L’école des femmes de Molière

Le notaire

Le douaire se règle au bien qu’on vous apporte.

Arnolphe, sans le voir.

Je l’aime, et cet amour est mon grand embarras.

Le notaire

On peut avantager une femme en ce cas.

Arnolphe, sans le voir.

Quel traitement lui faire en pareille aventure ?

Le notaire

L’ordre est que le futur doit douer la future

Du tiers du dot qu’elle a ; mais cet ordre n’est rien,

Et l’on va plus avant lorsque l’on le veut bien.

Arnolphe, sans le voir.

Si…

Le notaire, Arnolphe l’apercevant.

Pour le préciput, il les regarde ensemble.

Je dis que le futur peut comme bon lui semble

Douer la future.

Arnolphe, l’ayant aperçu.

Euh ?

Le notaire

Il peut l’avantager

Lorsqu’il l’aime beaucoup et qu’il veut l’obliger,

Et cela par douaire, ou préfix qu’on appelle,

Qui demeure perdu par le trépas d’icelle,

Ou sans retour, qui va de ladite à ses hoirs,

Ou coutumier, selon les différents vouloirs,

Ou par donation dans le contrat formelle,

Qu’on fait ou pure et simple, ou qu’on fait mutuelle.

Pourquoi hausser le dos ? Est-ce qu’on parle en fat,

Et que l’on ne sait pas les formes d’un contrat ?

Qui me les apprendra ? Personne, je présume.

Sais-je pas qu’étant joints, on est par la Coutume

Communs en meubles, biens immeubles et conquêts,

A moins que par un acte on y renonce exprès ?

Sais-je pas que le tiers du bien de la future

Entre en communauté pour…

Arnolphe

Oui, c’est chose sûre,

Vous savez tout cela ; mais qui vous en dit mot ?

Le notaire

Vous, qui me prétendez faire passer pour sot,

En me haussant l’épaule et faisant la grimace.

Arnolphe

La peste soit fait l’homme, et sa chienne de face !

Adieu : c’est le moyen de vous faire finir.

Le notaire

Pour dresser un contrat m’a-t-on pas fait venir ?

Arnolphe

Oui, je vous ai mandé ; mais la chose est remise,

Et l’on vous mandera quand l’heure sera prise,

Voyez quel diable d’homme avec son entretien !

Le notaire

Je pense qu’il en tient, et je crois penser bien.

Scène III

Le notaire, Alain, Georgette, Arnolphe

Le notaire

M’êtes-vous pas venu querir pour votre maître ?

Alain

Oui.

Le notaire

J’ignore pour qui vous le pouvez connoître,

Mais allez de ma part lui dire de ce pas

Que c’est un fou fieffé.

Georgette

Nous n’y manquerons pas.

Scène IV

Alain, Georgette, Arnolphe

Alain

Monsieur…

Arnolphe

Approchez-vous : vous êtes mes fidèles,

Mes bons, mes vrais amis, et j’en sais des nouvelles.

Alain

Le Notaire…

Arnolphe

Laissons, c’est pour quelque autre jour.

On veut à mon honneur jouer d’un mauvais tour ;

Et quel affront pour vous, mes enfants, pourroit-ce être,

Si l’on avoit ôté l’honneur à votre maître !

Vous n’oseriez après paroître en nul endroit,

Et chacun, vous voyant, vous montreroit au doigt.

Donc, puisque autant que moi l’affaire vous regarde,

Il faut de votre part faire une telle garde,

Que ce galand ne puisse en aucune façon…

Georgette

Vous nous avez tantôt montré notre leçon.

Arnolphe

Mais à ses beaux discours gardez bien de vous rendre.

Alain

Oh ! vraiment.

Georgette

Nous savons comme il faut s’en défendre.

Arnolphe

S’il venoit doucement : « Alain, mon pauvre coeur,

Par un peu de secours soulage ma langueur. »

Alain

Vous êtes un sot.

Arnolphe

(A Georgette.)

Bon. « Georgette, ma mignonne,

Tu me parois si douce et si bonne personne. »

Georgette

Vous êtes un nigaud.

Arnolphe

(A Alain.)

Bon. « Quel mal trouves-tu

Dans un dessein honnête et tout plein de vertu ? « 

Alain

Vous êtes un fripon.

Arnolphe

(A Georgette.)

Fort bien. « Ma mort est sûre,

Si tu ne prends pitié des peines que j’endure. »

Georgette

Vous êtes un benêt, un impudent.

Arnolphe

Fort bien.

Je ne suis pas un homme à vouloir rien pour rien ;

Je sais, quand on me sert, en garder la mémoire ;

Cependant, par avance, Alain, voilà pour boire ;

Et voilà pour t’avoir, Georgette, un cotillon :

(Ils tendent tous deux la main et prennent l’argent.)

Ce n’est de mes bienfaits qu’un simple échantillon.

Toute la courtoisie enfin dont je vous presse,

C’est que je puisse voir votre belle maîtresse. »

Georgette, le poussant.

A d’autres.

Arnolphe

Bon cela.

Alain, le poussant.

Hors d’ici.

Arnolphe

Bon.

Georgette, le poussant.

Mais tôt.

Arnolphe

Bon. Holà ! c’est assez.

Georgette

Fais-je pas comme il faut ?

Alain

Est-ce de la façon que vous voulez l’entendre ?

Arnolphe

Oui, fort bien, hors l’argent, qu’il ne falloit pas prendre.

Georgette

Nous ne nous sommes pas souvenus de ce point.

Alain

Voulez-vous qu’à l’instant nous recommencions ?

Arnolphe

Point :

Suffit. Rentrez tous deux.

Alain

Vous n’avez rien qu’à dire.

Arnolphe

Non, vous dis-je ; rentrez, puisque je le désire.

Je vous laisse l’argent. Allez : je vous rejoins.

Ayez bien l’oeil à tout, et secondez mes soins.

Scène V

Arnolphe

Je veux, pour espion qui soit d’exacte vue,

Prendre le savetier du coin de notre rue.

Dans la maison toujours je prétends la tenir,

Y faire bonne garde, et surtout en bannir

Vendeuses de ruban, perruquières, coiffeuses,

Faiseuses de mouchoirs, gantières, revendeuses,

Tous ces gens qui sous main travaillent chaque jour

A faire réussir les mystères d’amour.

Enfin j’ai vu le monde et j’en sais les finesses.

Il faudra que mon homme ait de grandes adresses

Si message ou poulet de sa part peut entrer.

Scène VI

Horace, Arnolphe

Horace

La place m’est heureuse à vous y rencontrer

Je viens de l’échapper bien belle, je vous jure.

Au sortir d’avec vous, sans prévoir l’aventure,

Seule dans son balcon j’ai vu paroître Agnès,

Qui des arbres prochains prenoit un peu le frais.

Après m’avoir fait signe, elle a su faire en sorte,

Descendant au jardin, de m’en ouvrir la porte ;

Mais à peine tous deux dans sa chambre étions-nous,

Qu’elle a sur les degrés entendu son jaloux ;

Et tout ce qu’elle a pu dans un tel accessoire,

C’est de me renfermer dans une grande armoire.

Il est entré d’abord : je ne le voyois pas,

Mais je l’oyois marcher, sans rien dire, à grands pas,

Poussant de temps en temps des soupirs pitoyables,

Et donnant quelquefois de grands coups sur les tables,

Frappant un petit chien qui pour lui s’émouvoit,

Et jetant brusquement les hardes qu’il trouvoit ;

Il a même cassé, d’une main mutinée,

Des vases dont la belle ornoit sa cheminée ;

Et sans doute il faut bien qu’à ce becque cornu

Du trait qu’elle a joué quelque jour soit venu.

Enfin, après cent tours, ayant de la manière

Sur ce qui n’en peut mais déchargé sa colère,

Mon jaloux inquiet, sans dire son ennui, Est sorti de la chambre, et moi de mon étui.

Nous n’avons point voulu, de peur du personnage,

Risquer à nous tenir ensemble davantage :

C’étoit trop hasarder ; mais je dois, cette nuit,

Dans sa chambre un peu tard m’introduire sans bruit.

En toussant par trois fois je me ferai connoître ;

Et je dois au signal voir ouvrir la fenêtre,

Dont, avec une échelle, et secondé d’Agnès,

Mon amour tâchera de me gagner l’accès.

Comme à mon seul ami, je veux bien vous l’apprendre :

L’allégresse du coeur s’augmente à la répandre ;

Et goûtât-on cent fois un bonheur trop parfait,

On n’en est pas content, si quelqu’un ne le sait.

Vous prendre part, je pense, à l’heur de mes affaires.

Adieu. Je vais songer aux choses nécessaires.

Scène VII

Arnolphe

Quoi ? l’astre qui s’obtine à me désespérer

Ne me donnera pas le temps de respirer ?

Coup sur coup je verrai, par leur intelligence,

De mes soins vigilants confondre la prudence ?

Et je serai la dupe, en ma maturité,

D’une jeune innocente et d’un jeune éventé ?

En sage philosophe on m’a vu, vingt années,

Contempler des marins les tristes destinées,

Et m’instruire avec soin de tous les accidents

Qui font dans le malheur tomber les plus prudents ;

Des disgrâces d’autrui profitant dans mon âme,

J’ai cherché les moyens, voulant prendre une femme,

De pouvoir garantir mon front de tous affronts,

Et le tirer de pair d’avec les autres fronts.

Pour ce noble dessein, j’ai cru mettre en pratique

Tout ce que peut trouver l’humaine politique ;

Et comme si du sort il étoit arrêté

Que nul homme ici-bas n’en seroit exempté,

Après l’expérience et toutes les lumières

Que j’ai pu m’acquérir sur de telles matières,

Après vingt ans et plus de méditation

Pour me conduire en tout avec précaution,

De tant d’autres maris j’aurois quitté la trace

Pour me trouver après dans la même disgrâce ?

Ah ! bourreau de destin, vous en aurez menti.

De l’objet qu’on poursuit je suis encor nanti ; Si son coeur m’est volé par ce blondin funeste,

J’empêcherai du moins qu’on s’empare du reste,

Et cette nuit, qu’on prend pour le galand exploit,

Ne se passera pas si doucement qu’on croit.

Ce m’est quelque plaisir, parmi tant de tristesse,

Que l’on me donne avis du piége qu’on me dresse,

Et que cet étourdi, qui veut m’être fatal,

Fasse son confident de son propre rival.

Scène VIII

Chrysalde, Arnolphe

Chrysalde

Hé bien ! souperons-nous avant la promenade ?

Arnolphe

Non, je jeûne ce soir.

Chrysalde

D’où vient cette boutade ?

Arnolphe

De grâce, excusez-moi : j’ai quelque autre embarras.

Chrysalde

Votre hymen résolu ne se fera-t-il pas ?

Arnolphe

C’est trop s’inquiéter des affaires des autres.

Chrysalde

Oh ! oh ! si brusquement ! Quels chagrins sont les vôtres ?

Seroit-il point, compère, à votre passion

Arrivé quelque peu de tribulation ?

Je le jurerois presque à voir votre visage.

Arnolphe

Quoi qu’il m’arrive, au moins aurai-je l’avantage

De ne pas ressembler à de certaines gens

Qui souffrent doucement l’approche des galans.

Chrysalde

C’est un étrange fait, qu’avec tant de lumières,

Vous vous effarouchiez toujours sur ces matières,

Qu’en cela vous mettiez le souverain bonheur,

Et ne conceviez point au monde d’autre honneur.

Etre avare, brutal, fourbe, méchant et lâche,

N’est rien, à votre avis, auprès de cette tache ;

Et, de quelque façon qu’on puisse avoir vécu,

On est homme d’honneur quand on n’est point cocu.

A le bien prendre au fond, pourquoi voulez-vous croire

Que de ce cas fortuit dépende notre gloire,

Et qu’une âme bien née ait à se reprocher

L’injustice d’un mal qu’on ne peut empêcher ?

Pourquoi voulez-vous, dis-je, en prenant une femme,

Qu’on soit digne, à son choix, de louange ou de blâme,

Et qu’on s’aille former un monstre plein d’effroi

De l’affront que nous fait son manquement de foi ?

Mettez-vous dans l’esprit qu’on peut du cocuage

Se faire en galand homme une plus douce image,

Que des coups du hasard aucun n’étant garant,

Cet accident de soi doit être indifférent,

Et qu’enfin tout le mal, quoi que le monde glose,

N’est que dans la façon de recevoir la chose ;

Car, pour se bien conduire en ces difficultés, Il y faut, comme en tout, fuir les extrémités,

N’imiter pas ces gens un peu trop débonnaires

Qui tirent vanité de ces sortes d’affaires,

De leurs femmes toujours vont citant les galans,

En font partout l’éloge, et prônent leurs talens,

Témoignent avec eux d’étroites sympathies ;

Sont de tous leurs cadeaux, de toutes leurs parties,

Et font qu’avec raison les gens sont étonnés

De voir leur hardiesse à montrer là leur nez.

Ce procédé, sans doute, est tout à fait blâmable ;

Mais l’autre extrémité n’est pas moins condamnable.

Si je n’approuve pas ces amis des galans,

Je ne suis pas aussi pour ces gens turbulens

Dont l’imprudent chagrin, qui tempête et qui gronde,

Attire au bruit qu’il fait les yeux de tout le monde,

Et qui, par cet éclat, semblent ne pas vouloir

Qu’aucun puisse ignorer ce qu’ils peuvent avoir.

Entre ces deux partis il en est un honnête,

Où dans l’occasion l’homme prudent s’arrête ;

Et quand on le sait prendre, on n’a point à rougir

Du pis dont une femme avec nous puisse agir.

Quoi qu’on en puisse dire enfin, le cocuage

Sous des traits moins affreux aisément s’envisage ;

Et, comme je vous dis, toute l’habileté

Ne va qu’à le savoir tourner du bon côté.

Arnolphe

Après ce beau discours, toute la confrérie

Doit un remercîment à Votre Seigneurie ; Et quiconque voudra vous entendre parler

Montrera de la joie à s’y voir enrôler.

Chrysalde

Je ne dis pas cela, car c’est ce que je blâme ;

Mais, comme c’est le sort qui nous donne une femme,

Je dis que l’on doit faire ainsi qu’au jeu de dés,

Où, s’il ne vous vient pas ce que vous demandez,

Il faut jouer d’adresse, et d’une âme réduite

Corriger le hasard par la bonne conduite.

Arnolphe

C’est-à-dire dormir et manger toujours bien,

Et se persuader que tout cela n’est rien.

Chrysalde.

Vous pensez vous moquer ; mais, à ne vous rien feindre,

Dans le monde je vois cent choses plus à craindre.

Et dont je me ferois un bien plus grand malheur

Que de cet accident qui vous fait tant de peur.

Pensez-vous qu’à choisir de deux choses prescrites,

Je n’aimasse pas mieux être ce que vous dites,

Que de me voir mari de ces femmes de bien,

Dont la mauvaise humeur fait un procès sur rien,

Ces dragons de vertu, ces honnêtes diablesses,

Se retranchant toujours sur leurs sages prouesses.

Qui, pour un petit tort qu’elles ne nous font pas,

Prennent droit de traiter les gens de haut en bas,

Et veulent, sur le pied de nous être fidèles, Que nous soyons tenu à tout endurer d’elles ?

Encore un coup, compère, apprenez qu’en effet

Le cocuage n’est que ce que l’on le fait,

Qu’on peut le souhaiter pour de certaines causes,

Et qu’il a ses plaisirs comme les autres choses.

Arnolphe

Si vous êtes d’humeur à vous en contenter,

Quant à moi, ce n’est pas la mienne d’en tâter ;

Et plutôt que subir une telle aventure…

Chrysalde

Mon Dieu ! ne jurez point, de peur d’être parjure.

Si le sort l’a réglé, vos soins sont superflus,

Et l’on ne prendra pas votre avis là-dessus.

Arnolphe

Moi, je serois cocu ?

Chrysalde

Vous voilà bien malade !

Mille gens le sont bien, sans vous faire bravade,

Qui de mine, de coeur, de biens et de maison,

Ne feroient avec vous nulle comparaison.

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