Le Mystère de la chambre jaune

Chapitre 16Étrange phénomène de dissociation de la matière

Extrait du carnet de Joseph Rouletabille (suite)

Me voici de nouveau à la pierre de la fenêtre, continueRouletabille, et de nouveau ma tête dépasse cette pierre ;entre les rideaux dont la disposition n’a pas bougé, je m’apprête àregarder, anxieux de savoir dans quelle attitude je vais trouverl’assassin. S’il pouvait me tourner le dos ! S’il pouvait êtreencore à cette table, en train d’écrire… Mais peut-être… peut-êtren’est-il plus là ! … Et comment se serait-il enfui ? …Est-ce que je n’ai pas son échelle » ? … Je fais appel à toutmon sang-froid. J’avance encore la tête. Je regarde : il estlà ; je revois son dos monstrueux, déformé par les ombresprojetées par la bougie. Seulement, « il » n’écrit plus et labougie n’est plus sur le petit bureau. La bougie est sur le parquetdevant l’homme courbé au-dessus d’elle. Position bizarre, mais quime sert. Je retrouve ma respiration. Je monte encore. Je suis auxderniers échelons ; ma main gauche saisit l’appui de lafenêtre ; au moment de réussir je sens mon cœur battre à coupsprécipités. Je mets mon revolver entre mes dents. Ma main droitemaintenant tient aussi l’appui de la fenêtre. Un mouvementnécessairement un peu brusque, un rétablissement sur les poignetset je vais être sur la fenêtre… Pourvu que l’échelle !… C’estce qui arrive… je suis dans la nécessité de prendre un pointd’appui un peu fort sur l’échelle et mon pied n’a point plutôtquitté celle-ci que je sens qu’elle bascule. Elle racle le mur ets’abat… Mais déjà mes genoux touchent la pierre… Avec une rapiditéque je crois sans égale, je me dresse debout sur la pierre… Maisplus rapide que moi a été l’assassin… Il a entendu le raclement del’échelle contre le mur et j’ai vu tout à coup le dos monstrueux sesoulever, l’homme se dresser, se retourner… J’ai vu sa tête… ai-jebien vu sa tête ? … La bougie était sur le parquet etn’éclairait suffisamment que ses jambes. À partir de la hauteur dela table, il n’y avait guère dans la chambre que des ombres, que dela nuit… J’ai vu une tête chevelue, barbue… Des yeux de fou ;une face pâle qu’encadraient deux larges favoris ; la couleur,autant que je pouvais dans cette seconde obscure distinguer, lacouleur… en était rousse… à ce qu’il m’est apparu… à ce que j’aipensé… Je ne connaissais point cette figure. Ce fut, en somme, lasensation principale que je reçus de cette image entrevue dans desténèbres vacillantes… Je ne connaissais pas cette figure « ou, toutau moins, je ne la reconnaissais pas » !

Ah ! Maintenant, il fallait faire vite ! … il fallaitêtre le vent ! la tempête ! … la foudre ! Maishélas… hélas ! « il y avait des mouvements nécessaires…»Pendant que je faisais les mouvements nécessaires de rétablissementsur les poignets, du genou sur la pierre, de mes pieds sur lapierre… l’homme qui m’avait aperçu à la fenêtre avait bondi,s’était précipité comme je l’avais prévu sur la porte del’antichambre, avait eu le temps de l’ouvrir et fuyait. Mais déjàj’étais derrière lui revolver au poing. Je hurlai : « À moi !»

Comme une flèche j’avais traversé la chambre et cependantj’avais pu voir qu’ »il y avait une lettre sur la table ». Jerattrapai presque l’homme dans l’antichambre, car le temps qu’illui avait fallu pour ouvrir la porte lui avait au moins pris uneseconde. Je le touchai presque ; il me colla sur le nez laporte qui donne de l’antichambre sur la galerie… Mais j’avais desailes, je fus dans la galerie à trois mètres de lui… M. Stangersonet moi le poursuivîmes à la même hauteur. L’homme avait pris,toujours comme je l’avais prévu, la galerie à sa droite,c’est-à-dire le chemin préparé de sa fuite… « À moi, Jacques !À moi, Larsan ! » m’écriai-je. Il ne pouvait plus nouséchapper ! Je poussai une clameur de joie, de victoiresauvage… L’homme parvint à l’intersection des deux galeries à peinedeux secondes avant nous et la rencontre que j’avais décidée, lechoc fatal qui devait inévitablement se produire, eut lieu !Nous nous heurtâmes tous à ce carrefour : M. Stangerson et moivenant d’un bout de la galerie droite, le père Jacques venant del’autre bout de cette même galerie et Frédéric Larsan venant de lagalerie tournante. Nous nous heurtâmes jusqu’à tomber…

« Mais l’homme n’était pas là ! »

Nous nous regardions avec des yeux stupides, des yeuxd’épouvante, devant cet « irréel » : « l’homme n’était paslà ! »

Où est-il ? Où est-il ? Où est-il ? … Tout notreêtre demandait : « Où est-il ? »

« Il est impossible qu’il se soit enfui ! m’écriai-je dansune colère plus grande que mon épouvante !

– Je le touchais, s’exclama Frédéric Larsan.

– Il était là, j’ai senti son souffle dans la figure !faisait le père Jacques.

– Nous le touchions ! » répétâmes-nous, M. Stangerson etmoi.

Où est-il ? Où est-il ? Où est-il ? …

Nous courûmes comme des fous dans les deux galeries ; nousvisitâmes portes et fenêtres ; elles étaient closes,hermétiquement closes… On n’avait pas pu les ouvrir, puisque nousles trouvions fermées… Et puis, est-ce que cette ouverture d’uneporte ou d’une fenêtre par cet homme, ainsi traqué, sans que nousayons pu apercevoir son geste, n’eût pas été plus inexplicableencore que la disparition de l’homme lui-même ?

Où est-il ? Où est-il ? … Il n’a pu passer par uneporte, ni par une fenêtre, ni par rien. Il n’a pu passer à traversnos corps ! …

J’avoue que, dans le moment, je fus anéanti. Car, enfin, ilfaisait clair dans la galerie, et dans cette galerie il n’y avaitni trappe, ni porte secrète dans les murs, ni rien où l’on pût secacher. Nous remuâmes les fauteuils et soulevâmes les tableaux.Rien ! Rien ! Nous aurions regardé dans une potiche, s’ily avait eu une potiche !

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