SOCRATE
Donc celui qui court mal, fait une chose mauvaise et
laide en fait de course?
HIPPIAS.
Oui: qui en doute?
SOCRATE
Celui qui court lentement ne court-il pas mal?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE
Le bon coureur ne fait-il point cette chose mauvaise et
laide, parce qu’il le veut bien; et le mauvais, malgré lui?
HIPPIAS.
Selon toute apparence.
SOCRATE
Dans la course, par conséquent, celui qui fait mal malgré
soi, est plus mauvais que celui qui fait mal de plein
gré?
HIPPIAS.
Oui, dans la course.
SOCRATE
Et dans la lutte? De deux lutteurs dont l’un tombe
volontairement, et l’autre malgré lui, quel est le meilleur?
HIPPIAS.
Le premier sans doute.
SOCRATE
En fait de lutte, n’est-il pas plus mauvais et plus laid
d’être renversé que de renverser?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE
Dans la lutte donc, celui qui fait exprès une chose
mauvaise et laide est meilleur lutteur qu’un autre qui la
fait malgré lui?
HIPPIAS.
Il paraît qu’oui.
SOCRATE
Et dans tous les autres exercices du corps, celui dont le
corps est bien disposé ne peut-il pas faire également les
actions fortes et les faibles, les laides et les belles;
en sorte que dans ce qui se fait de mauvais par rapport
au corps, celui dont le corps est en meilleur état le fait
volontairement, et celui dont le corps est mal affecté,
malgré lui?
HIPPIAS.
Cela paraît vrai en ce qui regarde la force.
SOCRATE
Et en ce qui regarde la grâce, Hippias, n’appartient-il pas
au corps le mieux fait d’exécuter volontairement les
figures laides et mauvaises, et au corps le plus mal fait
d’exécuter les mêmes figures involontairement? Que t’en
semble?
HIPPIAS.
J’en conviens.
SOCRATE
Le défaut de grâce, s’il est volontaire, suppose
donc les bonnes qualités du corps, et les mauvaises s’il
est involontaire.
HIPPIAS.
Il y a apparence.
SOCRATE
Et que penses-tu de la voix? Quelle est, à ton avis, la
meilleure, de celle qui détonne volontairement, ou de
celle qui détonne involontairement?
HIPPIAS.
C’est la première.
SOCRATE
La seconde est donc la plus mauvaise?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE
Qu’aimerais-tu mieux avoir, des biens ou des maux?
HIPPIAS.
Les biens.
SOCRATE
Que préférerais-tu, des pieds qui boiteraient
volontairement, ou de ceux qui boiteraient
involontairement?
HIPPIAS.
Je préférerais les premiers.
SOCRATE
Le boitement dans les pieds n’est-il pas un vice et une
difformité?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE
Eh quoi! la vue basse n’est-elle pas un vice des yeux?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE
Quels yeux aimerais-tu mieux avoir, et desquels
voudrais-tu plutôt te servir, de ceux avec lesquels on ne
voit goutte ou l’on voit de travers volontairement, ou de
ceux en qui ces défauts sont involontaires?
HIPPIAS.
J’aimerais mieux les premiers.
SOCRATE
Tu regardes donc les parties de toi-même qui font mal
volontairement, comme meilleures que celles qui font
mal involontairement?
HIPPIAS.
Oui, celles que tu viens de nommer.
SOCRATE
Ainsi pour toutes les autres parties, par exemple, pour
les oreilles, le nez, la bouche, et les autres sens, il y a un
même principe, savoir, que les sens qui s’acquittent
mal involontairement de leurs fonctions, ne sont
nullement désirables, parce qu’ils sont mauvais; au lieu
que ceux qui s’en acquittent mal volontairement, sont
désirables, parce qu’ils sont bons.
HIPPIAS.
Cela semble évident.
SOCRATE
Et par rapport aux instruments, qui sont ceux dont il vaut
mieux se servir, ceux avec lesquels on fait mal
involontairement, ou ceux avec qui on fait mal
volontairement? Par exemple, le gouvernai avec lequel
on gouverne mal malgré soi est-il meilleur que celui avec
lequel on gouverne mal volontairement?
HIPPIAS.
Non, c’est le dernier.
SOCRATE
N’en doit-on pas dire autant de l’arc, de la lyre, des
flûtes et des autres instruments?
HIPPIAS.
Tu as raison.
SOCRATE
Quoi encore! s’il s’agit de l’âme d’un cheval, laquelle
vaut-il mieux avoir, de celle avec qui on chevauchera mal
volontairement, ou de l’autre?
HIPPIAS.
La première.
SOCRATE
Elle est donc meilleure?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE
Ainsi, avec la meilleure âme de cheval on fera mal
volontairement les actions qui dépendent de cette âme,
et avec la mauvaise on les fera involontairement?
HIPPIAS.
Sans doute.
SOCRATE
N’en est-il pas de même à l’égard du chien et des autres
animaux?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE
Mais quoi! quelle est l’âme d’archer qu’il vaut mieux
posséder, celle qui manque volontairement le but,
ou celle qui le manque malgré elle?
HIPPIAS.
C’est la première.
SOCRATE
Elle est donc la meilleure en ce qui concerne l’adresse à
tirer de l’arc?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE
L’âme qui manque involontairement est donc plus
mauvaise que l’autre?
HIPPIAS.
Oui, quand il est question de tirer une flèche.
SOCRATE
Et quand il s’agit de médecine, l’âme qui fait
volontairement mal dans le traitement du corps n’est-elle
pas la plus habile en fait de médecine?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE
Elle est donc meilleure relativement à cet art que celle
qui ne sait pas traiter les maladies?
HIPPIAS.
Je l’avoue.
SOCRATE
Et par rapport à l’art de jouer du luth et de la flûte, par
rapport à tous les autres arts et sciences, la
meilleure âme, n’est-ce pas celle qui fait à dessein ce
qu’elle fait de mal et de laid, et qui manque
volontairement; et la plus mauvaise, celle qui manque
malgré elle?
HIPPIAS.
Il y a apparence.
SOCRATE
Certainement, en fait d’âmes d’esclaves, nous aimerions
mieux avoir en notre possession celles qui manquent et
font mal volontairement, que celles qui manquent
involontairement, les premières étant meilleures que les
dernières par rapport aux mêmes objets.
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE
Mais quoi! ne voudrions-nous pas que notre âme fût
aussi excellente qu’elle peut l’être?
HIPPIAS.
Assurément.
SOCRATE
Ne sera-t-elle donc pas meilleure si elle fait mal et pèche
volontairement, que de l’autre manière?
HIPPIAS.
Il serait bien étrange, Socrate, que l’homme
volontairement injuste fût meilleur que celui qui est tel
involontairement.
SOCRATE
C’est pourtant ce qui paraît résulter de ce qu’on vient de
dire.
HIPPIAS.
Non pas à moi, certes.
SOCRATE
Je croyais, Hippias, que tu en jugeais de même.
Réponds-moi donc de nouveau. La justice n’est-elle pas
ou une force, ou une science, ou l’une et l’autre? N’est-il
pas nécessaire qu’elle soit une de ces trois choses?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE
Si la justice est une force de l’âme, l’âme qui aura le plus
de force sera la plus juste; car nous avons vu, mon cher,
que c’était la meilleure.
HIPPIAS.
Nous l’avons vu en effet.
SOCRATE
Si c’est une science, l’âme la plus instruite ne sera-t-elle
pas la plus juste; et la plus ignorante, la plus injuste? Et
si c’est l’une et l’autre, n’est-il pas clair que l’âme qui
aura en partage la science et la force sera la plus juste,
et que la plus ignorante et la moins forte sera la plus
injuste? N’est-ce pas une nécessité que cela soit ainsi?
HIPPIAS.
Suivant toute apparence.
SOCRATE
N’avons-nous pas vu que l’âme la plus forte et la plus
instruite est aussi la meilleure, la plus en état de faire
l’un et l’autre, tant le bien que le mal, en tout
genre d’action?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE
Lors donc qu’elle fait des actions honteuses, elle les fait
volontairement, à cause de sa force et de sa science,
qui, prises toutes deux ensemble ou séparément, sont la
justice.
HIPPIAS.
Probablement.
SOCRATE
Commettre une injustice, n’est-ce pas faire mal? n’en pas
commettre, n’est-ce pas faire bien?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE
Par conséquent l’âme la plus forte et la meilleure agira
volontairement, lorsqu’elle se rendra coupable
d’injustice, et la mauvaise agira involontairement.
HIPPIAS.
Il paraît qu’oui.
SOCRATE.
L’homme de bien, n’est-ce pas celui dont l’âme est
bonne; et le méchant, celui dont l’âme est mauvaise?
HIPPIAS.
Oui.