L’Élixir de vie

I

Il y avait trois mois à peine que j’avaispassé ma thèse et conquis enfin ce grade de docteur qui était toutel’ambition de ma jeunesse. Avec quelle joie j’avais écris à monbrave homme de père, avec quelle émotion j’avais ouvert la lettrem’apportant, avec ses félicitations chaleureuses, le billet de cinqcents francs qui allait permettre mon installation à Paris.

Médecin à Paris ! et vingt-septans ! il faut avoir passé par ces illusions pour en comprendretoute la force, pour en déguiser toute la saveur. J’étais estimé demes professeurs, j’avais subi mes examens dans des conditionsexceptionnelles de succès ; j’avais, en ces années d’étude,conquis quelques amis sûrs : n’est-il pas vrai que l’avenirdevait m’apparaître radieux ?

Mes ressources étaient minces, il estvrai : je savais que mon père, petit cultivateur de la Sarthe,s’était imposé un dur sacrifice en m’envoyant une petite somme, etqu’il ne me fallait plus compter que sur moi-même. Mais j’avais foien moi, en ma passion de travail, en la science qui estindulgente à qui l’aime sincèrement.

Je me mis donc résolument à l’œuvre, prenantpour objectif prochain l’agrégation, que j’étais décidé àpoursuivre, tout en commençant à pratiquer. J’étais robuste,j’étais sobre ; en résumé, je me trouvais en conditionsexcellentes, et je dois d’autant mieux le reconnaîtrequ’aujourd’hui je suis arrivé, et au delà, au but que je m’étaisfixé.

Ce serait coquetterie de ma part qued’insister sur la dureté des premiers temps, que je regrettepeut-être quelquefois, ces temps de jeunesse où paraît si bon lepain arrosé d’un verre d’eau. En somme, j’étais, dès mes débuts,convenablement logé ; grâce à ces fournisseurs complaisants –que quelques-uns appellent rageusement des créanciers – et quifurent en vérité mes bailleurs de fonds, puisque à qui n’a pas decapital, il faut bien, sous peine de mort que des avances soientfaites, j’étais proprement meublé, confortablement vêtu, et, sij’économisais quelque peu sur la nourriture, en fait nul n’yprenait garde, tant j’avais bonne allure et saine physionomie.

Je ne dirai pas que les clients se portassenten foule chez moi : j’obéissais pourtant avec religion auxprescriptions volontaires que j’avais gravées à la fois, et dans maconscience, et sur la plaque de cuivre clouée près de la portecochère : « Docteur-médecin, consultations de deux à cinqheures » – la bonne mesure, comme on voit.

Je n’étais guère dérangé dans mes travaux, etj’aurais pu, s’il m’avait plu, manquer parfois à la consigne quej’avais édictée. Mais j’avais le respect de la parole donnée, etaussi – jugez donc ! – s’il était venu un client en monabsence ! J’avais même peine à sortir de chez moi avant sixheures et, après un rapide et frugal repas, je me hâtais derentrer, redoutant toujours de laisser échapper l’occasion qui nepouvait manquer de se présenter.

Inutile de dire que je soignais d’ailleurstoute la maison en amateur.

Un soir de septembre, j’avais allumé ma lampede bonne heure et je piochais avec acharnement, songeant au jour oùil me serait donné de proclamer mes idées et mes théories du hautd’une chaire, quand je fus arraché à ma placidité par un violentcoup de sonnette.

Tressautant sur ma chaise, je me hâtai vers laporte et j’ouvris, tenant une lampe élevée pour examiner le visagedu visiteur.

C’était une dame vêtue de noir, mais dontl’extérieur ne présentait aucun des caractères romanesques qu’onpourrait supposer. Traits assez communs, quarante ans, del’embonpoint.

Elle pleurait. Je m’empressai de l’introduiredans mon « cabinet de consultation » et, avec unecertaine loquacité, je me mis tout à sa disposition.

Mais je m’aperçus bientôt que la pauvrecréature était dans un tel état d’agitation et que, de plus, elleavait monté mes quatre étages avec une telle hâte qu’il lui étaitimpossible d’articuler une parole.

Je n’étais pas encore assez vieux praticienpour ne pas compatir aux faiblesses humaines, et je me mis endevoir de lui préparer un verre d’eau – avec du sucre, s’il vousplaît ! – quand elle murmura :

– Monsieur, je vous en prie… venez, veneztout de suite… Mon enfant…

Un sanglot lui coupa la parole. Maisavait-elle besoin d’en dire plus ? Elle avait besoin de monministère… et pour un enfant !…

J’ai toujours adoré ces petits êtres, et ç’aété une de mes plus poignantes douleurs de me sentir, au pied d’unberceau, impuissant et ignorant ! Oh ! laméningite ! quelle ennemie !…

– Je suis à vos ordres, m’écriai-je ensaisissant mon chapeau. Habitez-vous loin d’ici ?

– Non, non ! la maison voisine…Pardonnez-moi d’être venue ici, mais justement c’était si près…

J’aurais été mal venu à me blesser de cetteexcuse… inutile. J’affirmai de nouveau que j’étais prêt à lasuivre, et nous sortîmes.

Marchant à côté de la dame, dans la rue, jel’interrogeai au sujet de l’enfant. De quelle maladie était-ilatteint ? Depuis combien de temps ?

– Elle se meurt, monsieur ! C’estune fille et qui, il y a six mois, était si fraîche, si forte, sibelle !…

– Quel âge ?

– Dix ans. Voilà, monsieur, je suisveuve… je vis seule avec ma fille. Nous ne fréquentons personne, àl’exception de M. Vincent…

– M. Vincent ?

La pauvre femme crut-elle découvrir dans monaccent – et bien à tort certes – une intention soupçonneuse ?Car elle ajouta vivement :

– Oh ! un vieillard, monsieur,soixante… peut-être soixante-dix ans… mais si bon et qui aime tantma Pauline !…

Nous avions atteint la maison. Nous montâmesau deuxième étage et nous entrâmes. Le logis était propre, bientenu. Un ordre parfait y régnait. De la salle à manger, qui servaitde pièce d’entrée, nous pénétrâmes dans la chambre à coucher, etlà, du premier coup d’œil, je vis, étendue dans un petit lit auprèsde celui de sa mère, celle qu’elle avait appelée Pauline.

Il est singulier que la maladie et la mort,contemplés à l’hôpital, pendant la période d’internat, ne nouscausent point le centième de l’effet que nous ressentons au chevetde nos premiers malades.

Mon cœur s’était subitement contracté et jem’étais senti pâlir.

La pauvre enfant était blanche, si blanchequ’elle semblait n’avoir plus une seule goutte de sang dans lesveines : sous les paupières, aux bords bleuis, le globe del’œil apparaissait terne, grisâtre, et les mains s’étendaient,longues et maigres, sur les draps d’où leur pâleur ressortaitencore.

– Une bougie ! demandai-jevivement.

Et je me penchai sur ce lit, examinant avecune attention profonde ce pauvre être que la mort avait déjà frappéde son doigt, en signe d’irrévocable appel. C’était l’anémie à sondernier période.

Mais quelle lésion pouvait avoir déterminé cetétat ?

La mère, interrogée, me répéta, avec plus dedétails, que sa fille s’était toujours bien portée, qu’elle était –six mois auparavant – d’une santé parfaite, que tout le mondeadmirait cette fleur vivace et saine en qui se devinait déjà lajeune fille.

– Et il n’y a pas à dire, continuait lapauvre femme en pleurant, qu’il y ait eu le moindre changement dansnotre vie. Il y a trois ans que nous demeurons ici. L’appartementest aéré, donne sur des jardins. Je n’envoie pas Pauline àl’école ; c’est notre voisin, M. Vincent, qui lui donnedes leçons, et il est trop raisonnable pour l’avoir poussée tropvite.

En vérité, j’avais presque peur de touchercette frêle créature dont l’épuisement si subit m’épouvantait en meparaissant inexplicable. Cependant je ne pouvais me convaincrequ’il n’existait aucun moyen de la sauver. Aidé de sa mère,j’auscultai l’enfant avec un soin minutieux, et je constatai – avecune véritable stupeur – qu’elle était admirablementconformée ; le cœur était intact et je n’y percevais point lesouffle caractéristique de l’anémie, non plus que dans lesvaisseaux du cou.

Les poumons étaient intacts et biendéveloppés. Sous cette maigreur d’étisie, la charpente vitale étaitexceptionnelle. Aucun symptôme de lymphatisme.

La mère n’était point pauvre : avec unepetite pension qui lui venait de son mari, ancien garde de Paris,elle possédait une rente de deux mille francs. De plus, levieillard dont elle m’avait parlé, M. Vincent, prenait pensionchez elle et payait largement.

Par malheur, la jeune fille n’avait suiviaucun traitement régulier, avec un entêtement qui provient d’unedéfiance irraisonnée, la mère n’avait jamais appelé le médecin, secontentant de remèdes anodins, eau ferrée – des clous dans unecarafe – que sais-je ?

Et maintenant j’étais contraint de m’avouer àmoi-même que tous mes efforts, pour ranimer cet organisme siétrangement épuisé, n’aboutiraient même pas à une prolongationd’existence, fût-ce de quelques jours.

Je restais là, abattu, vaincu, attendant avecdécouragement une inspiration qui ne pouvait me venir.

La mère me contemplait, silencieuse, devinantsans doute les pensées poignantes que trahissait mon visage. Je nesavais pas encore cacher mon impuissance sous une phraséologiebanale et consolatrice. Je ne m’en fais pas un mérite, le médecindevant agir sur le cerveau comme sur les autres organes.

À ce moment nous entendîmes un bruit de pasdans la première pièce.

– C’est M. Vincent, dit la mère.

La porte s’entrouvrit doucement ; mais aumême instant, je vis le corps de la jeune fille se soulever, satête se tourner, ses mains se tendre du côté où ce bruit – presqueimperceptible – s’était produit.

Je soutins l’enfant et, à ma grande surprise,je sentis un effort suprême dans ce pauvre corps, comme si ellevoulait s’échapper de mes bras : la porte s’était refermée, etla jeune fille retomba, morte !…

Je poussai un cri, à la fois surpris etdésespéré. Cette mort si rapide, sans agonie – cette extinctionsubite de la flamme vitale – me stupéfiait et j’éprouvais une sortede colère contre mon inintelligence. Car, en vérité, je necomprenais rien à ce qui venait de se passer sous mes yeux ;il me semblait que j’étais en proie à un cauchemar.

La mère, avec une clameur navrée, s’étaitjetée sur le pauvre corps immobile. Je m’écartai du lit etmachinalement, comme embarrassé de l’inutilité de ma présence,j’ouvris la porte et je pénétrai dans la première pièce.

Ce fut alors que je vis pour la première foisM. Vincent.

Vêtu de couleurs claires, il portait un habitgris, presque blanc. Il était de taille moyenne, assezreplet ; mais ce qui me frappa tout d’abord, c’est qu’il mefut impossible de lui attribuer un âge positif. Les cheveux étaientblancs, court frisés et formant trois pointes bien dessinées surson front et sur ses tempes. Mais le visage était si frais, sirosé, les yeux étaient éclairés d’une lueur si vive qu’en vérité jeme demandais si j’avais en face de moi un vieillard ou un jeunehomme, qui, par une prédisposition moins rare qu’on ne le croitgénéralement et tenant au tissu pigmentaire, aurait eu dèsl’adolescence les cheveux décolorés.

Et pourtant je me souvenais fort bien que lamère de la morte m’avait parlé de M. Vincent comme d’unseptuagénaire.

Il était debout auprès de la fenêtre,attristé, mais pas autant – me sembla-t-il – que je l’aurais voulutrouver. Il s’inclina poliment et m’interrogea du regard :

– Elle est morte, lui dis-je.

Une subite contraction bouleversa son visage,et dans ce mouvement réflexe, je vis tous ses traits se plisser,montrant les mille rayures qui sont l’indice sûr de la vieillesse.Cette apparence de fraîcheur était toute superficielle. Du reste,sans doute par l’afflux du sang au cœur, provoqué par l’émotion,son teint avait pris subitement une teinte jaunâtre,parchemineuse ; les joues s’étaient creusées sous lespommettes saillantes. En une seconde, un masque de mort s’étaitplaqué sur cette figure.

Et sans dire un mot, saisissant son chapeauavec un emportement fiévreux, M. Vincent, comme pris d’unepeur dont il n’était pas le maître, courut à la porte extérieure,l’ouvrit et – je puis dire – s’enfuit avec une rapiditévertigineuse.

Je pensai que cet abandon d’un ami à l’heuresuprême serait un nouveau sujet de désespoir pour la pauvre mère,et je me disposais à revenir auprès d’elle, en dépit de la faussetéde ma situation, quand j’entendis frapper à la porte.

Croyant que M. Vincent, pris de remords,s’était décidé à remonter, j’ouvris promptement. C’étaient deuxvoisines qui venaient prendre des nouvelles de la jeune fille.

Quand elles eurent appris la catastrophe,elles hochèrent la tête.

– Ça devait finir comme ça, ditl’une.

– Que voulez-vous dire ? demandai-jevivement.

La femme allait répondre, quand la mère, ayantentendu le son de voix connues, sortit de la chambre et se jetadans les bras de sa voisine en sanglotant.

Mon rôle était fini ; je m’inclinai et jesortis, éprouvant un sentiment d’indicible soulagement à quittercette maison où ma sensibilité avait été mise à une si rudeépreuve.

Je descendais l’escalier, lentement, oppressécependant par une angoisse dont je définissais mal la nature. Il mesemblait que je laissais derrière moi un mystère inexpliqué.

Au moment où je passais devant la loge duconcierge, celui-ci m’arrêta :

– Eh ! bien ! monsieur lemédecin ? commença-t-il.

– J’ai été appelé trop tard, me hâtai-jede répondre.

L’homme me regarda avec étonnement, comme s’ilne comprenait pas. Je lui donnai quelques explications rapides. Ilpoussa un vigoureux juron ; puis brandissant le poing vers unennemi absent :

– Ah ! le bandit ! gronda-t-il.Quand je pense, c’était un colosse de santé, monsieur ! etfraîche et rose !…

– Combien y a-t-il de temps qu’elle estmalade ?

– Mais six mois, monsieur, six moisjuste !

– Qui donc appeliez-vous tout à l’heure…le bandit ?

– Mais lui ! ce vieux tocasson quin’avait que la peau sur les os et qui est venu se faire nourrir parla mère aux dépens de la fille ! Oh ! il a profité,lui !

– Quoi ! m’écriai-je, supposez-vousdonc qu’elle soit morte de faim ?

– Eh bien ! et de quoi doncalors ?

– Viens donc, mon homme, et ne t’occupedonc plus des affaires des autres ! cria du fond de la logeune voix féminine. C’est l’affaire du médecin de savoir lavérité !…

– Au fait, c’est vrai ! fit leconcierge en brisant l’entretien de façon irrévérencieuse.

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