L’Énigme

II

Le comte était connu et aimé de tout le pays.Ceux-là même qui avaient découvert son cadavre avaient eu maintesrelations avec lui ; aussi, quoique la sensibilité soit lamoindre qualité de nos paysans, ce fut avec une douleur véritablequ’ils reconnurent le maître des Petites-Tuileries.

Le doute était impossible. C’était un suicide.Comment cet homme, qui semblait à l’abri de tous soucis, qui étantriche, avait épousé la femme de son choix, comment avait-ilsuccombé tout à coup à cet accès de désespoir ? Était-ce doncun moment de folie ? Ou bien, existait-il dans la vie de cebienveillant quelque secret terrible qui eût, à l’heure dite, pesésur son cœur jusqu’à le briser ?…

L’endroit où le corps avait été trouvé étaitdistant de plus de deux lieues des Petites-Tuileries. C’était surle territoire de la petite commune de S… Le maire, aussitôtprévenu, s’était rendu sur les lieux ; un médecin parisien envillégiature avait consenti à l’accompagner. Mais les premièresconstatations ne laissaient ni espoir, ni hésitation sur la causephysique de la mort. Le pistolet dont s’était servi le généralétait une arme moderne à deux coups. Le canon avait été appuyé surla tempe, le coup avait éclaté, et la balle avait pénétré dans lecerveau. Il était évident que la mort avait été instantanée. Onvoyait seulement, sur la peau mate, un petit trou circulaire. Pasune goutte de sang n’avait coulé.

Le général était correctement vêtu de noir. Oneût dit que, dans le calme de son implacable résolution, il eût misun soin particulier à s’habiller. Seulement, détail singulier, onretrouva à quelques pas de lui, la rosette de la Légion d’honneur,comme si, d’un geste désespéré, il l’eut arrachée avant de sefrapper.

Une civière fut improvisée et le cadavre y futétendu. Un drap fut jeté sur le corps, puis le funèbre cortège pritle chemin des Petites-Tuileries. Par respect pour le mort et aussiavec la généreuse pensée d’adoucir l’amertume du coup qui allaitfrapper Madame de Morlaines, le maire accompagnait lesporteurs.

Huit heures du matin sonnaient au moment où letriste convoi déboucha sur la route, en face de la grille desPetites-Tuileries.

À ce moment, Diane, la chienne favorite dugénéral, qui était attachée dans la première cour, poussa unhurlement douloureux, et, obéissant à cet instinct mystérieux quela science tente en vain d’expliquer, elle fit un effort désespéré,brisa sa chaîne, bondit par dessus le mur de clôture et, s’élançantsur la civière, eût sauté sur le cadavre, si on ne l’eûtécartée…

La vieille Germaine, de l’intérieur où ellevaquait aux occupations, avait entendu le cri de l’animal, et étaitsortie vivement, saisie par ces pressentiments qui ont leur racinedans de légendaires superstitions, et que cependant l’évènementallait tristement confirmer…

Elle vit le cortège, et plongeant ses mainsdans ses cheveux gris, elle s’appuya au mur, terrifiée, incapablede faire un pas, de proférer un mot…

Le maire – qui se nommait Maleret – fit signeaux porteurs de s’arrêter, puis il s’avança vers Germaine. Celle-cile regardait de ses yeux fixes, dilatés par l’épouvante : lemagistrat la connaissait, il savait l’attachement profond, qu’elleportait à son maître.

– Germaine, lui dit-il, du courage !C’est un grand malheur qui vous arrive !…

Le visage de la pauvre femme se contracta, sesdents claquèrent, et levant le bras, elle désigna lacivière :

– Qui donc est là ? demanda-t-elled’une voix à peine perceptible.

– C’est votre maître, c’est le comte deMorlaines…

– Blessé !…

Le maire baissa la tête.

– Mort ! cria Germaine en sefrappant la poitrine d’un coup violent.

Puis, se redressant, elle courut avec unevigueur qu’on n’eût pas devinée en elle, écarta les porteurs, portala main sur le drap qui cachait le cadavre, découvrit le visage dumort d’un geste brusque, puis, se laissant tomber à genoux, éclataen sanglots…

Cependant, le maire hésitait à aller plusloin. Il était dans le château une autre personne à laquelle ilfallait porter ce coup terrible : les plus courageux reculentdevant ces sinistres obligations.

On eût dit que Germaine devinât ce sentiment.Car, tout à coup, elle se redressa, passa sur ses yeux ses mainslongues et sèches, et se tournant vers les porteurs :

– Suivez-moi, vous autres, dit-elle d’unevoix rauque.

Elle revint vers la grille et s’effaça pourlaisser passer le cadavre ; maintenant elle avait les yeuxsecs, elle était livide. Ses cheveux gris dénoués, tombaient endésordre autour de son visage. Elle était effrayante de désespoirconcentré, et dans ses regards fixes, passaient des étincellesfurieuses.

– Il faudrait annoncer cettecatastrophe…

– À la Deltour ! dit Germaine avecun accent d’une brutalité presque sauvage. Venez avec moi, MonsieurMaleret, je m’en charge…

Elle montait déjà l’escalier. Le maire lasuivait de près : il redoutait que cette femme, que la douleursemblait rendre folle, ne frappât trop violemment la jeunecomtesse…

– Il faut prendre des ménagements,murmura-t-il.

Mais la vieille femme ne paraissait nil’écouter ni l’entendre. Elle avait atteint le premier étage. Elleouvrit une porte. C’était celle de l’appartement particulier deMadame de Morlaines. Sans frapper, sans prendre aucune précaution,comme si son désespoir la délivrait des devoirs de la domesticité,elle ouvrit une autre porte, celle de la chambre de lacomtesse…

La jeune femme était à demi étendue sur unfauteuil, dormant. Son lit n’était pas défait, et sa pâleursemblait indiquer qu’elle avait succombé à la fatigue…

Germaine alla droit à elle, et avant que lemaire eût pu prévoir son mouvement, elle avait saisi Marie par lebras… et au moment où celle-ci, tressaillant, ouvrait lesyeux :

– Madame la comtesse, cria la vieillefemme, le général est en bas… mort… on l’a assassiné.

Madame de Morlaines poussa un cri terrible, sedégagea par un geste violent de l’étreinte de Germaine, vitM. Maleret, et, hagarde, épouvantée :

– Qu’y a-t-il, fit-elle. Mort ! monmari ! qui a dit cela ?…

– J’ai dit assassiné ! répétaGermaine, en frappant du pied avec violence.

Mais le maire l’interrompant.

– La douleur égare cette pauvre femme,dit-il. Madame, la douleur qui vous frappe est terrible… M. lecomte de Morlaines s’est suicidé…

La comtesse semblait foudroyée. Elle chancelaet fût tombée à la renverse, si M. Maleret ne l’eût soutenue.Elle s’était affaissée sur son siège, les lèvres frissonnantes, netrouvant pas la force de pleurer.

Quant à Germaine, il semblait que lesdernières paroles du maire l’eussent frappée d’une indiciblesurprise. Était-ce donc qu’en réalité la pensée d’un meurtre se fûttout d’abord imposée à elle et que cette hypothèse d’un suicide luiparût injustifiable ? Elle se retirait doucement vers laporte, à reculons, tenant ses yeux obstinément fixés sur lacomtesse…

Celle-ci revenait à elle.

– Pardonnez-moi, dit-elle au magistrat,mais cette nouvelle est si épouvantable que je puis à peine croireà ce que j’ai entendu…

Sa voix tremblait, on sentait les larmesprêtes à jaillir.

– Il n’est que trop vrai, madame, repritle maire.

Et en quelques mots il raconta dans, quellescirconstances avait été découvert le cadavre.

Marie de Morlaines l’avait écouté sansl’interrompre. Quand il eut achevé, elle secoua plusieurs fois latête, les yeux à demi fermés, les mains jointes, puis elledit :

– Conduisez-moi auprès de mon mari.

Elle se leva. Maintenant de grosses larmescoulaient sur ses joues.

Germaine s’était arrêtée immobile, debout,auprès de la porte. Quand Marie passa devant elle, elle fit ungeste pour lui tendre la main en murmurant :

– Ma pauvre Germaine !

Mais la servante se recula. Marie descendit,suivie de M. Maleret.

On avait porté la civière devant le perron, etles paysans attendant de nouveaux ordres, la tête découverte,parlaient entre eux à voix basse…

La comtesse parut, accueillie par un murmurede pitié douloureuse.

Elle franchit les marches de pierre, puiss’agenouilla près du cadavre ; elle se pencha sur lui etl’embrassa au front, longuement, saintement…

Au moment où ses lèvres touchèrent le visagedu mort, Germaine, qui était restée auprès de M. Maleret,laissa échapper une sorte de grondement rauque et, par un mouvementinvolontaire, sans doute, sa main se posa sur le bras du maire.Celui-ci la regarda et, voyant son visage décomposé :

– Comment le général a-t-il pu se tuer,lui qui était tant aimé ? dit-il.

Elle lui lâcha brusquement le bras.

Madame de Morlaines se releva, puis elle priales porteurs de déposer le cadavre dans un salon durez-de-chaussée. En quelques instants, seule – car Germaine,sombre, restait sur le perron, insensible en apparence à tout cequi se passait autour d’elle, – la comtesse avait disposé une sortede chapelle funéraire. Elle pleurait et ne s’interrompait que pouressuyer les larmes qui mouillaient ses joues.

Un des paysans lui dit :

– Voici le pistolet, madame.

Elle le prit, le considéra attentivement, puisle posa sur un meuble Elle revint vers le cadavre, dont la tête,posée sur un oreiller, se détachait plus pâle que la toile qui luiservait de cadre. La physionomie prenait peu à cette rigiditémarmoréenne qui est la beauté de la mort. Les traits, fermes,s’accentuaient plus vigoureusement, mais en même temps s’épandaitsur eux comme une ombre de douleur et de bonté.

Ainsi le masque semblait refléter l’empreintedes désespoirs inconnus qui avaient mis l’arme de mort aux mains decet honnête homme.

Tout à coup la comtesse s’écria, portant lesmains à son front :

– Mon Dieu !… et sonfils !…

Nul n’y avait encore songé. Ce mot résonnacomme un glas de désolation. C’est qu’en effet tous savaientl’amour profond qui unissait ces deux hommes : chaque fois quele général passait à travers le village et qu’il causait avecquelque paysan, deux noms revenaient sans cesse sur seslèvres : celui de sa femme et celui de Georges, « mon belofficier ! » comme il l’appelait en souriant.

Et voici que tous n’avaient pas encore étéfrappés. Il restait encore un cœur à briser ; et comme si elleeût reçu d’avance le contre-coup de ce désespoir, la comtessesanglotait, moins forte peut-être à soutenir la douleur d’autruique la sienne propre.

Au même instant, et comme si le cri poussé parMarie eût été un signal attendu par la fatalité, le facteur ruralparut sur le seuil de la porte ; il vit cette scène de mort ets’arrêta interdit. Un paysan lui dit quelques mots à voixbasse ; alors l’homme retira sa casquette, puis dans sasacoche il prit une lettre et la tendit à M. Maleret.

– C’était pour le général, dit-il.

La comtesse avait jeté les yeux surl’enveloppe.

– C’est de lui, s’écria-t-elle, c’est deM. Georges…

– Et datée de Brest ! fit le maireen frissonnant.

– De Brest !… mais alors il est deretour… il sera ici demain… aujourd’hui peut-être…

Et elle frissonnait comme si elle eût étésaisie par un froid glacial. M. Maleret cherchait en vain desformules de consolation qui lui faisaient défaut.

– Pourquoi madame ne lit-elle pas ?fit une voix rauque.

C’était celle de Germaine qui, entendant lenom de Georges, s’était rapprochée.

– Mais… ai-je le droit ? demandatimidement madame de Morlaines en interrogeant le magistrat duregard.

– Oui… n’étiez-vous pas la compagne, laconfidente de notre pauvre ami…

La comtesse prit la lettre, et, de ses doigtsqui tremblaient, elle déchira l’enveloppe… puis, quand elle eutjeté les yeux sur son contenu, elle dit tristement :

– Demain… M. Georges sera ici…

Elle rendit la lettre au maire qui la lut sontour. Elle contenait à peine quelques lignes. C’était avec un élande joie presque enfantine que l’officier annonçait son retour. Sison service ne l’eût retenu, il fût parti sans perdre une minute,tant il lui tardait d’embrasser son père et, disait-il, son amie,belle et bonne mère…

– C’est bien demain qu’il arrive,n’est-ce pas ? demanda Germaine.

– Demain… M. Georges l’affirme…

Et elle ajouta, mais si bas que personne nel’entendit :

– J’attendrai…

Il fallut que madame de Morlaines répondît auxquestions qui lui furent adressées par les magistrats, accourus àla première nouvelle de la catastrophe.

Le point important était de savoir quellesavaient été les dispositions apparentes du général, avant la nuitfatale ; ses paroles, quelques-uns de ses actes avaient-ils pufaire prévoir cette funeste résolution ?

La comtesse répondit simplement, avec uneévidente franchise.

Jusqu’à cette sinistre explosion, elle savait,elle pouvait affirmer que le général n’était en proie à aucunchagrin. Cependant, elle ajoutait que, dans la soirée précédente,il avait tenu à causer longtemps avec elle… ils étaient restésensemble jusqu’à une heure assez avancée de la nuit.M. de Morlaines semblait triste, préoccupé. Il parlait deson fils, de son avenir.

Quand la comtesse était rentrée dans sachambre, trois heures sonnaient. Elle était épuisée de fatigue ets’était endormie dans un fauteuil, à la place même où on l’avaittrouvée le matin.

– Mais, sur ma conscience, ajoutaitmadame de Morlaines, j’affirme que le général n’avait pas prononcéun seul mot qui pût me faire prévoir cette horrible catastrophe.N’eut-il dit qu’une seule parole, s’écria-t-elle encore avec unaccent désespéré, est-ce que je l’aurais quitté un seul instant,lui qui était plus que mon mari, qui était à la fois monbienfaiteur et mon père…

– C’est une énigme, dit un des magistratsen se retirant…

Ce que nul ne vit, c’est que, à ce moment,comme si son cœur eût été prêt à éclater, Germaine s’enfuit jusqu’àsa chambre, et, là, seule, prise d’une sorte de fureur folle, elletendit le poing comme si à travers la muraille elle eût voulufrapper quelqu’un, en s’écriant :

– Misérable femme ! c’est le filsqui vengera son père !…

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