé, si je puis me permettre… ?
— Mais certainement. Première chose : de la méthode. Oui, c’est ce que je dis toujours : de la méthode.
— Ah ! s’exclama le Belge, la méthode ! C’est mon mot-clé, à moi aussi. Méthode, ordre, et les petites cellules grises.
— Des cellules ? s’ébahit l’inspecteur, les yeux ronds.
— Mais oui, les petites cellules grises du cerveau.
— Oh ! je vois. Nous nous servons tous des nôtres, je suppose.
— Plus ou moins, murmura Poirot, et elles diffèrent en qualité, ce qui compte aussi. Tout comme la psychologie d’un crime : il convient de l’étudier avec soin.
— Ah ! Vous donnez dans tout ce fatras, la psychanalyse et tout ça ? Moi qui suis un homme plutôt terre à terre…
— Ce n’est certainement pas l’avis de Mrs Raglan, l’interrompit Hercule Poirot en s’inclinant.
Quelque peu désarçonné, l’inspecteur rendit la courbette.
— Vous ne m’avez pas compris, dit-il avec un sourire épanoui. C’est fou ce que le même mot peut changer de sens, d’une langue à l’autre ! C’est de ma façon de travailler que je parlais. Et tout d’abord, de la méthode. Miss Ackroyd est la dernière personne à avoir vu son oncle vivant, et ceci à 10 heures moins le quart. C’est un point de départ, vous en conviendrez ?
— Si vous le dites…
— Je l’affirme. À 10 heures et demie, selon le Dr Sheppard ici présent, Mr Ackroyd était mort depuis une demi-heure. C’est bien cela, docteur ?
— En effet, confirmai-je. Peut-être même un peu plus.
— Parfait. Cela nous laisse donc une marge d’un quart d’heure exactement, au cours duquel le crime a forcément été commis. J’ai étudié la liste de toutes les personnes qui se trouvaient à la maison. En face de chaque nom, j’ai noté où elles étaient et ce qu’elles faisaient entre 21 heures 45 et 22 heures 10.
L’inspecteur tendit à Poirot une feuille de papier que je lus par-dessus son épaule. Très lisiblement écrite, la liste était rédigée comme suit :
Major Blunt. – Dans la salle de billard avec Mr Raymond (qui confirme).
Mr Raymond. – Salle de billard (voir plus haut).
Mrs Ackroyd. – 21 heures 45 : assiste à la partie de billard. 21 heures 55 : se retire pour aller se coucher. Blunt et Raymond l’ont vue monter l’escalier.
Miss Ackroyd. – Montée directement en sortant de chez son oncle. (Confirmé par Parker et par la femme de chambre, Elsie Date.)
Domestiques :
Parker. – S’est rendu tout droit à l’office. (Confirmé par la gouvernante, miss Russell, descendue lui parler vers 21 heures 47. Restée environ dix minutes.)
Miss Russell. – Voir plus haut. À 21 heures 45, bavardait avec la femme de chambre, Elsie Date, à l’étage.
Ursula Bourne (femme de chambre). – Dans sa chambre jusqu’à 21 heures 55, puis à l’office.
Mrs Cooper (cuisinière). – À l’office.
Gladys Jones (seconde femme de chambre). – À l’office.
Elsie Date. – Au premier, dans les chambres de maître. Vue par miss Russell et miss Flora Ackroyd.
Mary Thripp (fille de cuisine). – À l’office.
— La cuisinière est ici depuis sept ans, Ursula Bourne un an et demi, Parker un an tout juste, précisa l’inspecteur. Les autres sont nouveaux et, sauf Parker dont l’attitude est un peu douteuse, semblent tous hors de cause.
Poirot lui rendit son papier.
— Voilà une liste on ne peut plus complète… mais je suis certain que Parker n’est pas l’auteur du meurtre, observa-t-il avec gravité.
J’y allai de mon commentaire personnel.
— Ma sœur aussi, et elle se trompe rarement.
Intervention qui passa totalement inaperçue.
— Ce qui disculpe les habitants de la maison, enchaîna l’inspecteur, et nous amène à un fait grave. La gardienne, Mary Black, tirait les rideaux du pavillon hier soir quand elle a vu Ralph Paton franchir la grille et se diriger vers la maison.
— Elle en est sûre ? demandai-je, intéressé.
— Tout à fait, elle le connaît très bien de vue. Il est passé très rapidement devant le pavillon et a tourné à droite pour prendre le raccourci qui mène à la terrasse.
— Et quelle heure était-il ? demanda Poirot, impassible.
— Exactement 21 heures 25, déclara gravement l’inspecteur.
Un silence accueillit sa réponse, et il enchaîna :
— L’affaire est claire, et tout concorde. À 21 heures 25, un témoin voit le capitaine Paton pénétrer dans le parc. À 21 heures 30, ou environ, Mr Geoffrey Raymond entend, dans le cabinet de travail, quelqu’un demander de l’argent à Mr Ackroyd et celui-ci refuser. Que se passe-t-il ensuite ? Le capitaine Paton repart comme il est venu : par la fenêtre. Furieux et déçu, il arpente la terrasse et s’arrête devant la porte-fenêtre du salon. Il est à peu près 10 heures moins le quart et miss Ackroyd est allée dire bonsoir à son oncle. Le major Blunt, Mr Raymond et Mrs Ackroyd sont dans la salle de billard. Le salon est vide. Ralph Paton s’y faufile, prend le poignard dans la vitrine et retourne près de la fenêtre du bureau. Là, il ôte ses chaussures, se hisse à l’intérieur et… bref, inutile d’entrer dans les détails. Il repart donc, mais n’a pas le courage de retourner à l’auberge et va directement à la gare, d’où il téléphone…
— Pourquoi ? interrogea doucement Poirot.
L’interruption me fit sursauter. Le petit homme s’était penché en avant, une bizarre lueur verte au fond des yeux. L’inspecteur Raglan demeura quelques instants sans voix, désarçonné par la question.
— Il est difficile d’expliquer ce geste, dit-il enfin, mais les meurtriers ont des réactions étranges. Vous sauriez cela, si vous faisiez partie de la police. Les plus intelligents commettent parfois des erreurs stupides. Tenez, venez donc voir ces empreintes.
Emboîtant le pas derrière l’inspecteur, nous contournâmes la terrasse jusqu’à la fenêtre du cabinet de travail. Sur un mot de Raglan, un agent exhiba les chaussures découvertes à l’auberge. L’inspecteur les plaça sur les empreintes.
— Ce sont les mêmes, déclara-t-il avec assurance. Entendons-nous : cette paire-ci n’est pas celle qui a laissé ces empreintes, puisque le capitaine Paton est parti avec. Celles-ci sont du même modèle, mais plus vieilles… Vous voyez comme les motifs sont effacés par l’usage ?
— Mais il doit y avoir quantité de gens qui portent des chaussures à semelles de caoutchouc ? intervint Poirot.
— Naturellement, admit l’inspecteur. Et si j’insiste tellement sur ces empreintes, c’est que j’ai d’autres raisons.
— Et le capitaine Ralph Paton a laissé de pareils indices derrière lui ? murmura pensivement Poirot. Quel jeune homme étourdi, vraiment !
— Mais il faisait très beau, ce soir-Là, le sol était sec. Le capitaine n’a pas laissé de traces sur la terrasse ni sur le gravier du sentier. Malheureusement pour lui, il semble qu’une source ait jailli récemment au bout du raccourci. Tenez, regardez.
Le petit chemin gravillonné rejoignait la terrasse à quelque distance de là. Et, non loin de l’endroit où il se terminait, le sol était humide et bourbeux. À partir de là, on retrouvait des empreintes, parmi lesquelles celles de semelles en caoutchouc. En compagnie de l’inspecteur, Poirot fit quelques pas sur le sentier et demanda tout à coup :
— Avez-vous remarqué les traces de souliers de femme ?
L’inspecteur s’esclaffa.
— Évidemment ! Mais plusieurs femmes sont passées par là, et des hommes aussi. C’est le chemin le plus court pour se rendre à la maison, et il est très fréquenté : il serait impossible de débrouiller toutes ces empreintes. Et celles de l’appui de fenêtre sont les seules qui nous intéressent.
Poirot acquiesça d’un hochement de tête.
— Inutile d’aller plus loin, décréta l’inspecteur, comme nous arrivions en vue de la grande allée. Ici, le gravier est à nouveau bien tassé et aussi dur que possible.
Une fois de plus, Poirot hocha la tête. Mais ses yeux étaient fixés sur une maisonnette située devant nous, sur la gauche. On aurait dit un pavillon d’été, assez spacieux, et une allée y conduisait. Poirot s’attarda dans les parages jusqu’à ce que l’inspecteur eût repris le chemin de la maison, puis se tourna vers moi, le regard pétillant.
— Ce doit être le bon Dieu qui vous envoie pour remplacer mon ami Hastings, Dr Sheppard, vous me suivez comme une ombre. Eh bien, que diriez-vous d’aller visiter ce pavillon d’été ? Il m’intéresse.
Sur ce, il alla ouvrir la porte. À l’intérieur l’obscurité était presque totale. Il y avait un ou deux sièges rustiques, un jeu de croquet et quelques transatlantiques repliés.
Le comportement de mon nouvel ami me laissa pantois : il s’était laissé tomber sur le plancher et s’y promenait à quatre pattes. De temps à autre, il secouait la tête d’un air mécontent. Et finalement, il se redressa et s’assit sur ses talons.
— Rien… murmura-t-il. Peut-être aurais-je dû m’y attendre, mais cela eût pu signifier tant de…
Il s’interrompit, soudain en alerte, et tendit la main vers le bord d’une des chaises dont il détacha quelque chose.
— Qu’est-ce que c’est ? m’écriai-je. Qu’avez-vous trouvé ?
Il sourit et ouvrit la main, m’en découvrant le contenu : un morceau de batiste blanche empesée.
Je le pris, l’examinai avec curiosité et le lui rendis.
— Eh bien, mon ami, demanda-t-il en me dévisageant avec acuité, que pensez-vous, que ce soit ?
— Un morceau de mouchoir déchiré, suggérai-je avec un haussement d’épaules.
D’un geste aussi vif que le premier, il ramassa un petit tuyau de plume, de plume d’oie me sembla-t-il.
— Et ceci ? lança-t-il avec un accent de triomphe, de quoi croyez-vous qu’il s’agisse ?
Je me contentai de le regarder, médusé.
Il glissa la plume dans sa poche et contempla à nouveau le lambeau de chiffon blanc.
— Un morceau de mouchoir ? dit-il d’une voix songeuse. Vous avez sans doute raison. Mais rappelez-vous ceci : une bonne blanchisseuse n’amidonne pas les mouchoirs.
Et, avec un hochement de tête triomphant, il rangea soigneusement le bout de chiffon dans son carnet.
9
Le bassin aux poissons rouges
Nous reprîmes ensemble le chemin de la maison, sans même apercevoir l’inspecteur. Sur la terrasse, Poirot s’arrêta, face au parc, et promena son regard autour de lui.
— Belle propriété, dit-il enfin, une note de respect dans la voix. Qui en hérite ?
Je faillis sursauter. Aussi bizarre que cela pût paraître, je ne m’étais jamais posé la question. Poirot m’observait avec attention.
— On dirait que je vous ouvre des horizons, docteur. Vous n’aviez jamais envisagé cet aspect des choses ?
— Non, répondis-je sans détours. Et je voudrais bien l’avoir fait plus tôt !
L’attention de Poirot s’aiguisa.
— Je me demande bien ce que vous entendez par là, dit-il d’une voix rêveuse… Oh, non ! Inutile de me répondre, vous ne m’ouvririez pas le fond de votre pensée.
— Tout le monde a quelque chose à cacher, rétorquai-je en souriant, citant ses propres paroles.
— Exactement.
— Vous le pensez toujours ?
— Plus que jamais, mon ami, mais cacher quelque chose à Hercule Poirot n’est pas si facile : il possède un flair de limier.
Tout en parlant, mon compagnon descendait les marches qui menaient à ce qu’on appelait le jardin hollandais.
— Allons faire quelques pas, lança-t-il par-dessus son épaule, il fait si bon aujourd’hui.