L’école des femmes de Molière

Scène II

Arnolphe, Agnès

Arnolphe, assis.

Agnès, pour m’écouter, laissez là votre ouvrage.

Levez un peu la tête et tournez le visage :

Là, regardez-moi là durant cet entretien,

Et jusqu’au moindre mot imprimez-le-vous bien.

Je vous épouse, Agnès ; et cent fois la journée

Vous devez bénir l’heur de votre destinée,

Contempler la bassesse où vous avez été,

Et dans le même temps admirer ma bonté,

Qui de ce vil état de pauvre villageoise

Vous fait monter au rang d’honorable bourgeoise

Et jouir de la couche et des embrassements

D’un homme qui fuyoit tous ces engagements,

Et dont à vingt partis, fort capables de plaire,

Le coeur a refusé l’honneur qu’il vous veut faire.

Vous devez toujours, dis-je, avoir devant les yeux.

Le peu que vous étiez sans ce noeud glorieux,

Afin que cet objet d’autant mieux vous instruise

A mériter l’état où je vous aurai mise,

A toujours vous connoître, et faire qu’à jamais

Je puisse me louer de l’acte que je fais.

Le mariage, Agnès, n’est pas un badinage :

A d’austères devoirs le rang de femme engage,

Et vous n’y montez pas, à ce que je prétends,

Pour être libertine et prendre du bon temps. Votre sexe n’est là que pour la dépendance :

Du côté de la barbe est la toute-puissance.

Bien qu’on soit deux moitiés de la société,

Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité :

L’une est moitié suprême et l’autre subalterne ;

L’une en tout est soumise à l’autre qui gouverne ;

Et ce que le soldat, dans sons devoir instruit,

Montre d’obéissance au chef qui le conduit,

Le valet à son maître, un enfant à son père,

A son supérieur le moindre petit Frère,

N’approche point encor de la docilité,

Et de l’obéissance, et de l’humilité,

Et du profond respect où la femme doit être

Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître.

Lorsqu’il jette sur elle un regard sérieux,

Son devoir aussitôt est de baisser les yeux,

Et de n’oser jamais le regarder en face

Que quand d’un doux regard il lui veut faire grâce.

C’est ce qu’entendent mal les femmes d’aujourd’hui ;

Mais ne vous gâtez pas sur l’exemple d’autrui.

Gardez-vous d’imiter ces coquettes vilaines

Dont par toute la ville on chante les fredaines,

Et de vous laisser prendre aux assauts du malin,

C’est-à-dire d’ouïr aucun jeune blondin.

Songez qu’en vous faisant moitié de ma personne,

C’est mon honneur, Agnès, que je vous abandonne ;

Que cet honneur est tendre et se blesse de peu ;

Que sur un tel sujet il ne faut point de jeu ;

Et qu’il est aux enfers des chaudières bouillantes Où l’on plonge à jamais les femmes mal vivantes.

Ce que je vous dis là ne sont pas des chansons ;

Et vous devez du coeur dévorer ces leçons.

Si votre âme les suit, et fuit d’être coquette,

Elle sera toujours, comme un lis, blanche et nette ;

Mais s’il faut qu’à l’honneur elle fasse un faux bond,

Elle deviendra lors noire comme un charbon ;

Vous paroîtrez à tous un objet effroyable,

Et vous irez un jour, vrai partage du diable,

Bouillir dans les enfer à toute éternité :

Dont vous veuille garder la céleste bonté !

Faites la révérence. Ainsi qu’une novice

Par coeur dans le couvent doit savoir son office,

Entrant au mariage il en faut faire autant ;

Et voici dans ma poche un écrit important

(Il se lève.)

Qui vous enseignera l’office de la femme.

J’en ignore l’auteur, mais c’est quelque bonne âme ;

Et je veux que ce soit votre unique entretien.

Tenez. Voyons un peu si vous le lirez bien.

Agnès lit.

Les maximes du mariage ou les devoirs de la femme mariée,

Avec son exercice journalier

I. Maxime

Celle qu’un lien honnête

Fait entrer au lit d’autrui,

Doit se mettre dans la tête, Malgré le train d’aujourd’hui,

Que l’homme qui la prend, ne la prend que pour lui.

Arnolphe

Je vous expliquerai ce que cela veut dire ;

Mais pour l’heure présente il ne faut rien que lire.

Agnès poursuit.

II. Maxime

Elle ne se doit parer

Qu’autant que peut desirer

Le mari qui la possède :

C’est lui que touche seul le soin de sa beauté ;

Et pour rien doit être compté

Que les autres la trouvent laide.

III. Maxime

Loin ces études d’oeillades,

Ces eaux, ces blancs, ces pommades,

Et mille ingrédients qui font des teints fleuris :

A l’honneur tous les jours ce sont drogues mortelles ;

Et les soins de paroître belles

Se prennent peu pour les maris.

IV. Maxime

Sous sa coiffe, en sortant, comme l’honneur l’ordonne,

Il faut que de ses yeux elle étouffe les coups,

Car pour bien plaire à son époux, Elle ne doit plaire à personne.

V. Maxime

Hors ceux dont au mari la visite se rend,

La bonne règle défend

De recevoir aucune âme :

Ceux qui, de galante humeur,

N’ont affaire qu’à Madame,

N’accommodent pas Monsieur.

VI. Maxime

Il faut des présents des hommes

Qu’elle se défende bien ;

Car dans le siècle où nous sommes,

On ne donne rien pour rien.

VII. Maxime

Dans ses meubles, dût-elle en avoir de l’ennui,

Il ne faut écritoire, encre, papier, ni plumes :

Le mari doit, dans les bonnes coutumes,

Ecrire tout ce qui s’écrit chez lui.

VIII. Maxime

Ces sociétés déréglées

Qu’on nomme belles assemblées

Des femmes tous les jours corrompent les esprits :

En bonne politique on les doit interdire ;

Car c’est là que l’on conspire

Contre les pauvres maris.

IX. Maxime

Toute femme qui veut à l’honneur se vouer

Doit se défendre de jouer,

Comme d’une chose funeste :

Car le jeu, fort décevant,

Pousse une femme souvent

A jouer de tout son reste.

X. Maxime

Des promenades du temps,

Ou repas qu’on donne aux champs,

Il ne faut point qu’elle essaye :

Selon les prudents cerveaux,

Le mari, dans ces cadeaux,

Est toujours celui qui paye.

XI. Maxime…

Arnolphe

Vous achèverez seule ; et, pas à pas, tantôt

Je vous expliquerai ces choses comme il faut,

Je me suis souvenu d’une petite affaire :

Je n’ai qu’un mot à dire, et ne tarderai guère.

Rentrez, et conservez ce livre chèrement.

Si le Notaire vient, qu’il m’attende un moment.

Scène III

Arnolphe

Je ne puis faire mieux que d’en faire ma femme.

Ainsi que je voudrai, je tournerai cette âme ;

Comme un morceau de cire entre mes mains elle est,

Et je lui puis donner la forme qui me plaît.

Il s’en est peu fallu que, durant mon absence,

On ne m’ait attrapé par son trop d’innocence ;

Mais il vaut beaucoup mieux, à dire vérité,

Que la femme qu’on a pèche de ce côté.

De ces sortes d’erreurs le remède est facile :

Toute personne simple aux leçons est docile ;

Et si du bon chemin on l’a fait écarter,

Deux mots incontinent l’y peuvent rejeter.

Mais une femme habile est bien une autre bête ;

Notre sort ne dépend que de sa seule tête ;

De ce qu’elle s’y met rien ne la fait gauchir,

Et nos enseignements ne font là que blanchir

Son bel esprit lui sert à railler nos maximes,

A se faire souvent des vertus de ces crimes,

Et trouver, pour venir à ses coupables fins,

Des détours à duper l’adresse des plus fins.

Pour se parer du coup en vain en se fatigue :

Une femme d’esprit est un diable en intrigue ;

Et dès que son caprice a prononcé tout bas

L’arrêt de notre honneur, il faut passer le pas :

Beaucoup d’honnêtes gens en pourroient bien que dire.

Enfin, mon étourdi n’aura pas lieu d’en rire. Par son trop de caquet il a ce qu’il lui faut.

Voilà de nos François l’ordinaire défaut :

Dans la possession d’une bonne fortune,

Le secret est toujours ce qui les importune ;

Et la vanité sotte a pour eux tant d’appas,

Qu’ils se pendroient plutôt que de ne causer pas.

Oh ! que les femmes sont du diable bien tentées,

Lorsqu’elles vont choisir ces têtes éventées,

Et que… ! Mais le voici ! … Cachons-nous toujours bien

Et découvrons un peu quel chagrin est le sien.

Scène IV

Horace, Arnolphe

Horace

Je reviens de chez vous, et le destin me montre

Qu’il n’a pas résolu que je vous y rencontre.

Mais j’irai tant de fois, qu’enfin quelque moment…

Arnolphe

Hé ! mon Dieu, n’entrons point dans ce vain compliment :

Rien ne me fâche tant que ces cérémonies ;

Et si l’on m’en croyoit, elles seroient bannies.

C’est un maudit usage ; et la plupart des gens

Y perdent sottement les deux tiers de leur temps.

Mettons donc sans façons. Hé bien ! vos amourettes ?

Puis-je, seigneur Horace, apprendre où vous en êtes ?

J’étois tantôt distrait par quelque vision ;

Mais depuis là-dessus j’ai fait réflexion :

De vos premiers progrès j’admire la vitesse,

Et dans l’événement mon âme s’intéresse.

Horace

Ma foi, depuis qu’à vous s’est découvert mon coeur,

Il est à mon amour arrivé du malheur.

Arnolphe

Oh ! oh ! comment cela ?

Horace

La fortune cruelle

A ramené des champs le patron de la belle.

Arnolphe

Quel malheur !

Horace

Et de plus, à mon très-grand regret,

Il a su de nous deux le commerce secret.

Arnolphe

D’où, diantre, a-t-il sitôt appris cette aventure ?

Horace

Je ne sais ; mais enfin c’est une chose sûre.

Je pensois aller rendre, à mon heure à peu près,

Ma petite visite à ses jeunes attraits,

Lorsque, changeant pour moi de ton et de visage,

Et servante et valet m’ont bouché le passage,

Et d’un « Retirez-vous, vous nous importunez »,

M’ont assez rudement fermé la porte au nez.

Arnolphe

La porte au nez !

Horace

Au nez.

Arnolphe

La chose est un peu forte.

Horace

J’ai voulu leur parler au travers de la porte ;

Mais à tous mes propos ce qu’ils ont répondu

C’est : « Vous n’entrerez point, Monsieur l’a défendu. »

Arnolphe

Ils n’ont donc point ouvert ?

Horace

Non. Et de la fenêtre

Agnès m’a confirmé le retour de ce maître,

En me chassant de là d’un ton plein de fierté,

Accompagné d’un grès que sa main a jeté.

Arnolphe

Comment d’un grès ?

Horace

D’un grès de taille non petite,

Dont on a par ses mains régalé ma visite.

Arnolphe

Diantre ! ce ne sont pas des prunes que cela !

Et je trouve fâcheux l’état où vous voilà.

Horace

Il est vrai, je suis mal par ce retour funeste.

Arnolphe

Certes, j’en suis fâché pour vous, je vous proteste.

Horace

Cet homme me rompt tout.

Arnolphe

Oui. Mais cela n’est rien,

Et de vous raccrocher vous trouverez moyen.

Horace

Il faut bien essayer, par quelque intelligence,

De vaincre du jaloux l’exacte vigilance.

Arnolphe

Cela vous est facile. Et la fille, après tout,

Vous aime.

Horace

Assurément.

Arnolphe

Vous en viendrez à bout.

Horace

Je l’espère.

Arnolphe

Le grès vous a mis en déroute ;

Mais cela ne doit pas vous étonner.

Horace

Sans doute,

Et j’ai compris d’abord que mon homme étoit là,

Qui, sans se faire voir, conduisoit tout cela.

Mais ce qui m’a surpris, et qui va vous surprendre,

C’est un autre incident que vous allez entendre ;

Un trait hardi qu’a fait cette jeune beauté,

Et qu’on n’attendroit point de sa simplicité.

Il le faut avouer, l’amour est un grand maître :

Ce qu’on ne fut jamais il nous enseigne à l’être ;

Et souvent de nos moeurs l’absolu changement

Devient, par ses leçons, l’ouvrage d’un moment ;

De la nature, en nous, il force les obstacles,

Et ses effets soudains ont de l’air des miracles ;

D’un avare à l’instant il fait un libéral,

Un vaillant d’un poltron, un civil d’un brutal ;

Il rend agile à tout l’âme la plus pesante,

Et donne de l’esprit à la plus innocente.

Oui, ce dernier miracle éclate dans Agnès ;

Car, tranchant avec moi par ces termes exprès :

Retirez-vous : mon âme aux visites renonce ;

Je sais tous vos discours, et voilà ma réponse »,

Cette pierre ou ce grès dont vous vous étonniez.

Avec un mot de lettre est tombée à mes pieds ;

Et j’admire de voir cette lettre ajustée Avec le sens des mots et la pierre jetée.

D’une telle action n’êtes-vous pas surpris ?

L’amour sait-il pas l’art d’aiguiser les esprits ?

Et peut-on me nier que ses flammes puissantes

Ne fassent dans un coeur des choses étonnantes ?

Que dites-vous du tour et de ce mot d’écrit ?

Euh ! n’admirez-vous point cette adresse d’esprit ?

Trouvez-vous pas plaisant de voir quel personnage

A joué mon jaloux dans tout ce badinage ?

Dites.

Arnolphe

Oui, fort plaisant.

Horace

Riez-en donc un peu.

(Arnolphe rit d’un ris forcé.)

Cet homme, gendarmé d’abord contre mon feu,

Qui chez lui se retranche, et de grès fait parade,

Comme si j’y voulois entrer par escalade ;

Qui, pour me repousser, dans son bizarre effroi,

Anime du dedans tous ses gens contre moi,

Et qu’abuse à ses yeux, par sa machine même,

Celle qu’il veut tenir dans l’ignorance extrême !

Pour moi, je vous l’avoue, encor que son retour

En un grand embarras jette ici mon amour,

Je tiens cela plaisant autant qu’on sauroit dire,

Je ne puis y songer sans de bon coeur en rire :

Et vous n’en riez pas assez, à mon avis.

Arnolphe, avec un ris forcé.

Pardonnez-moi, j’en ris tout autant que je puis.

Horace

Mais il faut qu’en ami je vous montre la lettre.

Tout ce que son coeur sent, sa main a su l’y mettre,

Mais en termes touchants et tous pleins de bonté,

De tendresse innocente et d’ingénuité,

De la manière enfin que la pure nature

Exprime de l’amour la première blessure.

Arnolphe, bas.

Voilà, friponne, à quoi l’écriture te sert ;

Et contre mon dessein l’art t’en fut découvert.

Horace lit.

Je veux vous écrire, et je suis bien en peine par où je m’y prendrai. J’ai des pensées que je désirerois que vous sussiez ; mais je ne sais comment faire pour vous les dire, et je me défie de mes paroles. Comme je commence à connoître qu’on m’a toujours tenue dans l’ignorance, j’ai peur de mettre quelque chose qui ne soit pas bien, et d’en dire plus que je ne devrois. En vérité, je ne sais ce que vous m’avez fait ; mais je sens que je suis fâchée à mourir de ce qu’on me fait faire contre vous, que j’aurai toutes les peines du monde à me passer de vous, et que je serois bien aise d’être à vous. Peut-être qu’il y a du mal à dire cela ; mais enfin je ne puis

m’empêcher de le dire, et je voudrois que cela se pût faire sans qu’il y en eût. On me dit fort que tous les jeunes hommes sont des trompeurs, qu’il ne les faut point écouter, et que tout ce que vous me dites n’est que pour m’abuser ; mais je vous assure que je n’ai pu encore me figurer cela de vous, et je suis si touchée de vos paroles, que je ne saurois croire qu’elles soient menteuses. Dites-moi franchement ce qui en est ; car enfin, comme je suis sans malice, vous auriez le plus grand tort du monde, si vous me trompiez ; et je pense que j’en mourrois de déplaisir. »

Arnolphe

Hon ! chienne !

Horace

Qu’avez-vous ?

Arnolphe

Moi ? rien. C’est que je tousse.

Horace

Avez-vous jamais vu d’expression plus douce ?

Malgré les soins maudits d’un injuste pouvoir,

Un plus beau naturel peut-il se faire voir ?

Et n’est-ce pas sans doute un crime punissable

De gâter méchamment ce fonds d’âme admirable,

D’avoir dans l’ignorance et la stupidité

Voulu de cet esprit étouffer la clarté ?

L’amour a commencé d’en déchirer le voile ;

Et si, par la faveur de quelque bonne étoile,

Je puis, comme j’espère, à ce franc animal, Ce traître, ce bourreau, ce faquin ; ce brutal…

Arnolphe

Adieu.

Horace

Comment, si vite ?

Arnolphe

Il m’est dans la pensée,

Venu tout maintenant une affaire pressée.

Horace

Mais ne sauriez-vous point, comme on la tient de près,

Qui dans cette maison pourroit avoir accès ?

J’en use sans scrupule ; et ce n’est pas merveille

Qu’on se puisse, entre amis, servir à la pareille.

Je n’ai plus là dedans que gens pour m’observer ;

Et servante et valet, que je viens de trouver,

N’ont jamais, de quelque air que je m’y sois pu prendre,

Adouci leur rudesse à me vouloir entendre.

J’avois pour de tels coups certaine vieille en main,

D’un génie, à vrai dire, au-dessus de l’humain :

Elle m’a dans l’abord servi de bonne sorte ;

Mais depuis quatre jours la pauvre femme est morte.

Ne me pourriez-vous point ouvrir quelque moyen ?

Arnolphe

Non, vraiment ; et sans moi vous en trouverez bien.

Horace

Adieu donc. Vous voyez ce que je vous confie.

Scène V

Arnolphe

Comme il faut devant lui que je me mortifie !

Quelle peine à cacher mon déplaisir cuisant !

Quoi ? pour une innocente un esprit si présent !

Elle a feint d’être telle à mes yeux, la traîtresse,

Ou le diable à son âme a soufflé cette adresse.

Enfin me voilà mort par ce funeste écrit.

Je vois qu’il a, le traître, empaumé son esprit,

Qu’a ma suppression il s’est ancré chez elle ;

Et c’est mon désespoir et ma peine mortelle.

Je souffre doublement dans le vol de son coeur,

Et l’amour y pâtit aussi bien que l’honneur,

J’enrage de trouver cette place usurpée,

Et j’enrage de voir ma prudence trompée.

Je sais que, pour punir son amour libertin,

Je n’ai qu’à laisser faire à son mauvais destin,

Que je serai vengé d’elle par elle-même ;

Mais il est bien fâcheux de perdre ce qu’on aime.

Ciel ! puisque pour un choix j’ai tant philosophé,

Faut-il de ses appas m’être si fort coiffé ! …

Elle n’a ni parents, ni support, ni richesse ;

Elle trahit mes soins, mes bontés, ma tendresse :

Et cependant je l’aime, après ce lâche tour,

Jusqu’à ne me pouvoir passer de cet amour.

Sot, n’as-tu point de honte ? Ah ! je crève, j’enrage,

Et je souffletterois mille fois mon visage.

Je veux entrer un peu, mais seulement pour voir Quelle est sa contenance après un trait si noir.

Ciel, faites que mon front soit exempt de disgrâce ;

Ou bien, s’il est écrit qu’il faille que j’y passe,

Donnez-moi tout au moins, pour de tels accidens,

La constance qu’on voit à de certaines gens !

L’ÉCOLE DES FEMMES – MOLIÈRE > ACTE IV

Acte IV

Scène I

Arnolphe

J’ai peine, je l’avoue, à demeurer en place,

Et de mille soucis mon esprit s’embarrasse,

Pour pouvoir mettre un ordre et dedans et dehors

Qui du godelureau rompe tous les efforts.

De quel oeil la traîtresse a soutenu ma vue !

De tout ce qu’elle a fait elle n’est point émue ;

Et bien qu’elle me mette à deux doigts du trépas,

On diroit, à la voir, qu’elle n’y touche pas.

Plus en la regardant je la voyois tranquille,

Plus je sentois en moi s’échauffer une bile ;

Et ces bouillants transports dont s’enflammoit mon coeur

Y sembloient redoubler mon amoureuse ardeur ;

J’étois aigri, fâché, désespéré contre elle :

Et cependant jamais je ne la vis si belle,

Jamais ses yeux aux miens n’ont paru si perçants,

Jamais je n’eus pour eux des desirs si pressants ;

Et je sens là dedans qu’il faudra que je crève

Si de mon triste sort la disgrâce s’achève.

Quoi ? j’aurai dirigé son éducation

Avec tant de tendresse et de précaution ;

Je l’aurai fait passer chez moi dès son enfance,

Et j’en aurai chéri la plus tendre espérance,

Mon coeur aura bâti sur ses attraits naissans

Et cru la mitonner pour moi durant treize ans,

Afin qu’un jeune fou dont elle s’amourache

Me la vienne enlever jusque sur la moustache, Lorsqu’elle est avec moi mariée à demi !

Non, parbleu ! non, parbleu ! Petit sot, mon ami,

Vous aurez beau tourner : ou j’y perdrai mes peines,

Ou je rendrai, ma foi, vos espérances vaines,

Et de moi tout à fait vous ne vous rirez point.

Scène II

Le notaire, Arnolphe

Le notaire

Ah ! le voilà ! Bonjour. Me voici tout à point

Pour dresser le contrat que vous souhaitez faire.

Arnolphe, sans le voir.

Comment faire ?

Le notaire

Il le faut dans la forme ordinaire.

Arnolphe, sans le voir.

A mes précautions je veux songer de près.

Le notaire

Je ne passerai rien contre vos intérêts.

Arnolphe, sans le voir.

Il se faut garantir de toutes les surprises.

Le notaire

Suffit qu’entre mes mains vos affaires soient mises.

Il ne vous faudra point, de peur d’être déçu,

Quittancer le contrat que vous n’ayez reçu.

Arnolphe, sans le voir.

J’ai peur, si je vais faire éclater quelque chose,

Que de cet incident par la ville on ne cause.

Le notaire

Hé bien ! il est aisé d’empêcher cet éclat,

Et l’on peut en secret faire votre contrat.

Arnolphe, sans le voir.

Mais comment faudra-t-il qu’avec elle j’en sorte ?

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer