Le Mystère de la chambre jaune

Chapitre 15Traquenard

Extrait du carnet de Joseph Rouletabille.

La nuit dernière, nuit du 29 au 30 octobre, écrit JosephRouletabille, je me réveille vers une heure du matin. Insomnie oubruit du dehors ? Le cri de la « Bête du Bon Dieu » retentitavec une résonance sinistre, au fond du parc. Je me lève ;j’ouvre ma fenêtre. Vent froid et pluie ; ténèbres opaques,silence. Je referme ma fenêtre. La nuit est encore déchirée par labizarre clameur. Je passe rapidement un pantalon, un veston. Ilfait un temps à ne pas mettre un chat dehors ; qui donc, cettenuit, imite, si près du château, le miaulement du chat de la mèreAgenoux ? Je prends un gros gourdin, la seule arme dont jedispose, et, sans faire aucun bruit, j’ouvre ma porte.

Me voici dans la galerie ; une lampe à réflecteur l’éclaireparfaitement ; la flamme de cette lampe vacille comme sousl’action d’un courant d’air. Je sens le courant d’air. Je meretourne. Derrière moi, une fenêtre est ouverte, celle qui setrouve à l’extrémité de ce bout de galerie sur laquelle donnent noschambres, à Frédéric Larsan et à moi, galerie que j’appellerai «galerie tournante » pour la distinguer de la « galerie droite »,sur laquelle donne l’appartement de Mlle Stangerson. Ces deuxgaleries se croisent à angle droit. Qui donc a laissé cette fenêtreouverte, ou qui vient de l’ouvrir ? Je vais à lafenêtre ; je me penche au dehors. À un mètre environ souscette fenêtre, il y a une terrasse qui sert de toit à une petitepièce en encorbellement qui se trouve au rez-de-chaussée. On peut,au besoin, sauter de la fenêtre sur la terrasse, et de là, selaisser glisser dans la cour d’honneur du château. Celui qui auraitsuivi ce chemin ne devait évidemment pas avoir sur lui la clef dela porte du vestibule. Mais pourquoi m’imaginer cette scène degymnastique nocturne ? À cause d’une fenêtre ouverte ? Iln’y a peut-être là que la négligence d’un domestique. Je referme lafenêtre en souriant de la facilité avec laquelle je bâtis desdrames avec une fenêtre ouverte. Nouveau cri de la « Bête du BonDieu » dans la nuit. Et puis, le silence ; la pluie a cessé defrapper les vitres. Tout dort dans le château. Je marche avec desprécautions infinies sur le tapis de la galerie. Arrivé au coin dela galerie droite, j’avance la tête et y jette un prudent regard.Dans cette galerie, une autre lampe à réflecteur donne une lumièreéclairant parfaitement les quelques objets qui s’y trouvent, troisfauteuils et quelques tableaux pendus aux murs. Qu’est-ce que jefais là ? Jamais le château n’a été aussi calme. Tout yrepose. Quel est cet instinct qui me pousse vers la chambre de MlleStangerson ? Qu’est-ce qui me conduit vers la chambre de MlleStangerson ? Pourquoi cette voix qui crie au fond de mon être: « Va jusqu’à la chambre de Mlle Stangerson ! » Je baisse lesyeux sur le tapis que je foule et « je vois que mes pas, vers lachambre de Mlle Stangerson, sont conduits par des pas qui y sontdéjà allés ». Oui, sur ce tapis, des traces de pas ont apporté laboue du dehors et je suis ces pas qui me conduisent à la chambre deMlle Stangerson. Horreur ! Horreur ! Ce sont « les pasélégants » que je reconnais, « les pas de l’assassin ! » Ilest venu du dehors, par cette nuit abominable. Si l’on peutdescendre de la galerie par la fenêtre, grâce à la terrasse, onpeut aussi y entrer.

L’assassin est là, dans le château, car les pas ne sont pasrevenus ». Il s’est introduit dans le château par cette fenêtreouverte à l’extrémité de la galerie tournante ; il est passédevant la chambre de Frédéric Larsan, devant la mienne, a tourné àdroite, dans la galerie droite, et est entré dans la chambre deMlle Stangerson. Je suis devant la porte de l’appartement de MlleStangerson, devant la porte de l’antichambre : elle estentrouverte, je la pousse sans faire entendre le moindre bruit. Jeme trouve dans l’antichambre et là, sous la porte de la chambremême, je vois une barre de lumière. J’écoute. Rien ! Aucunbruit, pas même celui d’une respiration. Ah ! savoir ce qui sepasse dans le silence qui est derrière cette porte ! Mes yeuxsur la serrure m’apprennent que cette serrure est fermée à clef, etla clef est en dedans. Et dire que l’assassin est peut-êtrelà ! Qu’il doit être là ! S’échappera-t-il encore, cettefois ? Tout dépend de moi ! Du sang-froid et, surtout,pas une fausse manœuvre ! « Il faut voir dans cette chambre. »Y entrerai-je par le salon de Mlle Stangerson ? il me faudraitensuite traverser le boudoir, et l’assassin se sauverait alors parla porte de la galerie, la porte devant laquelle je suis en cemoment.

« Pour moi, ce soir, il n’y a pas encore eu crime », car rienn’expliquerait le silence du boudoir ! Dans le boudoir, deuxgardes-malades sont installées pour passer la nuit, jusqu’à lacomplète guérison de Mlle Stangerson.

Puisque je suis à peu près sûr que l’assassin est là, pourquoine pas donner l’éveil tout de suite ? L’assassin se sauverapeut-être, mais peut-être aurai-je sauvé Mlle Stangerson ? Etsi, par hasard, l’assassin, ce soir, n’était pas un assassin ?» La porte a été ouverte pour lui livrer passage : par qui ? –et a été refermée : par qui ? Il est entré, cette nuit, danscette chambre dont la porte était certainement fermée à clef àl’intérieur, « car Mlle Stangerson, tous les soirs, s’enferme avecses gardes dans son appartement ». Qui a tourné cette clef de lachambre pour laisser entrer l’assassin ? Les gardes ?Deux domestiques fidèles, la vieille femme de chambre et sa filleSylvie ? C’est bien improbable. Du reste, elles couchent dansle boudoir, et Mlle Stangerson, très inquiète, très prudente, m’adit Robert Darzac, veille elle-même à sa Sûreté depuis qu’elle estassez bien portante pour faire quelques pas dans son appartement –dont je ne l’ai pas encore vue sortir. Cette inquiétude et cetteprudence soudaines chez Mlle Stangerson, qui avaient frappé M.Darzac, m’avaient également laissé à réfléchir. Lors du crime de la«Chambre Jaune», il ne fait point de doute que la malheureuseattendait l’assassin. L’attendait-elle encore ce soir ? Maisqui donc a tourné cette clef pour ouvrir « à l’assassin qui est là» ? Si c’était Mlle Stangerson « elle-même » ? Car enfinelle peut redouter, elle doit redouter la venue de l’assassin etavoir des raisons pour lui ouvrir la porte, « pour être forcée delui ouvrir la porte ! » Quel terrible rendez-vous est donccelui-ci ? Rendez-vous de crime ? À coup sûr, pasrendez-vous d’amour, car Mlle Stangerson adore M. Darzac, je lesais. Toutes ces réflexions traversent mon cerveau comme un éclairqui n’illuminerait que des ténèbres. Ah ! Savoir…

S’il y a tant de silence, derrière cette porte, c’est sans doutequ’on y a besoin de silence ! Mon intervention peut être lacause de plus de mal que de bien ? Est-ce que je sais ?Qui me dit que mon intervention ne déterminerait pas, dans laminute, un crime ? Ah ! voir et savoir, sans troubler lesilence !

Je sors de l’antichambre. Je vais à l’escalier central, je ledescends ; me voici dans le vestibule ; je cours le plussilencieusement possible vers la petite chambre au rez-de-chaussée,où couche, depuis l’attentat du pavillon, le père Jacques.

« Je le trouve habillé », les yeux grands ouverts, presquehagards. Il ne semble point étonné de me voir ; il me ditqu’il s’est levé parce qu’il a entendu le cri de « la Bête du BonDieu », et qu’il a entendu des pas, dans le parc, des pas quiglissaient devant sa fenêtre. Alors, il a regardé à la fenêtre « etil a vu passer, tout à l’heure, un fantôme noir ». Je lui demandes’il a une arme. Non, il n’a plus d’arme, depuis que le juged’instruction lui a pris son revolver. Je l’entraîne. Nous sortonsdans le parc par une petite porte de derrière. Nous glissons lelong du château jusqu’au point qui est juste au-dessous de lachambre de Mlle Stangerson. Là, je colle le père Jacques contre lemur, lui défends de bouger, et moi, profitant d’un nuage quirecouvre en ce moment la lune, je m’avance en face de la fenêtre,mais en dehors du carré de lumière qui en vient ; « car lafenêtre est entrouverte ». Par précaution ? Pour pouvoirsortir plus vite par la fenêtre, si quelqu’un venait à entrer parune porte ? Oh ! oh ! celui qui sautera par cettefenêtre aurait bien des chances de se rompre le cou ! Qui medit que l’assassin n’a pas une corde ? Il a dû tout prévoir…Ah ! savoir ce qui se passe dans cette chambre ! …connaître le silence de cette chambre ! … Je retourne au pèreJacques et je prononce un mot, à son oreille : « Échelle ». Dèsl’abord, j’ai bien pensé à l’arbre qui, huit jours auparavant m’adéjà servi d’observatoire, mais j’ai aussitôt constaté que lafenêtre est entrouverte de telle sorte que je ne puis rien voir,cette fois-ci, en montant dans l’arbre, de ce qui se passe dans lachambre. Et puis non seulement je veux voir, mais pouvoir entendreet… agir…

Le père Jacques, très agité, presque tremblant, disparaît uninstant et revient, sans échelle, me faisant, de loin, de grandssignes avec ses bras pour que je le rejoigne au plus tôt. Quand jesuis près de lui : « Venez ! » me souffle-t-il.

Il me fait faire le tour du château par le donjon. Arrivé là, ilme dit :

« J’étais allé chercher mon échelle dans la salle basse dudonjon, qui nous sert de débarras, au jardinier et à moi ; laporte du donjon était ouverte et l’échelle n’y était plus. Ensortant, sous le clair de lune, voilà où je l’ai aperçue !»

Et il me montrait, à l’autre extrémité du château, une échelleappuyée contre les « corbeaux » qui soutenaient la terrasse,au-dessous de la fenêtre que j’avais trouvée ouverte. La terrassem’avait empêché de voir l’échelle… grâce à cette échelle, il étaitextrêmement facile de pénétrer dans la galerie tournante du premierétage, et je ne doutai plus que ce fût là le chemin pris parl’inconnu.

Nous courons à l’échelle ; mais, au moment de nous enemparer, le père Jacques me montre la porte entrouverte de lapetite pièce du rez-de-chaussée qui est placée en encorbellement àl’extrémité de cette aile droite du château, et qui a pour plafondcette terrasse dont j’ai parlé. Le père Jacques pousse un peu laporte, regarde à l’intérieur, et me dit, dans un souffle.

« Il n’est pas là ! – Qui ? – le garde ! »

La bouche encore une fois à mon oreille : « Vous savez bien quele garde couche dans cette pièce, depuis qu’on fait des réparationsau donjon ! … » et, du même geste significatif, il me montrela porte entrouverte, l’échelle, la terrasse et la fenêtre, quej’ai tout à l’heure refermée, de la galerie tournante.

Quelles furent mes pensées alors ? Avais-je le tempsd’avoir des pensées ? Je « sentais », plus que je nepensais…

Évidemment, sentais-je, « si le garde est là-haut dans lachambre » (je dis : « si », car je n’ai, en ce moment, en dehors decette échelle, et de cette chambre du garde déserte, aucun indicequi me permette même de soupçonner le garde), s’il y est, il a étéobligé de passer par cette échelle et par cette fenêtre, car lespièces qui se trouvent derrière sa nouvelle chambre, étant occupéespar le ménage du maître d’hôtel et de la cuisinière, et par lescuisines, lui ferment le chemin du vestibule et de l’escalier, àl’intérieur du château… « si c’est le garde qui a passé par là »,il lui aura été facile, sous quelque prétexte, hier soir, d’allerdans la galerie et de veiller à ce que cette fenêtre soitsimplement poussée à l’intérieur, les panneaux joints, de tellesorte qu’il n’ait plus, de l’extérieur, qu’à appuyer dessus pourque la fenêtre s’ouvre et qu’il puisse sauter dans la galerie.Cette nécessité de la fenêtre non fermée à l’intérieur restreintsingulièrement le champ des recherches sur la personnalité del’assassin. Il faut que l’assassin « soit de la maison » ; àmoins qu’il n’ait un complice, auquel je ne crois pas… ; àmoins… à moins que Mlle Stangerson « elle-même » ait veillé à ceque cette fenêtre ne soit point fermée de l’intérieur…

« Mais quel serait donc ce secret effroyable qui ferait que MlleStangerson serait dans la nécessité de supprimer les obstacles quila séparent de son assassin ? »

J’empoigne l’échelle et nous voici repartis sur les derrières duchâteau. La fenêtre de la chambre est toujours entrouverte ;les rideaux sont tirés, mais ne se rejoignent point ; ilslaissent passer un grand rai de lumière, qui vient s’allonger surla pelouse à mes pieds. Sous la fenêtre de la chambre j’appliquemon échelle. Je suis à peu près sûr de n’avoir fait aucun bruit. «Et, pendant que le père Jacques reste au pied de l’échelle », jegravis l’échelle, moi, tout doucement, tout doucement, avec mongourdin. Je retiens ma respiration ; je lève et pose les piedsavec des précautions infinies. Soudain, un gros nuage, et unenouvelle averse. Chance. Mais, tout à coup, le cri sinistre de la «Bête du Bon Dieu » m’arrête au milieu de mon ascension. Il mesemble que ce cri vient d’être poussé derrière moi, à quelquesmètres. Si ce cri était un signal ! Si quelque complice del’homme m’avait vu, sur mon échelle. Ce cri appelle peut-êtrel’homme à la fenêtre ! Peut-être ! … Malheur, « l’hommeest à la fenêtre ! Je sens sa tête au-dessus de moi ;j’entends son souffle. Et moi, je ne puis le regarder ; leplus petit mouvement de ma tête, et je suis perdu ! Va-t-il mevoir ? Va-t-il, dans la nuit, baisser la tête ?Non ! … il s’en va… il n’a rien vu… je le sens, plus que je nel’entends, marcher, à pas de loup, dans la chambre ; et jegravis encore quelques échelons. Ma tête est à la hauteur de lapierre d’appui de la fenêtre ; mon front dépasse cettepierre ; mes yeux, entre les rideaux, voient.

L’homme est là, assis au petit bureau de Mlle Stangerson, et ilécrit. Il me tourne le dos. Il a une bougie devant lui ; mais,comme il est penché sur la flamme de cette bougie, la lumièreprojette des ombres qui me le déforment. Je ne vois qu’un dosmonstrueux, courbé.

Chose stupéfiante : Mlle Stangerson n’est pas là ! Son litn’est pas défait. Où donc couche-t-elle, cette nuit ? Sansdoute dans la chambre à côté, avec ses femmes. Hypothèse. Joie detrouver l’homme seul. Tranquillité d’esprit pour préparer letraquenard.

Mais qui est donc cet homme qui écrit là, sous mes yeux,installé à ce bureau comme s’il était chez lui ? S’il n’yavait point « les pas de l’assassin » sur le tapis de la galerie,s’il n’y avait pas eu la fenêtre ouverte, s’il n’y avait pas eu,sous cette fenêtre, l’échelle, je pourrais être amené à penser quecet homme a le droit d’être là et qu’il s’y trouve normalement à lasuite de causes normales que je ne connais pas encore. Mais il nefait point de doute que cet inconnu mystérieux est l’homme de la«Chambre Jaune», celui dont Mlle Stangerson est obligée, sans ledénoncer, de subir les coups assassins. Ah ! voir safigure ! Le surprendre ! Le prendre !

Si je saute dans la chambre en ce moment, « il » s’enfuit ou parl’antichambre ou par la porte à droite qui donne sur le boudoir.Par là, traversant le salon, il arrive à la galerie et je le perds.Or, je le tiens ; encore cinq minutes, et je le tiens, mieuxque si je l’avais dans une cage… Qu’est-ce qu’il fait là,solitaire, dans la chambre de Mlle Stangerson ?Qu’écrit-il ? À qui écrit-il ? … Descente. L’échelle parterre. Le père Jacques me suit. Rentrons au château. J’envoie lepère Jacques éveiller M. Stangerson. Il doit m’attendre chez M.Stangerson, et ne lui rien dire de précis avant mon arrivée. Moi,je vais aller éveiller Frédéric Larsan. Gros ennui pour moi.J’aurais voulu travailler seul et avoir toute l’aubaine del’affaire, au nez de Larsan endormi. Mais le père Jacques et M.Stangerson sont des vieillards et moi, je ne suis peut-être pasassez développé. Je manquerais peut-être de force… Larsan, lui, al’habitude de l’homme que l’on terrasse, que l’on jette par terre,que l’on relève, menottes aux poignets. Larsan m’ouvre, ahuri, lesyeux gonflés de sommeil, prêt à m’envoyer promener, ne croyantnullement à mes imaginations de petit reporter. Il faut que je luiaffirme que « l’homme est là ! »

« C’est bizarre, dit-il, je croyais l’avoir quitté cetaprès-midi, à Paris ! »

Il se vêt hâtivement et s’arme d’un revolver. Nous nous glissonsdans la galerie.

Larsan me demande :

« Où est-il ?

– Dans la chambre de Mlle Stangerson.

– Et Mlle Stangerson ?

– Elle n’est pas dans sa chambre !

– Allons-y !

– N’y allez pas ! L’homme, à la première alerte, sesauvera… il a trois chemins pour cela… la porte, la fenêtre, leboudoir où se trouvent les femmes…

– Je tirerai dessus…

– Et si vous le manquez ? Si vous ne faites que leblesser ? Il s’échappera encore… Sans compter que, lui aussi,est certainement armé… Non, laissez-moi diriger l’expérience, et jeréponds de tout…

– Comme vous voudrez », me dit-il avec assez de bonne grâce.

Alors, après m’être assuré que toutes les fenêtres des deuxgaleries sont hermétiquement closes, je place Frédéric Larsan àl’extrémité de la galerie tournante, devant cette fenêtre que j’aitrouvée ouverte et que j’ai refermée. Je dis à Fred :

« Pour rien au monde, vous ne devez quitter ce poste, jusqu’aumoment où je vous appellerai… Il y a cent chances sur cent pour quel’homme revienne à cette fenêtre et essaye de se sauver par là,quand il sera poursuivi, car c’est par là qu’il est venu et par làqu’il a préparé sa fuite. Vous avez un poste dangereux…

– Quel sera le vôtre ? demanda Fred.

– Moi, je sauterai dans la chambre, et je vous rabattrail’homme !

– Prenez mon revolver, dit Fred, je prendrai votre bâton.

– Merci, fis-je, vous êtes un brave homme »

Et j’ai pris le revolver de Fred. J’allais être seul avecl’homme, là-bas, qui écrivait dans la chambre, et vraiment cerevolver me faisait plaisir.

Je quittai donc Fred, l’ayant posté à la fenêtre 5 sur le plan,et je me dirigeai, toujours avec la plus grande précaution, versl’appartement de M. Stangerson, dans l’aile gauche du château. Jetrouvai M. Stangerson avec le père Jacques, qui avait observé laconsigne, se bornant à dire à son maître qu’il lui fallaits’habiller au plus vite. Je mis alors M. Stangerson, en quelquesmots, au courant de ce qui se passait. Il s’arma, lui aussi, d’unrevolver, me suivit et nous fûmes aussitôt dans la galerie toustrois. Tout ce qui vient de se passer, depuis que j’avais vul’assassin assis devant le bureau, avait à peine duré dix minutes.M. Stangerson voulait se précipiter immédiatement sur l’assassin etle tuer : c’était bien simple. Je lui fis entendre qu’avant tout ilne fallait pas risquer, « en voulant le tuer, de le manquer vivant».

Quand je lui eus juré que sa fille n’était pas dans la chambreet qu’elle ne courait aucun danger, il voulut bien calmer sonimpatience et me laisser la direction de l’événement. Je dis encoreau père Jacques et à M. Stangerson qu’ils ne devaient venir à moique lorsque je les appellerais ou lorsque je tirerais un coup derevolver « et j’envoyai le père Jacques se placer » devant lafenêtre située à l’extrémité de la galerie droite. (La fenêtre estmarquée du chiffre 2 sur mon plan.) J’avais choisi ce poste pour lepère Jacques parce que j’imaginais que l’assassin, traqué à sasortie de la chambre, se sauvant à travers la galerie pourrejoindre la fenêtre qu’il avait laissée ouverte, et voyant, tout àcoup, en arrivant au carrefour des galeries, devant cette dernièrefenêtre, Larsan gardant la galerie tournante, continuerait sonchemin dans la galerie droite. Là, il rencontrerait le pèreJacques, qui l’empêcherait de sauter dans le parc par la fenêtrequi ouvrait à l’extrémité de la galerie droite. C’est ainsi,certainement, qu’en une telle occurrence devait agir l’assassins’il connaissait les lieux (et cette hypothèse ne faisait point dedoute pour moi). Sous cette fenêtre, en effet, se trouvaitextérieurement une sorte de contrefort. Toutes les autres fenêtresdes galeries donnaient à une telle hauteur sur des fossés qu’ilétait à peu près impossible de sauter par là sans se rompre le cou.Portes et fenêtres étaient bien et solidement fermées, y compris laporte de la chambre de débarras, à l’extrémité de la galerie droite: Je m’en étais rapidement assuré.

Donc, après avoir indiqué comme je l’ai dit, son poste au pèreJacques « et l’y avoir vu », je plaçai M. Stangerson devant lepalier de l’escalier, non loin de la porte de l’antichambre de safille. Tout faisait prévoir que, dès lors que je traquaisl’assassin dans la chambre, celui-ci se sauverait par l’antichambreplutôt que par le boudoir où se trouvaient les femmes et dont laporte avait dû être fermée par Mlle Stangerson elle-même, si, commeje le pensais, elle s’était réfugiée dans ce boudoir « pour ne pasvoir l’assassin qui allait venir chez elle ! » Quoi qu’il enfût, il retombait toujours dans la galerie « Où mon mondel’attendait à toutes les issues possibles ».

Arrivé là, il voit à sa gauche, presque sur lui, M.Stangerson ; il se sauve alors à droite, vers la galerietournante, « ce qui est le chemin, du reste, de sa fuite préparée». À l’intersection des deux galeries il aperçoit à la fois, commeje l’explique plus haut, à sa gauche, Frédéric Larsan au bout de lagalerie tournante, et en face le père Jacques, au bout de lagalerie droite. M. Stangerson et moi, nous arrivons par derrière.Il est à nous ! Il ne peut plus nous échapper ! … Ce planme paraissait le plus sage, le plus sûr « et le plus simple ». Sinous avions pu directement placer quelqu’un de nous derrière laporte du boudoir de Mlle Stangerson qui ouvrait sur la chambre àcoucher, peut-être eût-il paru plus simple « à certains qui neréfléchissent pas » d’assiéger directement les deux portes de lapièce où se trouvait l’homme, celle du boudoir et celle del’antichambre ; mais nous ne pouvions pénétrer dans le boudoirque par le salon, dont la porte avait été fermée à l’intérieur parles soins inquiets de Mlle Stangerson. Et ainsi, ce plan, quiserait venu à l’intellect d’un sergent de ville quelconque, setrouvait impraticable. Mais moi, qui suis obligé de réfléchir, jedirai que, même si j’avais eu la libre disposition du boudoir,j’aurais maintenu mon plan tel que je viens de l’exposer ; cartout autre plan d’attaque direct par chacune des portes de lachambre « nous séparait les uns des autres au moment de la lutteavec l’homme », tandis que mon plan « réunissait tout le monde pourl’attaque », à un endroit que j’avais déterminé avec une précisionquasi mathématique. Cet endroit était l’intersection des deuxgaleries.

Ayant ainsi placé mon monde, je ressortis du château, courus àmon échelle, la réappliquai contre le mur et, le revolver au poing,je grimpai.

Que si quelques-uns sourient de tant de précautions préalables,je les renverrai au mystère de la «Chambre Jaune» et à toutes lespreuves que nous avions de la fantastique astuce del’assassin ; et aussi, que si quelques-uns trouvent bienméticuleuses toutes mes observations dans un moment où l’on doitêtre entièrement pris par la rapidité du mouvement, de la décisionet de l’action, je leur répliquerai que j’ai voulu longuement etcomplètement rapporter ici toutes les dispositions d’un pland’attaque conçu et exécuté aussi rapidement qu’il est lent à sedérouler sous ma plume. J’ai voulu cette lenteur et cette précisionpour être certain de ne rien omettre des conditions dans lesquellesse produisit l’étrange phénomène qui, jusqu’à nouvel ordre etnaturelle explication, me semble devoir prouver mieux que toutesles théories du professeur Stangerson, « la dissociation de lamatière », je dirai même la dissociation « instantanée » de lamatière.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer