Le Mystère de la chambre jaune

Chapitre 6Au fond de la chênaie

Nous arrivâmes au château. Le vieux donjon se reliait à lapartie du bâtiment entièrement refaite sous Louis XIV par un autrecorps de bâtiment moderne, style Viollet-le-Duc, où se trouvaitl’entrée principale. Je n’avais encore rien vu d’aussi original, nipeut-être d’aussi laid, ni surtout d’aussi étrange en architectureque cet assemblage bizarre de styles disparates. C’était monstrueuxet captivant. En approchant, nous vîmes deux gendarmes qui sepromenaient devant une petite porte ouvrant sur le rez-de-chausséedu donjon. Nous apprîmes bientôt que, dans ce rez-de-chaussée, quiétait autrefois une prison et qui servait maintenant de chambre dedébarras, on avait enfermé les concierges, M. et Mme Bernier.

M. Robert Darzac nous fit entrer dans la partie moderne duchâteau par une vaste porte que protégeait une « marquise ».Rouletabille, qui avait abandonné le cheval et le cabriolet auxsoins d’un domestique, ne quittait pas des yeux M. Darzac ; jesuivis son regard, et je m’aperçus que celui-ci était uniquementdirigé vers les mains gantées du professeur à la Sorbonne. Quandnous fûmes dans un petit salonet garni de meubles vieillots, M.Darzac se tourna vers Rouletabille et assez brusquement lui demanda:

« Parlez ! Que me voulez-vous ? »

Le reporter répondit avec la même brusquerie :

« Vous serrer la main ! »

Darzac se recula :

« Que signifie ? »

Évidemment, il avait compris ce que je comprenais alors : quemon ami le soupçonnait de l’abominable attentat. La trace de lamain ensanglantée sur les murs de la «Chambre Jaune» lui apparut…Je regardai cet homme à la physionomie si hautaine, au regard sidroit d’ordinaire et qui se troublait en ce moment si étrangement.Il tendit sa main droite, et, me désignant :

« Vous êtes l’ami de M. Sainclair qui m’a rendu un serviceinespéré dans une juste cause, monsieur, et je ne vois pas pourquoije vous refuserais la main… »

Rouletabille ne prit pas cette main. Il dit, mentant avec uneaudace sans pareille :

« Monsieur, j’ai vécu quelques années en Russie, d’où j’airapporté cet usage de ne jamais serrer la main à quiconque ne sedégante pas. »

Je crus que le professeur en Sorbonne allait donner un librecours à la fureur qui commençait à l’agiter, mais au contraire,d’un violent effort visible, il se calma, se déganta et présentases mains. Elles étaient nettes de toute cicatrice.

« Êtes-vous satisfait ?

– Non ! répliqua Rouletabille. Mon cher ami, fit-il en setournant vers moi, je suis obligé de vous demander de nous laisserseuls un instant. »

Je saluai et me retirai, stupéfait de ce que je venais de voiret d’entendre, et ne comprenant pas que M. Robert Darzac n’eûtpoint déjà jeté à la porte mon impertinent, mon injurieux, monstupide ami… Car, à cette minute, j’en voulais à Rouletabille deses soupçons qui avaient abouti à cette scène inouïe des gants…

Je me promenai environ vingt minutes devant le château, essayantde relier entre eux les différents événements de cette matinée, etn’y parvenant pas. Quelle était l’idée de Rouletabille ?Était-il possible que M. Robert Darzac lui apparût commel’assassin ? Comment penser que cet homme, qui devait semarier dans quelques jours avec Mlle Stangerson, s’était introduitdans la «Chambre Jaune» pour assassiner sa fiancée ? Enfin,rien n’était venu m’apprendre comment l’assassin avait pu sortir dela «Chambre Jaune» ; et, tant que ce mystère qui me paraissaitinexplicable ne me serait pas expliqué, j’estimais, moi, qu’ilétait du devoir de tous de ne soupçonner personne. Enfin, quesignifiait cette phrase insensée qui sonnait encore à mes oreilles: le presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de sonéclat ! J’avais hâte de me retrouver seul avec Rouletabillepour le lui demander.

À ce moment, le jeune homme sortit du château avec M. RobertDarzac. Chose extraordinaire, je vis au premier coup d’œil qu’ilsétaient les meilleurs amis du monde.

« Nous allons à la «Chambre Jaune», me dit Rouletabille, venezavec nous. Dites-donc, cher ami, vous savez que je vous garde toutela journée. Nous déjeunons ensemble dans le pays…

– Vous déjeunerez avec moi, ici, messieurs…

– Non, merci, répliqua le jeune homme. Nous déjeunerons àl’auberge du « Donjon »…

– Vous y serez très mal… Vous n’y trouverez rien.

– Croyez-vous ? … Moi j’espère y trouver quelque chose,répliqua Rouletabille. Après déjeuner, nous retravaillerons, jeferai mon article, vous serez assez aimable pour me le porter à larédaction…

– Et vous ? Vous ne revenez pas avec moi ?

– Non ; je couche ici… »

Je me retournai vers Rouletabille. Il parlait sérieusement, etM. Robert Darzac ne parut nullement étonné…

Nous passions alors devant le donjon et nous entendîmes desgémissements. Rouletabille demanda :

« Pourquoi a-t-on arrêté ces gens-là ?

– C’est un peu de ma faute, dit M. Darzac. J’ai fait remarquerhier au juge d’instruction qu’il est inexplicable que lesconcierges aient eu le temps d’entendre les coups de revolver, « des’habiller », de parcourir l’espace assez grand qui sépare leurloge du pavillon, tout cela en deux minutes ; car il ne s’estpas écoulé plus de deux minutes entre les coups de revolver et lemoment où ils ont été rencontrés par le père Jacques.

– Èvidemment, c’est louche, acquiesça Rouletabille… Et ilsétaient habillés… ?

– Voilà ce qui est incroyable… ils étaient habillés… «entièrement », solidement et chaudement… Il ne manquait aucunepièce à leur costume. La femme était en sabots, mais l’homme avait« ses souliers lacés ». Or, ils ont déclaré s’être couchés commetous les soirs à neuf heures. En arrivant, ce matin, le juged’instruction, qui s’était muni, à Paris, d’un revolver de mêmecalibre que celui du crime (car il ne veut pas toucher aurevolver-pièce à conviction), a fait tirer deux coups de revolverpar son greffier dans la «Chambre Jaune», fenêtre et porte fermées.Nous étions avec lui dans la loge des concierges ; nousn’avons rien entendu… on ne peut rien entendre. Les concierges ontdonc menti, cela ne fait point de doute… Ils étaient prêts ;ils étaient déjà dehors non loin du pavillon ; ils attendaientquelque chose. Certes, on ne les accuse point d’être les auteurs del’attentat, mais leur complicité n’est pas improbable… M. deMarquet les a fait arrêter aussitôt.

– S’ils avaient été complices, dit Rouletabille, ils seraientarrivés débraillés, ou plutôt ils ne seraient pas arrivés du tout.Quand on se précipite dans les bras de la justice, avec sur soitant de preuves de complicité, c’est qu’on n’est pas complice. Jene crois pas aux complices dans cette affaire.

– Alors, pourquoi étaient-ils dehors à minuit ? Qu’ils ledisent ! …

– Ils ont certainement un intérêt à se taire. Il s’agit desavoir lequel… Même s’ils ne sont pas complices, cela peut avoirquelque importance. Tout est important de ce qui se passe dans unenuit pareille… »

Nous venions de traverser un vieux pont jeté sur la Douve etnous entrions dans cette partie du parc appelée « la Chênaie ». Ily avait là des chênes centenaires. L’automne avait déjàrecroquevillé leurs feuilles jaunies et leurs hautes branchesnoires et serpentines semblaient d’affreuses chevelures, des nœudsde reptiles géants entremêlés comme le sculpteur antique en a tordusur sa tête de Méduse. Ce lieu, que Mlle Stangerson habitait l’étéparce qu’elle le trouvait gai, nous apparut, en cette saison,triste et funèbre. Le sol était noir, tout fangeux des pluiesrécentes et de la bourbe des feuilles mortes, les troncs des arbresétaient noirs, le ciel lui-même, au-dessus de nos têtes, était endeuil, charriait de gros nuages lourds. Et, dans cette retraitesombre et désolée, nous aperçûmes les murs blancs du pavillon.Étrange bâtisse, sans une fenêtre visible du point où elle nousapparaissait. Seule une petite porte en marquait l’entrée. On eûtdit un tombeau, un vaste mausolée au fond d’une forêt abandonnée… Àmesure que nous approchions, nous en devinions la disposition. Cebâtiment prenait toute la lumière dont il avait besoin, au midi,c’est-à-dire de l’autre côté de la propriété, du côté de lacampagne. La petite porte refermée sur le parc, M. et MlleStangerson devaient trouver là une prison idéale pour y vivre avecleurs travaux et leur rêve.

Je vais donner tout de suite, du reste, le plan de ce pavillon.Il n’avait qu’un rez-de-chaussée, où l’on accédait par quelquesmarches, et un grenier assez élevé qui ne nous occupera en aucunefaçon ». C’est donc le plan du rez-de-chaussée dans toute sasimplicité que je soumets au lecteur.

Il a été tracé par Rouletabille lui-même, et j’ai constaté qu’iln’y manquait pas une ligne, pas une indication susceptible d’aiderà la solution du problème qui se posait alors devant la justice.Avec la légende et le plan, les lecteurs en sauront tout autant,pour arriver à la vérité, qu’en savait Rouletabille quand ilpénétra dans le pavillon pour la première fois et que chacun sedemandait : « Par où l’assassin a-t-il pu fuir de la ChambreJaune ? »

Avant de gravir les trois marches de la porte du pavillon,Rouletabille nous arrêta et demanda à brûle-pourpoint à M. Darzac:

« Eh bien ! Et le mobile du crime ?

– Pour moi, monsieur, il n’y a aucun doute à avoir à ce sujet,fit le fiancé de Mlle Stangerson avec une grande tristesse. Lestraces de doigts, les profondes écorchures sur la poitrine et aucou de Mlle Stangerson attestent que le misérable qui était làavait essayé un affreux attentat. Les médecins experts, qui ontexaminé hier ces traces, affirment qu’elles ont été faites par lamême main dont l’image ensanglantée est restée sur le mur ;une main énorme, monsieur, et qui ne tiendrait point dans mon gant,ajouta-t-il avec un amer et indéfinissable sourire…

– Cette main rouge, interrompis-je, ne pourrait donc pas être latrace des doigts ensanglantés de Mlle Stangerson, qui, au moment des’abattre, aurait rencontré le mur et y aurait laissé, en glissant,une image élargie de sa main pleine de sang ?

– il n’y avait pas une goutte de sang aux mains de MlleStangerson quand on l’a relevée, répondit M. Darzac.

– On est donc sûr, maintenant, fis-je, que c’est bien MlleStangerson qui s’était armée du revolver du père Jacques,puisqu’elle a blessé la main de l’assassin. Elle redoutait doncquelque chose ou quelqu’un ?

– C’est probable…

– Vous ne soupçonnez personne ?

– Non… », répondit M. Darzac, en regardant Rouletabille.

Rouletabille, alors, me dit :

– Il faut que vous sachiez, mon ami, que l’instruction est unpeu plus avancée que n’a voulu nous le confier ce petit cachottierde M. de Marquet. Non seulement l’instruction sait maintenant quele revolver fut l’arme dont se servit, pour se défendre, MlleStangerson, mais elle connaît, mais elle a connu tout de suitel’arme qui a servi à attaquer, à frapper Mlle Stangerson. C’est,m’a dit M. Darzac, un « os de mouton ». Pourquoi M. de Marquetentoure-t-il cet os de mouton de tant de mystère ? Dans ledessein de faciliter les recherches des agents de la Sûreté ?Sans doute. Il imagine peut-être qu’on va retrouver sonpropriétaire parmi ceux qui sont bien connus, dans la basse pègrede Paris, pour se servir de cet instrument de crime, le plusterrible que la nature ait inventé… Et puis, est-ce qu’on saitjamais ce qui peut se passer dans une cervelle de juged’instruction ? » ajouta Rouletabille avec une ironieméprisante.

J’interrogeai :

« On a donc trouvé un « os de mouton » dans la «ChambreJaune» ?

– Oui, monsieur, fit Robert Darzac, au pied du lit ; maisje vous en prie : n’en parlez point. M. de Marquet nous a demandéle secret. (Je fis un geste de protestation.) C’est un énorme os demouton dont la tête, ou, pour mieux dire, dont l’articulation étaitencore toute rouge du sang de l’affreuse blessure qu’il avait faiteà Mlle Stangerson. C’est un vieil os de mouton qui a dû servir déjàà quelques crimes, suivant les apparences. Ainsi pense M. deMarquet, qui l’a fait porter à Paris, au laboratoire municipal,pour qu’il fût analysé. Il croit, en effet, avoir relevé sur cet osnon seulement le sang frais de la dernière victime, mais encore destraces roussâtres qui ne seraient autres que des taches de sangséché, témoignages de crimes antérieurs.

– un os de mouton, dans la main d’un « assassin exercé », estune arme effroyable, dit Rouletabille, une arme « plus utile » etplus sûre qu’un lourd marteau.

– « Le misérable » l’a d’ailleurs prouvé, fit douloureusement M.Robert Darzac. L’os de mouton a terriblement frappé Mlle Stangersonau front. L’articulation de l’os de mouton s’adapte parfaitement àla blessure. Pour moi, cette blessure eût été mortelle sil’assassin n’avait été à demi arrêté, dans le coup qu’il donnait,par le revolver de Mlle Stangerson. Blessé à la main, il lâchaitson os de mouton et s’enfuyait. Malheureusement, le coup de l’os demouton était parti et était déjà arrivé… et Mlle Stangerson étaitquasi assommée, après avoir failli être étranglée. Si MlleStangerson avait réussi à blesser l’homme de son premier coup derevolver, elle eût, sans doute, échappé à l’os de mouton… Mais ellea saisi certainement son revolver trop tard ; puis, le premiercoup, dans la lutte, a dévié, et la balle est allée se loger dansle plafond ; ce n’est que le second coup qui a porté… »

Ayant ainsi parlé, M. Darzac frappa à la porte du pavillon. Vousavouerai-je mon impatience de pénétrer dans le lieu même ducrime ? J’en tremblais, et, malgré tout l’immense intérêt quecomportait l’histoire de l’os de mouton, je bouillais de voir quenotre conversation se prolongeait et que la porte du pavillon nes’ouvrait pas.

Enfin, elle s’ouvrit.

Un homme, que je reconnus pour être le père Jacques, était surle seuil.

Il me parut avoir la soixantaine bien sonnée. Une longue barbeblanche, des cheveux blancs sur lesquels il avait posé un béretbasque, un complet de velours marron à côtes usé, des sabots ;l’air bougon, une figure assez rébarbative qui s’éclaira cependantdès qu’il eut aperçu M. Robert Darzac.

« Des amis, fit simplement notre guide. Il n’y a personne aupavillon, père Jacques ?

– Je ne dois laisser entrer personne, monsieur Robert, mais biensûr la consigne n’est pas pour vous… Et pourquoi ? Ils ont vutout ce qu’il y avait à voir, ces messieurs de la justice. Ils enont fait assez des dessins et des procès-verbaux…

– Pardon, monsieur Jacques, une question avant toute autrechose, fit Rouletabille.

– Dites, jeune homme, et, si je puis y répondre…

– Votre maîtresse portait-elle, ce soir-là, les cheveux enbandeaux, vous savez bien, les cheveux en bandeaux sur lefront ?

– Non, mon p’tit monsieur. Ma maîtresse n’a jamais porté lescheveux en bandeaux comme vous dites, ni ce soir-là, ni les autresjours. Elle avait, comme toujours, les cheveux relevés de façon àce qu’on pouvait voir son beau front, pur comme celui de l’enfantqui vient de naître ! … »

Rouletabille grogna, et se mit aussitôt à inspecter la porte. Ilse rendit compte de la fermeture automatique. Il constata que cetteporte ne pouvait jamais rester ouverte et qu’il fallait une clefpour l’ouvrir. Puis nous entrâmes dans le vestibule, petite pièceassez claire, pavée de carreaux rouges.

« Ah ! voici la fenêtre, dit Rouletabille, par laquellel’assassin s’est sauvé…

– Qu’ils disent ! monsieur, qu’ils disent ! Mais, s’ils’était sauvé par là, nous l’aurions bien vu, pour sûr !Sommes pas aveugles ! ni M. Stangerson, ni moi, ni lesconcierges qui-z-ont mis en prison ! Pourquoi qui ne m’ymettent pas en prison, moi aussi, à cause de mon revolver ?»

Rouletabille avait déjà ouvert la fenêtre et examiné lesvolets.

« Ils étaient fermés, à l’heure du crime ?

– Au loquet de fer, en dedans, fit le père Jacques… et moij’suis bien sûr que l’assassin a passé au travers…

– Il y a des taches de sang ? …

– Oui, tenez, là, sur la pierre, en dehors… Mais du sang dequoi ? …

– Ah ! fit Rouletabille, on voit les pas… là, sur lechemin… la terre était très détrempée… nous examinerons cela tout àl’heure…

– Des bêtises ! Interrompit le père Jacques… L’assassin n’apas passé par là ! …

– Eh bien, par où ? …

– Est-ce que je sais ! … »

Rouletabille voyait tout, flairait tout. Il se mit à genoux etpassa rapidement en revue les carreaux maculés du vestibule. Lepère Jacques continuait :

« Ah ! vous ne trouverez rien, mon p’tit monsieur. Y n’ontrien trouvé… Et puis maintenant, c’est trop sale… Il est entré tropde gens ! Ils veulent point que je lave le carreau… mais, lejour du crime, j’avais lavé tout ça à grande eau, moi, pèreJacques… et, si l’assassin avait passé par là avec ses « ripatons», on l’aurait bien vu ; il a assez laissé la marque de sesgodillots dans la chambre de mademoiselle ! … »

Rouletabille se releva et demanda :

« Quand avez-vous lavé ces dalles pour la dernière fois ?»

Et il fixait le père Jacques d’un œil auquel rien n’échappe.

« Mais dans la journée même du crime, j’vous dis ! Vers lescinq heures et demie… pendant que mademoiselle et son pèrefaisaient un tour de promenade avant de dîner ici même, car ils ontdîné dans le laboratoire. Le lendemain, quand le juge est venu, ila pu voir toutes les traces des pas par terre comme qui dirait del’encre sur du papier blanc… Eh bien, ni dans le laboratoire, nidans le vestibule qu’étaient propres comme un sou neuf, on n’aretrouvé ses pas… à l’homme ! … Puisqu’on les retrouve auprèsde la fenêtre, dehors, il faudrait donc qu’il ait troué le plafondde la «Chambre Jaune», qu’il ait passé par le grenier, qu’il aittroué le toit, et qu’il soit redescendu juste à la fenêtre duvestibule, en se laissant tomber… Eh bien, mais, y n’y a pas detrou au plafond de la «Chambre Jaune»… ni dans mon grenier, biensûr ! … Alors, vous voyez bien qu’on ne sait rien… mais riende rien ! … et qu’on ne saura, ma foi, jamais rien ! …C’est un mystère du diable !

Rouletabille se rejeta soudain à genoux, presque en face de laporte d’un petit lavatory qui s’ouvrait au fond du vestibule. Ilresta dans cette position au moins une minute.

« Eh bien ? lui demandai-je quand il se releva.

– Oh ! rien de bien important ; une goutte desang.

Le jeune homme se retourna vers le père Jacques.

« Quand vous vous êtes mis à laver le laboratoire et levestibule, la fenêtre du vestibule était ouverte ?

– Je venais de l’ouvrir parce que j’avais allumé du charbon debois pour monsieur, sur le fourneau du laboratoire ; et, commeje l’avais allumé avec des journaux, il y a eu de la fumée ;j’ai ouvert les fenêtres du laboratoire et celle du vestibule pourfaire courant d’air ; puis j’ai refermé celles du laboratoireet laissé ouverte celle du vestibule, et puis je suis sorti uninstant pour aller chercher une lavette au château et c’est enrentrant, comme je vous ai dit, vers cinq heures et demie que je mesuis mis à laver les dalles ; après avoir lavé, je suisreparti, laissant toujours la fenêtre du vestibule ouverte. Enfinpour la derniére fois, quand je suis rentré au pavillon, la fenêtreétait fermée et monsieur et mademoiselle travaillaient déjà dans lelaboratoire.

– M. ou Mlle Stangerson avaient sans doute fermé la fenêtre enentrant ?

– Sans doute.

– Vous ne leur avez pas demandé ?

– Non ! … »

Après un coup d’œil assidu au petit lavatory et à la cage del’escalier qui conduisait au grenier, Rouletabille, pour qui noussemblions ne plus exister, pénétra dans le laboratoire. C’est, jel’avoue, avec une forte émotion que je l’y suivis. Robert Darzac neperdait pas un geste de mon ami… Quant à moi, mes yeux allèrenttout de suite à la porte de la «Chambre Jaune». Elle étaitrefermée, ou plutôt poussée sur le laboratoire, car je constataiimmédiatement qu’elle était à moitié défoncée et hors d’usage… lesefforts de ceux qui s’étaient rués sur elle, au moment du drame,l’avaient brisée…

Mon jeune ami, qui menait sa besogne avec méthode, considérait,sans dire un mot, la pièce dans laquelle nous nous trouvions… Elleétait vaste et bien éclairée. Deux grandes fenêtres, presque desbaies, garnies de barreaux, prenaient jour sur l’immense campagne.Une trouée dans la forêt ; une vue merveilleuse sur toute lavallée, sur la plaine, jusqu’à la grande ville qui devaitapparaître, là-bas, tout au bout, les jours de soleil. Mais,aujourd’hui, il n’y a que de la boue sur la terre, de la suie auciel… et du sang dans cette chambre…

Tout un côté du laboratoire était occupé par une vaste cheminée,par des creusets, par des fours propres à toutes expériences dechimie. Des cornues, des instruments de physique un peupartout ; des tables surchargées de fioles, de papiers, dedossiers, une machine électrique… des piles… un appareil, me dit M.Robert Darzac, employé par le professeur Stangerson « pourdémontrer la dissociation de la matière sous l’action de la lumièresolaire », etc.

Et, tout le long des murs, des armoires, armoires pleines ouarmoires-vitrines, laissant apercevoir des microscopes, desappareils photographiques spéciaux, une quantité incroyable decristaux…

Rouletabille avait le nez fourré dans la cheminée. Du bout dudoigt, il fouillait dans les creusets… Tout d’un coup, il seredressa, tenant un petit morceau de papier à moitié consumé… Ilvint à nous qui causions auprès d’une fenêtre, et il dit :

« Conservez-nous cela, Monsieur Darzac. »

Je me penchai sur le bout de papier roussi que M. Darzac venaitde prendre des mains de Rouletabille. Et je lus, distinctement, cesseuls mots qui restaient lisibles :

presbytère rien perdu charme,

ni le jar de son éclat.

Et, au-dessous : « 23 octobre. »

Deux fois, depuis ce matin, ces mêmes mots insensés venaient mefrapper, et, pour la deuxième fois, je vis qu’ils produisaient surle professeur en Sorbonne le même effet foudroyant. Le premier soinde M. Darzac fut de regarder du côté du père Jacques. Mais celui-cine nous avait pas vus, occupé qu’il était à l’autre fenêtre… Alors,le fiancé de Mlle Stangerson ouvrit son portefeuille en tremblant,y serra le papier, et soupira : « Mon Dieu ! »

Pendant ce temps, Rouletabille était monté dans lacheminée ; c’est-à-dire que, debout sur les briques d’unfourneau, il considérait attentivement cette cheminée qui allait serétrécissant, et qui, à cinquante centimètres au-dessus de sa tête,se fermait entièrement par des plaques de fer scellées dans labrique, laissant passer trois tuyaux d’une quinzaine de centimètresde diamètre chacun.

« Impossible de passer par là, énonça le jeune homme en sautantdans le laboratoire. Du reste, s’« il » l’avait même tenté, toutecette ferraille serait par terre. Non ! Non ! ce n’estpas de ce côté qu’il faut chercher…

Rouletabille examina ensuite les meubles et ouvrit des portesd’armoires. Puis, ce fut le tour des fenêtres qu’il déclarainfranchissables et « infranchies ». À la seconde fenêtre, iltrouva le père Jacques en contemplation.

« Eh bien, père Jacques, qu’est-ce que vous regardez parlà ?

– Je r’garde l’homme de la police qui ne cesse point de faire letour de l’étang… Encore un malin qui n’en verra pas plus longqu’les autres !

– Vous ne connaissez pas Frédéric Larsan, père Jacques !dit Rouletabille, en secouant la tête avec mélancolie, sans celavous ne parleriez pas comme ça… S’il y en a un ici qui trouvel’assassin, ce sera lui, faut croire ! »

Et Rouletabille poussa un soupir.

« Avant qu’on le retrouve, faudrait savoir comment on l’aperdu ! … répliqua le père Jacques, têtu.

Enfin, nous arrivâmes à la porte de la «Chambre Jaune».

« Voilà la porte derrière laquelle il se passait quelquechose ! » fit Rouletabille avec une solennité qui, en touteautre circonstance, eût été comique.

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