Arnolphe
Mon Dieu, notre ami, ne vous tourmentez point :
Bien huppé qui pourra m’attraper sur ce point.
Je sais les tours rusés et les subtiles trames
Dont pour nous en planter savent user les femmes,
Et comme on est dupé par leurs dextérités.
Contre cet incident j’ai pris mes sûretés ;
Et celle que j’épouse a toute l’innocence
Qui peut sauver mon front de maligne influence.
Chrysalde
Et que prétendez-vous qu’une sotte, en un mot…
Arnolphe
Epouser une sotte est pour n’être point sot.
Je crois, en bon chrétien, votre moitié fort sage ;
Mais une femme habile est un mauvais présage ;
Et je sais ce qu’il coûte à de certaines gens
Pour avoir pris les leurs avec trop de talens.
Moi, j’irois me charger d’une spirituelle
Qui ne parleroit rien que cercle et que ruelle,
Qui de prose et de vers feroit de doux écrits,
Et que visiteroient marquis et beaux esprits,
Tandis que, sous le nom du mari de Madame, Je serois comme un saint que pas un ne réclame ?
Non, non, je ne veux point d’un esprit qui soit haut ;
Et femme qui compose en sait plus qu’il ne faut.
Je prétends que la mienne, en clartés peu sublime,
Même ne sache pas ce que c’est qu’une rime ;
Et s’il faut qu’avec elle on joue au corbillon
Et qu’on vienne à lui dire à son tour : « Qu’y met-on ? «
Je veux qu’elle réponde : « Une tarte à la crème » ;
En un mot, qu’elle soit d’une ignorance extrême ;
Et c’est assez pour elle, à vous en bien parler,
De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer.
Chrysalde
Une femme stupide est donc votre marotte ?
Arnolphe
Tant, que j’aimerois mieux une laide bien sotte
Qu’une femme fort belle avec beaucoup d’esprit.
Chrysalde
L’esprit et la beauté…
Arnolphe
L’honnêteté suffit.
Chrysalde
Mais comment voulez-vous, après tout, qu’une bête
Puisse jamais savoir ce que c’est qu’être honnête ?
Outre qu’il est assez ennuyeux, que je croi, D’avoir toute sa vie une bête avec soi,
Pensez-vous le bien prendre, et que sur votre idée
La sûreté d’un front puisse être bien fondée ?
Une femme d’esprit peut trahir son devoir ;
Mais il faut pour le moins qu’elle ose le vouloir ;
Et la stupide au sien peut manquer d’ordinaire,
Sans en avoir l’envie et sans penser le faire.
Arnolphe
A ce bel argument, à ce discours profond,
Ce que Pantagruel à Panurge répond :
Pressez-moi de me joindre à femme autre que sotte,
Prêchez, patrocinez jusqu’à la Pentecôte ;
Vous serez ébahi, quand vous serez au bout,
Que vous ne m’aurez rien persuadé du tout.
Chrysalde
Je ne vous dis plus mot.
Arnolphe
Chacun a sa méthode.
En femme, comme en tout, je veux suivre ma mode.
Je me vois riche assez pour pouvoir, que je croi,
Choisir une moitié qui tienne tout de moi,
Et de qui la soumise et pleine dépendance
N’ait à me reprocher aucun bien ni naissance.
Un air doux et posé, parmi d’autres enfans,
M’inspira de l’amour pour elle dès quatre ans ;
Sa mère se trouvant de pauvreté pressée, De la lui demander il me vint la pensée ;
Et la bonne paysanne, apprenant mon desir,
A s’ôter cette charge eut beaucoup de plaisir.
Dans un petit couvent, loin de toute pratique,
Je la fis élever selon ma politique,
C’est-à-dire ordonnant quels soins on emploîroit
Pour la rendre idiote autant qu’il se pourroit.
Dieu merci, le succès a suivi mon attente :
Et grande, je l’ai vue à tel point innocente,
Que j’ai béni le Ciel d’avoir trouvé mon fait,
Pour me faire une femme au gré de mon souhait.
Je l’ai donc retirée ; et comme ma demeure
A cent sortes de monde est ouverte à toute heure,
Je l’ai mise à l’écart, comme il faut tout prévoir,
Dans cette autre maison où nul ne me vient voir ;
Et pour ne point gâter sa bonté naturelle,
Je n’y tiens que des gens tout aussi simples qu’elle,
Vous me direz : Pourquoi cette narration ?
C’est pour vous rendre instruit de ma précaution.
Le résultat de tout est qu’en ami fidèle
Ce soir je vous invite à souper avec elle ;
Je veux que vous puissiez un peu l’examiner,
Et voir si de mon choix on me doit condamner.
Chrysalde
J’y consens.
Arnolphe
Vous pourrez, dans cette conférence,
Juger de sa personne et de son innocence.
Chrysalde
Pour cet article-là, ce que vous m’avez dit
Ne peut…
Arnolphe
La vérité passe encor mon récit.
Dans ses simplicités à tous coups je l’admire,
Et parfois elle en dit dont je pâme de rire.
L’autre jour (pourroit-on se le persuader ? ),
Elle étoit fort en peine, et me vint demander,
Avec une innocence à nulle autre pareille,
Si les enfants qu’on fait se faisoient par l’oreille.
Chrysalde
Je me réjouis fort, seigneur Arnolphe…
Arnolphe
Bon !
Me voulez-vous toujours appeler de ce nom ?
Chrysalde
Ah ! malgré que j’en aie, il me vient à la bouche,
Et jamais je ne songe à Monsieur de la Souche.
Qui diable vous a fait aussi vous aviser,
A quarante et deux ans, de vous débaptiser, Et d’un vieux tronc pourri de votre métairie
Vous faire dans le monde un nom de seigneurie ?
Arnolphe
Outre que la maison par ce nom se connoît,
La Souche plus qu’Arnolphe à mes oreilles plaît.
Chrysalde
Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères
Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimères !
De la plupart des gens c’est la démangeaison ;
Et, sans vous embrasser dans la comparaison,
Je sais un paysan qu’on appeloit Gros-Pierre,
Qui n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre,
Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux,
Et de Monsieur de l’Isle en prit le nom pompeux.
Arnolphe
Vous pourriez vous passer d’exemples de la sorte.
Mais enfin de la Souche est le nom que je porte :
J’y vois de la raison, j’y trouve des appas ;
Et m’appeler de l’autre est ne m’obliger pas.
Chrysalde
Cependant la plupart ont peine à s’y soumettre,
Et je vois même encor des adresses de lettre…
Arnolphe
Je le souffre aisément de qui n’est pas instruit ;
Mais vous…
Chrysalde
Soit : là-dessus nous n’aurons point de bruit.
Et je prendrai le soin d’accoutumer ma bouche
A ne plus vous nommer que Monsieur de la Souche.
Arnolphe
Adieu. Je frappe ici pour donner le bonjour,
Et dire seulement que je suis de retour.
Chrysalde, s’en allant.
Ma foi, je le tiens fou de toutes les manières.
Arnolphe
Il est un peu blessé sur certaines matières.
Chose étrange de voir comme avec passion
Un chacun est chaussé de son opinion !
Holà !
Scène II
Alain, Georgette, Arnolphe
Alain
Qui heurte ?
Arnolphe
Ouvrez. On aura, que je pense,
Grande joie à me voir après dix jours d’absence.
Alain
Qui va là ?
Arnolphe
Moi.
Alain
Georgette !
Georgette
Hé bien ?
Alain
Ouvre là-bas.
Georgette
Vas-y, toi.
Alain
Vas-y, toi.
Georgette
Ma foi, je n’irai pas.
Alain
Je n’irai pas aussi.
Arnolphe
Belle cérémonie
Pour me laisser dehors ! Holà ho, je vous prie.
Georgette
Qui frappe ?
Arnolphe
Votre maître.
Georgette
Alain !
Alain
Quoi ?
Georgette
C’est Monsieu.
Ouvre vite.
Alain
Ouvre, toi.
Georgette
Je souffle notre feu.
Alain
J’empêche, peur du chat, que mon moineau ne sorte.
Arnolphe
Quiconque de vous deux n’ouvrira pas la porte
N’aura point à manger de plus de quatre jours.
Ha !
Georgette
Par quelle raison y venir, quand j’y cours ?
Alain
Pourquoi plutôt que moi ? Le plaisant strodagème !
Georgette
Ote-toi donc de là.
Alain
Non, ôte-toi, toi-même.
Georgette
Je veux ouvrir la porte.
Alain
Et je veux l’ouvrir, moi.
Georgette
Tu ne l’ouvriras pas.
Alain
Ni toi non plus.
Georgette
Ni toi.
Arnolphe
Il faut que j’aie ici l’âme bien patiente !
Alain
Au moins, c’est moi, Monsieur.
Georgette
Je suis votre servante,
C’est moi.
Alain
Sans le respect de Monsieur que voilà,
Je te…
Arnolphe, recevant un coup d’Alain.
Peste !
Alain
Pardon.
Arnolphe
Voyez ce lourdaud-là !
Alain
C’est elle aussi, Monsieur…
Arnolphe
Que tous deux on se taise,
Songez à me répondre, et laissons la fadaise.
Hé bien, Alain, comment se porte-t-on ici ?
Alain
Monsieur, nous nous… Monsieur, nous nous por… Dieu merci,
Nous nous…
(Arnolphe ôte par trois fois le chapeau de dessus la tête d’Alain.)
Arnolphe
Qui vous apprend, impertinente bête,
A parler devant moi le chapeau sur la tête ?
Alain
Vous faites bien, j’ai tort.
Arnolphe, à Alain.
Faites descendre Agnès.
Arnolphe, à Georgette.
Lorsque je m’en allai, fut-elle triste après ?
Georgette
Triste ? Non.
Arnolphe
Non ?
Georgette
Si fait.
Arnolphe
Pourquoi donc… ?
Georgette
Oui, je meure,
Elle vous croyoit voir de retour à toute heure ;
Et nous n’oyions jamais passer devant chez nous
Cheval, âne, ou mulet, qu’elle ne prît pour vous.
Scène III
Agnès, Alain, Georgette, Arnolphe
Arnolphe
La besogne à la main ! C’est un bon témoignage.
Hé bien ! Agnès, je suis de retour du voyage :
En êtes-vous bien aise ?
Agnès
Oui, Monsieur, Dieu merci.
Arnolphe
Et moi de vous revoir je suis bien aise aussi.
Vous vous êtes toujours, comme on voit, bien portée ?
Agnès
Hors les puces, qui m’ont la nuit inquiétée.
Arnolphe
Ah ! vous aurez dans peu quelqu’un pour les chasser.
Agnès
Vous me ferez plaisir.
Arnolphe
Je le puis bien penser.
Que faites-vous donc là ?
Agnès
Je me fais des cornettes.
Vos chemises de nuit et vos coiffes sont faites.
Arnolphe
Ha ! voilà qui va bien. Allez, montez là-haut :
Ne vous ennuyez point, je reviendrai tantôt,
Et je vous parlerai d’affaires importantes.
(Tous étant rentrés.)
Héroïnes du temps, Mesdames les savantes,
Pousseuses de tendresse et de beaux sentimens,
Je défie à la fois tous vos vers, vos romans,
Vos lettres, billets doux, toute votre science
De valoir cette honnête et pudique ignorance.
Scène IV
Horace, Arnolphe
Arnolphe
Ce n’est point par le bien qu’il faut être ébloui ;
Et pourvu que l’honneur soit… Que vois-je ? Est-ce ? … Oui.
Je me trompe. Nenni. Si fait. Non, c’est lui-même.
Hor…
Horace
Seigneur Ar…
Arnolphe
Horace !
Horace
Arnolphe.
Arnolphe
Ah ! joie extrême !
Et depuis quand ici ?
Horace
Depuis neuf jours.
Arnolphe
Vraiment ?
Horace
Je fus d’abord chez vous, mais inutilement.