Le Songe d’une nuit d’été

SCÈNE II

OBERON entre avec sa suite par une porte, et TITANIA avec lasienne entre par l’autre.

OBERON. – Malheureuse rencontre, de te trouverau clair de la lune, fière Titania.

TITANIA. – Comment, jaloux Oberon ? –Fées, sortons d’ici : j’ai renoncé à sa couche et à sacompagnie.

OBERON. – Arrête, téméraire infidèle ! Nesuis-je pas ton époux ?

TITANIA. – Alors je dois être ton épouse. Maisje sais le jour que tu t’es dérobé du pays des fées, et que, sousla figure du berger Corin, tu es resté assis tout le jour,soupirant sur des chalumeaux, et parlant en vers de ton amour à latendre Phillida. Pourquoi es-tu revenu des monts les plus reculésde l’Inde ? Ce n’est, certainement, que parce que la robusteamazone, ta maîtresse en brodequins, ton amante guerrière, doitêtre mariée à Thésée ; tu viens pour donner le bonheur et lajoie à leur couche nuptiale ?

OBERON. – Comment n’as-tu pas honte, Titania,de parler malicieusement de mon amitié pour Hippolyte, sachant queje suis instruit de ton amour pour Thésée ? Ne l’as-tu pasconduit dans la nuit à la lueur des étoiles, loin des bras dePérigyne qu’il avait enlevée ? Et ne lui as-tu pas fait violersa foi donnée à la belle Églé, à Ariadne, à Antiope[15] ?

TITANIA. – Ce sont làdes inventions de la jalousie. Jamais, depuis le solstice de l’été,nous ne nous sommes rencontrés sur les collines, dans les vallées,dans les forêts, dans les prairies, auprès des claires fontaines,ou des ruisseaux bordés de joncs, ou sur les plages de la mer, pourdanser nos rondes au sifflement des vents, que tu n’aies troublénos jeux de tes clameurs. Aussi les vents, qui nous faisaiententendre en vain leur murmure, comme pour se venger, ont pompé dela mer des vapeurs contagieuses, qui, venant à tomber sur lescampagnes, ont tellement enflé d’orgueil de misérables rivièresqu’elles ont surmonté leurs bords. Le bœuf a donc porté le joug envain : le laboureur a perdu ses sueurs, et le blé vert s’estgâté avant que le duvet eût revêtu le jeune épi. Les parcs sontrestés vides au milieu de la plaine submergée, et les corbeauxs’engraissent de la mortalité des troupeaux : les jeux demerelles[16] sontcomblés de fange, et les jolis labyrinthes serpentant sur lafolâtre verdure ne peuvent plus se distinguer parce qu’on ne lesfréquente plus. Les mortels de l’espèce humaine[17] sontsevrés de leurs fêtes d’hiver ; il n’y a plus de chants, plusd’hymnes, plus de noëls qui égayent les longues nuits. – Aussi lalune, cette souveraine des flots, pâle de courroux, inonde l’aird’humides vapeurs, qui font pleuvoir les maladies catarrhales[18] :et, au milieu de ce trouble des éléments, nous voyons les saisonschanger ; les frimas, à la blanche chevelure, tomber sur letendre sein de la rose vermeille ; le vieux hiver étale, commepar dérision, autour de son menton et de sa tête glacée, uneguirlande de tendres boutons de fleurs. Le printemps, l’été, lefertile automne, l’hiver chagrin, échangent leur livréeordinaire ; et le monde étonné ne peut plus les distinguer parleurs productions. Toute cette série de maux provient de nos débatset de nos dissensions ; c’est nous qui en sommes les auteurset la source.

OBERON. – Ehbien ! réformez ces désordres ; cela dépend de vous.Pourquoi Titania contrarierait-elle son Oberon ? Je ne luidemande qu’un petit garçon, pour en faire mon page d’honneur[19].

TITANIA. – Mettez votrecœur en repos. Tout le royaume des fées n’achèterait pas de moi cetenfant : sa mère était initiée à mes mystères ; etmaintes fois la nuit, dans l’air parfumé de l’Inde, elle a bavardéauprès de moi ; maintes fois, assise à mes côtés sur lessables dorés de Neptune, elle observait les commerçants embarquéssur les flots. Après que nous avions ri de voir les voiless’enfler, et s’arrondir sous les caresses du vent, elle se mettaità vouloir les imiter, et d’une démarche gracieuse et balancée,poussant en avant son ventre, riche alors de mon jeune écuyer,comme un vaisseau voguant sur la plaine, elle m’allait chercher desbagatelles, pour revenir ensuite à moi, comme d’un long voyage,chargée d’une précieuse cargaison. Mais l’infortunée étantmortelle, est morte en donnant la vie à ce jeune enfant, quej’élève pour l’amour d’elle ; c’est pour l’amour de sa mèreque je ne veux pas me séparer de lui.

OBERON. – Combien de temps vous proposez-vousde rester dans le bois ?

TITANIA. – Peut-être jusqu’après le jour desnoces de Thésée. Si vous voulez vous mêler patiemment à nos rondes,et assister à nos ébats au clair de la lune, venez avec nous ;sinon, évitez-moi, et je ne troublerai pas vos retraites.

OBERON. – Donnez-moi cet enfant, et je suisprêt à vous suivre.

TITANIA. – Pas pour votre royaume. – Allons,fées, partons. Nous passerons toute la nuit à quereller, si jereste plus longtemps.

(Titania sort avec sa suite.)

OBERON. – Eh bien ! va, poursuis ;mais tu ne sortiras pas de ce bosquet que je ne t’aie tourmentée,pour me venger de cet outrage. – Mon gentil Puck, approche ici. Tute souviens d’un jour où j’étais assis sur un promontoire, et quej’entendis une sirène, portée sur le dos d’un dauphin, proférer dessons si doux et si harmonieux, que la mer courroucée s’apaisa auxaccents de sa voix, et maintes étoiles transportées s’élancèrent deleur sphère pour entendre la musique de cette fille del’Océan ?

PUCK. – Oui, je m’en souviens.

OBERON. – Eh bien ! dans le temps, je vis(mais tu ne pus le voir, toi) Cupidon tout armé[20] volerentre la froide lune et la terre : il visa au cœur d’unecharmante Vestale, assise sur un trône d’Occident ; il décochade son arc un trait d’amour bien acéré, comme s’il eût voulu percerd’un seul coup cent mille cœurs. Mais je vis la flèche enflammée dujeune Cupidon s’éteindre dans les humides rayons de la chaste lune,et la prêtresse couronnée, le cœur libre, continua sa marche,plongée dans ses pensées virginales[21]. Jeremarquai où vint tomber le trait de Cupidon ; il tomba surune petite fleur d’Occident. – Auparavant elle était blanche commele lait, depuis elle est pourpre par la blessure de l’amour ;et les jeunes filles l’appellent pensée[22] :va me chercher cette fleur. Je te l’ai montrée une fois. Son suc,exprimé sur les paupières endormies d’un homme ou d’une femme, lesrend amoureux fous de la première créature vivante qui s’offre àleurs regards. Apporte-moi cette fleur, et sois revenu ici avantque le Léviathan ait pu nager une lieue.

PUCK. – J’entourerai d’uneceinture le globe de la terre en quarante minutes.

(Il sort.)

OBERON. – Lorsqu’une fois j’aurai le suc decette plante, j’épierai l’instant où Titania sera endormie, et j’enlaisserai tomber une goutte sur ses yeux. Le premier objet qu’ilsverront à son réveil, fût-ce un lion, un ours, un loup, un taureau,une guenon curieuse ou un singe affairé, elle le poursuivra avec uncœur plein d’amour ; et avant que j’ôte ce charme de sa vue,ce que je peux faire avec une autre plante, je l’obligerai à mecéder son page. Mais qui vient en ces lieux ? Je suisinvisible[23], et jeveux entendre leur entretien.

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