Le Mystère de la chambre jaune

Chapitre 13« Le presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de sonéclat »

Huit jours après les événements que je viens de raconter,exactement le 2 novembre, je recevais à mon domicile, à Paris, untélégramme ainsi libellé : «Venez au Glandier, par premier train.Apportez revolvers. Amitiés. Rouletabille. »

Je vous ai déjà dit, je crois, qu’à cette époque, jeune avocatstagiaire et à peu près dépourvu de causes, je fréquentais lePalais, plutôt pour me familiariser avec mes devoirsprofessionnels, que pour défendre la veuve et l’orphelin. Je nepouvais donc m’étonner que Rouletabille disposât ainsi de montemps ; et il savait du reste combien je m’intéressais à sesaventures journalistiques en général et surtout à l’affaire duGlandier. Je n’avais eu de nouvelles de celle-ci, depuis huitjours, que par les innombrables racontars des journaux et parquelques notes très brèves, de Rouletabille dans L’Époque. Cesnotes avaient divulgué le coup de « l’os de mouton » et nousavaient appris qu’à l’analyse les marques laissées sur l’os demouton s’étaient révélées « de sang humain » ; il y avait làles traces fraîches « du sang de Mlle Stangerson » ; lestraces anciennes provenaient d’autres crimes pouvant remonter àplusieurs années…

Vous pensez si l’affaire défrayait la presse du monde entier.Jamais illustre crime n’avait intrigué davantage les esprits. Il mesemblait bien cependant que l’instruction n’avançait guère ;aussi eussé-je été très heureux de l’invitation que me faisait monami de le venir rejoindre au Glandier, si la dépêche n’avaitcontenu ces mots : « Apportez revolvers. »

Voilà qui m’intriguait fort. Si Rouletabille me télégraphiaitd’apporter des revolvers, c’est qu’il prévoyait qu’on auraitl’occasion de s’en servir. Or, je l’avoue sans honte : je ne suispoint un héros. Mais quoi ! il s’agissait, ce jour-là, d’unami sûrement dans l’embarras qui m’appelait, sans doute, à sonaide ; je n’hésitai guère ; et, après avoir constaté quele seul revolver que je possédais était bien armé, je me dirigeaivers la gare d’Orléans. En route, je pensai qu’un revolver nefaisait qu’une arme et que la dépêche de Rouletabille réclamaitrevolvers au pluriel ; j’entrai chez un armurier et achetaiune petite arme excellente, que je me faisais une joie d’offrir àmon ami.

J’espérais trouver Rouletabille à la gare d’Épinay, mais il n’yétait point. Cependant un cabriolet m’attendait et je fus bientôtau Glandier. Personne à la grille. Ce n’est que sur le seuil mêmedu château que j’aperçus le jeune homme. Il me saluait d’un gesteamical et me recevait aussitôt dans ses bras en me demandant, aveceffusion, des nouvelles de ma santé.

Quand nous fûmes dans le petit vieux salon dont j’ai parlé,Rouletabille me fit asseoir et me dit tout de suite :

– Ça va mal !

– Qu’est-ce qui va mal ?

– Tout ! »

Il se rapprocha de moi, et me confia à l’oreille :

« Frédéric Larsan marche à fond contre M. Robert Darzac. »

Ceci n’était point pour m’étonner, depuis que j’avais vu lefiancé de Mlle Stangerson pâlir devant la trace de ses pas.

Cependant, j’observai tout de suite :

« Eh bien ! Et la canne ?

– La canne ! Elle est toujours entre les mains de FrédéricLarsan qui ne la quitte pas…

– Mais… ne fournit-elle pas un alibi à M. RobertDarzac ?

– Pas le moins du monde. M. Darzac, interrogé par moi endouceur, nie avoir acheté ce soir-là, ni aucun autre soir, unecanne chez Cassette… Quoi qu’il en soit, fit Rouletabille, « je nejurerais de rien », car M. Darzac a de si étranges silences qu’onne sait exactement ce qu’il faut penser de ce qu’il dit !…

– Dans l’esprit de Frédéric Larsan, cette canne doit être unebien précieuse canne, une canne à conviction… Mais de quellefaçon ? Car, toujours à cause de l’heure de l’achat, elle nepouvait se trouver entre les mains de l’assassin…

– L’heure ne gênera pas Larsan… Il n’est pas forcé d’adopter monsystème qui commence par introduire l’assassin dans la «ChambreJaune», entre cinq et six ; qu’est-ce qui l’empêche, lui, del’y faire pénétrer entre dix heures et onze heures du soir ? Àce moment, justement, M. et Mlle Stangerson, aidés du père Jacques,ont procédé à une intéressante expérience de chimie dans cettepartie du laboratoire occupée par les fourneaux. Larsan dira quel’assassin s’est glissé derrière eux, tout invraisemblable que celaparaisse… Il l’a déjà fait entendre au juge d’instruction… Quand onle considère de près, ce raisonnement est absurde, attendu que lefamilier – si familier il y a – devait savoir que le professeurallait bientôt quitter le pavillon ; et il y allait de sasécurité, à lui familier, de remettre ses opérations après cedépart… Pourquoi aurait-il risqué de traverser le laboratoirependant que le professeur s’y trouvait ? Et puis, quand lefamilier se serait-il introduit dans le pavillon ? … Autant depoints à élucider avant d’admettre l’imagination de Larsan. Je n’yperdrai pas mon temps, quant à moi, car j’ai un système irréfutablequi ne me permet point de me préoccuper de cetteimagination-là ! Seulement, comme je suis obligé momentanémentde me taire et que Larsan, quelquefois, parle… il se pourrait quetout finît par s’expliquer contre M. Darzac… si je n’étais paslà ! ajouta le jeune homme avec orgueil. Car il y a contre ceM. Darzac d’autres « signes extérieurs » autrement terribles quecette histoire de canne, qui reste pour moi incompréhensible,d’autant plus incompréhensible que Larsan ne se gêne pas pour semontrer devant M. Darzac avec cette canne qui aurait appartenu à M.Darzac lui-même ! Je comprends beaucoup de choses dans lesystème de Larsan, mais je ne comprends pas encore la canne.

– Frédéric Larsan est toujours au château ?

– Oui ; il ne l’a guère quitté ! Il y couche, commemoi, sur la prière de M. Stangerson. M. Stangerson a fait pour luice que M. Robert Darzac a fait pour moi. Accusé par Frédéric Larsande connaître l’assassin et d’avoir permis sa fuite, M. Stangerson atenu à faciliter à son accusateur tous les moyens d’arriver à ladécouverte de la vérité. Ainsi M. Robert Darzac agit-il enversmoi.

– Mais vous êtes, vous, persuadé de l’innocence de M. RobertDarzac ?

– J’ai cru un instant à la possibilité de sa culpabilité. Ce futà l’heure même où nous arrivions ici pour la première fois. Lemoment est venu de vous raconter ce qui s’est passé entre M. Darzacet moi. »

Ici, Rouletabille s’interrompit et me demanda si j’avais apportéles armes. Je lui montrai les deux revolvers. Il les examina, dit :« C’est parfait ! » et me les rendit.

« En aurons-nous besoin ? demandai-je.

– Sans doute ce soir ; nous passons la nuit ici ; celane vous ennuie pas ?

– Au contraire, fis-je avec une grimace qui entraîna le rire deRouletabille.

– Allons ! allons ! reprit-il, ce n’est pas le momentde rire. Parlons sérieusement. Vous vous rappelez cette phrase quia été le : « Sésame, ouvre-toi ! » de ce château plein demystère ?

– Oui, fis-je, parfaitement : le presbytère n’a rien perdu deson charme, ni le jardin de son éclat. C’est encore cettephrase-là, à moitié roussie, que vous avez retrouvée sur un papierdans les charbons du laboratoire.

– Oui, et, en bas de ce papier, la flamme avait respecté cettedate : « 23 octobre. » Souvenez-vous de cette date qui est trèsimportante. Je vais vous dire maintenant ce qu’il en est de cettephrase saugrenue. Je ne sais si vous savez que, l’avant-veille ducrime, c’est-à-dire le 23, M. et Mlle Stangerson sont allés à uneréception à l’Élysée. Ils ont même assisté au dîner, je crois bien.Toujours est-il qu’ils sont restés à la réception, « puisque je lesy ai vus ». J’y étais, moi, par devoir professionnel. Je devaisinterviewer un de ces savants de l’Académie de Philadelphie quel’on fêtait ce jour-là. Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais vu ni M.ni Mlle Stangerson. J’étais assis dans le salon qui précède lesalon des Ambassadeurs, et, las d’avoir été bousculé par tant denobles personnages, je me laissais aller à une vague rêverie, quandje sentis passer le parfum de la dame en noir. Vous me demanderez :« qu’est-ce que le parfum de la dame en noir ? » Qu’il voussuffise de savoir que c’est un parfum que j’ai beaucoup aimé, parcequ’il était celui d’une dame, toujours habillée de noir, qui m’amarqué quelque maternelle bonté dans ma première jeunesse. La damequi, ce jour-là, était discrètement imprégnée du « parfum de ladame en noir » était habillée de blanc. Elle était merveilleusementbelle. Je ne pus m’empêcher de me lever et de la suivre, elle etson parfum. Un homme, un vieillard, donnait le bras à cette beauté.Chacun se détournait sur leur passage, et j’entendis que l’onmurmurait : « C’est le professeur Stangerson et sa fille ! »C’est ainsi que j’appris qui je suivais. Ils rencontrèrent M.Robert Darzac que je connaissais de vue. Le professeur Stangerson,abordé par l’un des savants américains, Arthur-William Rance,s’assit dans un fauteuil de la grande galerie, et M. Robert Darzacentraîna Mlle Stangerson dans les serres. Je suivais toujours. Ilfaisait, ce soir-là, un temps très doux ; les portes sur lejardin étaient ouvertes. Mlle Stangerson jeta un fichu léger surses épaules et je vis bien que c’était elle qui priait M. Darzac depénétrer avec elle dans la quasi-solitude du jardin. Je suivisencore, intéressé par l’agitation que marquait alors M. RobertDarzac. Ils se glissaient maintenant, à pas lents, le long du murqui longe l’avenue Marigny. Je pris par l’allée centrale. Jemarchais parallèlement à mes deux personnages. Et puis, je « coupai» à travers la pelouse pour les croiser. La nuit était obscure,l’herbe étouffait mes pas. Ils étaient arrêtés dans la clartévacillante d’un bec de gaz et semblaient, penchés tous les deux surun papier que tenait Mlle Stangerson, lire quelque chose qui lesintéressait fort. Je m’arrêtai, moi aussi. J’étais entouré d’ombreet de silence. Ils ne m’aperçurent point, et j’entendisdistinctement Mlle Stangerson qui répétait, en repliant le papier :« le presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de sonéclat ! Et ce fut dit sur un ton à la fois si railleur et sidésespéré, et fut suivi d’un éclat de rire si nerveux, que je croisbien que cette phrase me restera toujours dans l’oreille. Mais uneautre phrase encore fut prononcée, celle-ci par M. Robert Darzac :Me faudra-t-il donc, pour vous avoir, commettre un crime ? M.Robert Darzac était dans une agitation extraordinaire ; ilprit la main de Mlle Stangerson, la porta longuement à ses lèvreset je pensai, au mouvement de ses épaules, qu’il pleurait. Puis,ils s’éloignèrent.

– Quand j’arrivai dans la grande galerie, continua Rouletabille,je ne vis plus M. Robert Darzac, et je ne devais plus le revoirqu’au Glandier, après le crime, mais j’aperçus Mlle Stangerson, M.Stangerson et les délégués de Philadelphie. Mlle Stangerson étaitprès d’Arthur Rance. Celui-ci lui parlait avec animation et lesyeux de l’Américain, pendant cette conversation, brillaient d’unsingulier éclat. Je crois bien que Mlle Stangerson n’écoutait mêmepas ce que lui disait Arthur Rance, et son visage exprimait uneindifférence parfaite. Arthur-William Rance est un homme sanguin,au visage couperosé ; il doit aimer le gin. Quand M. et MlleStangerson furent partis, il se dirigea vers le buffet et ne lequitta plus. Je l’y rejoignis et lui rendis quelques services, danscette cohue. Il me remercia et m’apprit qu’il repartait pourl’Amérique, trois jours plus tard, c’est-à-dire le 26 (le lendemaindu crime). Je lui parlai de Philadelphie ; il me dit qu’ilhabitait cette ville depuis vingt-cinq ans, et que c’est là qu’ilavait connu l’illustre professeur Stangerson et sa fille.Là-dessus, il reprit du champagne et je crus qu’il ne s’arrêteraitjamais de boire. Je le quittai quand il fut à peu près ivre.

« Telle a été ma soirée, mon cher ami. Je ne sais par quellesorte de précision la double image de M. Robert Darzac et de MlleStangerson ne me quitta point de la nuit, et je vous laisse àpenser l’effet que me produisit la nouvelle de l’assassinat de MlleStangerson. Comment ne pas me souvenir de ces mots : « Mefaudra-t-il, pour vous avoir, commettre un crime ? » Ce n’estcependant point cette phrase que je dis à M. Robert Darzac quandnous le rencontrâmes au Glandier. Celle où il est question dupresbytère et du jardin éclatant, que Mlle Stangerson semblaitavoir lue sur le papier qu’elle tenait à la main, suffit pour nousfaire ouvrir toutes grandes les portes du château. Croyais-je, à cemoment, que M. Robert Darzac était l’assassin ? Non ! Jene pense pas l’avoir tout à fait cru. À ce moment-là, je ne pensaissérieusement « rien ». J’étais si peu documenté. « Mais j’avaisbesoin » qu’il me prouvât tout de suite qu’il n’était pas blessé àla main. Quand nous fûmes seuls, tous les deux, je lui contai ceque le hasard m’avait fait surprendre de sa conversation dans lesjardins de l’Élysée avec Mlle Stangerson ; et, quand je luieus dit que j’avais entendu ces mots : « Me faudra-t-il, pour vousavoir, commettre un crime ? » il fut tout à fait troublé, maisbeaucoup moins, certainement, qu’il ne l’avait été par la phrase du« presbytère ». Ce qui le jeta dans une véritable consternation, cefut d’apprendre, de ma bouche, que, le jour où il allait serencontrer à l’Élysée avec Mlle Stangerson, celle-ci était allée,dans l’après-midi, au bureau de poste 40, chercher une lettre quiétait peut-être celle qu’ils avaient lue tous les deux dans lesjardins de l’Élysée et qui se terminait par ces mots : « Lepresbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de sonéclat ! » cette hypothèse me fut confirmée du reste, depuis,par la découverte que je fis, vous vous en souvenez, dans lescharbons du laboratoire, d’un morceau de cette lettre qui portaitla date du 23 octobre. La lettre avait été écrite et retirée dubureau le même jour. Il ne fait point de doute qu’en rentrant del’Élysée, la nuit même, Mlle Stangerson a voulu brûler ce papiercompromettant. C’est en vain que M. Robert Darzac nia que cettelettre eût un rapport quelconque avec le crime. Je lui dis que,dans une affaire aussi mystérieuse, il n’avait pas le droit decacher à la justice l’incident de la lettre ; que j’étaispersuadé, moi, que celle-ci avait une importanceconsidérable ; que le ton désespéré avec lequel MlleStangerson avait prononcé la phrase fatidique, que ses pleurs, àlui, Robert Darzac, et que cette menace d’un crime qu’il avaitproférée à la suite de la lecture de la lettre, ne me permettaientpas d’en douter. Robert Darzac était de plus en plus agité. Jerésolus de profiter de mon avantage.

« – Vous deviez vous marier, monsieur », fis-je négligemment,sans plus regarder mon interlocuteur, et tout d’un coup ce mariagedevient impossible à cause de l’auteur de cette lettre, puisque,aussitôt la lecture de la lettre, vous parlez d’un crime nécessairepour avoir Mlle Stangerson. IL Y A DONC QUELQU’UN ENTRE VOUS ETMLLE STANGERSON, QUELQU’UN QUI LUI DÈFEND DE SE MARIER, QUELQU’UNQUI LA TUE AVANT QU’ELLE NE SE MARIE ! »

« Et je terminai ce petit discours par ces mots :

« – Maintenant, monsieur, vous n’avez plus qu’à me confier lenom de l’assassin ! »

« J’avais dû, sans m’en douter, dire des choses formidables.Quand je relevai les yeux sur Robert Darzac, je vis un visagedécomposé, un front en sueur, des yeux d’effroi.

« – Monsieur, me dit-il, je vais vous demander une chose, qui vapeut-être vous paraître insensée, mais en échange de quoi jedonnerais ma vie : il ne faut pas parler devant les magistrats dece que vous avez vu et entendu dans les jardins de l’Élysée, … nidevant les magistrats, ni devant personne au monde. Je vous jureque je suis innocent et je sais, et je sens, que vous me croyez,mais j’aimerais mieux passer pour coupable que de voir les soupçonsde la justice s’égarer sur cette phrase : « le presbytère n’a rienperdu de son charme, ni le jardin de son éclat. » Il faut que lajustice ignore cette phrase. Toute cette affaire vous appartient,monsieur, je vous la donne, mais oubliez la soirée de l’Élysée. Ily aura pour vous cent autres chemins que celui-là qui vousconduiront à la découverte du criminel ; je vous les ouvrirai,je vous aiderai. Voulez-vous vous installer ici ? Parler icien maître ? Manger, dormir ici ? Surveiller mes actes etles actes de tous ? Vous serez au Glandier comme si vous enétiez le maître, monsieur, mais oubliez la soirée de l’Élysée.»

Rouletabille, ici, s’arrêta pour souffler un peu. Je comprenaismaintenant l’attitude inexplicable de M. Robert Darzac vis-à-vis demon ami, et la facilité avec laquelle celui-ci avait pu s’installersur les lieux du crime. Tout ce que je venais d’apprendre nepouvait qu’exciter ma curiosité. Je demandai à Rouletabille de lasatisfaire encore. Que s’était-il passé au Glandier depuis huitjours ? Mon ami ne m’avait-il pas dit qu’il y avait maintenantcontre M. Darzac des signes extérieurs autrement terribles quecelui de la canne trouvée par Larsan ?

« Tout semble se tourner contre lui, me répondit mon ami, et lasituation devient extrêmement grave. M. Robert Darzac semble nepoint s’en préoccuper outre mesure ; il a tort ; maisrien ne l’intéresse que la santé de Mlle Stangerson qui allaits’améliorant tous les jours quand est survenu un événement plusmystérieux encore que le mystère de la «Chambre Jaune» !

– Ça n’est pas possible ! m’écriai-je, et quel événementpeut être plus mystérieux que le mystère de la «ChambreJaune» ?

– Revenons d’abord à M. Robert Darzac, fit Rouletabille en mecalmant. Je vous disais que tout se tourne contre lui. « Les pasélégants » relevés par Frédéric Larsan paraissent bien être « lespas du fiancé de Mlle Stangerson ». L’empreinte de la bicyclettepeut être l’empreinte de « sa » bicyclette ; la chose a étécontrôlée. Depuis qu’il avait cette bicyclette, il la laissaittoujours au château. Pourquoi l’avoir emportée à Paris justement àce moment-là ? Est-ce qu’il ne devait plus revenir auchâteau ? Est-ce que la rupture de son mariage devaitentraîner la rupture de ses relations avec les Stangerson ?Chacun des intéressés affirme que ces relations devaient continuer.Alors ? Frédéric Larsan, lui, croit que « tout était rompu ».Depuis le jour où Robert Darzac a accompagné Mlle Stangerson auxgrands magasins de la Louve, jusqu’au lendemain du crime,l’ex-fiancé n’est point revenu au Glandier. Se souvenir que MlleStangerson a perdu son réticule et la clef à tête de cuivre quandelle était en compagnie de M. Robert Darzac. Depuis ce jour jusqu’àla soirée de l’Élysée, le professeur en Sorbonne et Mlle Stangersonne se sont point vus. Mais ils se sont peut-être écrit. MlleStangerson est allée chercher une lettre poste restante au bureau40, lettre que Frédéric Larsan croit de Robert Darzac, car FrédéricLarsan, qui ne sait rien naturellement de ce qui s’est passé àl’Élysée, est amené à penser que c’est Robert Darzac lui-même qui avolé le réticule et la clef, dans le dessein de forcer la volontéde Mlle Stangerson en s’appropriant les papiers les plus précieuxdu père, papiers qu’il aurait restitués sous condition de mariage.Tout cela serait d’une hypothèse bien douteuse et presque absurde,comme me le disait le grand Fred lui-même, s’il n’y avait pasencore autre chose, et autre chose de beaucoup plus grave. D’abord,chose bizarre, et que je ne parviens pas à m’expliquer : ce seraitM. Darzac en personne qui, le 24, serait allé demander la lettre aubureau de poste, lettre qui avait été déjà retirée la veille parMlle Stangerson ; la description de l’homme qui s’est présentéau guichet répond point par point au signalement de M. RobertDarzac. Celui-ci, aux questions qui lui furent posées, à titre desimple renseignement, par le juge d’instruction, nie qu’il soitallé au bureau de poste ; et moi, je crois M. Robert Darzac,car, en admettant même que la lettre ait été écrite par lui – ceque je ne pense pas – il savait que Mlle Stangerson l’avaitretirée, puisqu’il la lui avait vue, cette lettre, entre les mains,dans les jardins de l’Élysée. Ce n’est donc pas lui qui s’estprésenté, le lendemain 24, au bureau 40, pour demander une lettrequ’il savait n’être plus là. Pour moi, c’est quelqu’un qui luiressemblait étrangement, et c’est bien le voleur du réticule quidans cette lettre devait demander quelque chose à la propriétairedu réticule, à Mlle Stangerson, – « quelque chose qu’il ne vit pasvenir ». Il dut en être stupéfait, et fut amené à se demander si lalettre qu’il avait expédiée avec cette inscription sur l’enveloppe: M.A.T.H.S.N. avait été retirée. D’où sa démarche au bureau deposte et l’insistance avec laquelle il réclame la lettre. Puis ils’en va, furieux. La lettre a été retirée, et pourtant ce qu’ildemandait ne lui a pas été accordé ! Que demandait-il ?Nul ne le sait que Mlle Stangerson. Toujours est-il que, lelendemain, on apprenait que Mlle Stangerson avait été quasiassassinée dans la nuit, et que je découvrais, le surlendemain,moi, que le professeur avait été volé du même coup, grâce à cetteclef, objet de la lettre poste restante. Ainsi, il semble bien quel’homme qui est venu au bureau de poste doive êtrel’assassin ; et tout ce raisonnement, des plus logiques ensomme, sur les raisons de la démarche de l’homme au bureau deposte, Frédéric Larsan se l’est tenu, mais, en l’appliquant àRobert Darzac. Vous pensez bien que le juge d’instruction, et queLarsan, et que moi-même nous avons tout fait pour avoir, au bureaude poste, des détails précis sur le singulier personnage du 24octobre. Mais on n’a pu savoir d’où il venait ni où il s’en estallé ! En dehors de cette description qui le fait ressembler àM. Robert Darzac, rien ! J’ai fait annoncer dans les plusgrands journaux : « Une forte récompense est promise au cocher quia conduit un client au bureau de poste 40, dans la matinée du 24octobre, vers les dix heures. S’adresser à la rédaction deL’Époque, et demander M. R. » Ça n’a rien donné. En somme, cethomme est peut-être venu à pied ; mais, puisqu’il étaitpressé, c’était une chance à courir qu’il fût venu en voiture. Jen’ai pas, dans ma note aux journaux, donné la description del’homme pour que tous les cochers qui pouvaient avoir, vers cetteheure-là, conduit un client au bureau 40, vinssent à moi. Il n’enest pas venu un seul. Et je me suis demandé nuit et jour : « Quelest donc cet homme qui ressemble aussi étrangement à M. RobertDarzac et que je retrouve achetant la canne tombée entre les mainsde Frédéric Larsan ? Le plus grave de tout est que M. Darzac,qui avait à faire, à la même heure, à l’heure où son sosie seprésentait au bureau de poste, un cours à la Sorbonne, ne l’a pasfait. Un de ses amis le remplaçait. Et, quand on l’interroge surl’emploi de son temps, il répond qu’il est allé se promener au boisde Boulogne. Qu’est-ce que vous pensez de ce professeur qui se faitremplacer à son cours pour aller se promener au bois deBoulogne ? Enfin, il faut que vous sachiez que, si M. RobertDarzac avoue s’être allé promener au bois de Boulogne dans lamatinée du 24, il ne peut plus donner du tout l’emploi de son tempsdans la nuit du 24 au 25 ! … Il a répondu fort paisiblement àFrédéric Larsan qui lui demandait ce renseignement que ce qu’ilfaisait de son temps, à Paris, ne regardait que lui… Sur quoi,Frédéric Larsan a juré tout haut qu’il découvrirait bien, lui, sansl’aide de personne, l’emploi de ce temps. Tout cela semble donnerquelque corps aux hypothèses du grand Fred ; d’autant plus quele fait de Robert Darzac se trouvant dans la «Chambre Jaune»pourrait venir corroborer l’explication du policier sur la façondont l’assassin se serait enfui : M. Stangerson l’aurait laissépasser pour éviter un effroyable scandale ! C’est, du reste,cette hypothèse, que je crois fausse, qui égarera Frédéric Larsan,et ceci ne serait point pour me déplaire, s’il n’y avait pas uninnocent en cause ! Maintenant, cette hypothèse égare-t-elleréellement Frédéric Larsan ? Voilà ! Voilà !Voilà !

– Eh ! Frédéric Larsan a peut-être raison !m’écriai-je, interrompant Rouletabille… Êtes-vous sûr que M. Darzacsoit innocent ? Il me semble que voilà bien des fâcheusescoïncidences…

– Les coïncidences, me répondit mon ami, sont les pires ennemiesde la vérité.

– Qu’en pense aujourd’hui le juge d’instruction ?

– M. de Marquet, le juge d’instruction, hésite à découvrir M.Robert Darzac sans aucune preuve certaine. Non seulement, il auraitcontre lui toute l’opinion publique, sans compter la Sorbonne, maisencore M. Stangerson et Mlle Stangerson. Celle-ci adore M. RobertDarzac. Si peu qu’elle ait vu l’assassin, on ferait croiredifficilement au public qu’elle n’eût point reconnu M. RobertDarzac, si M. Robert Darzac avait été l’agresseur. La «ChambreJaune» était obscure, sans doute, mais une petite veilleuse tout demême l’éclairait, ne l’oubliez pas. Voici, mon ami, où en étaientles choses quand, il y a trois jours, ou plutôt trois nuits,survint cet événement inouï dont je vous parlais tout à l’heure.»

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