Arnolphe
J’étois à la campagne.
Horace
Oui, depuis deux journées.
Arnolphe
Oh ! comme les enfants croissent en peu d’années !
J’admire de le voir au point où le voilà,
Après que je l’ai vu pas plus grand que cela.
Horace
Vous voyez.
Arnolphe
Mais, de grâce. Oronte votre père,
Mon bon et cher ami, que j’estime et révère,
Que fait-il ? que dit-il ? est-il toujours gaillard ?
A tout ce qui le touche, il sait que je prends part :
Nous ne nous sommes vus depuis quatre ans ensemble.
Horace
Ni, qui plus est, écrit l’un à l’autre, me semble.
Il est, seigneur Arnolphe, encor plus gai que nous,
Et j’avois de sa part une lettre pour vous ;
Mais depuis, par une autre, il m’apprend sa venue, Et la raison encor ne m’en est pas connue.
Savez-vous qui peut être un de vos citoyens
Qui retourne en ces lieux avec beaucoup de biens
Qu’il s’est en quatorze ans acquis dans l’Amérique ?
Arnolphe
Non. Vous a-t-on point dit comme on le nomme ?
Horace
Enrique.
Arnolphe
Non.
Horace
Mon père m’en parle, et qu’il est revenu
Comme s’il devoit m’être entièrement connu,
Et m’écrit qu’en chemin ensemble ils se vont mettre
Pour un fait important que ne dit point sa lettre.
Arnolphe
J’aurai certainement grande joie à le voir,
Et pour le régaler je ferai mon pouvoir.
(Après avoir lu la lettre.)
Il faut pour des amis des lettres moins civiles,
Et tous ces compliments sont choses inutiles.
Sans qu’il prît le souci de m’en écrire rien,
Vous pouvez librement disposer de mon bien.
Horace
Je suis homme à saisir les gens par leurs paroles,
Et j’ai présentement besoin de cent pistoles,
Arnolphe
Ma foi, c’est m’obliger que d’en user ainsi,
Et je me réjouis de les avoir ici.
Gardez aussi la bourse.
Horace
Il faut…
Arnolphe
Laissons ce style.
Hé bien ! comment encor trouvez-vous cette ville ?
Horace
Nombreuse en citoyens, superbe en bâtiments ;
Et j’en crois merveilleux les divertissements.
Arnolphe
Chacun a ses plaisirs qu’il se fait à sa guise ;
Mais pour ceux que du nom de galans on baptise,
Ils ont en ce pays de quoi se contenter,
Car les femmes y sont faites à coqueter :
On trouve d’humeur douce et la brune et la blonde,
Et les maris aussi les plus bénins du monde ;
C’est un plaisir de prince ; et des tours que je voi
Je me donne souvent la comédie à moi. Peut-être en avez-vous déjà féru quelqu’une.
Vous est-il point encore arrivé de fortune ?
Les gens faits comme vous font plus que les écus,
Et vous êtes de taille à faire des cocus.
Horace
A ne vous rien cacher de la vérité pure,
J’ai d’amour en ces lieux eu certaine aventure,
Et l’amitié m’oblige à vous en faire part.
Arnolphe
Bon ! voici de nouveau quelque conte gaillard ;
Et ce sera de quoi mettre sur mes tablettes.
Horace
Mais, de grâce, qu’au moins ces choses soient secrètes.
Arnolphe
Oh !
Horace
Vous n’ignorez pas qu’en ces occasions
Un secret éventé rompt nos prétentions.
Je vous avoûrai donc avec pleine franchise
Qu’ici d’une beauté mon âme s’est éprise.
Mes petits soins d’abord ont eu tant de succès,
Que je me suis chez elle ouvert un doux accès ;
Et sans trop me vanter ni lui faire une injure,
Mes affaires y sont en fort bonne posture.
Arnolphe, riant.
Et c’est ?
Horace, lui montrant le logis d’Agnès.
Un jeune objet qui loge en ce logis
Dont vous voyez d’ici que les murs sont rougis ;
Simple, à la vérité, par l’erreur sans seconde
D’un homme qui la cache au commerce du monde,
Mais qui, dans l’ignorance où l’on veut l’asservir,
Fait briller des attraits capables de ravir ;
Un air tout engageant, je ne sais quoi de tendre,
Dont il n’est point de coeur qui se puisse défendre.
Mais peut-être il n’est pas que vous n’ayez bien vu
Ce jeune astre d’amour de tant d’attraits pourvu :
C’est Agnès qu’on l’appelle.
Arnolphe à part.
Ah ! je crève !
Horace
Pour l’homme,
C’est, je crois, de la Zousse ou Souche qu’on le nomme :
Je ne me suis pas fort arrêté sur le nom ;
Riche, à ce qu’on m’a dit, mais des plus sensés, non ;
Et l’on m’en a parlé comme d’un ridicule.
Le connoissez-vous point ?
Arnolphe, à part.
La fâcheuse pilule !
Horace
Eh ! vous ne dites mot ?
Arnolphe
Eh ! oui, je le connoi.
Horace
C’est un fou, n’est-ce pas ?
Arnolphe
Eh…
Horace
Qu’en dites-vous ? quoi ?
Eh ? c’est-à-dire oui ? Jaloux à faire rire ?
Sot ? Je vois qu’il en est ce que l’on m’a pu dire.
Enfin l’aimable Agnès a su m’assujettir.
C’est un joli bijou, pour ne point vous mentir ;
Et ce seroit péché qu’une beauté si rare
Fût laissée au pouvoir de cet homme bizarre.
Pour moi, tous mes efforts, tous mes voeux les plus doux
Vont à m’en rendre maître en dépit du jaloux ;
Et l’argent que de vous j’emprunte avec franchise
N’est que pour mettre à bout cette juste entreprise.
Vous savez mieux que moi, quels que soient nos efforts,
Que l’argent est la clef de tous les grands ressorts,
Et que ce doux métal qui frappe tant de têtes ;
En amour, comme en guerre, avance les conquêtes.
Vous me semblez chagrin : seroit-ce qu’en effet Vous désapprouveriez le dessein que j’ai fait ?
Arnolphe
Non, c’est que je songeois…
Horace
Cet entretien vous lasse :
Adieu. J’irai chez vous tantôt vous rendre grâce.
Arnolphe
Ah ! faut-il… !
Horace, revenant.
Derechef, veuillez être discret,
Et n’allez pas, de grâce, éventer mon secret.
Arnolphe
Que je sens dans mon âme… !
Horace, revenant.
Et surtout à mon père,
Qui s’en feroit peut-être un sujet de colère.
Arnolphe, croyant qu’il revient encore.
Oh ! …
Oh ! que j’ai souffert durant cet entretien !
Jamais trouble d’esprit ne fut égal au mien.
Avec quelle imprudence et quelle hâte extrême
Il m’est venu conter cette affaire à moi-même !
Bien que mon autre nom le tienne dans l’erreur, Etourdi montra-t-il jamais tant de fureur ?
Mais ayant tant souffert, je devois me contraindre
Jusques à m’éclaircir de ce que je dois craindre,
A pousser jusqu’au bout son caquet indiscret,
Et savoir pleinement leur commerce secret.
Tâchons à le rejoindre : il n’est pas loin, je pense.
Tirons-en de ce fait l’entière confidence.
Je tremble du malheur qui m’en peut arriver,
Et l’on cherche souvent plus qu’on ne veut trouver.
L’ÉCOLE DES FEMMES – MOLIÈRE > ACTE II
Acte II
Scène I
Arnolphe
Il m’est, lorsque j’y pense, avantageux sans doute
D’avoir perdu mes pas et pu manquer sa route ;
Car enfin de mon coeur le trouble impérieux
N’eût pu se renfermer tout entier à ses yeux :
Il eût fait éclater l’ennui qui me dévore,
Et je ne voudrois pas qu’il sût ce qu’il ignore.
Mais je ne suis pas homme à gober le morceau,
Et laisser un champ libre aux voeux du damoiseau :
J’en veux rompre le cours et, sans tarder, apprendre
Jusqu’où l’intelligence entre eux a pu s’étendre.
J’y prends pour mon honneur un notable intérêt :
Je la regarde en femme, aux termes qu’elle en est ;
Elle n’a pu faillir sans me couvrir de honte,
Et tout ce qu’elle a fait enfin est sur mon compte.
Eloignement fatal ! voyage malheureux !
(Frappant à la porte.)
Scène II
Alain, Georgette, Arnolphe
Alain
Ah ! Monsieur, cette fois…
Arnolphe
Paix. Venez çà tous deux.
Passez là ? passez là. Venez là, venez dis-je.
Georgette
Ah ! vous me faites peur, et tout mon sang se fige.
Arnolphe
C’est donc ainsi qu’absent vous m’avez obéi ?
Et tous deux de concert vous m’avez donc trahi ?
Georgette
Eh ! ne me mangez pas, Monsieur, je vous conjure.
Alain, à part.
Quelque chien enragé l’a mordu, je m’assure.
Arnolphe
Ouf ! Je ne puis parler, tant je suis prévenu :
Je suffoque, et voudrois me pouvoir mettre nu.
Vous avez donc souffert, ô canaille maudite,
Qu’un homme soit venu ? … Tu veux prendre la fuite ! Il faut que sur-le-champ… Si tu bouges… ! Je veux
Que vous me disiez… Euh ! Oui, je veux que tous deux…
Quiconque remûra, par la mort ! je l’assomme.
Comme est-ce que chez moi s’est introduit cet homme ?
Eh ! parlez, dépêchez, vite, promptement, tôt,
Sans rêver. Veut-on dire ?
Alain et Georgette
Ah ! Ah !
Georgette
Le coeur me faut.
Alain
Je meurs.
Arnolphe
Je suis en eau : prenons un peu d’haleine ;
Il faut que je m’évente, et que je me promène.
Aurois-je deviné quand je l’ai vu petit
Qu’il croîtroit pour cela ? Ciel ! que mon coeur pâtit !
Je pense qu’il vaut mieux que de sa propre bouche
Je tire avec douceur l’affaire qui me touche.
Tâchons de modérer notre ressentiment.
Patience, mon coeur, doucement, doucement.
Levez-vous, et rentrant, faites qu’Agnès descende.
Arrêtez. Sa surprise en deviendroit moins grande :
Du chagrin qui me trouble ils iroient l’avertir, Et moi-même je veux l’aller faire sortir.
Que l’on m’attende ici.
Scène III
Alain, Georgette
Georgette
Mon Dieu ! qu’il est terrible !
Ses regards m’ont fait peur, mais une peur horrible ;
Et jamais je ne vis un plus hideux chrétien.
Alain
Ce Monsieur l’a fâché : je te le disois bien.
Georgette
Mais que diantre est-ce là, qu’avec tant de rudesse
Il nous fait au logis garder notre maîtresse ?
D’où vient qu’à tout le monde il veut tant la cacher.
Et qu’il ne sauroit voir personne en approcher ?
Alain
C’est que cette action le met en jalousie.
Georgette
Mais d’où vient qu’il est pris de cette fantaisie ?
Alain
Cela vient… cela vient de ce qu’il est jaloux.
Georgette
Oui ; mais pourquoi l’est-il ? et pourquoi ce courroux ?
Alain
C’est que la jalousie… entends-tu bien, Georgette,
Est une chose… là… qui fait qu’on s’inquiète…
Et qui chasse les gens d’autour d’une maison.
Je m’en vais te bailler une comparaison,
Afin de concevoir la chose davantage.
Dis-moi, n’est-il pas vrai, quand tu tiens ton potage,
Que si quelque affamé venoit pour en manger,
Tu serois en colère, et voudrois le charger ?
Georgette
Oui, je comprends cela.
Alain
C’est justement tout comme :
La femme est en effet le potage de l’homme ;
Et quand un homme voit d’autres hommes parfois
Qui veulent dans sa soupe aller tremper leurs doigts,
Il en montre aussitôt une colère extrême.
Georgette
Oui ; mais pourquoi chacun n’en fait-il pas de même,
Et que nous en voyons qui paroissent joyeux
Lorsque leurs femmes sont avec les biaux Monsieux.
Alain
C’est que chacun n’a pas cette amitié goulue
Qui n’en veut que pour soi.
Georgette
Si je n’ai la berlue,
Je le vois qui revient.
Alain
Tes yeux sont bons, c’est lui.
Georgette
Vois comme il est chagrin.
Alain
C’est qu’il a de l’ennui.
Scène IV
Arnolphe, Agnès, Alain, Georgette
Arnolphe
Un certain Grec disoit à l’empereur Auguste,
Comme une instruction utile autant que juste,
Que lorsqu’une aventure en colère nous met,
Nous devons, avant tout, dire notre alphabet,
Afin que dans ce temps la bile se tempère,
Et qu’on ne fasse rien que l’on ne doive faire.
J’ai suivi sa leçon sur le sujet d’Agnès,
Et je la fais venir en ce lieu tout exprès,
Sous prétexte d’y faire un tour de promenade,
Afin que les soupçons de mon esprit malade
Puissent sur le discours la mettre adroitement,
Et lui sondant le coeur, s’éclaircir doucement.
Venez, Agnès. Rentrez.
Scène V
Arnolphe, Agnès
Arnolphe
La promenade est belle.
Agnès
Fort belle.
Arnolphe
Le beau jour !
Agnès
Fort beau.
Arnolphe
Quelle nouvelle ?
Agnès
Le petit chat est mort.
Arnolphe
C’est dommage ; mais quoi ?
Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi.
Lorsque j’étois aux champs, n’a-t-il point fait de pluie ?
Agnès
Non.
Arnolphe
Vous ennuyoit-il ?
Agnès
Jamais je ne m’ennuie.
Arnolphe
Qu’avez-vous fait encor ces neuf ou dix jours-ci ?
Agnès
Six chemises, je pense, et six coiffes aussi.
Arnolphe, ayant un peu rêvé.
Le monde, chère Agnès, est une étrange chose.
Voyez la médisance, et comme chacun cause :
Quelques voisins m’ont dit qu’un jeune homme inconnu
Etoit en mon absence à la maison venu,
Que vous aviez souffert sa vue et ses harangues ;
Mais je n’ai point pris foi sur ces méchantes langues,
Et j’ai voulu gager que c’étoit faussement…
Agnès
Mon Dieu, ne gagez pas : vous perdriez vraiment.
Arnolphe
Quoi ? c’est la vérité qu’un homme… ?
Agnès
Chose sûre.
Il n’a presque bougé de chez nous, je vous jure.
Arnolphe, à part.
Cet aveu qu’elle fait avec sincérité.
Me marque pour le moins son ingénuité.
Mais il me semble, Agnès, si ma mémoire est bonne,
Que j’avois défendu que vous vissiez personne.
Agnès
Oui ; mais quand je l’ai vu, vous ignorez pourquoi ;
Et vous en auriez fait, sans doute, autant que moi.
Arnolphe
Peut-être. Mais enfin contez-moi cette histoire.
Agnès
Elle est fort étonnante, et difficile à croire.
J’étois sur le balcon à travailler au frais,
Lorsque je vis passer sous les arbres d’auprès
Un jeune homme bien fait, qui rencontrant ma vue,
D’une humble révérence aussitôt me salue :
Moi pour ne point manquer à la civilité,
Je fis la révérence aussi de mon côté.
Soudain il me refait une autre révérence :
Moi, j’en refais de même une autre en diligence ;
Et lui d’une troisième aussitôt repartant,
D’une troisième aussi j’y repars à l’instant.
Il passe, vient, repasse, et toujours de plus belle
Me fait à chaque fois révérence nouvelle ;
Et moi, qui tous ces tours fixement regardois, Nouvelle révérence aussi je lui rendois :
Tant que, si sur ce point la nuit ne fût venue,
Toujours comme cela je me serois tenue,
Ne voulant point céder, et recevoir l’ennui
Qu’il me pût estimer moins civile que lui.
Arnolphe
Fort bien.
Agnès
Le lendemain, étant sur notre porte,
Une vieille m’aborde, en parlant de la sorte :
Mon enfant, le bon Dieu puisse-t-il vous bénir,
Et dans tous vos attraits longtemps vous maintenir !
Il ne vous a pas faite une belle personne
Afin de mal user des choses qu’il vous donne ;
Et vous devez savoir que vous avez blessé
Un coeur qui de s’en plaindre est aujourd’hui forcé. »
Arnolphe, à part.
Ah ! suppôt de Satan ! exécrable damnée !
Agnès
Moi, j’ai blessé quelqu’un ! fis-je toute étonnée.
- Oui, dit-elle, blessé, mais blessé tout de bon ;
Et c’est l’homme qu’hier vous vîtes du balcon.
- Hélas ! qui pourroit, dis-je, en avoir été cause ?
Sur lui, sans y penser, fis-je choir quelque chose ?
- Non, dit-elle, vos yeux ont fait ce coup fatal,
Et c’est de leurs regards qu’est venu tout son mal. – Hé ! mon Dieu ! ma surprise est, fis-je, sans seconde :
Mes yeux ont-ils du mal, pour en donner au monde ?
- Oui, fit-elle, vos yeux, pour causer le trépas,
Ma fille, ont un venin que vous ne savez pas.
En un mot, il languit, le pauvre misérable ;
Et s’il faut, poursuivit la vieille charitable,
Que votre cruauté lui refuse un secours,
C’est un homme à porter en terre dans deux jours.
- Mon Dieu ! j’en aurois, dis-je, une douleur bien grande.
Mais pour le secourir qu’est-ce qu’il me demande ?
- Mon enfant, me dit-elle, il ne veut obtenir
Que le bien de vous voir et vous entretenir :
Vos yeux peuvent eux seuls empêcher sa ruine
Et du mal qu’ils ont fait être la médecine.
- Hélas ! volontiers, dis-je ; et puisqu’il est ainsi,
Il peut, tant qu’il voudra, me venir voir ici. »
Arnolphe, à part.
Ah ! sorcière maudite, empoisonneuse d’âmes,
Puisse l’enfer payer tes charitables trames !
Agnès
Voilà comme il me vit, et reçut guérison.
Vous-même, à votre avis, n’ai-je pas eu raison ?
Et pouvois-je, après tout, avoir la conscience
De le laisser mourir faute d’une assistance,
Moi qui compatis tant aux gens qu’on fait souffrir
Et ne puis, sans pleurer, voir un poulet mourir ?
Arnolphe, bas.
Tout cela n’est parti que d’une âme innocente ;
Et j’en dois accuser mon absence imprudente,
Qui sans guide a laissé cette bonté de moeurs
Exposée aux aguets des rusés séducteurs.
Je crains que le pendard, dans ses voeux téméraires,
Un peu plus fort que jeu n’ait poussé les affaires.
Agnès
Qu’avez-vous ? Vous grondez, ce me semble, un petit ?
Est-ce que c’est mal fait ce que je vous ai dit ?
Arnolphe
Non. Mais de cette vue apprenez-moi les suites,
Et comme le jeune homme a passé ses visites.
Agnès
Hélas ! si vous saviez comme il étoit ravi,
Comme il perdit son mal sitôt que je le vi,
Le présent qu’il m’a fait d’une belle cassette,
Et l’argent qu’en ont eu notre Alain et Georgette,
Vous l’aimeriez sans doute et diriez comme nous…
Arnolphe
Oui. Mais que faisoit-il étant seul avec vous ?
Agnès
Il juroit qu’il m’aimoit d’une amour sans seconde,
Et me disoit des mots les plus gentils du monde, Des choses que jamais rien ne peut égaler,
Et dont, toutes les fois que je l’entends parler,
La douceur me chatouille et là dedans remue
Certain je ne sais quoi dont je suis toute émue.
Arnolphe, à part.
O fâcheux examen d’un mystère fatal,
Où l’examinateur souffre seul tout le mal !
(A Agnès.)
Outre tous ces discours, toutes ces gentillesses.
Ne vous faisoit-il point aussi quelques caresses ?
Agnès
Oh tant ! Il me prenoit et les mains et les bras,
Et de me les baiser il n’étoit jamais las.
Arnolphe
Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quelque autre chose ?
(La voyant interdite.)
Ouf !
Agnès
Hé ! il m’a…
Arnolphe
Quoi ?
Agnès
Pris…
Arnolphe
Euh !
Agnès
Le…
Arnolphe
Plaît-il ?
Agnès
Je n’ose,
Et vous vous fâcherez peut-être contre moi.
Arnolphe
Non.
Agnès
Si fait.
Arnolphe
Mon Dieu, non !
Agnès
Jurez donc votre foi.
Arnolphe
Ma foi, soit.
Agnès
Il m’a pris… Vous serez en colère.
Arnolphe
Non.
Agnès
Si.
Arnolphe
Non, non, non, non. Diantre, que de mystère !
Qu’est-ce qu’il vous a pris ?
Agnès
Il…
Arnolphe, à part.
Je souffre en damné.
Agnès
Il m’a pris le ruban que vous m’aviez donné.
A vous dire le vrai, je n’ai pu m’en défendre.
Arnolphe, reprenant haleine.
Passe pour le ruban. Mais je voulois apprendre
S’il ne vous a rien fait que vous baiser les bras.
Agnès
Comment ? est-ce qu’on fait d’autres choses ?
Arnolphe
Non pas.
Mais pour guérir du mal qu’il dit qui le possède,
N’a-t-il point exigé de vous d’autre remède ?
Agnès
Non. Vous pouvez juger, s’il en eût demandé,
Que pour le secourir j’aurois tout accordé.
Arnolphe
Grâce aux bontés du Ciel, j’en suis quitte à bon compte ;
Si j’y retombe plus, je veux bien qu’on m’affronte.
Chut. De votre innocence, Agnès, c’est un effet.
Je ne vous en dis mot : ce qui s’est fait est fait.
Je sais qu’en vous flattant le galant ne desire
Que de vous abuser, et puis après s’en rire.
Agnès
Oh ! point : il me l’a dit plus de vingt fois à moi.
Arnolphe
Ah ! vous ne savez pas ce que c’est que sa foi.
Mais enfin apprenez qu’accepter des cassettes,
Et de ces beaux blondins écouter les sornettes,
Que se laisser par eux, à force de langueur,
Baiser ainsi les mains et chatouiller le coeur,
Est un péché mortel des plus gros qu’il se fasse.
Agnès
Un péché, dites-vous ? Et la raison, de grâce ?
Arnolphe
La raison ? La raison est l’arrêt prononcé
Que par ces actions le Ciel est courroucé.
Agnès
Courroucé ! Mais pourquoi faut-il qu’il s’en courrouce ?
C’est une chose, hélas ! si plaisante et si douce !
J’admire quelle joie on goûte à tout cela,
Et je ne savois point encor ces choses-là.
Arnolphe
Oui, c’est un grand plaisir que toutes ces tendresses,
Ces propos si gentils et ces douces caresses ;
Mais il faut le goûter en toute honnêteté,
Et qu’en se mariant le crime en soit ôté.
Agnès
N’est-ce plus un péché lorsque l’on se marie ?
Arnolphe
Non.
Agnès
Mariez-moi donc promptement, je vous prie.
Arnolphe
Si vous le souhaitez, je le souhaite aussi,
Et pour vous marier on me revoit ici.
Agnès
Est-il possible ?
Arnolphe
Oui.
Agnès
Que vous me ferez aise !
Arnolphe
Oui, je ne doute point que l’hymen ne vous plaise.
Agnès
Vous nous voulez, nous deux…
Arnolphe
Rien de plus assuré.
Agnès
Que, si cela se fait, je vous caresserai !
Arnolphe
Hé ! la chose sera de ma part réciproque.
Agnès
Je ne reconnois point, pour moi, quand on se moque.
Parlez-vous tout de bon ?
Arnolphe
Oui, vous le pourrez voir.
Agnès
Nous serons mariés ?
Arnolphe
Oui.
Agnès
Mais quand ?
Arnolphe
Dès ce soir.
Agnès, riant.
Dès ce soir ?
Arnolphe
Dès ce soir. Cela vous fait donc rire ?
Agnès
Oui.
Arnolphe
Vous voir bien contente est ce que je desire.
Agnès
Hélas ! que je vous ai grande obligation,
Et qu’avec lui j’aurai de satisfaction !
Arnolphe
Avec qui ?
Agnès
Avec…, là.
Arnolphe
Là… : là n’est pas mon compte.
A choisir un mari vous êtes un peu prompte.
C’est un autre, en un mot, que je vous tiens tout prêt,
Et quant au Monsieur, là, je prétends, s’il vous plaît,
Dût le mettre au tombeau le mal dont il vous berce,
Qu’avec lui désormais vous rompiez tout commerce ;
Que, venant au logis, pour votre compliment
Vous lui fermiez au nez la porte honnêtement,
Et lui jetant, s’il heurte, un grès par la fenêtre,
L’obligiez tout de bon à ne plus y paroître.
M’entendez-vous, Agnès ? Moi, caché dans un coin,
De votre procédé je serai le témoin.
Agnès
Las ! il est si bien fait ! C’est…
Arnolphe
Ah ! que de langage !
Agnès
Je n’aurai pas le coeur…
Arnolphe
Point de bruit davantage.
Montez là-haut.
Agnès
Mais quoi ? voulez-vous… ?
Arnolphe
C’est assez.
Je suis maître, je parle : allez, obéissez.
L’ÉCOLE DES FEMMES – MOLIÈRE > ACTEIII
ActeIII
Scène I
Arnolphe, Agnès, Alain, Georgette
Arnolphe
Oui, tout a bien été, ma joie est sans pareille :
Vous avez là suivi mes ordres à merveille,
Confondu de tout point le blondin séducteur,
Et voilà de quoi sert un sage directeur.
Votre innocence, Agnès, avoit été surprise.
Voyez sans y penser où vous vous étiez mise :
Vous enfiliez tout droit, sans mon instruction,
Le grand chemin d’enfer et de perdition.
De tous ces damoiseaux on sait trop les coutumes :
Ils ont de beaux canons, force rubans et plumes,
Grands cheveux, belles dents, et des propos fort doux ;
Mais, comme je vous dis, la griffe est là-dessous ;
Et ce sont vrais Satans, dont la gueule altérée
De l’honneur féminin cherche à faire curée.
Mais, encore une fois, grâce au soin apporté,
Vous en êtes sortie avec honnêteté.
L’air dont je vous ai vu lui jeter cette pierre,
Qui de tous ses desseins a mis l’espoir par terre,
Me confirme encor mieux à ne point différer
Les noces où je dis qu’il vous faut préparer.
Mais, avant toute chose, il est bon de vous faire
Quelque petit discours qui vous soit salutaire.
Un siège au frais ici. Vous, si jamais en rien…
Georgette
De toutes vos leçons nous nous souviendrons bien.
Cet autre Monsieur là nous en faisoit accroire ;
Mais…
Alain
S’il entre jamais, je veux jamais ne boire.
Aussi bien est-ce un sot : il nous a l’autre fois
Donné deux écus d’or qui n’étoient pas de poids.
Arnolphe
Ayez donc pour souper tout ce que je desire ;
Et pour notre contrat, comme je viens de dire.
Faites venir ici, l’un ou l’autre, au retour,
Le notaire qui loge au coin de ce carfour.